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 LA BELLE ROCHELAISE

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JeanneMarie
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MARCO
epistophélès
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epistophélès

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MessageSujet: LA BELLE ROCHELAISE   LA BELLE ROCHELAISE - Page 4 EmptySam 15 Oct - 19:55

"9

La cloche et le fouet

ILS marchèrent plusieurs jours avec l'idée d'atteindre Angoulême, mettant entre eux et l'Aunis un espace dont ils espéraient qu'il serait salvateur. Ils parvinrent de nuit sur les rives de la Charente et commirent l'imprudence de traverser de jour les villages. A la sortie des dernières maisons, ils traînaient invariablement un cortège d'enfants qui leur jetaient des pierres en criant : "Elle est noire comme la robe de M. le curé !" Les fugitifs comprirent qu'ils laissaient ainsi derrière eux une piste indélébile. Aussi décidèrent-ils de ne voyager qu'en dehors des grands axes et de nuit.

Le jour, ils se calfeutraient dans des abris de berger, une grange abandonnée. La nuit, ils allaient, telles des ombres dans les chemins creux, guettant le moindre bruit suspect.
Lorsqu'ils approchaient d'un bourg, Bramefaim et Ester se dissimulaient et Annibal se risquait seul à l'approvisionnement. Leurs économies fondaient. Quand ils n'avaient plus rien à manger, Bramefaim capturait des hérissons endormis par l'hiver et se risquait à allumer quelques braises. Il enrobait les nez-de-cochon (les hérissons) dans une carapace de glaise (de terre molle) et les mettait vivants sur le feu. Lorsque la boule de terre était cuite, ils suffisait de la briser et les piquants de l'animal venaient avec la croûte du moule.
Ils traversèrent de nuit les vignobles angoumois (alentours d'Angoulême). Un soir, les trois fugitifs parvinrent à hauteur de Fleurac. Ils dépassèrent le village et s'engagèrent dans la campagne. Des métairies aux murs blancs faisaient des taches claires sous la lueur diffuse de la lune. Les silhouettes étranges des puits à bascule hantaient le paysage.
Depuis deux jours, la jeune fille, malgré le courage dont elle faisait preuve, donnait des signes d'épuisement. Dans ses chaussures de ville, ses pieds étaient en sang. Annibal, qui allait entête, fit brusquement signe aux autres de s'accroupir. A deux cents pas, des gens s'agitaient dans la cour d'une ferme isolée.
- Que se passe-t-il ? demanda Ester, à genoux près d'Annibal.
- Une famille qui déménage...
- De nuit ? On ne déménage pas la nuit.
- Si. Quand on est métayer et que l'on ne peut plus honorer son bail.
Un cheval attelé à une charrette attendait devant la porte. Un homme, aidé d'un garçon, déménageait de pauvres effets, une table, deux chaises effondrées, les bois d'un lit, une cage dans laquelle roucoulait une tourterelle, un tamis, un amoncellement misérable dont la vue pressait le coeur. Un vieillard en pèlerine, accroché on une canne de berger, sortit de la ferme, une femme pliée par l'âge agrippée à son bras. Puis l'épouse du métayer, un bébé dans les bras. Son mari l'aida à grimper sur le plateau du char où étaient installés les deux vieux. L'homme regarda la façade avec une expression vide et prit la bride du cheval. L'équipage lugubre (sinistre, triste) se mit en branle. Lorsque la campagne fut de nouveau silencieuse, Annibal dit :
- Prenons leur place. Le temps que les voisins se rendent compte de leur disparition, nous aurons refait nos forces.
Ils avancèrent dans la cour. La clef était restée sur la porte, qu'ils n'eurent qu'à pousser.
Les murs de la grande pièce de terre battue étaient blanchis à la chaux. Un lit à couronne occupait un angle.
- Ils ont abandonné tant de choses, murmura Ester.
- Malgré leur dédit, ce sont d'honnêtes gens, dit Annibal. Ils ont laissé scrupuleusement ce qui appartenait au propriétaire.
C'est-à-dire à peu près tout.
Sur la cheminée, il saisit une lampe à huile de chou.
- C'en est fini pour eux. ils ne trouveront plus aucune métairie et ils termineront brassiers.
Ester s'appuya contre un buffet. Annibal, le dos à la cheminée éteinte, considérait ses compagnons en se frottant les mains.
- Que c'est bon d'être de retour chez soit, dit-il.
Ester le regarda, furieuse.
- Comment pouvez-vous rire du malheur de ces pauvres gens !
- Je ne ris pas, dit Annibal. Et quand bien même. Ce qui compte, c'est avoir trouvé un toit.
- Avoir trouvé un toit ! Mais vous êtes extraordinaire !
Ester se jeta sur un coin du banc et resta assise, droite, frémissante d'un découragement contenu.
Annibal regarda Bramefaim, sur la détresse d'Ester bouleversait. Il s'agenouilla aux pieds de la jeune fille. Ses mains saisirent ses mains.
- Laissez-moi, dit-elle en se dégageant.
Annibal ne renonça pas. Comme s'il s'apprêtait à saisir un oiseau, il toucha doucement les poignets posés sur la jupe maculée de boue.
- Nous allons nous en sortir, murmura-t-il. Il y a toujours une solution. Tant que nous resterons ensemble.
Ester haussa les épaules, le regard droit.
- Nous rentrerons chez nous, en Creuse. Nous y reprendrons force. Je vous présenterai mes amis. Ils vous aimeront tout de suite. Ils aiment le courage. Vous rencontrerez ma soeur. Elle est aussi jolie que vous. (Des larmes coulaient sur les joues d'Ester qui continuait à regarder fixement devant elle.) Vous verrez comme notre montagne est elle. Lorsque nous arriverons, dès après les bois de Béssat, nous trouverons les premières neiges. Ne pleurez plus, je vous en prie...
Annibal approcha son mouchoir du visage d'Ester pour en sécher les pleurs.
- Ne me touchez pas, dit-elle durement.
- Comme vous voulez ! dit Annibal en se redressant. J'allais vous faire une surprise. Tant pis pour vous...
Ester passa la paume de ses mains à plat sur ses joues et sourit.
- Vous n'êtes plus fâchée ?
- Je suis désolée, dit-elle. C'est indigne de désespérer ainsi.
- Alors, venez, dit-il en lui prenant la main sur un ton dégagé.
Il la conduisit dans un angle de la pièce.
- Regardez...
Annibal indiquait une sorte de pot en faïence dans l'intérieur de la maçonnerie et qui traversait le mur.
- Qu'est-ce que c'est ? demanda Ester.
- Ici, ils appellent ça un pot à résonnance. Le pot est orienté en direction de l'église du village. En collant l'oreille à la poterie, nous entendrons distinctement l'angélus."
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MessageSujet: LA BELLE ROCHELAISE   LA BELLE ROCHELAISE - Page 4 EmptyDim 16 Oct - 11:00

"Ester se pencha vers la faïence.
- On entend la mer, dit-elle.
Les deux hommes sourirent.
- Bramefaim, va chercher du bois ! commanda Annibal sur un ton joyeux. Nous allons faire une bonne flambée. C'est lorsque la cheminée ne fume plus que les voisins s'inquiètent.
Il se retourna vers Ester et ne la vit pas. Sur le lit d'angle la jeune fille dormait à poings fermés. Ils s'approchèrent. Eblouis par l'abandon du sommeils, fascinés par sa jeunesse et sa beauté, ils prenaient enfin le temps de se rassasier de ce visage dont ils n'avaient pu que saisir des images à la dérobée.
- C'est drôle, dit Annibal à voix basse. Plus ça va et moins elle me semble noire. Est-ce qu'elle ne se serait pas éclaircie depuis que nous la connaissons ?
- Ca doit être ça, répondit Bramefaim. Elle est belle.
Leurs yeux couraient sur sa gorge, son front, suivaient les tempes, regardaient battre ses veines depuis la salière des épaules avec une attention captive.
- Je vais chercher du bois, dit Bramefaim, à voix basse.
Le colosse prit délicatement les jambes d'Ester et les allongea sur le lit. Il dégagea la couette et la posa sur elle avec une simplicité qui surprit son compagnon. En quelques gestes rapides et attentionnés, il délaça ses brodequins et les déposa au pied du lit. Alors seulement il sortit dans le glacé de l'aube.

ESTER dormit tout un jour et toute une nuit pleine. Dehors, le temps, heureusement , vira à la gelure. Un déluge de neige pourrie s'abattit sur la campagne.
Au matin du deuxième jour, Ester s'éveilla. Elle trouva Bramefaim et Annibal devant la cheminée qui flambait.
- Bonjour ! lança Annibal. Avez-vous bien dormi ?
Ester posa les pieds sur le sol. Elle vacillait.
- Oui ! C'est bon de dormir.
- Nous avons du pain, dit Annibal. Je suis allé en acheter à Fleurac.
- J'ai faim, proclama Ester.
Ils s'installèrent tous les trois autour de la table. Annibal avait rapporté du beure et volé du lait. Bramefaim coupa d'énormes tranches qu'ils engloutirent en soupirant.
Ils restèrent ainsi retranchés du monde quatre jours encore.
Février avançait et le mauvais temps avait cédé à des éclaircies franches. Ester et ses compagnons reprenaient des forces. Moins pressés de fuir, ils prirent le temps de parler. Au début, Ester n'évoquait qu'avec répugnance son passé. Et puis, mis en confiance, rassurée par la présence de Bramefaim, elle avoua sa condition d'esclave chez Etienne Belin-Supiot. La jeune femme évoqua son enfance en Afrique. De ses jeunes années parmi les siens, dans un petit village au coeur de la forêt du Dahomey, elle ne conservait guère de souvenirs précis. Seulement la mémoire d'un temps d'insouciance et de joie. La nuit de la razzia avait été un coup d'orage sur un jardin en fleurs. Depuis, elle vivait dans la crainte d'être foudroyée."

J'reviens !
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MessageSujet: LA BELLE ROCHELAISE   LA BELLE ROCHELAISE - Page 4 EmptyDim 16 Oct - 13:11

"L'événement avait eu lieu en été 1820. Elle avait sept ans. Une nuit, des guerriers s'étaient engouffrés en hurlant entre les cases et s'étaient saisis avec férocité des hommes, des femmes et de leurs enfants. Moins d'une heure après l'attaque foudroyante, une quarantaine de prisonniers, entravés par des jougs enfourchés à leur cou, étaient en marche vers une captiverie sur l'estuaire envasé du fleuve Volta. Parmi les captifs, Ester avait eu la douleur de reconnaître sa mère et son frère. Quant à son père, elle doutait qu'il fût encore en vie.
Ester avait pensé ne pas survivre à l'enfermement dans les grands cages de la captiverie. Un vent venu de l'océan fouettait jour et nuit les corps meurtris et fébriles des esclaves. Autour d'elle, des enfants, obéissant à leurs parents, se suicidaient en avalant de la terre. Sa mère, enchaînée dans une baraque à claire-voix, à vingt pas l'observait par les barreaux en silence. un jour, une grande agitation s'empara de leurs geôliers. Les prisonniers furent sortis, enchaînés par six, et poussés vers la plage. Un navire, les voiles en panne, attendait face à la barre, sa figure de proue (l'avant du bateau) scrutant les captifs. Le premier homme blanc lui était alors apparu, descendu d'une pirogue conduite par des canotiers noirs. C'était un matelot roux à la peau livide. Il tenait à la main une bouteille de sang qu'il portait à ses lèvres. Bien plus tard, Ester apprit que ce sang s'appelait du vin.
Le voyage au fond de la cale putride, au milieu des corps empilés, la rumeur selon laquelle sa mère servait aux plaisirs des officiers demeuraient une partie de sa vie dont Ester ne pouvait encore affronter le souvenir.
A son arrivée chez Belin-Supiot, Ester était âgée de neuf ans. Très jeune et d'une santé chancelante (pas très bonne), elle avait été affectée aux boniferies et consacrait quatorze heures par jour à débarrasser le grain de café de sa pellicule. Le commandeur, un mulâtre redouté, avait vite réalisé que la gamine ne survivrait pas à cette tâche. Le garde-chiourme avait décidé de la placer au service des Belin-Supiot. Désormais, Ester ne s'occupa plus que des enfants des maîtres, dormant au pied de leur lit, servant tantôt de confidente, tantôt de souffre-douleur.
- Ici, vous avez les cloches qui vous indiquent l'heure, le temps de se lever et de travailler, de prier, de se coucher, de manger, dit Ester à Annibal. Imaginez un pays où il n'y a pas de cloche pour les nègres.
- Pas de cloche ? s'inquiéta Annibal.
- Ou plus exactement, il y a quelque chose d'autre qui remplace les cloches et qui indique au nègre qu'il doit se lever et travailler, se coucher, manger...
- Qu'est-ce donc ?
- Le fouet.

Au cours de la nuit, Bramefaim fut éveillé par un cri. D'un bond il fut debout. Depuis longtemps déjà la cheminée était éteinte. Dans la nuit, il aperçut des ombres qui s'agitaient.
- Elle m'a blessé ! hurla Annibal. Je saigne !
- Il a essayé de me... répondit la voix d'Ester.
Bramefaim trouva enfin la lampe à huile. Il parvint à l'allumer. Annibal, dans un coi, portait la main sur une longue écorchure route qui marquait sa chemise à hauteur de poitrine. Dressée sur le lit, Ester attendait, un poignard à la main.
- Qu'as-tu fait ? demanda Bramefaim à Annibal.
- Rien, répondit l'autre. J'ai simplement frôlé son lit. Elle a bondi comme une lionne et m'a poignardé. Regarde le poignard qu'elle prote sur elle depuis le début.
- Ester, dit Bramefaim. Donnez-moi ce poignard.
Bramefaim tendit la main vers la jeune fille, qui recula, les muscles tendus.
- N'approchez pas...
- Ester...
Ils se dévisagèrent.
- Il a essayé de me...
- Je sais, dit Bramefaim.
Brusquement, Ester se calma. Elle retourna le poignard et tendit le manche vers le Creusois, qui le prit doucement. Bramefaim s'assit à côté d'elle et la prit contre lui.
- Ce n'est rien, dit-il en la serrant sur sa poitrine.
Elle hoquetait de chagrin.
- Soyez patiente, dit le colosse. Il est si jeune, si fou...
Bramefaim indiqua du menton Annibal, qui tournait en rond en pressant un mouchoir sur la plaie qui ruisselait de sang.
Ester frissonna.
- Il lui faut le temps, ajouta Bramefaim à voix basse. Au fond, il n'est pas si mauvais.
Elle respirait plus régulièrement. Annibal s'arrêta et les regarda l'un contre l'autre.
- Tu as vu la taille de sa lame ? lança-t-il à Bramefaim. C'est miracle que je sois encore en vie.
- C'est miracle si elle garde encore de l'estime pour toi, répliqua Bramefaim.
- De l'estime ! J'aurai tout entendu ! Tu prends son parti. Il suffit qu'une... fille arrive, et c'en est fini de notre belle amitié.
Bramefaim se pencha à l'oreille d'Ester et murmura :
- Il a la langue bien pendue, ce beau miroir à catin. Mais il finira bien par rencontrer celle qui lui apprendra à vivre. Et il souffrira plus que d'une simple égratignure.
- Que dis-tu ? demanda Annibal, excédé en voyant un sourire s'esquisser sur les lèvres d'Ester.
- Je lui ai dit que Jean Coergne serait heureux de savoir que son briquet est entre des mains aussi habiles.
Et il rendit à la jeune fille le poignard du vieux soldat.

FIN DU 9
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MessageSujet: LA BELLE ROCHELAISE   LA BELLE ROCHELAISE - Page 4 EmptyLun 17 Oct - 9:36

"10

Le collier

LE lendemain matin, Ester et Annibal ne laissèrent rien paraître. Le soleil d'hiver qui gagnait la campagne angoumoise était un sujet de contrariété autrement préoccupant dans l'immédiat. Car si le mauvais temps avait tenu à distance les curieux, il était à craindre que le redoux engageât les promeneurs, les voisins ou les rôdeurs à s'intéresser à la métairie.
- Si le temps se fixe au beau, nous ne tiendrons pas longtemps ici, dit Bramefaim.
Le soir, Ester et ses compagnons partagèrent en silence le pain avec le sentiment que les jours ici étaient comptés. L'incident de la nuit précédente et la prrspective de devoir reprendre la route les laissaient abattus. Ester alla se coucher sans un mot.
Annibal s'en voulait d'avoir ainsi agi avec elle. Pour ajouter à sa peine, les paroles blessantes de Bramefaim lui revenaient en mémoire. "Miroir à catin" (à putain).
Annibal enrageait que son compagnon pût avoir cette opinion. Il veilla jusqu'au petit matin.
Allant et venant dans la pièce, il eut l'idée de coller l'oreille au pot à résonnance. Il avait pu constater que la porcelaine remplissait à merveille son rôle que les cloches de l'église de Fleurac, qu'on entendait à peine depuis la cour, sonnaient distinctement au creux du vase pris dans la maçonnerie. Il allait se redresser quand il perçut le hennissement d'un cheval.
- Bramefaim ! souffla-t-il en secouant son compagnon. Ester ! Réveillez-vous.
Les deux autres furent sur pied en un instant.
- Des cavaliers. Je les entends... Ils vont nous surprendre.
- Les gendarmes ?
- Comment savoir ? Il fait encore nuit, répondit Annibal.
Ils rassemblèrent leurs hardes, jetèrent dans un sac les croûtes de pain qui leur restaient et ouvrirent une porte basse qui séparait la pièce d'habitation de la grange. De là, ils se glissèrent par un fenestrou (une petite fenêtre) et rampèrent vers une haie qui bordait un verger avant de rejoindre un chemin qui les ramena sur la route d'Angoulême. D'un pas de marcheur, ils filèrent vers l'ouest.
Ils avaient quitté la métairie depuis moins de dix minutes lorsque les frères Cohl donnèrent l'assaut aux bâtiments vides. Depuis qu'Ester leur avait échappé dans la maison forestière de Tournebride, les deux hommes de main de Belin-Supiot enrageaient. Après leur avoir reproché vigoureusement l'échec de leur mission, leur patron avait expliqué que son fils boiterait définitivement. La chute du cheval sur son genou avait fait exploser la rotule. Etienne Belin-Supiot en concevait à l'égard des deux Creusois une haine à laquelle les frères Cohl avaient rarement vu céder le planteur.
Sur l'île de la Martinique, où, malgré les duret des punitions, se produisait régulièrement du marronnage, les frères Cohl avaient acquis la réputation de ne jamais renoncer. Il s'agissait pour eux d'un jeu dont la mort du gibier était souvent le prix.
Grâce à des recommandations et des passe-droits, les deux chasseurs de primes bénéficièrent d'informations de la gendarmerie et, moins de trois jours plus tard, ils avaient renoué avec la piste des fugitifs. Solidement armés, et sans attendre la gendarmerie qui ne devait intervenir que dans la matinée, ils avaient décidé de donner l'assaut à la métairie, de se débarrasser des Creusois et de reconduire Ester devant ses anciens maîtres.
Les deux hommes furent dépités de constater que la maison était vide. Ils n'en restèrent pas moins confiants. John s'approcha du lit défait, flaira la couverture encore tiède et dit :
- Ca sent la négresse.
- Nous les retrouverons à Angoulême, fit Edward. Ils ne peuvent aller que là.
"
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MessageSujet: LA BELLE ROCHELAISE   LA BELLE ROCHELAISE - Page 4 EmptyLun 17 Oct - 14:13

Enfin, ils débouchèrent sur la place Beaulieu, vaste esplanade qui donnait sur les anciennes fortifications ruinées dominant la plaine. A leurs pieds, une pente si raide qu'il était impossible de s'y accrocher surplombait les toitures des maisons construites au pied de l'escarpement. Annibal se retourna. Les frères Cohl arrivaient à la course.
- Il faut y aller ! dit Annibal.
- Je ne peux pas, lui répondit Ester en lui serrant la main.
- Nous n'avons pas le choix. Je vous prends dans mes bras. Il passa un bras sous les jambes d'Ester, la souleva et s'élança dans la pente abrupte.
Au début, il contrôla sa vitesse, mais bientôt ses jambes ne firent qu'effleurer le sol et ce fut la dégringolade. Il ne peut retenir sa course, dérapa, glissa sur le dos, se rattrape en prenant appui sur une pierre, tomba à genoux et, finalement, culbuta. A aucun moment, Annibal, qui encaissait tous les chocs, ne lachât pas Ester. Toujours unis, ils dévalèrent à la renverse sur un appentis dont ils crevèrent la toiture de bardeaux. Leur course, débutée vingt-cinq pieds au-dessus, s'interrompit, enfin. Ils étaient étendus sur la terre meuble d'un jardinet qui ouvrait sur une ruelle. Lorsqu'il ouvrit les yeux, le jeune homme vit le visage d'Ester penché sur lui et qui le contemplait avec inquiétude.
- Nous sommes vivants ? demanda Annibal.
- Qui peut le dire ? répondit Ester.
Ils reprirent leur cavalcade, laissant tout là-haut les frères Cohl coléreux et désappointés (déçus).
Ils se dissimulèrent dans un lavoir d'une rue à l'écart. Avec le soir, la ville se vida. Annibal et Ester, ne sachant où aller, se dirigèrent vers les rives de la Charente. Ils s'assirent sur un parapet dominant un chemin de halage et restèrent longtemps à contempler les eaux de la rivière languissante de froidure avant que le jeune homme, la gorge serrée, osât dire :
- Je m'en veux pour l'autre nuit. Terriblement. (Ester serra les lèvres.) C'est un horrible gâchis. Je ne suis qu'un imbécile avec les femmes.
- Ca, je ne vous crois pas, interrompit Ester.
- Si. Je suis un type qui est en mauvaise compagnie dès qu'il est seul avec lui-même. Je vous demande pardon.
Ester ne répondit pas.
Ils quittèrent les rives de la Charente dont la nuit reprenait possession. Sur une place, ils aperçurent des flambeaux qui éclairaient la façade d'une auberge. Le bâtiment était le lieu d 'une vive animation. Des forains, descendus de la vieille ville, s'y engouffraient, qui pour y boire, qui pour y dîner et y passer la nuit. Le vin coulait à flots.
- J'ai cinq francs en poche, dit Annibal.
- C'est peu, dit Ester.
- Oui. Mais avec cinq francs, je peux faire des miracles.
- Vous êtes incorrigible, dit la jeune femme.
- Avec ces cinq francs-là... Je vais vous acheter une limousine, une robe neuve, car la vôtre n'a pas résisté à notre descente des remparts, des chaussures confortables... Enfin tout ce qu'il vous faut et davantage.
- Vous êtes un enfant, dit Ester.
Annibal lui tendit la main. Après un instant d'hésitation, elle la saisit. Il fit un pas en direction de l'auberge. Elle résista.
- Non... Je n'ai pas envie d'affronter cette foule.
- Avec moi, vous ne risquez rien !
- Vous ne comprenez pas, dit Ester.
Annibal attendit qu'elle parlât.
- Leurs regards... Depuis que je suis en France, le regard des gens me blesse. Là-bas, je connaissais le mépris des Blancs mais aussi la fraternité de mes frères de couleur.  Ici, j'ai l'impression d'être un monstre.
- Il faut affronter ces regards. Nous les affronterons ensemble.
Ester se laissa entraîner vers l'auberge. Lorsqu'elle parut sur le pas de la porte, un silence se fit. Puis les conversations reprirent, et Annibal, tenant Ester par le bras, se fraya un passage jusque vers le fond de la selle. Là, il trouva ce qu'il cherchait. Autour d'une table à l'écart, trois hommes jouaient aux cartes. Deux d'entre eux avaient l'allure reconnaissable de maquignons (marchands de chevaux), dans leurs blaudes bleues et leurs pantalons noirs. En face, un homme au visage en lame, les gestes coupants, une balafre (cicatrice) des lèvres au menton, distribuait les cartes. Annibal s'approcha.
Bientôt, un des deux maquignons se leva, abandonnant sur la table deux pièces d'or, qui disparurent sous la main de l'homme maigre.
- Je peux ? demanda Annibal sur un ton conciliant.

J'me fais une petite pause.

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MessageSujet: LA BELLE ROCHELAISE   LA BELLE ROCHELAISE - Page 4 EmptyLun 17 Oct - 15:45

"Les deux joueurs le toisèrent. D'un hochement de tête, ils lui firent signe de prendre place. Annibal s'installa. Ester resta debout à son côté. Le balafré demanda d'une voix déplaisante :
- Tu as de quoi suivre ?
- Je commence par ça, répondit Annibal en plaçant sur la table sa pièce de cinq francs.
Les deux autres sourirent. Le balafré distribua les cartes. Au terme de la première partie, Annibal avait gagné trente francs. Le marchand de bestiaux, cinquante.
- On continue ? demanda sur un ton dégagé le voyou.
Ester pressa l'épaule d'Annibal qui répondit :
- On continue.
Les cartes volèrent sur la table. Annibal n'entendait plus le brouhaha de la salle. Des ombres entouraient les joueurs. Annibal gagna vingt francs, puis, brusquement, la chance tourna. Le maquignon continua à perdre, le balafré encaissait. Annibal sentit le vertige le saisir. Il commença à tricher, en douceur, par touches successives. Mais malgré ses passes, l'autre encaissait toujours. Annibal sentait la présence d'Ester, debout à son côté et, malgré tous ses efforts, il voyait s'envoler le prix d'une paire d'escarpins, d'un manteau, d'une robe... Lorsqu'il releva la tête, il devait cent francs au balafré. Le maquignon en devait cent trente.
- On continue, dit Annibal d'une voix blanche.
- Moi aussi, je poursuis. La chance finira par tourner, dit le marchand de bestiaux.
- Tu as de quoi suivre ?
- Je peux suivre...
- Montre.
Annibal leva les yeux vers Ester.
- Le collier, souffla-t-il. Je suis sûr de gagner.
- Non, dit-elle, effarée.
Annibal se leva,la prit par les épaules et la regarda droit dans les yeux.
- Ester. Je n'ai jamais perdu à la brique. Je suis sûr de moi. Ce collier nous fera gagner le double de sa valeur.
Elle lui tendit le bijou, qu'Annibal posa sur la table.
- C'est bon, dirent les deux autres.
Dès le début, le maquignon mordit la poussière (perdit) de près de trois cents francs. Annibal se maintint à flot et revint même sur les cent francs qu'il avait perdus. Mais, alors qu'il voyait chez son adversaire les signes d'une inquiétude vive, la chance tourna et se posa sur le jeu du balafrés. Annibal perdit tout.
L'homme posa la main sur le collier et l'enfouit dans sa poche.
- Partons, dit Ester d'une voix où ne perçait aucun reproche.
Annibal était assommé, incapable de parler. Ce qui venait de se passer était inexplicable.
- On continue ? demanda le balafré.
- Je n'ai plus rien, dit Annibal.
L'autre se leva rapidement, ramassa la mise et fila, accompagné d'une vieille maquerelle qui avait suivi les jeux. Annibal resta assis. Ester s'installa en face de lui.
- J'avais confiance..., dit-elle. Et j'ai toujours confiance.
- C'est terrible, dit le jeune homme. Je n'ai jamais perdu à ce jeu. Je triche comme personne. Mais lui, je n'ai pas compris comment il s'y prenait. Comment a-t-il fait ? Comment a-t-il fait ? Qu'il ait lessivé le marchand de bestiaux, passe encore. Mais moi ?
Ester se pencha vers Annibal. Elle contempla ses yeux verts. Annibal sentit des doigts légers se poser sur sa joue.
- Je le sais, dit Ester. Vous n'avez rien à vous reprocher.
- Je voulais vous voir vêtue et je vous ai dépouillée...
- Ce collier, je vous l'ai dit, était le signe de ma condition. C'est bien qu'il soit parti ainsi. Je n'aurais rien voulu devoir à ce passé. Vous m'en avez débarrassée. Ce n'était que de l'or.
L'air froid réveilla Annibal. En direction de la rivière, sous des platanes, il aperçut une roulotte d'où partaient des rires de femmes. Le balafré descendit de la voiture.
Soudain, le jeune homme sursaut. Rôdant autour de la roulotte, il avait aperçu le maquignon avec lequel il venait de jouer.
Mais l'homme ne portait plus sa blaude et ses sabots et était vêtu d'un costume de ville élimé (usé). La vieille maquerelle vint lui parler.
- J'ai compris! s'écria Annibal en se frappant le front.
- Quoi ? demanda Ester.
- Je croyais que c'était le balafré qui trichai. Mais c'était l'autre, celui que j'avais pris pour le maquignon et qui perdait.
Avant qu'Ester ait pu le retenir, Annibal s'élançait en hurlant :
- Vous allez me rendre le collier, voleurs !
Le faux marchand de bêtes se présenta devant lui, les poings en avant. Annibal, d'un bon, lui lança un coup de pied au front qui l'étendit raide. Attiré par les cris, le second maquignon et le balafré sortirent de la roulotte. Annibal cueillit le voyou au menton. l'autre fit un pas en arrière et revint à la charge. Ester voyant la maquerelle se jeter sur Annibal, s'élança à son tour. Soudain, Annibal s'écroula. Un homme, armé d'une bûche, lui avait assené un coup sur la nuque."

FIN DU 10
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MessageSujet: LA BELLE ROCHELAISE   LA BELLE ROCHELAISE - Page 4 EmptyLun 17 Oct - 20:10

"11

La cage à écureuil

ANNIBAL ouvrit les yeux. Un visage de femme était penché sur lui. Il tourna la tête. Un grand feu brûlait dans la cheminée de la salle vide de l'auberge. Des filles de salle entouraient la chaise sur laquelle le jeune homme avait été installé. Il passa la main dans ses cheveux et vit sur ses doigts une trace de sang.
- C'est fini. Vous ne saignez plus. Un médecin, qui dînait là, vous amis un emplâtre...
- Este ? La jeune fille, où est-elle ?
- Quelle jeune fille ? La négresse ?
Annibal leva la tête vers ces femmes qui, malgré la fatigue du service, se prenaient d'intérêt pour son histoire.
- Ils l'ont emmenée.
- Qui l'a emmenée ?
- Les gendarmes, répondit la patronne. Des gendarmes se trouvaient là. Lorsqu'ils ont entendu les cris, ils sont sortis. Ils se sont saisis des filles. Vous étiez étendu raide sur le sol. Les trois hommes et la vieille ont profité du désordre pour s'enfuir.
- Quelles filles ? demanda Annibal.
- Trois catins et la négresse, répondit une des servantes.
- Mais elle était avec moi ! Ce n'est pas une ...
- Les gendarmes ne font pas la différence. Dame ! La nuit, tous les chats sont gris..
Les servantes portèrent à Annibal quelques tranches de pain, du beurre, qu'en dépit de la nausée qui le tenaillait il avala sans honte. Puis il demanda à s'allonger et on le conduisit au fenil.
Le lendemain, Annibal prit le chemin de la vieille ville. Les rues étaient désertes et la cité méconnaissable. Le jeune homme allait sans but. Il vit la cathédrale, ton les dômes se fondaient à la grisaille du ciel. Il poussa la porte. Dans les vastes travées désertes, il reconnut le dos massif de Bramefaim.
Ils redescendirent à l'auberge et demandèrent aux filles si elle connaissaient une ferme où on les emploierait à n'importe quoi. Une des servantes indiqua le village d'où elle venait. Les Creusois s'y rendirent et se firent engager par un paysan qui débitait une charpente. Chaque soir, ils repartaient vers Angoulême, questionnant les servantes d'auberge. Cette attente dura près de deux semaines, jusqu'à mi-mars. Un soir, une fille de salle raconta que deux frères étaient passés ce jour. Au cours de leur déjeuner, ils avaient parlé d'une négresse. Le portrait qu'elle dressa des voyageurs correspondait aux frères Cohl. La fille les avait entendus évoquer l'incarcération d'Ester dans un couvent au sud-ouest d'Angoulême, le monastère de Fouquebrune, où l'on regroupait des prostituées;
Les frères Cohl avaient rapidement été mis au courant de l'arrestation d'Ester parmi un groupe de prostituées. Cette arrestation signifiait la fin de leur mission. Et son échec. Aussi avaient-ils décidé de retourner en exprès à La Rochelle rendre compte des événements auprès de Belin-Supiot.
Annibal et Bramefaim interrompirent leur chantier de sciage et, dès le lendemain, prirent la route de Fouquebrune. A une heure de là, ils aperçurent, au bout d'une allée droite et bordée de hêtres, le mur d'enceinte de la communauté religieuse.
Les deux hommes hésitèrent en face de la porte qui condamnait l'entrée du monastère. Finalement, Annibal se décida et tira sur une chaînette. Un judas à glissière s'ouvrit sur une fenêtre fortement grillagée. Les Creusois entrevirent un visage encadré par le serre-tête blanc d'une coiffe.
- Nous sommes des amis de la jeune fille noire qui vous a été confiée... Nous aimerions lui parler, dit Annibal.
- N'y comptez pas, mon fils. Passez votre chemin."

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MessageSujet: LA BELLE ROCHELAISE   LA BELLE ROCHELAISE - Page 4 EmptyMar 18 Oct - 10:09

"Et le guichet glissa avec un bruit sec.
- Nous allons entrer quand même, dit Annibal.
Ils longèrent l'allée de hêtres. Parvenus dans une partie moins accessible aux regard, ils coururent au pied de la muraille. Bramefaim se cala le dos contre les pierres et fit la courte échelle.
Bramefaim entendit Annibal retomber de l'autre côté du mur. Le jeune homme se releva et, profitant d'une rangée d'espaliers, il se dirigea vers le corps principal du couvent. Depuis sa cache, il découvrait le cloître carré, percé en son centre d'un puits. A deux cents pieds à l'écart des bâtiments conventuels, Annibal distingua une bâtisse qui faisait songer à une fabrique.
Annibal remonta vers la fabrique en suivant le mur d'enceinte. Dissimulé derrière un if (un arbre), il vit deux religieuses sortir du cloître et pénétrer dans le bâtiment. Dès qu'elles furent passées, il s'élança et arriva au bas d'un escalier de pierre.
Des murmures provenaient de l'étage supérieur. Annibal s'engagea dans l'escalier tournant. Une porte de planches grossières condamnait l'accès à une salle d'un seul tenant qui occupait toute la surface du bâtiment. L'oeil collé à un interstice (une petite ouverture), Annibal découvrit un vaste atelier. Devant les fenêtres qui ouvraient sur la façade oriente vers les jardins, des métiers à tisser, au nombre de huit, étaient tournés à la lumière. Des femmes vêtues d'une simple blouse écrue, les cheveux pris dans un fichu, s'y activaient en silence. Ester ne figurait pas parmi les filles à l'ouvrage.
Une porte grinça, et Annibal dut s'enfuir à l'étage supérieur. Le vide de l'immense pièce sous les combles (sous les toits) contrastait étrangement avec l'atmosphère laborieuse de l'atelier. A l'exact centre de cet espace rectangulaire, un cylindre plat, de la taille de roues des moulins au fil de l'eau était posé verticalement sur deux gros supports de bois horizontaux. Etrangement, cette roue tournait sur son axe, produisant un grincement d'engrenages, sans qu'il fût possible de dire quelle force l'actionnait. Annibal s'approcha de la paroi grillagée, munie d'une porte cadenassée sur le flanc du cylindre. A l'intérieur, il entrevit une silhouette qui s'agrippait à des échelons disposés sur la circonférence de manière à lui imprimer son mouvement. Le dispositif était en tout point comparable à ces cages dans lesquelles courent inlassablement des écureuils pour la plus grande joie des enfants. Le jeune homme n bougea pas. Enfin, la silhouette qui grimpait aux barreaux et redescendait avec eux se retourna. Leurs regards se croisèrent pas les planches à claire-voie.
- Ester...
Annibal fit sauter la porte qui condamnait l'accès à l'intérieur de la roue et l'ouvrit.
- Viens, dit-il, la gorge nouée.
Ester sortit en vacillant, comme ivre. Elle allait s'écrouler lorsqu'il la rattrapa et la plaqua contre lui. Ester posa le front contre l'épaule d'Annibal, qui lui caressait les cheveux serrés sous un fichu. Annibal essuya la sueur qui perlait sur ses tempes.
- Elles vont arriver, dit Ester. La roue est reliée par des cordelettes à un système qui indique à une surveillante qu'elle a cessé de tourner.
- Viens, dit Annibal en la prenant par la main.
Elle était vêtue comme les autres prisonnières, d'un simple sarrau de toile écru.
A peine avaient-ils fait quelques pas qu'il entendirent un ecavalcade dans les escaliers. Annibal ouvrit une lucarne (petite fenêtre) et ils passèrent sur le rebord du toit. Trois soeurs se précipitèrent vers la roue. Constatant qu'elle était vide, elles repartirent à la course. Annibal et Ester entrèrent dans la pièce et dévalèrent les escalies. Les deux fugitifs prirent vers les jardins. Annibal, qui, dès son arrivée, avait repéré une échelle, l'appuya contre le mur et s'y engagea le premier. Ester le suivit. Sur le sommet, il cramponna le poignet de la jeune fille, qui se laissa couler contre la muraille. Bramefaim la saisit par les jambes. Annibal sauta dans le vide. Ils coururent longtemps sans se retourner.

LA Grande Peu qui gagnait la France, en ces premiers mois de l'année 1832, rendait les voyageurs et les vagabonds chaque jour plus suspects. Ester, dans son tablier de coton, grelottait de froid, et ses deux compagnons s'alarmaient de son état. Ils marchaient des heures sans parler. Ils se savaint à la dérive.

Un après-midi, alors qu'ils marchaient vers Brantôme, une averse glacée les contraignit à s'abriter dans une cabane de pierres sèches en bord de route. une roulotte, attelée à un cheval à la robe couleur de pluie, apparut au loin. Deux chariots, renflés comme des caravelles, tirés par des boeufs, suivaient à vingt pas. L'étrangeté du convoi intrigua Annibal et Bramefaim. Des bâches avaient été jetées sur les chargements sans parvenir à dissimuler un amoncellement des plus saisissants : des tréteaux, des décors déchirés aux motifs délavés par le soleil et l'eau, des lanternes vénitiennes et tant d'autres objets singuliers. Trois singes enchaînés, le pelage ruisselant, couraient sur le bâches. A la place du conducteur, une ourse muselée se tenait assise. Mais ce qu'il y avait de plus étonnant peut-être était que la roulotte et les chars fantomatiques avançaient seuls sous le déluge.
Dans le premier virage de la route de Brantôme, Annibal et Bramefaim virent la roulotte s'immobiliser. Une silhouette descendit par le petit escalier arrière de la verdine et se dirigea vers eux d'un pas tranquille malgré le déluge.
La femme, âgée d'une quarantaine d'années, était de noir vêtue, petite, le corps noueux drapé dans une cape.
- Vous êtes perdus ? dit-elle.
- Quel voyageur peut vraiment prétendre le contraire ? répondit Annibal en se redressant.
Ester, éveillée, leva vers la saltimbanque un regard fiévreux.
- Elle a besoin de chaleur et de nourriture, dit la femme en montrant Ester. Venez avec nous. Dans notre roulotte, elle reprendra des forces.
Elle se tourna vers Bramefaim.
- Mon beau-frère est mort à Bordeaux. Il faisait le lutteur et le montreur d'ours. TU pourras le remplacer. Et toi... (Elle dévisagea Annibal). Tu me sembles assez jaboteur pour mener les chiens ou bonimenter.
Annibal regarda Bramefaim. A leurs pieds, Ester toussa.
- Et elle ? demanda Annibal.
- Je la guérirai, répondit la femme. Je possède le secret.
- Alors, nous somme d'accord, dit Annibal.
- Je m'appelle Maria. (La saltimbanque avait le teint mat, le nez aquilin, et ses yeux sombres brillaient d'un éclat tragique.) Vous voilà gens du voyage, dit-elle, sur un ton moqueur."

Je reviens cet après-midi.
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MessageSujet: LA BELLE ROCHELAISE   LA BELLE ROCHELAISE - Page 4 EmptyMar 18 Oct - 17:07

Le lendemain matin, un froid sec s'installa sur le pays. Annibal et Bramefaim, qui avaient couché sous la bâche d'un des chariots, s'inquiétèrent d'Ester. Maria les invita à grimper dans laminuscule roulotte. Ils trouvèrent leur compagne assise devant un bol fumant.
- Cette nuit, Maria m'a guérie, dit-elle.
- C'est le seigneur qui a voulu qu'elle guérisse, reprit la femme en se signant.
Annibal jeta un coup d'oeil autour de lui. L'intérieur exigu de la verdine était dans un état de désordre absolu. Des visages d'enfants émergeaient au-dessus d'un placard.
- Je vous présente les acrobates de la famille Lario, dit Maria d'une voix de scène (théâtrale).Lui, le petit, c'est Georgio, acrobate, jongleur... Un prodige. A côté, Rudolph, équilibriste-funambule, antipodiste. Elle, ma perle, c'est Rosa, contorsionniste, danseuse de corde. Une artiste.
- Et vous ? demanda Annibal.
- Moi, je suis Maria. Ecuyère. Malheureusement, notre cheval est mort sur la route de Saint-Jean. (Elle se tourna vers un homme au visage triste, qui était assis au fond de la roulotte.) Joseph, mon mari, acrobate, dresseur de caniches et de singes. Jongleur. Vous avez devant vous, au complet, la troupe Lario, du cirque Lario qui a présenté ses numéros en palc partout en France, en Espagne et en Italie...
- En palc ? interrogea Annibal.
- Avec le ciel pour chapiteau, répondit Maria.
Le convoi arriva dans l'après-midi dans le bourg de Château-l'Evêque. Joseph décida qu'il serait donné là une représentations. Impressionné par la force de Bramefaim, il lui dit :
- Tu as vu les haltères dans le chariot.Mon frère présentait un numéro de force. Tu pourrais le remplacer ce soir.
De son côté, Maria indiquait à Annibal les rudiments de son numéro de dressage de caniches.
Lorsqu'il arriva l'heure de la représentation, Annibal et Bramefaim étaient si impressionés qu'ils étaient sur le point de renoncer. Pour se donner du courage, Annibal dit :
- Le meilleur moyen de passer inaperçus, c'est d'être au centre de tous les regards. Comment veux-tu que les gendarmes nous reconnaissent dans cet accoutrement ?
Une vingtaine de spectateurs prirent place sur les chaises et les bancs, le col des manteaux, relevé, les visages rougis par le froid. Derrière le rideau, la famille Lario s'activait. Rosa, assise sur une malle, allongeait ses muscles et étirait ses articulations. Annibal, boudiné dans une combinaison à losanges rouges et blancs qi lui avait valu les sarcasmes (les moqueries) de Bramefaim, caressait les chiens qui attendaient à ses pieds. Maria, dans une robe de tulle à volants inspirée de la tenue des danseuses du ballet romantique, répétait les dernières consignes. Elle était méconnaissable dans cette mousseline qui défiait l'hiver.
Le spectacle commença. Joseph, en tenue de clown, s'élança devant les spectateurs, vociférant et gesticulant. Georgio, qui attendait derrière le rideau, se projeta comme une balle sur la piste de terre battue. Annibal, par un trou dans le décor, lisait l'émerveillement dans les yeux des gosses, qui avaient oublié le froid. Puis Maria vint présenter les singes. La vue des animaux, grimaçant chacun sur un reposoir, provoqua des tonnerres de rires. Le silence se fit lorsque Rosa, marchant comme on danse exécuta son numéro de fille désarticulée. A peine était-elle passée derrière la bâche que Maria poussait Annibal et les caniches. Annibal exécuta mille fantaisies, faisant des ronds de jambe et des grimaces que Maria n'avait pas prévus, trouvant un plaisir inconnu à affronter les regards. Bramefaim passa une première fois devant les spectateurs en tenant par le licou l'ourse des Pyrénées, qui fit quelques demi-tours sur elle-même avec la placidité des animaux battus. Joseph expédia son numéro de jongleur, et Bramefaim fut de nouveau sollicité pour soulever des haltères après que les hommes forts de l'assistance eurent été invités à s'y essayer. Et qu'ils eurent échoué. Rudolph apparut enfin sur son fil, un balancier dans les mains.
- Le spectacle était fini, Joseph fit remarquer à Maria, sur un ton de tristesse :
- Ils ne savent même pas applaudir.
Ce fut alors que les saltimbanques virent une foule d'une quinzaine de personnes entourant la verdine. Derrière l'unique carreau de la roulotte, le visage d'Ester attirait tous les regards.


FIN DU 11
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MessageSujet: Re: LA BELLE ROCHELAISE   LA BELLE ROCHELAISE - Page 4 EmptyMer 19 Oct - 10:23

ouhhh j'ai de la lecture
Il y a combien de chapître en tout ?
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MessageSujet: LA BELLE ROCHELAISE   LA BELLE ROCHELAISE - Page 4 EmptyMer 19 Oct - 10:30

Y en a encore 11 DOmi. ... Very Happy
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MessageSujet: LA BELLE ROCHELAISE   LA BELLE ROCHELAISE - Page 4 EmptyMer 19 Oct - 11:32

12

Le chien noir

LA troupe Lario remontait depuis deux jours la vallée de la Manaurie. Ce matin de mars 1832, la roulotte et les chars étaient dételés sur un replat surplombant les eaux. Un soleil encore pâle réchauffait hommes et bêtes. Annibal et Bramefaim étaient assis devant le feu, quand Ester les avait rejoints.
- J'ai longuement discuté avec Maria, dit-elle en s'asseyant.
Le feu crépitait. Des langues de brume couraient sur les eaux de la rivière, où Rudolph avait posé des nasses (filet pour pêcher). Joseph enduisait de graisse les sanges du plateau d'écuyère qu'utilisait Rosa au temps où elle avait un cheval. La veille, il avait vendu l'ourse à un Italien pour payer à sa femme une nouvelle monture.
Comme elle se taisait, Annibal demanda :
- Qu'as-tu décidé ?
- Vous avez remarqué comme, chaque fois qu'ils me voient, les villageois restent interdits.
- Et alors ? s'emporta Annibal.
- Ici, ils n'ont jamais vu de nègre, reprit calmement Ester. Leur curiosité m'est insupportable. Alors je me suis dit que...
Annibal se leva brusquement. Il donna un coup de pied dans une bûche entamée par la braise.
- Ecoute-moi, Annibal ! dit Ester sur un ton d'autorité qu'elle employait pour la première fois avec le jeune homme.
- Je t'écoute. Mais je sens déjà que je vais désapprouver la décision.
- Tu es mal placé pour me donner des conseils. Crois-tu que je n'ai pas vu comme tu te ridiculises à plaisir pour mendigoter un rire ? Je fais selon mes idées. ("Je suis libre", allait-elle ajouter. Mais elle se ravisa et reprit :)J'ai l'impression qu'ils voient en moi une sorte de monstre. Comme je ne pourrai jamais changer leur attitude, j'ai décidé de les affronter. Et de les vaincre. Pour guérir.
- Affronter ! cria Annibal.
- J'ai décidé d'affronter leurs regards, reprit-elle, en me produisant devant eux. Comme Bramefaim et toi le faites.
- C'est inutile et dangereux, dit Annibal.
- Ne t'ai-je pas cent fois entendu dire qu'il fallait se montrer pour être invisible, qu'on ne débusquait que ceux qui se cachent ?
- Tu ne sais rien faire en piste.
Ester sourit.
- Si... Je sais danser.
La jeune fille commença des répétitions, guidée par Maria. La saltimbanque fabriqua un costume dans une étoffe bigarrée (multicolore). Joseph se laissa convaincre de peindre un décor représentant des lianes, des arbres derrière lesquels ont entr'apercevait des fauves.
Ce fut Rudolph qui eut l'idée, pour plus d'exotisme, d'attacher les singes près du rideau de scène. Annibal enrageait.
Ester se produisit pour la première fois à Sarlat. La troupe arriva alors qu'une fête foraine battait son plein. Annibal parlait de quitter le cirque. Bramefaim se taisait.
- Eh bien, pars..., lui avait-elle dit.
- Pas sans toi, avait répondu Annibal.
C'était là son premier aveu. Depuis longtemps déjà, l'image d'Ester ne le quittait plus. Cette présence lui procurait une brûlure à laquelle le "miroir à catin", comme l'avait appelé Bramdefaim, n'était pas habitué. Ester le regarda.
- Pourquoi, "pas sans moi" ?
- Je ne t'ai pas sauvée de Belin-Supiot et des frères Cohl pour t'abandonner dans un rabouin minable qui peut très bien te vendre au premier marchand de nais qui passera.
- Me vendre ? J'ai l'habitude !
- Arrête de croire qu'on peut t'acheter. Tu es...(Annibal cherchait les mots.) Tu es un être humain.
Voyant sa peine, Ester s'était approchée du jeune homme. Son visage irradiait une beauté qu'on ne rencontrait sur aucun autre visage et vers laquelle le regard du garçon remontait sans cesse.
- Je sais ce que je vous dois, à toi et à Bramefaim, dit Ester sur un ton conciliant. Mais j'ai besoin d'accomplir ce que j'ai entrepris. Après, vous me conduirez où vous désirez me conduire;
- Cette expérience ne te rendra pas plus forte. Tu es déjà forte.
- C'est un feu vers lequel j'ai besoin de me porter. Après cela, je serai en paix.
- Tu ne seras jamais en paix !
Autour d'eux, des promeneurs dérivaient entre les roulottes. Ester enlaça le cou d'Annibal. Et elle posa la tête sur son épaule.
Le scieur de long demeura les ras ballants. Il souffrait.
Le cirque était installée aux limites de la place des Oies. Partout, les fêteux avaient envahi la ville. Les Lario connaissaient la plupart d'entre eux. Tout le jour, ce fut des embrassades, des serrements de main. Pour le déjeuner, malgré leurs maigres ressources, ils se retrouvèrent vingt à table autour de la roulotte.
L'ombre est propice au rêve. Le soir, alors que la fête foraine battait son plein, le cirque Lario commença son spectacle devant une trentaine de personnes. Annibal expédia ses numéros sans coeur (tristement). Vint enfin le tour d'Ester. Des flambeaux éclairaient l'assistance d'une lumière que le vent rendait incertaine. Au moment de s'élancer sur la piste, Ester croisa Annibal.
- Il y a deux gendarmes parmi les spectateurs, lui dit-il.
Ester, seulement vêtue d'un morceau d'étoffe bigarrée qui lui ceignait la poitrine et les hanches, glissa un regard par une fente de la toile. Deux bicornes attendaient la suite du spectacle.
- Il faut y aller, souffla Maria.
Ester s'avança. Joseph, qui attendait le signal, roula du tambour. Par moments, Maria lançait des sifflets stridents qu'elle tirait d'appeaux et qui évoquaient davantage les perdrix et les merles (oiseaux) du Causse que les perroquets de Sénégambie. Qu'importait : Ester dansait. Tantôt lascive, lente, les hanches souples, les bras oscillant voluptueusement comme des serpents sortis de la pénombre, tantôt endiablée, animale, couvrant l'espace circulaire, ruisselant de sueur, couleur d'ambre et d'or lorsqu'elle passait à côté des flambeaux, pieds nus, jetant la tête en avant et offrant au regard sa nuque d'où s'écoulait une cascade de cheveux derrière laquelle elle disparaissait. Ester dansait. Dans la semi-obscurité, l'émotion se lisait sur le visage des spectateurs. Les hommes avaient cette expression figée que donne le désir. Une douleur se lisait dans le regard es femmes. Ester fit une dernière pirouette qui se termina par une révérence. Des applaudissement fusèrent qui brisèrent la magie. Sans attendre, elle passa derrière la toile et croisa le regard d'Annibal, triomphante et désenchantée. Le jeune Creusois se jeta sur la pise. Il mima les déhanchements de la jeune fille et entreprit une danse grotesque avec les singes, qui le repoussèrent. Il pleurait. Le public riait aux éclats. Les gendarmes applaudissaient en connaisseurs.

Vais préparer le repas de ce midi. A plussssssss !
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MessageSujet: LA BELLE ROCHELAISE   LA BELLE ROCHELAISE - Page 4 EmptyMer 19 Oct - 14:52

Le spectacle terminé, Annibal partit seul au milieu de la fête foraine. Dans son dos, les cris des bonimenteurs lui parvenaient comme autant d'affronts à sa peine. Annibal se dirigea vers une rue étroite et déserte. Le bruit de ses bottes sur le pavé résonnait au long des façades. De l'extrémité de la venelle (petite rue étroite) montai une rumeur, comme si une autre fête se tenait là-bas, à l'autre bout de la ville. Annibal se laissa porter vers les cris.
Des éclats de rire montaient d'une foule serrée faisant cercle autour d'une sorte d'arène aménagée dans une cour de ferme. Des flambeaux éclairaient la cour. Au milieu de l'arène, un garçon d'une dizaine d'années, portant une casquette, se tenait au côté d'un grand chien noir couché à ses pieds. De temps en tems, le gosse jetait un regard interrogateur vers un homme qui s'agitait en empochant des enjeux (les paris d'argent). Annibal joua des épaules (poussa les gens pour voir ce qui se passait) et s'approcha du premier rang. Dans la lumière d'une torche, il aperçut le corps d'un gros chien au pelage fauve, étendu, un filet de sang coulant de sa gorge ouverte.
Certains espéraient, après le combat trop inégal entre le molosse du gamin et le chien roux, l'affrontement avec un fauve plus redoutable. Annibal ne quittait pas des yeux le gosse qui attendait, assis, au milieu de la piste.
- Qui est-ce ? demanda-t-il à son voisin.
L'homme, qui sentait les copeaux et la cire, répondit :
- On ne sait pas. Avec son chien, il est arrivé à la traîne de la foire. Il a tout de suite su où aller. Sacré chien.
- Aucun chien ne peut tenir face à celui-là, dit un autre. Le roux, que vous voyez là-bas, était le plus fort de Périgueux à Brive. Regardez comme il l'a arrangé.
Annibal ne sut pas pourquoi il resta. Il détestait ces combats d'animaux organisés les jours de foire. La foule s'impatientait. Le gosse était toujours assis au milieu de l'arène improvisée. Il parlait à l'oreille du molosse. C'était une manière d'enfant habillé en petit homme, un visage vieux sur un corps enserré de muscles comme empêché de grandir.
Un murmure grandit dans la foule qui s'écarta au passage d'un homme. Annibal reconnut l'Italien à qui Joseph avait vendu l'ourse.
- Un ours ! Ca c'est une bonne idée. Comme ça le combat est égal, cria un paysan. Moi, je parie sur l'ours.
- Ce fut un embrasement. L'organisateur empochait les pièces, notait sur un papier, demandait à chacun de se calmer. A côté d'Annibal, un homme aux allures de rôdeur murmura :
- Si j'avais de quoi souper, je parierais tout ce que je possède sur le chien.
- Pourquoi ? demanda Annibal.
- Tu as vu le gamin ? Ces deux-là sont liés à la vie et à la mort. Le chien, lui, sait pourquoi il tue. Pas l'ours.
Vingt minutes plus tard, l'ourse fut conduite à coups de gourdin au milieu de l'arène. C'était une bête résignée, assommée de coups, qui, dès leur première nuit sous le chariot, s'était calée contre Bramefaim et Annibal, partageant la chaleur de son pelage et de son malheur. Quant il vit l'ourse, le gosse se releva. il se pencha vers le chien et lui glissa quelques mots à l'oreille. C'était un grand chien noir, les oreilles tombantes, les aplombs droits, sans queue, aux mâchoires fauves, avec des yeux ronds qui regardaient en face. Le chien se releva, sans hâte. Et avant que l'ourse n'eût compris ce qui lui arrivait, il s'laçait lui sautait à la gorge.
Un murmure monta de la foule. L'ourse était crochetée et, bien qu'elle tournoyât sur place, envoyant de grands coups de griffes dans le dos du chien, elle ne parvenait pas à se défaire de son emprise. Sen sentant perdue, elle se laissa tomber sur le dos et, des ses pattes arrière, prit le molosse sous le ventre pour l'envoyer voler en l'air. Les deux animaux se firent de nouveau face. L'ourse, hébétée, restait sur place en se balançant, les babines retroussées, les griffes balayant l'espace. Le chien tournait autour sans aboyer.
Le chien bondit une nouvelle fois. L'ourse esquiva sa charge et l'envoya bouler d'un coup de patte qui ouvrit le pelage du molosse. Les deux adversaires continuaient à s'épier. L'ourse cherchait à fuir, mais dès qu'elle faisait mine de reculer, elle trouvait en travers de son chemin son propriétaire qui ma menaçait. Les hommes se taisaient. Annibal ne pouvait s'en aller.
Sans que l'ourse s'aperçut de la manoeuvre, le chien l'avait acculée contre un des murs de l'enclos. Dès qu'elle sentit l'obstacle dans son dos, elle se laissa tomber sur les pattes avant et voulut forcer le passage. Le chien esquiva sa charge. Mais à peine passée, il bondit sur son dos. L'ourse poussa un gémissement. Le chien fouillait de ses mâchoires monstrueuses. L'ourse flancha sur ses pattes et tomba sur le côté. Le chien plongea les crocs plus profond dans la gorge. L'ourse cessa d'agiter les pattes arrière et les reposa comme un enfant qui s'endort. Dans la foule, les gorges étaient serrées et les visages extatiques. Les mises à mort sont la volupté des foules;
Le molosse lâcha prise. Des cris montèrent, des applaudissements, des reproches, tandis que le gosse et le chien allaient au devant l'un de l'autre. Le gamin s'agenouilla et embrassa son chien. Lorsqu'il se releva, le sang dont il était barbouillé lui faisait un museau de clown.

FIN DU 12
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MessageSujet: LA BELLE ROCHELAISE   LA BELLE ROCHELAISE - Page 4 EmptyMer 19 Oct - 19:21

"13

Changement de décor

LE lendemain matin, une brume tenace couvrait Sarlat. A peine éveillé, Annibal dit à Bramefaim :
- Nous nous perdons à suivre ce cirque. Ester se perd plus encore que nous. Qu'as-tu pensé de son numéro, hier au soir ?
- Je pense qu'elle l'a voulu. Et quand elle veut, tu sais que personne ne peut lui interdire, répondit Bramefaim.
- Tu es de son côté ? Toi ? Ca me fait mal.
- Ester est une femme incomparable, ajouta Bramefaim avec un sourire. Il faut que tu essaies de la comprendre.
Le convoi partit en direction de Souillac. Annibal, qui était assis sur le premier chariot, reconnut les silhouettes du gosse et de son chien noir qui marchaient au bord de la chaussée. Le gamin portait à l'épaule un baluchon noué aux quatre coins ; à mesure que le char se rapprochait, Annibal découvrait les plaques de sang séché qui brillaient sur les flancs du molosse. L'animal boitait. Annibal arrêta le chariot et lança :
- Monte avec ton chien. Il y a de la place. (Le convoi redémarra.) Comment t'appelles-tu ? Moi, c'est Annibal.
- Moi, c'est Mouchet. Et lui, c'est Joko.
- Où vas-tu, Mouchet ? demanda Annibal.
- Droit devant moi. Je ne me retourne jamais. Sauf à avoir envie de pleurer.
- Moi, c'est pareil, fit le Creusois. Droit devant moi.
Ils éclatèrent d'un rire forcé qui leur fit du bien.

Au fil du chemin, Mouchet confia sur sa vie plus qu'il n'avait jamais dit à quiconque. Il avait douze ans. Par la taille il en paraissait dix. Dans ses premières années, ses parents, pour lui épargner la vie militaire tout autant que par indigence (misère), l'avaient nourri au pain de garobe afin qu'il ne grandisse pas. Son père était brassier et sa mère lavandière, dans un village de l'Aubrac. Orphelin dès l'âge de cinq ans, Mouchet avait été loué de ferme en ferme sur le plateau aveyronnais. Il s'était enfui, voilà trois ans, de chez un propriétaire brutal, aux environs de Laguiole, et avait failli mourir de faim dans son errance.
- Et lui ? avait demandé Annibal en montrant le chien.
- Il m'a sauvé. J'étais tombé sur un talus et je n'avais plus la force de me relever. C'était en hiver. Il neigeait. Il m'a flairé, m'a retourné pour voir si j'étais encore en vie. Et il s'est couché pour me protéger du froid. Je me suis blotti contre son pelage, et depuis trois ans nous dormons ainsi.
Le gamin expliqua comment Joko, ce premier jour, l'avait quitté pour s'en revenir avec un lapin dans la gueule.
- J'étais toujours sur mon talus. Il a arraché la tête du lapin et l'a laissé saigner au-dessus de ma bouche. J'en ai bu. C'était chaud. Le sang, c'est le lait des désespérés.
Un jour de foie à Salers, alors qu'ils étaient affamés, l'animal s'était de lui-même présenté devant un homme qui organisait des combats. Un chien gisait déjà, éventré par un ours. L'autre avait toisé Joko, avait demandé qui en était le propriétaire et Mouchet s'était approché. C'était ainsi que les choses avaient commencé. Aussi simplement, aussi mystérieusement, Joko n'avais jamais trouvé son maître.
- Je suis l'enfant d'un chien, dit Mouchet. Je suis un chien.
- Ne dis pas cela,, murmura Annibal.
Mouchet et Joko ne quittèrent plus les Creusois. Le soir de leur arrivée à Souillac, Joseph accepta, en rechignant (en râlant), que le gamin se joignît à eux pour partager leur maigre soupe. Lorsqu'il vit Ester, Mouchet ne peut réprimer son admiration.
- Qu'elle est belle..., glissa-t-il à Annibal.
- Et encore, tu ne l'as pas vue danser, soupira le Creusois. C'est la plus belle femme qu'il m'ait été donné de rencontrer."
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MessageSujet: LA BELLE ROCHELAISE   LA BELLE ROCHELAISE - Page 4 EmptyJeu 20 Oct - 14:50

A SOUILLAC, les Lario s'installèrent près des rives de la Dordogne et donnèrent trois représentations. Au terme de la dernière, un homme se présenta à Annibal. La cinquantaine, grand, vêtu d'une longue cape mitée, coiffé d'un chapeau qui rappelait la mode Louis XIII, un nez long, les joues creuses, il portait une mouche au menton.
- Pourrais-je vous parler, jeune homme ? demanda-t-il sur un ton d'une extrême civilité. Je me présente. (Il recula d'un pas et retira son chapeau dans un mouvement de mousquetaire.)
Théosphène Monpazier, directeur de troupe.
L'individu prit Annibal par le bras. Il flottait après lui une odeur de parfums usés et de vieux papiers.
- Ma troupe s'est produite par toute l'Aquitaine, sur les terres catalanes et jusque sous les yeux de Sa Seigneurie le duc de Bordeaux...(Il s'interrompit pour poursuivre sur le ton de la confidence Smile Figurez-vous qu'être responsable d'une troupe de théâtre n'est pas tâche aisée. A l'intérieur de ces grandes âmes que sont le comédiens, les effets de la passion prennent des proportions de séismes...
Annibal sourit. L'homme l'amusait. Son accent du Sud-Ouest reprenait le dessus, malgré toute l'application qu'il prenait à parler à la française.
- C'est ainsi que notre Dorante et notre Mademoiselle Argante ont échappé, la semaine dernière, à mon autorité paternelle pour s'en aller vivre le parfait amour. Ils ont quitté la troupe comme des voleurs, telles deux torches, deux étoiles filantes.
Il tendit le bras vers le ciel et balaya la voûte céleste.
- Que puis-je pour vous ? demanda Annibal.
- C'est très simple. Je vous ai observé et, croyez-en le grand Théosphène Monpazier, il y a en vous, à n'en pas douter, un grand Arlequin.
Annibal éclata de rire.
- Mais je ne sais même pas qui est Arlequin !
- Voilà ce qu'il fallait répondre ! Vous portez en vous Arlequin si naturellement qu'ignorant même qu'ils existât vous lui ressemblez.
- Soyons sérieux, dit Annibal. Je ne suis pas un fêteux ! Je suis scieur de long, cher Théosphène Monpanier...
- Monpazier... Il importe, jeune homme, de ne pas s'aveugler sur son destin. Vous, par exemple, hâbleur, bien découplé, beau comme un verger grec, vous êtes justement destiné à interpréter Arlequin. Je vous propose simplement d'effectuer ce passage prodigieux du cirque au théâtre, puisque vous avez déjà parcouru le chemin qui mène de la clairière à la piste.
- Je ne suis pas seul, dit Annibal. J'ai quatre amis.
- S'ils n'ont pas trop d'appétit, qu'ils viennent.
- Il y a Bramefaim, celui qui soulève la fonte comme d'autres battent des oreillers en duvet d'oie (plumes d'oie).
- Magnifique ! Nous manquions d'un régisseur...
- Il y a un gosse qui se nomme Mouchet. Il a douze ans, en paraît dix et a vécu un siècle.
- Superbe ! Dans toute famille il faut un enfant.
- Il y a son chien, sans lequel vous n'aurez pas l'enfant.
- Ca tombe bien, j'aime les bêtes.
- Il y a enfin et surtout Ester. Ester est la danseuse noire aux flambeaux.
Théosphène Monpazier saisit Annibal par les épaules.
- Je vous prends tout !
- Dans quelle direction allez-vous ? demanda Annibal.
- Demain, nous partons à l'aube par la route de Vayrac. Rejoignez-nous. Notre char est, à s'y méprendre, tout aussi pitoyable que ceux du cirque Lario. Nous vous espérons.
Il serra vigoureusement la main d'Annibal et s'enfonça théâtralement dans la nuit.
Lorsqu'il revint vers le cirque, Annibal s'approcha de Joseph et lui demanda :
- Dans quelle direction allez-vous à présent ?
- Nous partons vers Cahors.
- Vous partez au sud ? s'inquiéta Annibal. Alors nos chemins se séparent ici. Qu'en penses-tu, Bramefaim ?
Le colosse opina.
- C'est absurde, remarqua Joseph. Regardez comme nous avons du succès !
- Nos chemin se séparent, te dis-je. Rosa m'a dit un jour que je ne serais jamais du voyage. Elle avait raison, Rosa.
- Rosa a toujours raison, concéda Joseph.
Il restait à parler à Ester. Annibal l'appela.
- Viens, marchons, lui dit-il.
Ils allèrent au long des vieux murs de la ville. L'hiver avait gonflé les eaux de la Dordogne. Annibal tenit le bras vers la rivière.

Pause p'tite clope, clopi clopin Exclamation
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MessageSujet: LA BELLE ROCHELAISE   LA BELLE ROCHELAISE - Page 4 EmptyJeu 20 Oct - 15:21

- Je suis d'un pays proche des sources d'où viennent ces eaux. Je désire remonter chez moi. Je voudrais... Je voudrais que Bramefaim, toi et moi, nous quittions le cirque et que nous remontions vers le plateau de Millevaches.
- Je vous dois cela.
- Tu ne nous dois rien du tout ! J'aimerais seulement que tu connaisses les gens parmi lesquels je vis depuis toujours.
- Pourquoi ? demanda Ester.
- Je ne sais pas...
- Dis-moi ce qui pourrait me décider !
Annibal songea à l'invirtation de Monpazier.
- Un directeur de troupe de théâtre m'a proposé de nous joindre à ses comédiens. Ils remontent vers le plateau. Parmi eux, nous serions tout autant à l'abri des curieux qu'avec les Lario.
- On t'a proposé de jouer la comédie ? s'amusa Ester.
- Pourquoi pas ? Tu dans bien, toi !
- Et quel rôle interpréteras-tu, bel Annibal ?
- Il m'a parlé d'Arlequin. Je n'en sais pas davantage.
- Arlequin ! dit Ester, qui riait franchement. Oh ! le bon directeur de troupe, qu'il a l'oeil !
- Tu connais Arlequin ? demanda Annibal.
- Arlequin, c'est un glouton, un joli coeur, habillé ridiculement, un masque noir sur le visage, aveugle en amour. Mais à qui l'amour, cependant peut élargir l'esprit !
- C'est en tout cas mieux que de s'exhiber en dansant à demi nue. (Ester lâcha le bras d'Annibal. Celui-ci poursuivit Smile Et pour tout dire, j'aimerais que tu cesses de te produire dans ce cirque. L'autre soir, j'ai entendu des horreurs sur ton compte et j'ai pris sur moi de ne pas corriger des hommes qui te manquaient de respect en pensées comme en paroles.
- Tu corrigerais des hommes qui me manquent de respect ?
Annibal secoua la tête.
- C'est toi aussi, Ester qui les provoques.
- Que disaient-ils, ces hommes ?
- Ils disaient que tu n'avais de blanc que les dents...
- Et c'est vrai ! dit Ester. Mais encore ?
- Que les négresses étaient toutes des libertines...
- C'est tout ?
- Que l'Afrique est coutumière de produire des monstres...
- Mais encore ?
- Que le charnu des lèvres du haut traduit l'ampleur de celles d'en bas, dit enfin Annibal d'une voix sans timbre.
Ester le reprit par les épaules et se planta devant lui.
- Regarde ma bouche, dit-elle.
Comme il tournait la tête, se refusant à la fixer dans les yeux, elle lui saisit violemment les cheveux et le tira vers elle.
- Regarde ma bouche !
Annibal dévisagea la jeune femme.
- Arrête ! trancha-t-il en se dégageant d'elle et en revenant à grands pas vers la roulotte. (A peine aperçut-il Mouchet et Bramefaim près de la roulotte qu'il leur cria Smile On part ! Demain matin.
Et il s'en fut se coucher dans un chariot.
- Finalement, il n'y connaît guère plus que moi aux femmes, dit Mouchet.
- Et il enrage de son ignorance, répliqua Bramefaim.
Le lendemain matin, Annibal, Bramefaim et Mouchet dirent adieu aux Lario ? Ils étaient tous là, en rang d'oignons, devant al roulotte. Maria les serra dans ses bras. Le Creusois leva les yeux vers la roulotte à l'intérieur de laquelle s'était réfugiée Ester. Les deux hommes, l'enfant et son chien partirent enfin.
Ils avaient gagné la route qui sortait des faubourgs de Souillac, quand soudain Joko fit demi-tour et se coucha au milieu du chemin. Mouchet, Annibal et Bramefaim s'arrêtèrent à leur tour.
Elle allait vers eux de son long pas de reine, sans se presser. Les deux hommes et le gosse, plantés là, ne pouvaient se rassasier de la vue d'Ester. Soudain, Joko s'élança et galopa vers elle. Sans se concerter, les hommes se précipitèrent à leur tour. Bramefaim saisit la jeune femme par la taille et la souleva au-dessus de ses épaules. Annibal s'accrocha à ses jambes en riant. Mouchet escaladait Bramefaim pour saisir les mains d'Ester qui hurlait de joie. Sur la route déserte, ils étaient une seule brassée de corps sur laquelle était plantée une orchidée noire.

A SUIVRE ..........
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MessageSujet: LA BELLE ROCHELAISE   LA BELLE ROCHELAISE - Page 4 EmptyJeu 20 Oct - 15:40

Oups...... j'ai omis de préciser qu''il s'agissait de la fin du 13. ... Laughing
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MessageSujet: LA BELLE ROCHELAISE   LA BELLE ROCHELAISE - Page 4 EmptyJeu 20 Oct - 19:01

14

Le château perdu

SI, par l'apparence de son char attelé à deux boeufs et chargé de décors, la troupe de Théospène Monpazier n'avait rien à envier au pittoresque du cirque Lario, l'ordinaire des comédiens s'était révélé d'une dureté autrement plus grande que celle des bateleurs. Au long des villages, les enfants les pourchassaient, leur jetant des pierres. A Beaulieu, des hommes avaient poursuivi Mlle Sylvia, une blonde fardée avec outrance, mouchetée sur la lèvre et bien trop décolletée pour les gens d'ici. Elle n'avait dû son salut qu'à l'intervention de Bramefaim.
Une des autres demoiselles de la compagnie, surnommée la Comtesse, avait été la maîtresse de Théosphène. Elle n'était plus de cette jeunesse qui fait tout pardonner et, depuis une décennie, tenait les rôles de mère, de comtesse, de reine ou de fée.
La troisième comédienne de la troupe se nommait Lisette. Brune piquante, tout en malice, le visage rond, les épaules rondes, la poitrine ronde, elle jouait les servantes et les confidentes.
Les trois femmes avaient accueilli Ester avec toute la rouerie obligée, mais sans aller au-delà de l'escarmouche. C'est qu'Ester, si elle était d'une beauté et d'une jeunesse incomparables, restait à leurs yeux une négresse.
Deux hommes donnaient la réplique à ces trois femmes-là : Théosphène, bien évidemment, qui possédait encore des allures de coq, bien que chaque année il perdit quelques plumes. Et Frontin, un jeune homme soucieux de lui, maigre, jouant les comiques, mais pouvant à l'occasion faire les Dorante et que le départ du premier amant avec Mademoiselle Argante avait empli d'aise (il était content).
Théosphène s'était attaché à faire répéter Annibal. Il avait en tête de monter un divertissement à l'italienne, grossier mais vif, que goûteraient à coup sûr les gens d'ici.
Théosphène ne s'était pas trompé quant aux dispositions du jeune homme. Celui-ci, doué d'une mémoire remarquable, en trois lectures, s'était approprié le texte, et il avait naturellement l'intelligence des situations. Rassué sur ce point, Théosphène entreprit de faire travailler Ester, car il escomptait beaucoup de sa simple apparition. Ses débuts furent plus difficiles, car la june femme restait sur son quant-à-soi alors que le propos de Thosphène était qu'elle parût délurée. Elle parvint cependant à donner le change au cours de ses quelques répliques. Car, au fond, ce que Théospène lui demandait sur scène, c'était de rester noire. Et cela, elle y parvint assez aisément.
La troupe donna une première représentation dans l'arrière-salle d'une auberge sur la place d'Argentat. C'était un soir de foire et la foule se pressait pour entr'apercevoir ces créatures d'étrange, si étonnantes que l'une d'elles était aussi noire de peau que le diable. Théosphène décida de donner en première partie le Galant Jardinier où Annibal et Ester faisaient une apparition.
Les affaires conclues à la foire avaient été bonnes, et le public bon enfant leur fit un triomphe. Ester et Annibal, qui saluaient en se donnant la main, en éprouvèrent une joie profonde.
La représentation d'Argentat dessera un temps la rigueur qui accablait les comédiens de Théosphène Mompazier. La recette permit de se nourrir enfin convenablement et de remplacer le vieux joug des boeufs. Mlle Sylvia chantait tous le matins d'une voix délurée. La comtesse avait laissé entrouverte sa porte à Théospène, qui s'en était trouvé fort aise. Quant à Lisette, elle vivait une aventure ave cun grossiste en bois, qui lui avait proposé de l'épouser. Un matin, la compagnie Théosphène Monpazier quitta Argentat sans Lisette, à qui ses rêves rentrés de bourgeoisie avaient fait poser son sac à main dans la jolie cité.

Vais préparer le souper. Bonne soirée et gros bisous. ...
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MessageSujet: LA BELLE ROCHELAISE   LA BELLE ROCHELAISE - Page 4 EmptyVen 21 Oct - 18:14

Dès qu'ils quittèrent les rives de la Dordogne, le paysage se modifia. Le raidissement des côtes et des vallées, l'immensité des étendues qui s'offraient à la vue en direction du Cantal avaient pour Annibal et Bramefaim quelque chose d'exaltant.
Ils allaient sur les replats d'herbe rase battus par des vents rêches, fraîchis au passage de la Xaintrie. Mlle Sylvia et la Comtesse marchaient, emmitouflées dans des capes élimées. Deux cordes de la viole (instrument de musique) de Frontin, séchée par le vent, s'étaient brisées, au grand désespoir du musicien, qui ne pouvait guère espérer les remplacer avant Clermont-Ferrand.
A Saint-Pantaléon, ils donnèrent une représentation. Un soleil étincelant brillait à présent sur la campagne. Décidé à interrompre leur errance, le temps de réparer leurs forces, Théosphène choisit de s'arrêter dans une auberge isolée sur la route de Neuvie. Les femmes retrouvèrent avec bonheur des draps de lit. Les hommes passaient des heures devant la cheminée. Jamais depuis le début de leur cavale, Annibal, Bramefaim et Ester ne s'étaient autant crus en sécurité.
Dès le premier jour de leur installation à l'auberge, Théosphène s'appliqua à travailler avec Annibal et Ester les rôles d'Arlequin et de Lisette qu'il fallait bien remplacer. Le matin, ils avaient essayé un costume d'Arlequin. Dans son gilet serré, sous une casaque faite de losanges de toutes les couleurs se terminant par une collerette de batiste, avec son pantalon court qui dégageait ses jambes râblées, Annibal avait l'air le plus comique du monde. Comme une volée de sauterelles, la Comtesse, Mlle Sylvia, Ester, Mouchet et Joko se précipitèrent dans le recoin de la salle commune où avait lieu l'essayage. Ce fut une ovation.
Ester et Annibal, après qu'ils avaient étudié leurs rôles avec Théosphène, s'isolaient à l'écart de l'auberge, au pied d'un bosquet de pins. Des perce-neige pointaient sur l'herbe rase, où de petites abeilles brunes bourdonnaient.
Depuis leur rencontre, Annibal et Ester vivaient là leur premier instant de répit. Apprendre les vers de Théosphène était une manière d'oublier qu'ils fuyaient, et, finalement, de vivre. Ils reprenaient chaque scène. Théosphène, qui les regardait partir vers le bosquet de pins, leurs livrets à la main, souriait. Toute son existence lui avait appris que l'art ne va jamais sans passion.

Je vais continuer sur le Forum, car je n'ai pas la rubrique "italique" sur le bureau.

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MessageSujet: LA BELLE ROCHELAISE   LA BELLE ROCHELAISE - Page 4 EmptyVen 21 Oct - 19:33

Ce matin-là, Ester et Annibal répétaient leur grande scène, la première de l'acte II du Prince travesti. Ils étaient debout, face à face. Annibal débutait :
- Mon bijou, j'ai fait une offense envers vos grâces, et je suis d'avis de vous en demander pardon...
Ester répondait :
- Pourquoi donc Question Qu'avez-vous fait Question
- J'ai fait une insolence ; donnez-moi conseil. Voulez-vous que je m'en accuse à genoux, ou bien sur mes deux jambes Question
- Je ne veux ni vous battre ni vous voir à genoux ; je me contenterai de savoir ce que vous avez dit.
Arlequin, s'agenouillant, répondait :
- M'amie vous n'êtes point assez rude, mais je sais mon devoir.
- Levez-vous donc, mon cher ; je vous ai déjà pardonné.
- Ecoutez-moi ; j'ai dit en parlant de votre inimitable personne, j'ai dit... le reste est si gros qu'il m'étrangle.
- Vous avez dit Question
- J'ai dit que vous n'étiez qu'une guenon.

Ester, fâchée, tournait le dos à Arlequin.
- Pourquoi donc m'aimez-vous, si vous me trouvez telle Question
Arlequin, tout en pleurant :
- Ne vous ai-je pas dit que j'étais un misérable Question Mais, m'amour, je n'avais pas encore vu votre gentil minois...
- Comment, vous ne me connaissiez pas dans ce temps-là Question Vous ne m'aviez jamais vue Question
- Pas seulement le bout de votre nez.
- Eh Exclamation mon cher Arlequin, je ne suis plus fâchée. Ne me trouvez-vous pas de votre goût à présent Question
- Vous êtes délicieuse.
- Eh bien, vous ne m'avez pas insultée et, quand cela serait, y a-t-il meilleure réparation que l'amour que vous avez pour moi Question
- Quand je vous regarde, je me trouve si sot Exclamation
- Tant mieux, je suis fort aise que vous m'aimiez ; car vous me plaisez beaucoup, vous.
- Oh Exclamation vous me faites mourir d'aise.
- Mais est-il bien vrai que vous m'aimiez Question
- Tenez, je vous aime... Mais qui diantre peut dire cela, combien je vous aime Question Cela est si gros que je n'en sais pas le compte.
- Vous voulez m'épouser Question
- Oh Exclamation je ne badine point ; je vous recherche honnêtement par-devant notaire.
- Vous avez envie que je sois heureuse Question

- Oui, Ester.
Ester prit un ton fâché de comédie pour dire :
- Ce n'est pas du Marivaux cela Exclamation
- C'est beaucoup mieux, dit Annibal.
Il posa son texte dans l'herbe et prit la main d'Ester. La jeune fille le regardait de ses yeux sombres.
- Je t'aime, Ester, dit Annibal.
Elle inclina légèrement la tête, offrant à sa vue un peu de sa gorge et le profil de sa nuque.
- Que me dites-vous là Question Vous n'êtes qu'un libertin qui tente de séduire toutes les femmes, un glouton, un facétieux (un farceur) Exclamation
Annibal se pencha et la prit dans ses bras. La jeune fille eut un éclair de tristesse dans le regard.
- Et toi, m'aimes-tu Question demanda Annibal.
- Aussi violemment que je te crains, dit-elle dans un soupir.

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MessageSujet: LA BELLE ROCHELAISE   LA BELLE ROCHELAISE - Page 4 EmptySam 22 Oct - 18:41

Ils se laissèrent tomber, enlacés. Annibal caressait le visage d'Ester, qui restait les yeux fixés sur le ciel. Encouragé, le jeune homme descendit vers sa poitrine et baisa ses épaules. Elle le laissa faire. Pris de passion, il lui saisit la taille. Elle se raidit. Il glissa la main dans ses jupes. Elle prit son poignet et le repoussa.
Il insista.
- Laisse-moi ! cria-t-elle en se redressant.
Interloqué, Annibal s'assit, l'air pitoyable, cherchant à comprendre.
- Je t'en prie, dit-elle.
Des larmes coulaient sur ses joues.
- Ne vois-tu pas que je souffre ? murmura la jeune femme.
- Mais je t'aime, dit Annibal, désemparé.
Elle le regarda, parvint à sourire et essuya ses larmes.
- Alors si tu m'aimes, sois patient.
Ester se releva et partit en direction de l'auberge.

Les jours suivants, Ester et Annibal s'évitèrent.
Théosphène, poussé par la nécessité de renflouer ses caisses, donna l'ordre du départ.
Ils arrivèrent l'après-midi en vue des premières maisons de Saint-Hilaire-Luc. Annibal et Bramefaim allaient en tête.
- Tu es fâché avec Ester ? demanda Bramefaim à Annibal.
- Cela se voit tant que ça ?
- Oui.
- Nous nous fuyons parce que nous nous aimons. Voilà. Il n'y arien là que de très normal.
Bramefaim secoua la tête sans comprendre.
- Lorsque je deviens tendre, elle me repousse, reprit Annibal. Comme si je lui faisais horreur.
Abramefaim allait lui conseiller d'être patient, lorsqu'il vit deux gendarmes qui avançaient droit vers eux. Annibal s'arrêta.
- C'est vous les gens de théâtre ? demanda l'un d'eux.
- Oui, répondit Annibal.
- Il y a parmi vous une négresse ? reprit l'homme.
- Annibal acquiesça.
- C'est bon, suivez-nous, dit le gendarme d'un air martial.
- Que se passe-t-il ? s'exclama Théosphène, qui remontait en tête du convoi.
Il avait repris sa voix de théâtre. Impressionné, le brigadier leva la main à son bicorne (pour saluer) et dit :
- Nous sommes envoyés par M. le maire, le marquis de Saint-Hilaire. Il nous a demandé de vous conduire à son château, où il désirerait que vous lui présentiez votre spectacle.
Triomphant, Théospène se tourna vers ses comédiens.
- Voyez comme notre gloire nous a précédés. Dans un pays où on aurait du mal à croire que le mot Corneille désignât autre chose pour ses habitants que le nom d'un volatile.
Le convoi, précédé des gendarmes, se présenta bientôt au pied des murailles d'un château austère, crénelé, coiffé d'un donjon. Le char passa dans un roulement de planches au-dessus des douves asséchées et accéda à la cour intérieure. Adossées contre les murs et donnant sur une coursive s'organisaient des dépendances. Sur la porte principale de l'une d'elles était inscrit le mot "laboratoire". Un des gendarmes, observant la curiosité des comédiens, commenta :
- M. le marquis est un savant. Il scrute le ciel avec une lunette postée là-haut sur le donjon.
- La science et les arts, Prométhée et Ahéna ! s'exclama Théosphène. Ce lieu est un sanctuaire.
Les soldats conduisirent la troupe dans une immense pièce en rez-de-chaussée, ancienne salle des gardes. Les gendarmes attendaient, dans une attitude respectueuse. Les comédiens entendirent des pas qui descendaient un escalier. Une porte, que personne n'avait remarquée dans la pénombre d'une boiserie, s'ouvrit en grinçant. La marquis de Saint-Hilaire apparut.
C'était un homme jovial, court sur pattes, tout en rondeurs, un grand sourire sur les lèvres, une paire de bésicles (lunettes) sur le nez.
- Chers comédiens ! Que vous avez été inspirés de passer là... Le maire vous souhaite la bienvenue dans sa commune, le marquis dans son château. Quant à l'homme de science et de culture, il vous prie de 'l'honorer ce soir d'une représentation.
- Ce soir ? réagit Théosphène.
- C'est un peu court ? demanda le maire. C'est que demain je dois m'absenter de Saint-Hilaire pour deux semaines...
- Il n'y a rien d'impossible à la troupe Monpazier lorsque c'est pour l'amour de l'art !
Le marquis eut une expression joyeuse et conclut :
- Cette salle est la plus vaste du château et, au fond, la plus commode au théâtre. Déplacez les meubles, installez-vous. Elle vous appartient. Mes gens sont à votre disposition.
Le marquis envoya les gendarmes se désaltérer aux cuisines et disparut par l'escalier discret.
La représentation de la troupe Monpazier débuta à neuf heures. Une assemblée d'une vingtaine de personnes qui regroupait tout ce qui comptait aux environs, s'était rendue à l'invitation du maire.
La troupe de Théosphène Monpazier se surpassa. La Sylvia fut sidérante de grâce. Frontin fut magnifique d'élégance. Théosphène repoussa les limites de son rôle, davantage en noblesse qu'en finesse. Annibal et Ester, dans le premier divertissement, parvient à faire oublier qu'ils débutaient.
Il était près de onze heures lorsque les dernières voitures reprient le chemin cahoteux de Saint-Hilaire. Après avoir accompagné ses derniers invités, le marquis, précédé d'un domestique qui tenait un flambeau à poignée d'argent, revint dans la salle des gardes.
- Merci, mes amis, dit-il. Le spectacle que vous nous avez offert était remarquable. Venez, nous allons dîner ensemble, si vous m'acceptez à votre table...

PAUSE."
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MessageSujet: LA BELLE ROCHELAISE   LA BELLE ROCHELAISE - Page 4 EmptySam 22 Oct - 19:08

"Le dîner fut d'une grande gaieté. La conversation fut inespérée. Malgré l'heure et la fatigue, chacun usait de ses dernières forces à la rendre pétillante, inattendue, vive. Seule Ester, à l'extrémité de la table, restait sur la réserve.
Annibal et Bramefaim, qui avaient copieusement honoré le vin du marquis, avaient la tête qui tournait.
- Votre art de transformer vos physionomies afin de vous conformer aux traits psychologiques de vos personnages est la plus singulière des sciences, lança Saint-Hilaire.
Théosphène, l'esprit brouillé par l'alcool, mordit à l'hameçon.
- Vous ne pouvez imaginer, cher hôte, à quel point l'expression du visage indique clairement l'intimité d'un être.
- A vous entendre, au théâtre comme à la ville !
- A l'évidence, poursuivit le comédien. Regardez Frontin, par exemple. Qu'exprime-t-il pour vous, monsieur le marquis ?
Saint-Hilaire regarda attentivement le visage parfaitement inexpressif du comédien, que l'ivresse statufiait.
- La largeur du front indique clairement la place dont dispose le cerveau et par conséquent l'ampleur de sa réflexion, prononça le marquis. (Frontin leva un sourcil car personne n'avait encore fait allusion, en sa présence, à son intelligence.) Je dirais que M. Frontin possède un angle facial d'environ quatre-vingt-un degrés, ce qui conforte mon analyse.
- Quelle analyse ? demanda Frontin, soudain intéressé.
- Vous êtes un être singulièrement pensant, monsieur. Les maxillaires peu développés soulignent une valeur morale indéniable. Dans mon laboratoire, j'ai réussi, à force d'observations, à établir les liens qui régissent les qualités morales, raciales, intellectuelles et la forme du corps... Ce n'est pas vous, gens de théâtre, qui me contredirez si je dis q'uil existe un rapport évident entre la perfection de l'esprit et la beauté de la figure.
- Othello est une grande âme. Qui songerait à confier le rôle à un nabot ? remarqua Théosphène.
- C'est bien évident. (Saint-Hilaire jeta un regard sur ses hôtes et, après une hésitation, dit Smile Je vais vous montrer quelque chose que je ne livre pas volontiers aux regards. Suivez-moi.
Les dames ne se firent guère prier, fort heureuses de pouvoir enfin se lever de table. On laissa Mouchet ronfler sur le divan. On abandonna Bramefaim et Annibal qui somnolaient. Au rez-de-chaussée, ils arrivèrent devant une porte grillagée qui donnait sur le laboratoire. Le marquis sortit une clef de sa poche et pénétra dans une vaste pièce où il fit porter des lampes. C'était une salle aux murs couverts de vitrines. A une potence était accroché un squelette, qui fit pousser un cri à la comtesse.
- Je m'intéresse à la squelettographie... avoua le marquis.
Dans un angle, un fauteuil était surmonté d'un instrument en bois, muni de pieds à coulisse. Dans les vitrines, d'innombrables crânes étaient étiquetés. Aux murs, des tableaux de classement des différentes races humaines, des schémas, la liste de ces races selon la division de B. de Saint-Vincent, qui débutait par l'homme blanc et se terminait par les Ethiopiens, les Kâfirs, les Hottentots et les orangs-outans.
Saint-Hilaire expliqua que son centre d'intérêt se trouvait être précisément l'étude du cerveau et de ses proportions.
- Vous avez tous entendu parler de la bosse des mathématiques ? Ceux qui portent cette légère bosse à la base du crâne ont des capacités logiques et arithmétiques extrêmement développées. Ceci a été mesuré et prouvé, de Newton à Condorcet. Eh bien, il existe également une bosse du sentiment paternel, une bosse du commerce... Et ainsi de suite !
Profitant de l'effet de surprise, le marquis avança prudemment une suggestion.
- Accepteriez-vous de me laisser mesurer, grâce à cet instrument absolument indolore, les rapports entre la hauteur de votre crâne et sa largeur, ainsi que son angle facial ?
Les comédiens se regardèrent. Ils éprouvaient tous une lassitude extrême.

Je continue plus tard. L'appétit me coupe le clavier. ..
tongue
.
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MessageSujet: LA BELLE ROCHELAISE   LA BELLE ROCHELAISE - Page 4 EmptyDim 23 Oct - 13:45

"Il vous suffit de vous asseoir sur ce fauteuil. En deux minutes, je prends les mesures... Nous pourrions commencer par ces messieurs. Les dames se rendraient ainsi compte qu'il n'ya rien là qui puisse choquer leur pudeur.
Théosphène, se remémorant qu'il n'avait pas encore été question d'argent, s'installa.
- A la bonne heure ! s'écria le marquis.
Il prit les mesures du crâne de Théosphène avec une rapidité qui en disait long sur son habitude.
- La boîte crânienne renferme naturellement les clefs de notre comportement, commentait le savant tout en procédant. Vous n'imaginez pas un instant que le crâne de Descartes et celui d'un ouvrier aient quoi que ce soit de commun.
La Sylvia se risqua la première, la comtesse, qui n'en pouvait plus, s'assit à sa suite. Arriva le tour d'Ester.
- Non, dit-elle. Il n'est pas question que je me livre à ces mesures dégradantes.
Saint-Hilaire jeta un regard excédé à Théosphène.
- Acceptez, insista Théosphène, qui sentait venir l'orage.
La comtesse s'approcha d'Ester et lui prit le bras.
- Ca ne fait pas mal, mon enfant.
- Si, ça fait mal, répliqua Ester en se dégageant.
Un silence pesant s'abattit sur le laboratoire. Le marquis montrait tous les signes de la colère rentrée la plus violente.
- Considérez, monsieur Monpazier, que j'estime cette demande à Mlle Ester bien légère et comme faisant partie de votre prestation de ce soir, dit Saint-Hilaire d'une voix où perçait une étrange dureté.
- Ester, je vous le demande..., supplia Théosphène.
- Croyez-vous que je ne comprends pas tout ce que vous dites dans ce méchant laboratoire ? jeta Ester au savant fou. (Elle tendit le bras cers la liste des races.) Nous autres Africains nous sommes rangés juste avant les singes, c'est cela ?
D'une voix aigre, Saint-Hilaire répliqua :
- Qu'y puis-je s'il y a plus de différence entre un Ouolof sénégalais et Goethe qu'entre un nègre et un singe ? Tout est dans la taille du cerveau, vous dis-je !
Ester fut sur le point de le gifler.
- Etudiez le profil d'un homme, reprit l'autre. Vous verrez que, en inclinant les lignes de ce profil vers l'avant, vous obtenez le profil à l'antique. Par contre, si vous les infléchissez vers l'arrière, vous retrouvez d'abord l'apparence du nègre, puis du singe. Si vous poursuivez ce mouvement, vous obtenez la tête d'un chien et enfin d'un idiot.
- Ai-je la tête d'une idiote, marquis ?
- Je n'ai rien dit de tel. L'idiot vient après le chien.
- Suis-je semblable à Joko ? N'y a-t-il rien en moi d'une femme ?
- Ester, calmez-vous ! dit Théosphène. Nous allons regagner nos chambres.
Le marquis eut un ricanement.
- Vos chambres ? Mais vous n'y pensez pas ! Ou bien cette négresse se laisse mesurer la tête, que je soupçonne d'être horriblement prognathe (mâchoire inférieure plus avancée que la supérieure) sous sa chevelure laineuse, ou vous quittez sur l'heure ma demeure.
Théosphène comprit que, depuis le début, sa troupe avait été invitée uniquement pour livrer Ester aux manies métriques de Saint-Hilaire. Mais il se sentait si vieux, si fatigué, si désireux de se coucher dans un lit, si las de tout, qu'il s'entendit dire :
- Mademoiselle Ester, je vous demande au nom de l'intérêt commun de vous livrer à cette séance de mesure qu'ont acceptée sans manières Mlle Sylvia et...
- Jamais ! cria Ester.
- Ah ! Vous avez peur ? dit Saint-Hilaire. Peur de la vérité dévoilée par la science. Peur que mes mesures confirment que vous êtes issue d'une race débilitée, au cerveau brûlé par l'ensoleillement trop violent de la terre où vous avez grandi...
- Votre sang et le mien sont-ils de la même couleur, marquis ? dit Ester en sortant des plis de sa robe la dague de Jean Coergne. Vérifions...
Les autres reculèrent. Ester avança vers Saint-Hilaire.
- Vous ne m'impressionnez pas. Je suis noble. Le sang qui coule dans mes veines n'a rien à voir avec celui qui vous anime...
- Ester ! s'écria Annibal, qui arrivait de la salle à manger.
La jeune femme tressaillit. Annibal se précipita, saisit la dague, qu'il passa à sa ceinture, et s'avança vers Saint-Hilaire.
- Monsieur, vous vous déshonorez.
Et il lui adressa la plus terrible gifle qu'un home de l'âge du marquis pût recevoir sans être rendu définitivement idiot.
- Viens, dit-il à Ester en lui prenant la main.
Ils s'élancèrent dans la cour, rejoints par Bramefaim, qui repoussait calmement trois domestiques venus aux nouvelles. Mouchet et Joko arrivèrent à la course. Dans la nuit profonde et douce, ils dévalèrent le chemin qui menait au château perdu."

FIN DU 14
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MessageSujet: LA BELLE ROCHELAISE   LA BELLE ROCHELAISE - Page 4 EmptyLun 24 Oct - 13:37

14

La surprise de l'abbé Troubert

Annibal et Bramefaim avaient décidé de marcher sur Pignerolles. Terrible décision. Annibal hésitait à précipiter son compagnon dans la gueule du loup.
- Si les gendarmes m'arrêtent, que ce soit à Bombe-Meille, avait tranché Bramefaim. Je ne peux continuer à courir par les chemins. Et puis, je souhaite revoir Chloé avant...
La route était toute tracée. Evitant Ussel, ils montèrent plein nord, vers le Grand-Billeux, où, le soir, ils firent étape dans une grange isolée. Ils étaient au coeur du plateau de Millevaches.
Alors que Bramefaim et Mouchet étaient déjà couchés dans le foin, Annibal et Ester s'assirent contre la façade de la grange. La jeune femme se blottit contre Annibal, qui, adossé aux pierres, contemplait les cimes s'enfonçant dans le crépuscule.
- J'ai tant rêvé de ces paysages comme on rêve de l'océan.
Ester se pressa contre lui.
- Je n'ai jamais été aussi fier de me présenter devant les miens, poursuivit Annibal.
- Fier ? Qu'as-tu donc rapporté de ta campagne qui puisse te rendre si fier ?
- Toi, dit Annibal, qui ne vit pas un sourire triste se dessiner sur les lèvres de sa compagne.
Les dernières lueurs, accrochées sur les crêtes râpées d'Audouze et du puy Pendu, se dissipaient. Comme si elle devinait ses pensées, Ester murmura :
-- Moi aussi, je désire aller vers toi. Mais je ne suis pas prête.
Il la pressa contre lui.
- La première fois que j'ai vu un homme blanc, reprit Ester, il faisait une lumière semblable à celle-là, une lumière qui s'effiloche et qui serre la gorge. Je te l'ai déjà dit, c'était sur la côte d'Afrique. Nous étions sur la plage, enchaînés, et nous les avons vus débarquer. Il y avait un navire au mouillage...
Annibal posa un baiser sur le front d'Ester.
- Un homme blanc est descendu de la pirogue. Et comme il n'était accompagné que par des hommes blancs, nous, pauvres nègres, nous avons pensé qu'ils étaient des êtres d'un autre monde, tous mâles, et qu'ils avaient le pouvoir de se reproduire entre eux. Nous n'avons pas tardé à comprendre qu'il n'en était rien.
Le vent portait une odeur de genièvre mêlée à un fond de tourbe. Annibal respirait ces senteurs. Toute sa vie, toute son enfance se trouvaient là, dans la finesse et la rudesse de ces parfums de terre et de fleur. Il pressa les épaules d'Ester qui tremblait.
- Depuis ce jour, chaque fois que j'ai vu un Blanc, poursuivit-elle, je me suis demandé le mal qu'il allait me faire. Allait-il me frapper, me séparer de mon frère ou de mes camarades ? Allait-il m'expédier dans les champs ? Allait-il me...(Ester porta la main à sa bouche). Allait-il me forcer ? parvint-elle à dire.
- Je suis là, maintenant, dit Annibal. Personne ne te fera plus de mal.
Comme si elle ne l'avait pas entendu, elle continua.
- Ce fut le capitaine du navire qui a exploité ma mère tout au long de la traversée, si cruellement qu'elle en est morte. Ce sont ses officiers qui puisaient chaque soir dans la cale des jeunes femmes et des jeunes filles pour leurs plaisirs. C'est le fils Belin-Supiot qui m'a asservie alors que je n'avais que treize ans... Comment pourrais-je admettre que cette peau blanche soit à présent celle de la tendresse ? poursuivit-elle en touchant le visage d'Annibal. Comme ça d'un coup ? Cette peau que j'ai appris à haïr... Il me faut le temps, Annibal. (Ester se dégagea des bras du jeune homme et le regarda dans les yeux.) Je ne suis qu'une cicatrice, Annibal. Lorsqu'on me touche, j'ai mal et je hurle. Tu aimes une plaie vive. (Il allait parler. Elle posa l'index sur ses lèvres.) En auras-tu la force ?
Pour toute réponse, il embrassa sa main. Elle le laissa faire, les yeux mélancoliques et fiévreux.

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MessageSujet: LA BELLE ROCHELAISE   LA BELLE ROCHELAISE - Page 4 EmptyLun 24 Oct - 16:25

Le lendemain, ils furent enfin en vue de Pigerolles. Malgré les réserves de Bramefaim, qui voulait filer discrètement à Combe-Meille, Annibal n'eut de cesse de se rendre au village.
- Je veux présenter Ester à ma mère et à ma soeur.
Ils avaient à peine dépassé la première maison qu'une silhouette noire se présenta au bout du chemin. Après un temps d'hésitation, Annibal prit la main d'Ester et avança d'un pas résolu. Bramefaim et Mouchet les suivaient, un peu en retrait.
L'abbé Troubert, au milieu de la route, laissa tomber son livre de messe. Le vieux prêtre eût vu venir le diable, il ne se serait pas trouvé d'une telle blancheur d'ivoire.
- Mon père..., je suis de retour !
L'abbé Troubert restait abasourdi.
- C'est elle ? demanda le vieil homme.
- Elle ?
- Elle ! La Rochelaise...
Annibal se tourna vers Ester, qu'il tenait par le bras. Il adressa à la jeune fille un de ces sourires dont il avait le secret.
- Voyez, mon père. Je ne vous avais pas menti ! Permettez-moi de vous présenter Ester. Celle qui m'attendait en Charente. J'ai l'honneur de vous demander, mon père...
Incrédule, Ester dévisageait Annibal, qi se reprit et dit brusquement d'une voix solennelle :
- Je vous demande, mon père, pour accéder à ma promesse et afin que nous ne vivions plus l'un et l'autre dans le péché, je vous demande de nous marier.
Ester tenta de dégager sa main, mais Annibal la tenait fermement.
- De vous marier..., balbutia le curé Troubert.
- Enfin, mon père ! N'avais-je pas promis de revenir au pays avec celle qui désirait devenir ma femme et que moi-même je souhaitais accueillir comme épouse ? Au point, je vous le rappelle, de compromettre un mariage avantageux...
Le père Troubert sortit son mouchoir et s'épongea le front.
- Bramefaim ! cria le vieil homme en se penchant vers le colosse qui était resté en retrait. Bramefaim, approche un peu.
- Je suis heureux de vous revoir, mon père. Cela faisait longtemps que j'attendais ce moment.
- Je vois que tu es toujours aussi affectueux. Dis-moi, mon petit, est-ce bien vrai ce que me raconte ce farceur d'Annibal ?
- Oui, mon père. Ils veulent se marier. C'est vrai, je le jure.
- Ne jure pas ! s'écria le père, qui, toujours sur la défensive, revint vers Annibal.
- Mais tu ne nous avais pas dit qu'elle était...
- Qu'elle était si belle ? dit Annibal d'un air triomphant.
- Certes. Mais qu'elle était...
- Qu'elle était si jeune ? Est-ce un empêchement ?
- La jeunesse n'est pas un obstacle, évidemment. Enfin, comprends-moi ! C'est la première fois que je vois une...
- Une négresse, dit calmement Ester.
- Oui, mon enfant.
- Je vous fais horreur ? C'est cela ?
- Je n'ai rien dit de semblable ! s'emporta le prêtre.

JE REVIENS

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