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Détente - amitié - rencontre entre nous - un peu de couleurs pour éclaircir le quotidien parfois un peu gris...
 
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 Bernard Quiriny

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MAINGANTEE
epistophélès
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MAINGANTEE

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MessageSujet: Re: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 4 EmptyMer 31 Mar - 19:59

Merciiiiiiiiiiiiiiiiiiiii
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epistophélès

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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 4 EmptyJeu 1 Avr - 19:10

Pendant ce temps, le ranch Verviers prospérait, fort des nombreux artisans, bricoleurs et hommes capables qu'avait débauchés le patron. Ils étaient venus par curiosité, par envie de renouveau et, pour certains, par adhésion morale à son discours anti-socialisant , selon lequel chacun devait récolter le fruit de son travail et la rançon de sa fainéantise, sans redistribution pour fausser les cartes. Libertarisme primaire et intuitif, issu d'un attachement très vif à la propriété privée, et dont le parfum d'élitisme social avait du succès.
La personnalité ombrageuse de Verviers jouait aussi son rôle dans cet enthousiasme ; de tous les habitants du canton, lui seul avait l'allure et le charisme d'un chef. On lui obéissait sans le contredire ; il faisait peur, il fascinait ; il inspirait la confiance et la crainte ; s'il avait coiffé un bicorne, il aurait levé une armée.
Le ranch comptait à présent cent cinquante membres, divisés en classes. Au sommet se trouvaient Verviers et sa garde, soit une vingtaine de personnes, principalement des jeunes à l'esprit militaire, installés à demeure à la ferme et qui avaient renoncé à leur nationalité châtillonnaise. Venaient ensuite des cercles divers, plus ou moins intimement liés au ranch : certains vivaient moitié ici, moitié chez eux, d'autres venaient simplement travailler trois jours par semaine, etc. Toutes les formes de collaboration étaient possibles.
Les candidatures continuaient d'affluer, mais Verviers trouvait ses troupes suffisamment nombreuses pour la quantité de travail disponible. Il craignait aussi qu'à embaucher davantage le ranch ne devînt plus difficile à gouverner.
Concernant la maternité, douze jeunes filles avaient répondu à son appel. Elles étaient logées sur place dans une aile de la ferme aménagée pour elles. Accouplées dès leur arrivée à de jeunes ranchers volontaires (il y avait eu tant de postulants qu'il avait fallu organiser une loterie), elles étaient toutes enceintes, et donneraient bientôt naissance à la première génération de l'ère nouvelle.
Cette concentration des talents et des compétences au sein du ranch lui permettait d'afficher une santé économique insolente. Les équipes de Verviers savaient tout faire : fertiliser et ensemencer la terre, fabriquer du pain, travailler le bois, construire, agrandir et réparer les bâtiments. Il y avait un maçon, deux menuisiers, un couvreur, un électricien, trois mécaniciens, des commis de ferme, une escouade de cuisinières, du matériel en quantité et deux cents têtes de batail soignées par le vétérinaire Guillermot, dont Verviers s'était attaché les services.
Inversement, le village voyait ses forces vives l'abandonner, et ressentait cruellement leur absence. N'y restaient que les intellectuels et les incapables, qui avaient toutes les peines du monde à survivre. Tandis qu'au ranch les stocks s'accumulaient, le reste du canton criait famine ; situation étrange, comme si Monte-Carlo voisinait avec les tiers-monde après avoir aspiré ses élites. Le maire Agnelet et les membres du conseil municipal vinrent plusieurs fois plaider la cause Châtillonnaise auprès de Verviers, en vain ; ce dernier prétextait toujours du travail pour ne pas les recevoir, et Schmitz qui le remplaçait les écoutait sans rien dire, avant de conclure d'un air hostile que si Verviers arrivait à faire tourner sa boutique et à nourri ses équipes, il n'y avait aucune raison pour que les Châtillonnais de leur côté ne parviennent pas.
Ces derniers, quoique victimes objectives de Verviers, ne lui en voulaient pas. Ils le trouvaient dur mais pas injuste ; ils continuaient en fait de l'admirer, tout en souffrant de son égoïsme, Verviers incarnait à leurs yeux le self-made-man et l'homme providentiel, celui qui ne s'en laissait pas conter et qui se retroussait les manches, le bâtisseur d'empire qui imposait ses volontés à la nature et qui changeait la donne. Il était certes dénué de scrupules, il marchait sur le dos d'autrui pour aboutir à ses fins ; mais on applaudissait jusqu'à cette indifférence aux dégâts qu'il causait.
Il y avait bien sûr des mécontents, des révoltés et des jaloux, qui remâchaient leur acrimonie et fabriquaient des rumeurs contre lui.
Ayant appris qu'au ranch on mangeait du pain grâce au moulin, ils disaient que chaque jour le boulanger cuisait une trentaine de miches rondes et dorées, si rassasiantes que souvent les ranchers ne les finissaient pas, et qu'il en donnaient donc la moitié aux cochons ; accusation insupportable aux oreilles des villageois affamés, si absurde qu'ils n'eurent paradoxalement aucun mal à la croire. Quelques-uns, scandalisés, voulurent marcher sur le ranch, comme en 1789 les Parisiennes sur Versailles ; mais personne ne les suivit, et ils rentrèrent chez eux la queue basse.
D'autres étaient choqués plutôt par le projet nataliste de Verviers, et soupçonnaient que son opération de peuplement cachait en fait une organisation de proxénétisme. Ils racontaient que Verviers avait engrossé personnellement les jeunes filles, pour façonner une génération de Châtillonnais à son image ; enivrés par leurs mensonges, outrés et envieux, ils se représentaient un sabbat lubrique dans une grange éclairée à la bougie. On disait aussi que toutes les femmes du ranch étaient forcées de se donner à lui - y compris Marie-Ange Schmitz, la pauvre -, qu'il tournait en somme au gourou, et que cette communauté utopique triait dangereusement vers la secte.
Seulement, cette secte était florissante et apparemment heureuse, alors que le village était triste et crevait de faim.
La vérité pourtant était sensiblement différente.
Heureux, les ranchers ? Abrutis de travail, surtout. A Oulliers, on ne chômait pas. Verviers avait établi un programme strict, et faisait régner une discipline de fer. On se levait avant l'aube, à l'heure où la milice de nuit chargée de surveiller les terres pour empêcher les intrusions passait le relais à la brigade de jour, qui patrouillerait à cheval jusqu'au soir. Quinze minutes de récréation à dix heures, déjeuner de douze à treize, pause-café dans l'après-midi ; à vingt heures les travailleurs exténués étaient autorisés à rentrer, fiers et reconnaissants au chef, contents de trouver à table du pain, de la soupe et parfois un steak issu d'une vache de l'étable, mais aussi épuisé par l'effort, et un peu las de cette frénésie productive qui leur tenait lieu de doctrine.
Plus exactement, les employés ne reprochaient pas tant à Verviers de les faire travailler beaucoup que de ne penser qu'au travail. Trait fondamental de son caractère, qui était à la fois une qualité et un défaut : il était sans cesse en activité, ne s'accordait aucun répit, et ne s'interrompait que pour dormi. Ne rien faire qui fût profitable était impensable ; il ne comprenait pas les notions de vacances ou de relâche, l'oisiveté dans son esprit était un crime. Or, cette ardeur à la tâche, il entendait que ses gens la fassent leur ; de fait, jamais il n'aurait songé à organiser pour eux une fête, un jeu, à leur ménager des moments de loisir ou d'amusement. Raisonnant comme un général en guerre, il exigeait qu'on soit sans cesse sur la brèche, toujours sur le qui-vive. C'était un utilitariste ; ne comptait pour lui que le résultat, visible et concret. Il n'était pas assez subtil ni assez visionnaire pour comprendre que les trêves et la détente rafraîchissent les cerveaux, reconstituent les organismes et rendent in fine les troupes plus vaillantes et plus gaies.



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Jean2

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MessageSujet: Re: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 4 EmptyVen 2 Avr - 12:38

study
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epistophélès

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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 4 EmptyVen 2 Avr - 18:08

Certains, à force, commencèrent de se demander où conduisait cette spirale. Il y avait dans les granges des céréales pour plusieurs mois, les bêtes étaient grasses et musculeuses, les arbres du verger donneraient de beaux fruits l'été prochain ; à quoi bon produire plus, pourquoi ne pas prendre un peu de congé ? Verviers répondait d'une voix sèche que ralentir la marche serait une faute, qu'il fallait au contraire redoubler d'efforts. Ne s'arrêterait-il jamais ? Victime de sa passion cumulative, il était incapable d'envisager une conception paisible de l'existence, et creusait sans le voir un fossé avec ceux de ses employés qui n'étaient pas comme lui, et qui ne le comprenaient plus. Il ne s'agissait pas pour ses ouvriers de sombrer dans l'indolence, ou dans le communisme à la Pithrier, attitudes qui auraient fait horreur à tout le monde - c'était pour s'en protéger qu'ils avaient suivi Verviers ; mais un moyen terme était possible, où l'on ne se tuerait pas à la tâche sous prétexte de ne pas mourir de faim.
Ces récriminations témoignaient d'un début de déception à l'égard de Verviers, ou plutôt d'une attente insatisfaite. Verviers pour eux était un Sauveur ; nul ne doutait qu'il manigançait dans sa tête un plan génial, un grand dessein pour la Bierre qu'ils concouraient tous à réaliser. Un jour, il le leur dévoilerait et chacun comprendrait alors le sens de son labeur. Conviction vague mais enracinée, eschatologie bricolée d'après un mélange de christianisme, de bonapartisme et de gaullisme. ( La Bierre votait à gauche, mais, comme dans nombre de terres de Résistance, le chef de la France libre y demeurait une icône). Or, l'impatience gagnait. La conviction des ranchers d'avoir misé sur le bon cheval avait besoin d'aliments, l'autopersuasion ne suffisant plus. On ne faisait plus confiance aveuglément à Jean-Claude Verviers ; on attendait maintenant qu'il donne des signes, des indices et des preuves.
Hélas, Verviers n'avait aucun plan, même pas le moindre projet. Toute l'affaire s'était faite malgré lui, sans qu'il la contrôle ; il avaitm ené sa barque à l'aveugle, sans voir loin ni se poser de questions. Sans objectif, incapable d'une vision du futur, il n'était pas le +++leader+++ semi-divin que croyaient ses fidèles. Son but unique était de travailler sa terre pour engranger plus de blé que l'an passé, de soigner ses bêtes et d'entretenir ses machines, puis de recommencer jusqu'à la fin, avant de transmettre l'exploitation à un successeur - un petit du ranch, par exemple, qu'il formerait pour en faire un paysan d'élite, fort comme un boeuf, malin comme un renard. Il n'avait pas d'ambition qui dépassât ces visions comptables : obnubilé par les chiffres, il voyait en fait moins loin que la plupart des gens. Pour lui, sa ferme était très bien telle quelle, avec ses palissades, son mirador et son moulin ; il n'aurait pas voulu autre chose, sinon la rendre plus grosse, plus riche - notamment, il trouvait inutile qu'elle soit plus accueillante, ou plus confortable. L'embellir serait même nocif, car l'excès de confort féminise les hommes, et leur donne le goût du superflu.
Ses vues courtes, en somme, ne formaient pas une stratégie, et il n'avait rien à proposer.
Chacun commençait de le comprendre, tout en voulant croire que son silence révélait l'inverse.
Pour couronner le tout, des dissensions naquirent dans son entourage, à cause des phénomènes de cour inhérents à la proximité du pouvoir. Le problème ne venait pas de Paul Schmitz, qui faisait rarement parler de lui, mais plutôt des jeunes recrues enthousiastes chargées de l'ordre et de la défense nationale, qui se sentaient des destins d'héritiers et, soit qu'ils prissent leur mission trop au sérieux, soit qui'ls voulussent imiter le maître, se comportaient en soudards et en voyous. Ils avaient souvent reconduit hors du ranch des villageois intrigués avec force insultes et coups inutiles ; même les autre ranchers avaient été choqués, et tout le monde s'était mis à les appeler "les miliciens", par référence aux années 1940.
Le plus fanatique était Aurélien Gobert, un Bierrois de dix-neuf ans qui ne jurait plus que par Verviers. Robuste, opiniâtre, ce passionné d'arts martiaux et de bandes dessinées n'avait pas mauvais fond, mais il adorait tellement son seigneur et maître qu'il mettait à le servir un zèle excluant l'esprit critique. Il n'avait aucun humour ; plus exactement, il s'était débarrassé du peu d'humour qu'il possédait, Verviers étant connu pour n'en avoir pas. Gobert développait des réflexes de mimétisme étonnants et, tel un caméléon, il avait pris l'accent de Verviers, ainsi que tous ses tics de langage.
Avec Schmitz, le courant passait mal. Schmitz trouvait Gobert un blanc-bec vaniteux, qui se croyait un caïd mais s'écroulait à la première épreuve. Gobert voyait en Schmitz un crétin lymphatique, dénué de caractère et dépassé par les événements. Leur conflit demeurait souterrain, car Verviers n'aurait pas toléré la querelle ; mais la tension entre eux se répercutait sur tout le ranch, et contraignait chacun à prendre plus ou moins part. Gobert faisait sur Schmitz toutes sortes de plaisanteries idiotes, Schmitz favorisait un climat de défiance à l'égard de Gobert, et les deux camps s'infligeaient des coups fourrés et des vexations, sans cacher leur volonté de nuire. Souvent, ils donnaient aux ranchers des ordres contradictoires. Par exemple, Schmitz demandait à tel ou tel de tailler une haie, et lui confiait les outils nécessaires ; en chemin, l'intéressé croisait Gobert qui, sous prétexte de sécurité, interdisait toute présence dans ce secteur jusqu'à nouvel ordre. Le tailleur de haie rentrait sans avoir rien fait, d'où les remontrances de Schmitz qui lui enjoignait d'y retourner ; le pauvre repartait exaspéré et, sur place, recroisait Gober qui le houspillait de nouveau et le traitait d'imbécile.
Un mot de Verviers aurait mis fin à ces enfantillages, mais Verviers ne voyait rien de ce qui se tramait. Du matin au soir il transpirait sur son tracteur, s'oubliant dans le travail pour ne pas penser à ce qu'il allait faire de cette communauté qui le prenait pour son guide et qui lui faisait regretter sa solitude.
Laissée à son cours, la guerre dégénéra. Un jour, Gobert parla un peu sèchement à Schmitz, oubliant le respect dû aux aînés - valeur fondatrice au sein du ranch. Schmitz décida que la cuve était pleine, et qu'il ne pouvait pas se laisser marcher dessus par ce gamin qui n'avait pas vingt ans. Serrant les dents, il fixa durement son agresseur ; ce dernier, qui le croyait veule et tiède, ricana pour monter qu'il n'était pas impressionné. Il fut très surpris quand Schmitz, après avoir craché par terre, se rua sur lui et lui décocha une droite. Le combat fut bref mais violent, avec quelques coups précis qui firent couler du sang. Gobert découvrit que Schmitz était plus vif que prévu, Schmitz que Gobert était moins fluet qui'l ne pensait. Au bout de quelques secondes, tandis que les ranchers éberlués faisaient cercle autour des belligérants, Verviers déboula et interrompit la rixe, écumant de rage.
- Comment osez-vous vous donner ainsi en spectacle ?
Gobert tenta de se justifier.
- C'est Schmitz qui...
- Je ne veux rien savoir, coupa Verviers. Disparaissez.
- Mais...
Verviers pointa son doigt sur lui.
- Toi, tu vas te cacher dans la forêt.
Verviers transpirait, écarlate ; on devinait ses efforts pour se contenir, et nz pas massacrer son cadet sur place.
Gobert renifla, jeta vers Schmitz un regard plein de haine puis partit en marmonnant, tandis que les ranchers s'écartaient pour le laisser passer.
Verviers se tourna vers Schmitz.
- Quant à toit...
Il ne finit pas sa phrase. Schmitz était plus vieux que lui, il ne pouvait pas le morigéner comme Gobert.
- Va t'essuyer le visage, dit-il d'une voix lasse.
Il jeta un regard à la cantonade.
- Et vous, reprenez le travail.
Il rentra dans sa ferme en donnant des coups de pied dans les cailloux, et ne réapparut pas de la journée.

Pause
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 4 EmptySam 3 Avr - 13:21

Michel Thorens, 54 ans, moniteur d'auto-école
"Mon grand-père n'a jamais voyagé, sauf en 1914 pour partir à la guerre. Il est revenu avec un poumon malade et deux doigts coupés. Il n'a jamais eu besoin de voir ailleurs, la Bierre lui a suffi. Pour autant que je sache, il a vécu heureux. Pourquoi ne le serions-nous pas ?

Louise Bobin, 35 ans, commerçante.
"Je ne me suis jamais tant ennuyée. Au réveil, je me sens bien durant quelques secondes ; puis je me souviens que je suis séquestrée, qu'aujourd'hui encore je ne verrai pas d'autres têtes que la veille, pas d'autres paysages, que je ne ferai rien que chercher à manger et attendre le soir. L'après-midi, j'erre dans les rues. Sur le pont du canal, je songe à me jeter à l'eau ne sachant pas nager. J'ignore ce qui me retient. Une vie comme la nôtre ne vaut pas d'être vécue."

Marion Rambier, 26 ans, sans emploi.
"Je suis mère d'un garçon d'un an et demi, Vincent, né quelques jours avant que le village soit coupé du monde. Je rentrais de la maternité quand les événements ont commencé. L'ironie de l'histoire veut que Vincent aurait dû naître le 14 septembre, veille de la fermeture ; mais il est arrivé plus tôt. S'il avait respecté le calendrier, nous aurions passé la nuit du 14 au 15 à la clinique, et serions bloqués dehors au lieu d'être bloqués dedans. Je ne devrais pas perler ainsi, mais j'en veux à mon fils. Par sa faute, j'ai perdu ma liberté."

Simon Febvre, 16 ans, lycéen.
"Ma mère dit que c'est une punition. Nous avons commis une faute, que nous payons à présent. Un châtiment de Dieu."

Stéphane Lemaire, 37 ans, professeur de gymnastique.
"Je croyais vraiment réussir. C'était idiot : des dizaines de gens avant moi ont échoué - mais tant qu'on n'a pas fait l'expérience par soi-même, on pense avoir sa chance. Car enfin, qui se croirait raisonnablement incapable d'un exploit aussi dérisoire que sortir du village ?
Alors j'ai essayé. Et j'ai raté. J'ai marché deux jours avant de faire demi-tour, honteux. Durant la semaine qui a suivi mon retour, je me suis caché."

Christophe J., 41 ans, conducteur de travaux.
"Je pense à nos enfants, dont l'avenir est bouché. Tu te rêvais dessinateur, pilote, comédien ?
Remballe : tu resteras dans la Bierre, tu cultiveras ton lopin, tu vieilliras ici. Tu croyais partir, conquérir le monde ? Mais le monde, petit,, il est là, sous tes yeux ; il n'y a rien à conquérir, nulle part où aller ; tu sais tout, tu es allé partout, tu as tout ce qu'on peut voir. Chez nous, on est vieux à douze ans, car à douze ans on a fait dix fois le tour du monde."

Jean-Luc Martelli, 60 ans, travailleur social.
"Des mystiques vont et viennent en répétant que l'Apocalypse a eu lieu, qu'hors de la Bierre il n'y a plus rien. Au début, ils me faisaient sourire ; à présent, j'en ai assez. Ce millénarisme m'insupporte. "Si nous sommes les seuls survivants, leur ai-je lancé l'autre jour, pourquoi ne pas réparer ce regrettable oubli ?
Suicidons-nous !"
Certains m'ont regardé d'un air montrant qu'ils n'avaient pas compris la plaisanterie."

Laurent Trihel-Canuët, 32 ans, informaticien.
"J'étais un boulimique d'informations, et l'absence d'accès à Internet ou à la télévision m'a terriblement frustré. Je me morfondais chez moi en pensant à ce qui s'était passé dans le monde, et que nous ignorions. Peut-être le Président était-il mort dans un attentat ? Peut-être les banques avaient-elles fait faillite ? Un film remplissait les salles de cinéma que nous ne verrions pas, un livre inconnu de nous faisait polémique.. Il m'a fallu des mois pour me sevrer. A présent, je ne ressens plus le manque, mais je songe parfois à tout ce dont nous sommes privés. A la vie qui continue sans nous, à l'Histoire dont nous sommes sortis."

Anonyme, 34 ans.
"L'essentiel, c'est de conserver notre sens de l'humour. Avant que tout déraille, j'étais déjà convaincu de l'absurdité de la vie, et du fait que rien n'est utile ni sensé. Sous cet angle, les choses n'ont pas changé : tout reste absolument stupide, et la vie n'est pas plus folle ni moins valable. Est-il plus normal selon vous d'habiter une planète si vaste qu'il faudrait cinq vies pour l'explorer, ou un territoire si restreint qu'on en a fait le tour en trois jours ? Avant, c'était trop grand ; maintenant, c'est trop petit.
Dans les deux cas, c'est insensé, et je ne vois donc aucune raison de m'alarmer."

Paul-Henri Bouchon, 45 ans, éleveur.
"Mes fils et moi avons jeté en un an plus de cent bouteilles dans l'Arlon et le canal, avec des messages de détresse à l'intérieur.
Deux ou trois se sont prises dans les joncs en aval, que des pêcheurs ont récupérées ; les autres, le courant les a emportées. J'imagine qu'elles flottent à présent dans un fleuve interminable, par analogie avec nos route qui s'allongent à l'infini.
A moins que de l'autre côté quelqu'un ne les ait trouvées, mais qu'il ne lui soit impossible de nous répondre ?

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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 4 EmptySam 3 Avr - 14:12

J'ai construit aussi une fusée miniature, en songeant que peut-être le mur n'était pas si haut qu'il soit impossible de passer par-dessus.
Au bout de trois semaines de tests, nous avons propulsé un petit engin dans le ciel, avec un billet collé sur le fuselage. S'il est passé par-dessus le mur, ce que rien ne prouve, il a dû atterrir, d'après mes calculs, à sept ou huit kilomètres à l'est de la rampe de lancement, du côté de Ruet. Mais là non plus, nous n'avons eu aucune suite. Mes fils se sont découragés, et nous n'avons pas persévéré."

Claude Galmont, 53 ans, jusriste.
"Ma femme et moi sommes adeptes du naturisme, que nous avons pratiqué pendant des années sur les plages du Sud. Evidemment, nous avons renoncé à cette habitude. Notre jardin n'est pas clos ; quel scandale, si nos voisins nous voyaient nus sur la pelouse ! Cela paraît dérisoire, mais c'est la conséquence du phénomène qui me dérange le plus : il est plus difficile aujourd'hui d'adopter un mode de vie non conformiste. Dans un pays de soixante millions d'âmes, l'individu est invisible dans la masse, personne ne s'aperçoit qu'il fait à sa façon.
Dans un canton comme le nôtre, en revanche, tout le monde se connaît, chacun se surveille, le moindre pas de côté saute aux yeux et provoque une réprobation immédiate. Le conformisme est comme un gaz : plus le bocal est petit, plus la pression s'accentue."

J'interrogeai simultanément plusieurs Châtillonnais ce jour-là, et les propos précédents ont suscité un débat.

Evelyne Pierre, 40 ans, sans emploi.
"Je trouve au contraire que nous nous comportons de façon moins moutonnière, parce que nous sommes à l'abri de la publicité et des phénomènes de mode. Protégé de la propagande et des injonctions commerciales, chacun agit d'après lui-même, selon ses goûts authentiques."

Hubert Charleblond, 71 ans, professeur d'histoire certifié, à la retraite.
"Pour tromper l'ennui, j'ai rédigé une Constitution. Cela m'a pris trois mois. J'ai soigneusement étudié toutes les cartes françaises depuis 1791, ainsi que plusieurs lois fondamentales étrangères. Il y a deux pièges à éviter ; le démocratisme, bien qu'il soit attirant vu la faible population, et l'autocratisme, pente naturelle dans un contexte de crise. Il faut tenir compte en outre de l'étroitesse du territoire, grâce à laquelle les gouvernants sont assez proches des gouvernés pour que ces derniers leur fassent directement des remontrances - il n'y a pas la même distance que dans les grands pays où les élus, éloignés du terrain, acquièrent facilement un sentiment d'impunité. Par conséquent, on peut parier sur un exécutif fort sans craindre de dérive, car le gouvernement sera toujours sous la surveillance de ses sujets. Je propose donc un Président - on peut l'appeler maire, ministre, magistrat ou gouverneur, comme vous voudrez - élu tous les deux ans, durée raisonnable vu l'ampleur limitée des réalisations qui lui seront demandées (redresser l'industrie d'un pays prend dix ans, construire un pont sur l'Arlon prend six mois. Vaste pays, grandes affaires, manda long ; petit pays, affaires locales, mandat court). Ce Président choisira librement des adjoints, dans la limite de huit pour que l'équipe soit connue de tous, et qu'on sache qui fait quoi. Pour contrebalancer le pouvoir présidentiel, j'imagine un Sénat, ou plutôt un conseil des sages regroupant quinze notables. Les premiers sénateurs seront élus parmi les Châtillonnais âgés de cinquante ans et plus - on peut toujjours relever la limite d'âge pour favoriser l'expérience, mais il faut voir qu'avec la crise alimentaire et les difficultés de chauffage l'espérance de vie a tendance à diminuer. Par la suite, les prochains sénateurs se recruteront par cooptation, avec un veto de l'assemblée populaire. Tel est le dernier rouage du mécanisme : une assemblée du peuple, réunie sur demande écrite au Président, signée par au moins cent personnes - seuil adapté aux conditions actuelles de la démographie, et modifiable à l'avenir. Cette assemblée n'aura pas d'autre pouvoir que d'empêcher ; elle pourra émettre des voeux, sans force contraignante pour l'exécutif - mais je vois mal un Président passer outre à un voeu populaire, safu à saboter sa réélection. Le Président peut aussi convoquer l'assemblée à loisir, pour prendre l'opinion du corps électoral sur un sujet quelconque. Voilà l'équilibre de mon système : un exécutif fort et resserré, un cercle des sages obligatoirement consulté et doté du pouvoir de retarder, et une assemblée populaire intermittente. Il y a des détails dont je ne parle pas ici, mais auxquels j'ai pensé : modes de votation, techniques de blocage, procédure budgétaire, etc.
Reste à étudier les libertés locales et la marge laissée aux hameaux, car je tiens à ce que les problèmes soient gérés par ceux qui les subissent plutôt que par un gouvernement lointain, même si en l'espèce l'éloignement n'excédera jamais cinq kilomètres."

Pause café !
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 4 EmptySam 3 Avr - 14:51

Jean-Pierre Mirbaud, ancien bijoutier.
"Nous, Bierrois, vivons dans la Bierre, mourons dans la Bierre. Au fil des générations, nos chansons ne parleront que d'elle, nos rites, nos coutumes, notre culte même - n'en déplaise au père Delapierre - seront centrés sur elle. Et dans mille ans, quand les frontières se rouvriront, les anthropologues seront fascinés.
Seulement, ils se tromperont : ils croiront que notre attachement à notre terre, est une composante de notre culture, alors qu'au départ c'était une contrainte."

Ludivine Renaudin, lycéennes.
"Quand je pense qu'on nous parlait d'Europe, de mondialisation, que nous avions peur de la Chine, de l'Argentine... Nous n'avons maintenant même plus peur du village d'à côté. Nous occuper des pays étrangers serait comme de nous inquiéter d'une tempête sur Mars."

Etienne Martin, agronome, 40 ans.
"Imaginons qu'une épidémie frappe le canton. La peste, le choléra, la grippe, n'importe quoi. Ou une catastrophe naturelle : une tornade, l'Arlon qui sort de son lit et qui ravage tout. Comment réagirons-nous ? En temps normal, nous comptons sur l'Etat qui envoie ses sauveteurs, ses camions, son matériel et ses tentes. Subir une calamité dans ces conditions est une partie de plaisir. Mais nous, nous devrons faire face tous seuls, avec nos pauvres moyens, sans expérience ; le moindre problème prendra des proportions dramatiques. Je ne sais pas qui ou quoi est à l'origine de ce qui nous arrive, mais j'ose espérer qu'en cas de drame il ou elle aura la sagesse d'arrêter ce jeu."

Anonyme.
"On dira que j'ai le goût du paradoxe, mais je ne trouve pas la situation si calamiteuse. Nous ne pouvons plus sortir, certes ; mais les autres en retour ne peuvent plus entrer. Nous sommes donc protégés de certaines menaces comme la construction d'une zone commerciale, ou d'un rond-point, la création de lotissements pavillonnaires, l'implantation de panneaux publicitaires géants, etc.
Notre campagne reste saine, verte et agréable à vivre, en dépit des difficultés du régime d'autarcie. A titre personnel, je suis plutôt content."

Céline R., 31 ans, femme au foyer.
"J'entendais parler de pénurie, mais je n'avais pas une idée très concrète de ce que cela signifiait.
Et puis un jour, j'ai découvert que je n'avais plus de café, et qu'on n'en vendait plus nulle part.
Ce fut un déclic. J'ai pris conscience de la signification profonde de cette expression : être coupé du monde."

Souvent, dans la conversation, j'interroge les Châtillonnais sur ce qui se passe selon eux de l'autre côté des murs. Question qui sollicite leur imagination (personne n'en sait rien, il faut inventer), et qui révèle leur tempérament (optimiste, pessimiste, indifférent). Synthèse des réponses les plus fréquentes, par ordre décroissant.
1° Dehors rien n'a changé. La vie continue comme avant et, si les frontières s'ouvraient, nous retrouverions le monde tel que nous l'avons connu ; il faudrait simplement s'informer des événements survenus en notre absence, après quoi on reprendrait une vie ordinaire.
2° Nous ne sommes pas les seuls touchés. Partout en France, et peut-être sur la planète, des villages comme le nôtre sont inaccessibles.
Tous les jours, des villages supplémentaires, et quelque fois des villes, disparaissent à leur tout de la carte.
3° Le phénomène est universel : sur toute la planète des murs identiques aux nôtres se sont élevés dans la nuit du 14 au 15 septembre 2012, et depuis la surface du globe est divisée en petites zones peuplées de mille à trois mille habitants. Dans les villes, ces murs séparent les pâtés de maisons, ou les quartiers. La communication entre ces unités est impossible ; partout, nos homologues se posent les mêmes questions que nous. La Terre, qui jadis était lisse, est désormais couverte d'alvéoles et, quand on est dans une alvéole, on y reste.
4° Il n'y a plus rien. Nous sommes seuls dans l'univers.

A plus tard
.
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 4 EmptySam 3 Avr - 18:23

Vers la mi-mai, en fin d'après-midi, une tempête se leva, qui fit rage jusqu'au milieu de la nuit. Les bourrasques emportèrent les tuiles sur les toits, les pluies creusèrent des rigoles dans les sols ravagés, les branches cassées volaient partout. Au ranch Verviers, les employés se barricadèrent dans le dortoir des filles, qui depuis quelques semaines s'était transformé en pouponnière - huit jeunes femmes avaient donné naissance à quatre garçons et quatre filles, parité idéale bien que Verviers eût préféré plus de filles, un garçon pouvant en engrosser plusieurs.
Vers onze heures du soir, Verviers se mit à craindre pour son bétail qui paissait dans les prés. Il équipa quatre binômes de lampes troches et de cirés, puis les expédia dehors pour compter les bêtes, sans égard aux conseils des prudents selon qui mieux valait attendre la fin du coup de tabac.
Trois équipes revinrent à une heure du matin et déclarèrent que tout allait bien, les troupeaux étaient au complet. La dernière en revanche ne rentra qu'à trois heures, affichant une mine navrée ; les deux garçons expliquèrent qu'il manquait plusieurs têtes dans le troupeau mais qu'on n'y voyait pas à dix mètres, et qu'ils avaient interrompu provisoirement les recherches. Or, le champ concerné, qui s'étendait en lisière de bois à deux kilomètres au nord, était traversé par un ruisseau, où les veaux risquaient la noyade.
Verviers s'embrasa, jura, et lança aux deux jeunes gens un regard noir. Crucifiés, ceux-ci comprirent qu'être revenus trop vite était une faute lourde, et qu'ils n'auraient jamais dû interrompre leur mission. Ils tentèrent de se justifier, assurèrent maladroitement que ressortir par un temps pareil était dangereux, mais Verviers leur arracha leurs lampes torches et, sans même prendre le temps de s'habiller, sortit dans la nuit en claquant la porte. Gobert pour se faire bien voir voulut l'accompagner, mais Verviers aboya qu'il n'avait besoin de personne, et que son cadet ferait mieux de rester ici pour "s'occuper des femmes" - formule infamante, qui laissa Gobert mortifié.
Le pauvre revint tête basse au dortoir et se coucha en marmonnant des récriminations vagues contre ce patron atrabilaire qu'il admirait tant.
Verviers passa la nuit dehors. Une douzaine de rancher inquiets l'attendirent à la ferme, entretenant le feu en guettant son retour. A cinq heures du matin, la tempête s'étant calmée, ils envisagèrent d'aller à sa rencontre ; mais vers où marcher ? Le domaine était vaste ; enragé comme il l'était, Verviers pouvait avoir entamé une inspection complète, pour retrouver tous ses animaux disparus ; peut-être aussi examinait-il les palissades et les barbelés aux frontières, car il avait depuis quelques semaines la hantise d'une invasion étrangère - fantasme à cause duquel il accompagnait ses patrouilleurs avec un fusil chargé, le visage fermé, chaque fois déçu de ne pas trouver d'intrus. Certains rancher disaient qu'il finirait par tirer sur quelqu'un au hasard, pour se soulager.
- Et s'il était parti ? suggéra Marie-Ange Schmitz, qui l'aimait moins que jamais.
- Pour aller où ? demanda Fouillot.
- Je ne sais pas. Hors du canton, peut-être. Depuis quelque temps, il répète que si les gens n'arrivent pas à sortir, c'est par manque de volonté.
- Il se trompe, répondit Paul Schmitz. Sortir est impossible, et il le sait bien.
Schmitz soupira.
- Il débloque.
- S'il débloque, répliqua sa femme, il pourrait vouloir prouver que c'est possible.
Les époux Schmitz se regardèrent gravement, imaginant leur chef hagard sur la route de Corbinand, épuisé par des journées de marche, refusant d'admettre que cette route ne menait nulle part, et persuadé qu'avec de la persévérance un homme de caractère comme lui pouvait tout plier à sa volonté, y compris les phénomènes surnaturels.
Mais Verviers n'était pas part ; il réapparut à l'aube, hirsute, trempé et toujours furieux, refusant de dire ce qu'il avait fabriqué durant tout ce temps, et s'il avait ramené les veaux perdus. Une jeune fille lui apporta des vêtements secs, qu'il repoussa d'un geste brusque ; il ôta simplement son pull-over salie et sa chemise mouillée, et les jeta dans le feu. Sur quoi, il ressortit torse nu dans le matin glacial.
- Où vas-tu, bon sang ? cria Schmitz. Tu vas attraper la mort.
- La tempête a fait s'envoler des tuiles sur le toit de la grange. Il faut bâcher.
- Je demanderai aux garçons de s'en occuper.
Verviers se retourna.
- Il faut le faire maintenant, dit-il entre ses dents, et son visage rougi donnait l'impression d'une explosion imminente.
Devenu fou, Verviers avait retrouvé ses instincts de loup solitaire, et ne supportait plus la compagnie. Paul Schmitz comprit qu'il en avait assez : assez du ranche, assez de vivre en société, assez de tous ces gens qui s'étaient installés chez lui et qu'il aurait voulu chasser.
Mais sa ferme à présent leur appartenait autant qu'à lui ; il les avait embarqués dans une histoire qui n'était pas réversible, il devait se résigner à les côtoyer. Alors, faute de pouvoir les expulser, il lui restait la ressource d'être aussi désagréable que possible avec eux, dans l'espoir que peut-être ils partiraient d'eux-mêmes.

P'tite pause.
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 4 EmptySam 3 Avr - 18:55

La pluie recommença de tomber tandis que Verviers cherchait dans ses remises une bâche assez grande et solide pour couvrir le toit. Les dégâts n'étaient pas tellement graves ; à la limite, on aurait pu repousser les réparations à plus tard, sans danger pour le foin. Mais c'était plus fort que lui : quelque chose clochait, il ne trouverait pas le repos avant que tout soit rentré dans l'ordre. Couvrir son toit serait une idée fixe et maladive comme il en avait parfois, et dont il était inutile de vouloir le détourner ; même si un orage avait éclaté, menaçant de le transformer en rôt, il aurait suivi sa toquade, et serait monté sur l'échelle.
Les ranchers effarés le regardèrent tirer au pied de la grange une bâche trop lourde. Il avançait maladroitement, le dos brisé, l'eau ruisselant sur ses épaules ; on aurait voulu l'aider, mais il aurait dit non. Pour un peu, il aurait fait pitié. Serait-il assez sot pour grimper jusqu'au toit, glisser avec ses semelles boueuses sur les barreaux mouillés, la bâche sur le dos ? Folie. Et pourtant il installa l'échelle, prenant appuis sur une gouttière mal fixée, sans vérifier si elle était stable. Aurait-il voulu tomber qu'il ne s'y serait pas pris autrement ; c'était à croire que plus il y avait de danger, plus il était content.
Il aurait fallu l'entraver, le ceinturer, l'enfermer dans le poulailler jusqu'à ce qu'il retrouve la raison. Une cellule de dégrisement, à ceci près qu'il n'avait pas bu ; il était de ces hommes irritables qui n'ont pas besoin de boire pour délirer, et que l'alcool au contraire assagit.
Pourquoi personne ne fit-il rien pour l'empêcher de grimper ? On se le demanderait longtemps après qu'il eut fait une chute d'environ quatre mètres et se fut écrasé au sol, en se fracassant la tête. Il ne se releva pas. Il était mort. Les ranchers incrédules contemplèrent son corps désarticulé au pied de l'échelle, devant la grange immense qu'il avait cru pouvoir bâcher tout seul - ne l'avait-il pas reconstruite tout seul quand il avait achet la ferme, vingt ans plus tôt ?
Abasourdis, partagés entre l'effroi, la culpabilité et une obscure sensation de soulagement - toute cette histoire allait finir ! -, ils n'osaient pas parler et demeurèrent dix minutes sans bouger, en se demandant qui le premier ferait un geste, qui le premier prendrait une initiative. Un charme s'était rompu ; le tyran éteint, ses sujets orphelins étaient penauds et dévastés.
Tomber d'une échelle : quelle fin ridicule et décevants, si nulle pour un homme comme Verviers, conçu pour mourir sur un champ de bataille, sabre au clair, ou centenaire et patriarche, entouré de sa descendance ! Certains ranchers d'ailleurs n'y crurent pas : leur cerveau refusait provisoirement d'admettre qu'un homme de sa trempe fût mortel, et surtout qu'il pût succomber à un accident si dérisoire. D'autres en revanche pensaient déjà par-devers eux qu'il n'avait que ce qu'il méritait, et que cette mort insipide était la punition de son hubris.

J'reviens !!!
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 4 EmptySam 3 Avr - 19:40

La nouvelle de son décès se répandit très vite hors du ranch, et dès midi, tout le village fut au courant. Des badauds vinrent rôder avec des jumelles, comme les petites gens qui, ayant appris le trépas d'une vedette, vont chez elle avec un bouquet de fleurs qu'elles déposent devant la prote. Vu l'importance de l'événement, le maire Agnelet et l'adjudant Packiewicz se rendirent sur place pour présenter leurs condoléances aux ranchers, notamment à Schmitz qui incarnait désormais l'autorité. Celui-ci les accueillit avec courtoisie, et les invita même chez lui pour leur offrir une tasse de chicorée (il n'y avait plus un gramme de café dans le canton) : rencontre surprenante des représentants de la loi avec le successeur d'un homme qui l'avait violée, comme quand un commissaire de police rend ses hommages à la veuve du voyou qu'il vient d'abattre.
- Et maintenant, qu'allez-vous faire ? demanda Packiewicz.
Schmitz secoua la tête.
- Je n'en sais rien.
Le maire Agnelet toussota puis déclara dignement :
- Sachez que le canton n'est pas hostile au retour du ranch en son sein. Si tel est votre souhait, bien sûr.
Il se tut, ému par sa magnanimité, puis ajouta :
- Châtillon demeure une grande famille.
Schmitz le regarda, puis le remercia dans un murmure.
Le plus urgent cependant était d'enterrer le défunt. Schmitz pria Ancel Bernet de construire un cercueil, le plus simple possible, avec du bois ordinaire parce que Verviers, qui se fichait des symboles, n'aurait pas voulu gâcher du beau bois pour un cadavre, même le sien.
Gobert s'insurgea contre ce parti pris ; il aurait voulu pour son maître des obsèques grandioses, l'équivalent de funérailles nationales. Mais Schmitz resta sur son idée : une cérémonie sobre et économique, sans faste ni dépense. Verviers serait inhumé sur la colline face à sa ferme, sous une humble croix de bois, avec sa date de naissance et celle de sa mort.
- Il n'aurait pas voulu autre chose.
Il fallait aussi régler la succession. A qui revenaient les terres, les bâtiments, les bêtes et l'argent ? Le ranch ayant fait sécession, le code civil français ne s'appliquait pas. Consulté à titre informatif, le notaire Mestrel expliqua que Verviers n'ayant pas d'enfants, sa ferme et ses biens revenaient en principe à ses deux frères et à sa soeur, en indivision.
- C'est ennuyeux, dit Schmitz.
- En effet, répondit Mestrel.
- Le plus jeune frère, Hubert, réside hors du canton. Il n'est pas joignable.
Mestrel opina.
- Et Vincent, brouilla de longue date avec Jean-Claude, a déjà fait savoir qu'il ne voulait pas être mêlé à ses affaires.
- Il renonce donc à la succession.
- Exactement.
Schmitz soupira.
- Reste Anne-Lise.
- Epouse Duval, compléta le notaire. Aux yeux de la loi, la ferme est à elle, ainsi que son contenu. Quand je si la ferme, je parle du bien tel qu'il se présentait avant les... transformations récentes. Tel qu'il figure au cadastre.
- Je vois, répondit Schmitz.
- Quant à vous, vous êtes toujours propriétaire de votre ferme et de vos terrains, bien que vous les ayez momentanément réunis avec ceux du défunt, ainsi qu'avec diverses parcelles appartenant à des propriétaires auxquels vous n'avez pas toujours demandé leur avis.
On sentait la gêne et la réprobation chez le notaire, ami de la légalité foncière, horrifié en son for intérieur par les remembrements sauvages auxquels avaient procédé les ranchers.
- Personne n'est venu se plaindre, observa Schmitz.
- Ce n'est pas la question. De mon point de vue, les ranchers sont présentement chez Mme Verviers-Duval et son époux, ces derniers étant mariés sous le régime de la communauté universelle. A vous de voir avec eux si vous maintenez vos engagements, ou si chacun rentre chez soi.
- Il faut que j'en parle aux autres.
- Certainement. Cela étant...
Le notaire contempla pensivement ses souliers.
- Je ne devrais pas vous dire ça mais, à mon avis, rien ne s'oppose à ce que vous restiez sur place, si tel est votre choix. Depuis deux ans, voyez-vous, les Châtillonnais prennent toutes les libertés avec le droit de propriété. On s'échange des titres, on s'accapare des jardins, on squatte des biens sans maître, sans que quiconque juge utile d'acter tout cela devant moi. Le résultat est qu'on ne sait plus ce qui est à qui, et que tout le monde s'en fiche.
Le notaire renifla, dépité.
- Par ailleurs, reprit-il, à supposer même que Mme Verviers-Duval ou qui que ce soit réclame à raison des terres actuellement occupées par vous et vos... congénères, il faudrait pour vous faire partir un jugement d'expulsion qu'aucun tribunal n'est en mesure de prononcer, ainsi qu'une intervention des forces de l'ordre qui, en l'état actuel des choses, ferait ricaner tout le monde, vu que vous êtes plus nombreux que les gendarmes. Bref, tout me prote à penser que si vous souhaitez continuer votre, euh..; petite entreprise, je ne vois pas qui vous en empêchera, même à présent que M. Verviers vous a quittés.

Bonne fin de soirée.
Very Happy Wink
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MessageSujet: Re: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 4 EmptyLun 5 Avr - 14:26

Merci Episto
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 4 EmptyLun 5 Avr - 19:09

Le ranch Verviers, cependant, ne survécut pas longtemps à la mort du fondateur.
Durant les premiers jours la stupeur paralysé les réflexes des ranchers. Ils avaient perdu leur maître, leur gourou, leur père - littéralement, s'agissant de deux nouveau-nés. Il n'y eut néanmoins pas de manifestation délirante, de sanglots ou d'hystérie funèbre ; même dans l'accablement, les Châtillonnais n'étaient pas démonstratifs.
Au bout d'une semaine la sidération s'estompa, et l'exploitation se remit au travail, se sachant à un carrefour de son histoire. L'utopie libertarienne de Verviers était-elle viable sans son chef ? En apparence tout recommença comme avant, chacun vaquant à ses occupations : à la scierie les menuisiers tronçonnaient des grumes, dans les prés, les fermiers menaient les boeufs, au potager les femmes nettoyaient les plates-bandes ; mais l'ambiance avait changé, le coeur n'y était plus. La tentation était forte pour certains de tout abandonner sur place, et de rentrer chez soi ; mais personne n'osait lâcher prise en premier.
La communauté fut aussi confrontée à la question du +++ leadership+++ et de la continuité du pouvoir. Objectivement, le sceptre allait à Paul Schmitz : il avait participé à l'entreprise depuis l'origine, il était âgé, et le territoire du ranch lui appartenait en partie. Malheureusement, il n'avait pas le caractère d'un meneur, et ne savait pas prendre de décisions - plus exactement, il était un gestionnaire judicieux (la prospérité de sa ferme en témoignait), mais il était inapte à se faire obéir. Il était trop gentil, incapable de commander, et avait tendance à répondre oui à tout le monde. Par exemple, quand des villageois affamés venaient quémander du pain, Schmitz apitoyé était toujours prêt à leur en donner, et même à y ajouter des fruits, des légumes et de la viande ; sans Verviers, il aurait laissé piller les stocks du ranch, avec aux lèvres un sourire généreux.
Face à Schmitz il y avait Gobert, tempérament inverse. Lui avait l'esprit dominateur, le goût du pouvoir, le talent de se faire obéir ; mais il n'avait aucune idée sur la façon d'administrer un ranch comme le leur.
Schmitz et Gobert auraient pu fusionner leurs talents dans un duumvirat ; n'a-t-on pas vu souvent dans l'Histoire de telles alliances d'intérêt ? Hélas, cette association était impossible ; l'antipathie et le mépris entre eux étaient trop grands, et leurs méthodes trop différentes - Gobert trop dur aurait scandalisé Schmitz, Schmitz trop faible aurait excédé Gobert, et les deux hommes auraient fini par s'écharper.
D'autres solutions étaient possibles, comme un gouvernement démocratique des ranchers, ou un soviet suprême des notables, mais Verviers avait trop habitué ses troupes à la tutelle pour qu'elles se prennent en main désormais, et trop mal préparé sa succession pour qu'une oligarchie lui succède.
Arriva donc ce qui devait arriver : l'implosion. Trois semaines après la mort de Verviers, Etienne Chérard et sa femme, membres du ranch depuis un an, annoncèrent à Schmitz qu'ils ne voyaient plus l'intérêt de continuer sans leur chef, et qu'ils se réinstallaient donc dans leur maison. Schmitz, qui s'était attendu à ces défections, tenta vaguement de les faire changer d'avis, mais il n'avait guère d'arguments ; il lui manquait une vision à leur présenter, un élément prophétique qui les aurait subjugués et retenus. Il ne trouva donc rien à objecter à leur souhait de retour à la vie civile ; ils se serrèrent la main, et les Chérard rentrèrent le jour même au hameau de Collinon, d'où ils étaient originaires.
Gobert apprenant ce départ entra dans une colère noire ; c'était une désertion, une trahison, un sabotage et un crime contre la mémoire de Verviers. Il aurait voulu châtier Chérard et sa femme, les accuser d'intelligence avec l'ennemi, les déférer à un tribunal ; mais ils avaient quitté le ranch, ils ne relevaient plus de sa juridiction. Il eut l'idée d'un kidnapping, un commando pour les exfiltrer et les ramener au ranche, afin de les y juger ; mais cette ligne extrême ne recueillit aucun soutien. Pis : d'autres étaient tentés d'imiter les Chérard.
Durant les jours suivants, l'ouvrier Mirlon, le menuisier Sylvain, les époux Janson et leur fille Amandine, la famille Casimir au complet firent leurs valises ; Gobert s'insurgeait, tentait de les arrêter par des discours enflammés où se mélangeaient le grandiose (l'esprit de continuité, l'oeuvre à poursuivre, la fidélité au fondateur), la culpabilisation et les menaces ; mais ils étaient passés à autre chose, ils ne l'écoutaient plus. Un mois après la mort de Verviers, les effectifs avaient fondu de moitié, et l'autre moitié ne demeurait que par habitude, faute de savoir où aller. L'enthousiasme, l'exaltation, la magie du début avaient disparu ; le navire était à l'abandon, sans cap et sans moteur. Schmitz lui-même ne s'occupait plus de rien ; il s'était replié sur sa ferme, délaissant celle de Verviers, et donnait simplement des consignes confuses à qui lui en demandait. On aurait dit qu'il n'était plus concerné, et que dans son esprit tout était redevenu comme avant.
Finalement, les derniers ranchers levèrent le camp vers la fin de l'été, et la ferme de feu Jean-Claude Verviers tomba en déshérence. La fin du ranch ne fut jamais proclamée officiellement ; mais on peut considérer comme un symbole le départ de Gobert, qui s'installa dans une cabane à l'autre bout du canton. Là, écoeuré, il se proclama "le dernier verviériste" et fit voeu de solitude, remâchant sa déception à l'égard de ses anciens comparses et de l'humanité en général.

Pause
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 4 EmptyLun 5 Avr - 19:42

Peu après, une main anonyme fit tomber la barrière à l'entrée du chemin qui menait aux fermes Schmitz et Verviers, sans doute pour récupérer le bois. Personne ne prit la peine de la remplacer. Ainsi le chemin retourné-t-il implicitement dans le domaine public communal, et les deux fermes se trouvèrent rattachées de nouveau au canton de Châtillon. Le maire et ses adjoints accueillirent cette rétrocession sans triomphalisme, comme si tout le monde voulait refermer au plus vite cette parenthèse qui avait coupé la collectivité en deux.
Pour les habitants de Châtillon qui n'en avaient pas fait parti, la fin du ranch était une bonne nouvelle. Non seulement elle abrogeait une scission porteuse de zizanie, mais elle provoquait le retour au village des compétences les plus utiles, des artisans qualifiés et des gens de valeur qu'avait accaparés Verviers. Les hommes reprirent leur place, créant les bases nécessaires au relèvement. Châtillon sans eux s'était appauvri, affaibli, délabré ; des réparations urgentes n'avaient pas été faites, faute d'artisans ; l'entretien, le nettoyage même des rues laissaient à désirer. Les ex-ranchers retrouvaient un village décati, sale, fatigué. Mais à présent qu'ils étaient de retour, tout n'allait-il pas s'arranger ? La mort de Verviers serait un nouveau départ ; les Châtillonnais rassemblés recommenceraient à zéro dans un esprit de communion tout neuf, en oubliant les folies du passé. Aube nouvelle pour le canton prisonnier.
Hélas, non ; la renaissance n'eut pas lieu. Les gens étaient en vérité si las que la flamme du relèvement fut soufflée sitôt que née par un sentiment contraire et inattendu, la déception, mélangée à l'abattement. Déception : comment Verviers avait-il pu échouer ? On n'en revenait pas. Abattement : si lui n'avait pas été capable de construire à Châtillon, qui le pourrait jamais ? Même ceux qu'il avait refusé d'embaucher, et qui étaient objectivement ses ennemis, étaient consternés en secret par sa mort : ils auraient voulu qu'il réussisse, pour qu'enfin quelque chose fonctionne dans la Bierre. Or, non : cet homme qui seul avait la carrure pour se battre, qui seul était capable d'imposer ses volontés à la nature, il avait bêtement cassé sa pipe, frustrant les espérances. Alors, quoi ? Des Verviers, il n'y en aurait pas d'autres ; peut-être l'un des petits nés dans sa ferme avait-il hérité de son tempérament et prendrait un jour la relève, mais ce leader potentiel était pour l'heure au maillot, il ne sauverait pas le village avant vingt ans. Et dans vingt ans, le village existerait-il encore ?
Un puissant sentiment d'incompréhension s'empara de Châtillon, une sorte de dépression généralisée. Quelques personnalités isolées demeurèrent combatives, mais la majorité s'enlisa dans la mélancolie. L'échec de Verviers montrait qu'il n'y avait rien à tenter dans cette contrée, qu'on avait épuisé les possibilité de lutte ; le canton était trop petit, trop infertile, trop mal fait pour accueillir la vie. Y demeurer n'en valait pas la peine. Comme au bout d'une guerre trop longue, les Châtillonnais ne voyaient plus l'intérêt de s'acharner. Bâtir, cultiver, survivre : et après ? Même avec une église retapée de fond en comble, des bêtes plein les étables, du pain frais sur les tables, on serait toujours sous séquestre. Un prisonnier a-t-il à coeur d'embellir sa cellule, quand il est condamné à perpétuité ?

Vais manger. Bon appétit Exclamation
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 4 EmptyMar 6 Avr - 16:47

Ainsi le village se laissa-t-il mourir, comme un vieillard qui a fait le tour de la vie - et comme on avait vite fait le tour de la vie à Châtillon ! Certes, si la Bierre était ce qui restait de l'humanité, on pouvait soutenir que résister était un devoir, afin de perpétuer l'espèce humaine ; mais aussi bien, pourquoi ne pas précipiter la fin ? Certains du reste pensaient que si Châtillon était le refuge de l'espèce, un instinct obscur jouerait, qui pousserait tout le monde à l'effort ; or, non - et c'était la démonstration par la psychologie que Châtillon n'était pas le peuple de survivants que d'aucuns prétendaient. Alors, s'il y avait dehors sept ou huit milliards de Terriens, quelle était la valeur d'un petit village comme le nôtre ? En soi, elle était infinie ; rapporté aux dimensions du monde, elle devenait dérisoire. Pourquoi donc ne pas se jeter tout de suite dans l'Arlon, s'y noyer, se faire dévorer par les tanches et vérifier au passage si par hasard les cadavres emportés par le courant ne franchiraient pas les frontières - autrement di si les murs ne filtraient pas seulement les vivants ? Des flottilles de charognes dériveraient jusqu'à Seney-la-Tour avant d'aboutir dans la Loire, et on les retrouverait plus loin sous les ponts de Névry, d'Orléans et dans l'estuaire de Nantes, d'où elles se jetteraient dans l'océan pour un grand voyage vers le large.
La léthargie était générale, comme une hibernation. Les contacts parmi la population s'amenuisèrent ; chacun se repliait sur soi. Les jeunes, qui auraient pu constituer une poche d'optimisme, participaient au contraire de l'esprit d'abandon ; ils étaient même à la pointe du mouvement, et poussaient la logique à son comble. Ils ne se contentaient pas de laisser tout tomber : ils en rajoutaient en cassant et en sabotant, nihilisme qui prouvait qu'à leurs yeux plus rien n'avait plus de sens, et qu'à tout prendre ordre et désordre s'équivalaient. Jamais on n'avait vu parelle vague de dégradations dans la région : vitres brisées, ampoules volées, inscriptions ordurières sur les murs, maisons pillées, incendies ; le plus étonnant étant que les Châtillonnais ne s'en scandalisaient pas. Ils protestaient pour la forme, parce que la voyouterie n'était pas dans leurs moeurs ; mais sur le fond, ils n'étaient pas choqués, et ils approuvaient en secret le but des vandales - mettre à sac le village, pour l'achever. Ils auraient préféré sans doute qu'on le laisse se délabrer naturellement ; mais si des ahuris voulaient mettre leur énergie à renverser tout de suite ce que le temps démolirait tôt ou tard, personne n'y voyait d'inconvénient - simple raccourci vers une fin qui viendrait bientôt.

PAUSE

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JEAN

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MessageSujet: Re: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 4 EmptyMar 6 Avr - 17:36

study
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 4 EmptyMar 6 Avr - 18:38

L'oisiveté, si contraire aux habitudes, devint une passion. On voyait sur les seuils des maisons leurs habitants immobiles, pétrifiés, incapables de la moindre activité. S'il faisait trop froid, ils rentraient, se réchauffaient en brûlant leur bois de lit et s'avachissaient dans un fauteuil en attendant que le feu s'éteignît. Spectacle irréel et tragique d'un peuple ordinairement industrieux, affairé, increvable, qui subitement tombait dans l'hébétude et la négation. Certains désespérés tiraient leur matelas sur la chaussée devant chez eux - il ne circulait aucune voiture - et dormaient à même le sol sous une couverture miteuse, à la belle étoile, exhibant leur dégoût, réclamant qu'on les tuât. Et là encore, le plus étrange n'était pas ces comportements suicidaires mais l'indifférence des autres face à ce laisser-aller. Le même village qui n'avait jamais admis le relâchement, où les chômeurs étaient pestiférés, où les retraités affichaient un dynamisme admirable, où les citoyens ne cessaient de s'agiter qu'une fois atteint le très grand âge, ce village, à présent regardait le désoeuvrement avec un détachement complet, et même avec une admiration monstrueuse. Entre Châtillonnais, c'était une compétition à qui capitulerait le mieux. Tel ivrogne puant qui ne se rasait plus et errait par les rues, au lieu qu'on l'assimile à un déchet, il imposait désormais le respect, comme les fakirs et les ermites, et on se demandait s'il fallait l'imiter. La barrière de respectabilité qui dans toute société empêche qu'on ne sombre était en train de céder ; une tendance inverse gagnait du terrain, celle du renoncement, de la négligence et du désordre. Certains s'en émouvaient. Comment perdre à ce point sa dignité ?
Mais les intéressés, enfermés dans leur spirale, n'entendaient pas ces reproches. Ils ne croyaient plus à rien, n'avaient plus envie de rien ; le phénomène avait vaincu. Châtillon serait leur tombe.
On résume ici en peu de lignes un déclin qui dura des mois, peut-être des années - on ignore combien de temps au juste, car les gens avaient renoncé à tenir le compte des jours. A quoi bon suivre un calendrier ? La vie était une infinité monotone et répétitive, où il ne se passait rien ; l'Histoire avait pris fin en 2012, tout se reproduirait du pareil au même pour l'éternité. Les Châtillonnais n'avaient plus la force d'inventer et, se croyant prisonniers depuis toujours, regardaient l'ère antérieure comme une préhistoire mythique, incertains qu'elle eût existé.
Fatalement, certains glissèrent jusqu'au bout de cette pente sinistre, et se laissèrent carrément mourir. De deux mille trois cents habitants, la population tomba à deux mille, puis à mille huit cents, et continua de dégringoler au fil des semaines. On en avait du reste à peine conscience, les Châtillonnais qui ne comptaient plus les jours ne se comptaient pas non plus eux-mêmes. Leur survie n'était plus un sujet de préoccupation ; on s'en remettait au hasard, à la force des choses. Quand on apprenait qu'un voisin était mort de faim ou qu'il s'était pendu à une poutre, on ne pleurait plus ; on était au contraire un peu jaloux, et on songeait en soupirant que le temps ne serait pas long avant qu'on le rejoigne.
Ils étaient à peine mille, soit trois fois moins qu'au début de ce récit, quant la roue de l'Histoire parut redémarrer tout à coup.

La suite plus tard.
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 4 EmptyMar 6 Avr - 19:34

Plaçons-nous ici au point de vue du père Delapierre, qui, face à la vague d'abdication, avait été impuissant, échouant notamment à endiguer la désaffection des églises. Il avait eu beau se montrer plus ferme dans ses prêches, plus empressé auprès de ses ouailles, les faits étaient là : ses ouailles reperdaient leur foi, tout ce qu'il leur avait inculqué pendant la crise. Les notions d'Au-delà, d'Apocalypse et de Parousie ne les impressionnaient plus ; les fidèles, dégoûtés, tournaient tout en dérision, les plus impies témoignant par leurs blasphèmes qu'ils ne craignaient plus rien. Le curé assistait à des comportements obscènes ; les Châtillonnais compissaient les murs de l'église, profanaient les sépultures au cimetière, juraient tout leur saoul, ricanaient pendant l'office. Une pierre avait mis en miettes un vitrail irremplaçable, et la petite réserve de vin de messe avait été dérobée.
Là encore la population condamna à peine ces exactions, l'esprit d'indifférence corrompant jusqu'au sentiment du sacré. Le curé s'en était ouvert à Mme Dutreil, fidèle parmi les fidèles, disant qu'il n'y comprenait rien, qu'il ne savait plus quoi faire pour raisonner le âmes en peine. Elle avait répondu timidement que les Châtillonnais, se croyant abandonnés, ne se sentaient plus redevables envers Dieu ; à la limite, leurs sottises de gamins sacrilèges étaient une façon désespérée de se rappeler à Lui. Peut-être qu'à les voir si chahuteurs et si malheureux, il lèverait enfin son sortilège ?
A moins qu'Il ne les punisse pour leurs méchancetés, et j'ajoute à la réclusion un sortilège supplémentaire comme la peste, les sauterelles ou le déluge, une plaie qui les décimerait et, d'une certaine façon, les libérerait.
Le père Delapierre entendant ce discours avait fondu en larmes. Quel désaveu ! Il n'avait donc pas su les convaincre. Il plongea ses yeux dans ceux de Mme Dutreil, humble femme tremblante et ridée, si fragile qu'un souffle l'aurait fait basculer.
- Et vous, demanda-t-il, qu'en pensez-vous ?
Elle baissa le regard.
- Moi, mon père, je conserve l'espoir d'être sauvée. Simplement, j'espère que le paradis sera plus vaste qu'ici, sinon je serai très déçue.
Et elle était partie à pas menus, abandonnant le curé dans son église silencieuse.
Delapierre, malgré tout, s'était accroché, continuant de célébrer des messes quotidiennes dans tout le canton ; mais, face à la fréquentation déclinante, il se lassa d'autant qu'il se déplaçait partout à bicyclette et qu'il commenaçait de sentire dans ses genoux et sa poitrine les méfaits de la vieillesse. L'énergie lui manquait, au moral comme au physique. Bientôt, frappé d'anémie, il dut annuler ses messes à Charny, à Tamony et à Montretout, paroisses trop éloignées de Châtillon ; puis il ferma les églises de Fleury et Bazillion, ainsi que la chapelle de Colinon, après y avoir prié une dernière fois et mis les objets du culte à l'abri des pilleurs. A bout de' force, il se retira dans le monastère et se résigna à ne plus célébrer qu'une messe par semaine, le dimanche, à dix heures, en l'église Saint-Jean-Baptiste de Châtillon. Les habitants des hameaux viendraient à Dieu, au lieu que Son représentant aille à eux. Il se décevait, mais que faire ? Sa foi chancelait.
Pour finir, il tomba malade, et dut garder la chambre. Il conjura ses novices de célébrer les offices à sa place, pour que ne soit pas brisé le dernier fil entre le Seigneur et le canton, quand bien même ce ne serait que pour une poignée de fidèles. Les novices protestèrent qu'ils avaient fait voeu d'isolement, mais face aux supplications du leur maître, ils obtempérèrent - s'ils tinrent leur promesse, l'abbé cloué au lit ne put le vérifier.
La longue période qui suivit ne fut pour lui qu'une continuité monotone et douloureuse, où il perdit tout à fait la notion du temps. Elle dura des semaines mais se résume en un mot : la souffrance.
Puis, au bout d'une éternité, son état s'améliora. Il put quitter sa cellule, faire quelques pas dans le jardin, s'étendre sur un transat pour lire la Bible au soleil, en se rappelant les anciens printemps. Il ignorait le jour, le mois, l'année ; mais il était en vie, dans un lieu de prière, avec un potager pour sa soupe et une couverture pour la nuit. Huit moines partageaient sa retraite, voûtés, silencieux, arborant la tonsure.
Que se passait-il dehors ? Il n'en savait rien. Peut-être que Châtillon avait achevé son suicide, et que tout le monde était mort. Si l'hypothèse des pessimistes était exacte - que l'humanité entière avait péri -, alors c'en était fini de l'espèce, car il n'y avait que des mâles au monastère. Quand le dernier s'éteindrait, le silence descendrait sur le monde, et tout serait accompli.
Un jour cependant des coups retentirent à la porte ; premier contact avec l'extérieur depuis des lustres. Un moine effaré ouvrit ; apparut un garçon de quinze ans, essoufflé, qui criait et bégayait. Il toussa, s'étouffa, prit appui contre le chambranle et parvint enfin à délivrer son message :
- On a trouvé un passage ! Un passage !
Les moines interloqués ne comprirent pas ; Delapierre lui-même restait éberlué, incertain de ce que ce garnement voulait dire.
Le garçon trépigna, sidéré qu'ils demeurassent hagards alors qu'il auraient dû sauter de joi. Il hurla derechef :
- On peut sortir !

Bon appétit, bonne fin de soirée et gros bisous.
Wink
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MessageSujet: Re: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 4 EmptyMer 7 Avr - 16:31

Merciiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 4 EmptyMer 7 Avr - 17:09

Ce que ses découvreurs avaient appelé le passage était un sentier dans la forêt de Vincerres, à cinq kilomètres du village encombré de branchages qui le rendaient peu praticable.
Des dizaines de personne avaient afflué là et causaient dans une clairière, surprises de se voir si nombreuses et de trouver à qui parler. On commentait, on s'emportait ; pour la première fois depuis longtemps, les Châtillonnais s'intéressaient à quelque chose, et ressentaient le besoin de s'exprimer. La nouvelle restait bien sûr à vérifier, ce n'était peut-être qu'une fausse alerte ; mais que tant d'entre eux fussent venus témoignait qu'ils n'avaient pas perdu l'espoir, et que l'idée de quitter la Bierre les tenaillait encore.
Comme jadis la grotte de Lascaux, le sentier avait été mis au jour par des gamins. Le premier, en quête d'un bel endroit pour construire une cabane, s'y était aventuré et n'avait pas reparu. Le deuxième, lancé à sa recherche, n'était pas revenu non plus ; idem pour le troisième. La bande prit peur. Qu'était-il arrivé à leurs camarades ? Ils crièrent, attendirent toute la nuit. Accident ? (l'existence d'un rôdeur sanguinaire, mi-homme, mi-loup, faisait partie du folklore local) ? Chute dans une crevasse ? Mais il n'y avait pas de crevasse dans cette forêt. On allait laisser les disparus à leur sort quand un garçonnet suggéra que peut-être ce sentier conduisait aux frontières, et qu'il permettait de sortir du canton. Ses amis se regardèrent avec stupéfaction.
- Tu veux dire qu'ils sont...
- Dehors.
- Dehors ?
La notion d'extériorité n'était pas très claire chez ces enfants grandis avec le phénomène.
Un silence s'ensuivit, nécessaire à l'analyse du mot.
- Ils seraient °°° sortis du village ?°°°
C'était fascinant.
- Peut-être.
- Mais alors, pourquoi ne viennent-ils pas nous chercher ?
Haussement d'épaules.
- Peut-être que c'est impossible.
Cette idée les frappa. Au bout de cinq minutes, ce n'était plus une conjecture mais une hypothèse ; au bout d'une heure, ce fut une certitude. L'idée du passage offrait une explication rationnelle - si l'on ose dire - à la volatilisation de leurs amis ; car enfin, ces derniers n'avaient pas pu s'égarer dans la forêt, qu'ils connaissaient comme leur poche. Ce n'était pas non plus une farce ; plaisanter n'était pas leur genre et, quand bien même, ils seraient réapparus au bout d'une heure. Quant au rôdeur, celui-ci n'avait pas pu les tuer tous les trois. Non, décidément, l'idée de l'évasion seule était tenable. Ils étaient passés de l'autre côté , et ne pouvaient plus revenir. C'était limpide. Nécessaire. Ils étaient libres !
Alors convaincus par leur invention, ces enfants coururent vers le village et rameutèrent la Bierre dans la forêt, claironnant qu'ils avaient trouvé une brèche, un couloir, un sas. Interloquée, la population les suivit, et en deux heures tous les habitants - du moins les valides - furent rassemblés devant le fameux sentier. Larimé, le maire Agnelet, l'adjudant Packiewicz, Pithrier avec sa femme et leur fils, l'écrivain Jérémie Mathieu, tous ceux que nous avons croisés dans ces pages étaient là. Paul Schmitz n'était pas venu parce qu'un rhume le clouait au lit, mais sa femme Marie-Ange avait accouru, curieuse, fébrile, inquiète. On demandait autour de soi si quelqu'un avait déjà essayé, si le trajet était long, pourquoi on ne se lançait pas tout de suite. On était un peu déçu par l'allure broussailleuse du chemin ; vu ses pouvoirs magiques, on aurait imaginé plutôt une voie lumineuse et bien tenue, un arc de triomphe végétal. Mais quoi ! Le Saint Graal n'était-il pas un gobelet d'ouvrier ?
Sur ordre du maire, les gendarmes, qui pour l'occasion avaient revêtu l'uniforme - si c'était un passage, on pouvait tomber de l'autre côté sur le préfet, voire le ministre, il fallait montrer que dans l'adversité la gendarmerie était restée digne -, balisèrent l'orée du sentier au moyen d'une bande de plastique tendue entre des piquets. On aurait dit une scène de crime.

Tite pause clope
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 4 EmptyMer 7 Avr - 17:59

Beaucoup de Châtillonnais demeuraient sceptiques ; était-on sûr que ce chemin menât dehors ? On ne savait qu'une chose, qui était maigre : trois gosses avaient disparu, chapardeurs et vauriens. Tout cela ne prouvait rien. Méfiance. C'était trop beau, trop simple. Ce passage qui surgissait sans prévenir, découvert par des enfants ! C'était magnifique, et donc suspect. Mais quand même, les plus dubitatifs sentaient brûler en eux une flamme et se pressaient comme les autres dans la clairière, près d'y croire ; et beaucoup trépignaient de se jeter dans les taillis pour quitter cette Bierre qu'ils ne supportaient plus, foncer tête baissée dans la forêt, advienne que pourra.
On s'interrogeait du regard. Qui irait, qui n'irait pas ? Le risque était grand, le profit possible aussi ; c'était aux tempéraments de décider, puisqu'il y avait autant de raisons de craindre que de raisons d'espérer.
- Il faudrait savoir où ça mène, dit le maire Agnelet en se grattant le menton.
- Les enfants n'ont pas pu s'évaporer, répondit Ancel Bernet. S'ils ne sont pas là, c'est qu'ils sont sortis. Donc, ce chemin mène à l'extérieur.
C'était péremptoire, et des murmures saluèrent cette remarque. Mais Ancel n'osa pas se lancer pour autant.
On rassembla d'anciennes cartes d'état-major au 1/200e où figuraient la plupart des chemins forestiers. Aucune, hélas, n'indiquait ce sentier, même pas la plus récente qui datait de 2009.
Cette voie n'avait jamais été relevée. A croire qu'elle était apparue par miracle ! On consulta Jean Ferrier, l'ancien garde-chasse, qui connaissait par coeur Vincerres et tous les bois du canton. Il jura n'avoir jamais vu ce chemin ; il était même gêné de l'admettre, car, pour la première fois, sa connaissance de la topographie locale était prise en défaut.
- Ah ! dit Ancel. C'est une preuve, non ?
- Une preuve de quoi ? demanda Larimé.
- Une preuve que ce chemin est tout neuf. Sinon, Ferrier le connaîtrait. Donc, il vient d'apparaître. On nous l'a envoyé pour sortir. CQFD.
Ses interlocuteurs auraient voulu savoir qui était "on", mais ils n'osèrent pas demander à Ancel d'expliciter sa pensée. Ancel enfonça ses mains dans ses poches :
- Il faut essayer.
Un silence gêné s'abattit sur la foule. Le vent se leva, qui fit bruisser les feuilles. Châtillon attendait son héros, un Moïse pour ouvrir la voie.
Les pensées se bousculaient dans l'esprit du maire Agnelet. Pensées pratiques, d'abord, sur les modalités de l'évacuation : le sentier n'était pas large, on ne pouvait pas marcher de front ; il faudrait se suivre en file indienne. Ne risquait-on pas l'embouteillage ? Mieux vaudrait passer par groupes de cinq ou six, avec un chef de famille en tête, suivant des intervalles de cinq minutes. Cela prendrait longtemps, mais qu'importe ? Agnelet voyait déjà les Châtillonnais se disputer pour passer ; diplomate, il ramènerait l'ordre en expliquant que, premiers ou derniers, tous quitteraient la contrée.

Re-t'ite pause.
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 4 EmptyMer 7 Avr - 18:47

Et s'il y avait des récalcitrants ? Il en irait de leur intérêt ; peut-être faudrait-il les protéger contre eux-mêmes, et les emmener de force. On verrait.
Le maire s'enflammait. La seule idée qui ne lui vint pas à l'esprit, c'était que peut-être cette histoire était une sottise, que les gamins disparus n'étaient pas sortis, et qu'on serait horriblement déçu de s'être ainsi monté la tête.
Les conversations allaient bon train. Certains parlaient d'aller chercher du matériel pour débroussailler le passage, d'autres demandaient pourquoi la transhumance n'avait pas commencé, d'autres encore suppliaient qu'on soit prudent, et qu'on ne se lance pas sans précaution sur ce chemin mystérieux.
C'est peut-être un aller simple pour la tombe.
- Poltron.
- Tu n'as qu'à y aller, toi.
On s'interrogeait aussi si l'on pourrait revenir ou si ce serait irréversible. Dans ce cas, il faudrait faire ses valises et prendre ses objets précieux, car on ne reverrait plus sa maison.
- Du calme, lança le maire. Il est tard, nous sommes fatigués. Je suggère de revenir demain pour étudier scientifiquement la marche à suivre.
- Il n'y a qu'une marche à suivre, lança une voix anonyme. Foncer, et ne pas regarder derrière nous.
Applaudissements.
- Peut-être, répondit le maire, mais je propose qu'on ne fonce que demain. Nous ignorons la longueur du chemin, et combien de temps il faut marcher pour toucher au but. Prenons d'abord des forces.
Des voix s'élevèrent pour critiquer cet attentisme typique du maire Agnelet. Tout le monde respecta néanmoins la consigne et rentra chez soi, doutant de trouver le sommeil. Demain, peut-être la liberté !
Pour empêcher les initiatives individuelles et les départs sauvages, le maire pria l'adjudant Packiewicz d'installer deux gendarmes en faction dans la clairière.
- Pensez-vous que ce soit nécessaire ? demanda l'adjudant.
- Oui.
- Les nuits sont fraîches, en cette saison.
- Vos hommes n'auront qu'à faire du feu.
- Bon, à vos ordres.
Packiewicz se tourna vers ses hommes.
- Duguit, Sourand : mission de nuit.
Las ! Vers deux heures du matin, Duguit vint réveiller l'adjudant ; essoufflé, il semblait avoir couru.
- Que se passe-t-il ? demanda Packiewicz.
- Des dizaines de personnes se présentent dans la clairière, chargées de bagages. Certains avec diables et carrioles. Ils réclament le droit de passer.
- Vous leleur refusez, j'espère ?
Duguit baissa les yeux.
- Ils sont plus nombreux que nous. Nous ne pouvons quand même pas leur tirer dessus.
L'adjudant sentit une coulée froide dans son dos.
- Et vous avez des nouvelles de ceux qui sont entrés dans la forêt ?
- Aucune.
Le grand exode avait commencé.

La suite demain.
Bonne fin de soirée et poutous.
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 4 EmptyJeu 8 Avr - 19:57

Le lendemain, devant une foule toujours nombreuse, les autorités assistées de Châtillonnais qualifiés commencèrent l'étude d'un plan d'évacuation. Le problème consistait à parer aux dangers éventuels du chemin sans pour autant renoncer à l'emprunter. Comment savoir ce qu'il y avait au bout, la libération annoncée ou le casse-pipe ?
On fit des expériences. Les frères Renembach, René, paysan, et, Jean, le chauffeur de bus, produisirent une énorme pelote de câble fin.
- Je vais pénétrer dans la forêt muni de ce fil d'Ariane, expliqua Jean, et René tiendra l'autre bout. Ainsi, nous resterons en contact permanent ; si le câble est bien tendu, nous pourrons même communiquer en morse.
- Le fil est-il assez long ? s'inquiéta Jean-Jacques Larimé.
- Un kilomètre.
- Peut-être le sentier fait-il plus d'un kilomètre.
- C'est juste admit Jean Renembach. Je vais prendre une seconde pelote comparable, que je nouerai à la première en cas de besoin.
Ainsi fut fait ; devant cinq cents spectateurs passionnés, Jean Renembach embrassa son frère et disparut dans la forêt, en tenant fermement le fil qui le reliait à la Bierre.
Durant plusieurs minutes, rien ne se passa. L'explorateur voyageait apparemment sans encombre entre les deux mondes. Chacun contemplait fiévreusement le câble noué au tronc d'un orme, sur lequel René avait posé la main.
Mais tout à coup le filin se détendit, et tomba par terre. Un frisson parcourut la foule. René Renembach, follement inquiet, tira sur le fil, qui se prit dans les branches ; il réclama de l'aide, trois hommes lui prêtèrent main-forte.
Enfin l'extrémité traînante apparut, molle et lugubre.
- Il n'a même pas eu le temps d'utiliser sa deuxième pelote, constata René.
Une larme coula sur sa joue.
- Où est-il, à présent ?
Ancel Bernet lui prit le bras.
- Je suis sûr qu'il est de l'autre côté, sain et sauf.
Murmures d'approbation. Tout le monde voulait croire que Jean Renembach était libre, quel es pompiers venus l'accueillir lui avaitn jeté une couverture sur le dos et offert un café, que des médecins s'empressaient pour l'examiner et que déjà les journalistes du monde entier lui tendaient leurs micros pour recueillir ses impressions.
Mais comment être sûr ?
- Il faudrait savoir à quel endroit précis s'opère le passage, dit le gendarme Sourand. Où s'arrête la Bierre et où commence le... le dehors.
- Vaste question, se lamenta le maire Agnelet.
- J'ai une idée, poursuivit le gendarme.
- Tu es sûr ? ricana Ancel.
Il avait une dent contre les gendarmes depuis un contrôle routier, quelques années auparavant. Sourand l'ignora.
- Formons une équipe de dix ou quinze personnes, dit-il, qui avanceront en file indienne. Le premier s'arrête vingt pas après l'orée du sentier, à portée de voix de la clairière. Le deuxième avance de quarante pas puis s'arrête, à portée de voix du premier. Et ainsi de suite, chacun communiquant oralement avec son prédécesseur.
- Er après ? s'impatiente Ancel.
- C'est simple. Sitôt que le deuxième perd le contact avec le premier, il pose une balise pour matérialiser sa position, et fait demi-tour. Ainsi, on saura où passe la frontière.
Cette solution suscité beaucoup d'enthousiasme, et tout de suite des Châtillonnais se portèrent volontaires pour la manoeuvre. Le maire voulut sélectionner personnellement les plus aptes mais le gendarme Sourand souligna que peut-être le point de passage était loin, et qu'il serait judicieux d'être aussi nombreux que possible, en acceptant toutes les candidatures.
- C'est juste, répondit le maire. Allons-y.
Une colonne de trente hommes et quatre femmes s'ébranla méthodiquement suivant les consignes de Sourand et sous les applaudissements de la foule ; on sentait dans l'air la même ferveur, la même admiration qu'au temps des expéditions individuelles sur la route de Névry, quand des aventuriers croyaient vaincre le sortilège et franchir le mur. Les chaînons de la file se déployèrent à quinze pas de distance, couvrant ensemble quatre cents mètres environ, chacun parlant à son successeur ; jusqu'ici, tout allait bien. Cette première étape accomplie, tous avancèrent de dix pas supplémentaires, tandis qu'un remplaçant prenait la position du dernier, pour ne pas perdre le contact avec la clairière ; et ainsi de suite, la chaîne s'augmentant à chaque fois d'un maillon nouveau. Au bout d'une heure, elle comptait quatre-vingts participants, et le premier n'avait toujours pas disparu. Quelque chose clochait ; Jean Renembach n'avait pas mis tout ce temps pour se volatiliser. Dans la clairière, on s'impatientait.
- Que fabriquent-ils ?
- Ce n'est pas normal.
- Peut-être que ça ne marche plus ?
- Le passage se sera refermé sans prévenir.
- Il ne nous a pas prévenus non plus pour apparaître.
- Peut-être qu'il y a des horaires d'ouverture ?
- Allons ! Ce n'est pas un guichet de banque.
- On n'en sait rien.
Quand la chaîne eut atteint cent cinquante hommes, les éclaireurs décidèrent de rebrousser chemin :manifestement, leur stratégie ne fonctionnait pas. Ils réapparurent dans la clairière, sous le regard déçu des Châtillonnais.
- Vous vous y êtes mal pris, fulmina Gobert. Il faut recommencer.
Les explorateurs protestèrent, trouvant injuste ce procès en incompétence, surtout de la part de ce blanc-bec.
- Tu n'as qu'à essayer, puisque tu es si intelligent.
- J'y compte.
Gobert à son tour réunit vingt jeunes gens et partit à l'assaut du sentier, reproduisant la technique du gendarme Sourand. Comme c'était à prévoir, ses équipiers et lui revinrent en fin d'après-midi, fourbus, sous les ricanements cruels des spectateurs.
- Alors ? demanda Ancel Bernet.
- Echec, marmonna Gobert.
- Que s'est-il passé ?
- Au début, rien. Nous avons marché deux heures dans la forêt, après quoi le sentier est devenu impraticable à cause des branchages et des souches. Parfois, nous perdions complètement sa trace et, à la fin, nous ns savions plus où mettre les pieds. J'ai préféré renoncer avant la nuit.
- Vous n'avez pas vu Jean Renembach, par hasard ?
- Non.
Silence consterné.
- Peu-être que ça ne marche pas quand on est en groupe, suggéra Larimé.
- Comment ça ? demanda l'adjudant Packiewicz.
- Les gosses disparus étaient seuls. Renembach aussi. Nous autres, en revanche, nous avons cheminé en meute. Et voilà le résultat.
- Ce n'est pas logique, dit Ancel d'un air bougon.
- La logique n'a rien à voir là-dedans, répliqua Gobert.
Le ton monta. Marie-Ange Schmitz intervint.
- Ca n'a pas marché parce que vous ne vouliez pas passer de l'autre côté.
Tout le monde la regarda
- Vous avez marché sur le chemin pour voi jusqu'où on peut aller sans quitter la Bierre ; votre idée n'était pas de partir, mais de revenir. Pour que ça marche, il faut vouloir partir.
Ce propos étrange déclencha de nombreux commentaires. Penser le passage comme acte de foi étaient encore moins rationnel que la suggestion de Larimé sur la solitude du franchissement mais, au point où ils en étaient, les Châtillonnais auraient cru n'importe quoi.
- Moi, reprit Marie-Ange, je sais que je réussirai, parce que je le voudrai.
- Quand on veut, on peut, ricana Ancel Bernet.
Il haussa les épaules.
- Tout cela est absurde.
Les conversations s'enlisèrent. Chacun avait sa théorie sur le fonctionnement du sentier, et sur ce qu'on trouverai au bout. Malgré les deux échecs du jour, une majorité d'habitants restaient convaincus d'avoir affaire' à l'issue de secours qu'ils attendaient depuis si longtemps.
La Providence levait sa punition ; dûment châtiés, nous pouvions revivre. Et chacun au fond de soi savait qu'il ne tarderait pas à faire le grand saut.
Allant plus loin, certains suggéraient que ce passage n'était pas le seul. Un sentier si étroit, si caché, au point qu'on aurait pu ne pas le trouver : Dieu aurait-Il pris ce risque ? D'autres portes magiques avaient forcément surgi partout, pour maximiser nos chances de les découvrir ; on ne les remarquait pas mais elles étaient là, sous nos yeux. Cet escalier, par exemple : et si par hasard il faisait franchir la frontière à qui le montait ? Ce chemin agricole près de Crillonne ? Cette route ? Cette échelle ?
Les Châtillonnais allaient et venaient dans le village, explorant tout avec frénésie ; c'était comme une chasse au trésor.
Ces recherches, bien sûr, ne donnèrent aucun résultat. Il n'y avait pas d'autre chemin, et ces chercheurs d'or le savaient bien. On aurait dit qu'ils repoussaient le moment de partir, jouant par ces quêtes dilatoires à découvrir d'autres voies qui n'existaient que dans leur tête.

Pause
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 4 EmptyJeu 8 Avr - 19:58

Je finirai demain le roman.
Bonne fin de soirée avé gros bisous Exclamation ...
Wink
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 4 EmptyVen 9 Avr - 18:10

Anonyme.
"Ma femme et moi appareillerons demain soir. Au début j'hésitais, mais tous nos amis l'ont fait. Pourquoi pas nous ?"

Anonyme.
"Je pars avec mon fils. Mon frère a décidé de rester. Je me demande si nous nous reverrons."

Anonyme.
""Montrez-leur un précipice en expliquant qu'en sautant ils sortiront de la Bierre ; ils sauteront."

Anonyme.
"Je médite tes ordonnances, j'ai tes entiers sous les yeux (Psaumes, 119.15)."

Chaque jour de nouveaux émigrants se présentaient dans la clairière avec leurs bagages, prêts au départ. En fait, ces exodes avaient souvent lieu la nuit, de façon plus ou moins clandestine, en cachette. Il n'était certes pas possible de filer en secret, car depuis la découverte du sentier il y avait du monde à toute heure dans la forêt - badauds, rôdeurs, campeurs installés là, priant pour que le passage soit à double sens et que des secours surgissent, illuminés croyant que c'était le chemin qu'emprunterait le Messie pour son retour sur Terre, etc. ; mais on préférait autant que possible s'éclipser discrètement sans adieux ni haie d'honneur, pendant que le reste du village dormait.
Les voyageurs en partance trouvaient dans la clairière une file d'attente, des gens qui comme eux vérifiaient leurs lampes torches, serraient les sangles de leur sac et jetaient un regard nostalgique sur ce pays qu'ils s'apprêtaient à fuir.
Entre émigrants on se saluait sans se parler, chacun respectant la consigne implicite de discrétion. On aurait dit que les Châtillonnais avaient honte de partir ; ils y mettaient une pudeur gênée, un embarras inexplicable. Ils auraient voulu prendre le chemin comme ils prenaient leur bain, dans l'intimité ; et si par la force des choses il y avait du public, on feignait de ne pas se voir.
Les jours passèrent, Châtillon se vida.
Chaque matin le soleil se levait sur de nouvelles maisons abandonnées. On ne s'inquiétait pas pour ces disparus ; on les supposait à l'abri, de l'autre côté ; on imaginait leurs retrouvailles avec leurs proches, entourés de médecins inquiets qu'ils ramènent de la Bierre un virus ou une maladie rare. Comme on se représentait facilement ces scènes poignantes, les larmes, les fous rires ! Et chacun songeait qu'il pouvait passer lui aussi, faire sa valise et pénétrer dans la forêt pour arpenter ce sentier qui menait à la liberté. Les mots "passer", "partir" et "départ" devinrent courants dans le vocabulaire châtillonnais, assortis d'une imagerie dont personne ne s'avisa qu'elle était aussi celle de la mort.
De temps en temps, on assistait aux coups de sang d'habitants qui jusqu'alors avaient résisté mais qui soudain laissaient tout en plan, bouclaient un paquetage et, sous le regard de leurs amis stupéfaits, se précipitaient à Vincerres, comme s'ils avaient peur que leur résolution ne faiblisse. De fait, n'avait-on pas vu des échecs au dernier moment, des fanfarons qui avaient annoncé partout leur départ et qu'on retrouvaient finalement devant l'église, le rouge aux joues, expliquant que leurs jambes au moment décisif avaient refusé de les porter ? Philosophes, ils déduisaient de ce fiasco que leur heure n'était pas venue, qu'on ne réussit bien son passage que "si on le sent vraiment", et qu'une sagesse inconsciente les avait forcés à renoncer. Qui sait : peut-être n'avait-on qu'une chance, en sorte qu'il ne fallait pas se rater ?
Il y avait bien des bizarreries dans ces comportements. Ce chemin dont les Châtillonnais étaient sûrs qu'il les sauverait, parce que telle avait été leur interprétation initiale et qu'ils n'en avaient pas démordu, pourquoi ne s'y ruaient-ils pas tout de suite, au lieu de gémir sur leur séquestration ? Le taux d'émigration aurait dû frôler les 100%, et ne laisser de côté que les sceptiques (troublés eux aussi, car comment ne pas l'être devant ce mystère ?). Et pourtant, beaucoup lambinaient. Qu'on se mette à leur place, et qu'on voie s'il était facile de n'être pas indécis.
Il y avait aussi des têtus, qui refusaient absolument de partir. D'abord, disaient-ils, on ignorait où allait ce chemin. Si c'était à Biges ou sur la route de Moulins, d'accord ; mais, vu les bouleversements récents de la logique et de la géographie, il pouvait déboucher aussi bien dans un pays lointain, voire sur une autre planète, où personne ne nous attendait.
Et puis, pourquoi s'enfuir ? Certes, le village tombait en ruine ; mais en s'en donnant la peine, on pourrait le reconstruire, vivre mieux, vivre bien. Ne s'était-on pas débrouillé quand Verviers siphonnait les talents, refusant de partager ses richesses ? Et puis, c'était une affaire de principe : on était né ici, on mourrait ici ; notre destin était lié à cette terre - tout homme est à une terre -, on préférait n'en pas partir plutôt que risquer de ne plus la revoir. Mourir plus jeune, mais mourir chez soi. Ne dit-on pas qu'un homme sur deux s'éteint à moins de vingt kilomètres du lieu où il est né au XXI siècle !
L'animal humain est un sédentaire, attaché à son terrier ; cette loi s'applique à Châtillon autant qu'ailleurs.
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 4 EmptyVen 9 Avr - 18:38

Deux camps naquirent dans le village, qui s'appelèrent réciproquement les feuilles volantes (familles en partance) et les racines (hostiles à l'exil). Les feuille volantes tournaient en dérision les arguments des racines, jugeant que leurs proclamations grandiloquentes d'attachement à la Bierre cachaient une forme de lâcheté.
- Vous avez peur.
- Pas du tout.
- Ca saute aux yeux.
- Suivez donc votre sentier. Dans notre Bierre, il n'y pas de falaise. Au bout de votre chemin, c'est moins sûr.
Les jours passèrent. Dans la clairière, les fanatiques avaient perdu patience ; partis à la rencontre du Messie qui se faisait attendre, ils avaient disparu dans la forêt.
La courbe des départs connut un pic après qu'un énergumène eut la vision d'un être spectral venu l'avertir que le chemin se refermerait bientôt, qu'il ne se rouvrirait pas, et que les incrédules resteraient prisonniers. Cette hallucination, quoique facilement imputable aux plantes dont il se nourrissait sans discernement, à la fatigue et au fond d'idiotie qu'on lui avait toujours connu, fut prise au sérieux, et confronta les Châtillonnais demeurés sur place à une hypothèse qu'il n'avaient jamais envisagée, celle que la possibilité de sortir fût temporaire, et que la porte se referme. Ils n'avaient vu jusqu'ici qu'un problème, l'irréversibilité du passage ; ils en découvraient un autre, la brièveté possible du sentier. Il n'y avait plus une minute à perdre : il fallait décamper d'urgence, sans quoi la Puissance qui mettait cette plateforme à disposition finirait par se froisser, et dirait : puisque vous n'en voulez pas, je vous l'enlève.
D'autres rétorquèrent que c'était absurde, que le sentier ne s'effacerait pas du jour au lendemain et que, de toute façon, ils préféraient s'en remettre au hasard. Que la Providence fasse à son goût ! Ils renonçaient au contrôle de leur vie, et se laissaient aller au gré des choses.
Quant aux personnages que nous avons croisés, ils se répartirent comme suit :
Feuilles volantes : le tenancier du Sénat miniature, M. Duval, qui avait fermé boutique depuis des mois ; Mathieu Tourdieu, de la Direction de l'équipement ; M. Parent, de la supérette ; Annabelle et Vincent Verviers, Marie-Ange et Paul Schmitz, le boulanger Fouillot avec femme et enfants, Manuel Podesti, Luc Rambier, Raphaël Pithrier et sa famille, M. Bazot, maire d'Allery, et son homologue Tellier, d'Oulliers ; Yves Sainte-Marie et Edouard Masson, Aurélien Gobert, Mme Bardet et son mari, l'électricien Bavier, et Hubert Besson pressé de retrouver ses locomotives.

Racines : Mélissa Vinet, qui refusait d'abandonner ses chevaux, Jean-Marie Réali, le père Ferrand qui "ne voyait pas l'intérêt de quitter le pays", les docteurs Ruche et Despise (par sens du devoir), l'adjudant Packiewicz et le gendarme Sourand, le maire Agnelet qui craignait que ce chemin ne soit un piège, Jérémie Mathieu qui avait lié romantiquement son destin d'écrivain à la Bierre, Martin Onzalle, Sylvain Bonnerond, Alain Leblond.

Quelques-uns enfin sont morts : Marie Onzalle n'a pas survécu à son mari ; le mécanicien Arcand a succombé à une bronchite ; le cantonnier Riquet a négligé de soigner une plaie à la jambe, qui s'est infectée ; le vétérinaire Guillermot, piétiné par un taureau ; le banquier Ternisien, foudroyé par une grippe ; le couvreur Joly, tombé d'un toit.

Pause !

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