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 Bernard Quiriny

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MAINGANTEE
epistophélès
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epistophélès

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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny EmptyMar 9 Mar - 18:50

LE VILLAGE EVANOUI

Châtillon-en-Bierre est un village de mille habitants situé au centre de la France, entre Auvergne et Morvan. La grande ville la plus proche, Névry, est à cinquante kilomètres. Il y a dans les environs quelques bourgades moyennes : Corbinand à l'est, Château-Quercy au nord, Clamard au sud, Saint-Bernin-sous-Bois sur la route de Névry ; mais les Châtillonais pour s'approvisionner vont toujours à Névry, en emprintant la route départementale refaite voilà deux ans et qui à présent ressemble à un magnifique billard goudronné.
Le village a la forme d'un T, avec deux rues perpendiculaires qui forment un coude au niveau de la boucherie Lombard : la rue du Docteur-Edmond et la rue du Docteur-Madiran, du nom de deux personnalités locales de la fin du XIXe siècle.
La rue du Docteur-Madiran compte deux ponts, le premier sur l'Arlon, rivière affluente de la Loire, le second sur le canal de Bierre, voie d'eau creusée à partir de 1795 pour le flottage du bois morvandiau et utilisé de nos jours pour la navigation de plaisance. Ce canal est flanqué d'un chemin de halage très apprécié par les cyclistes et les randonneurs à cause de ses paysages verdoyants et aussi parce qu'il est tout à fait plat, à l'exception des buttes au niveau des écluses. De nombreux pêcheurs s'y adonnent à leur passion, blasés et silencieux, qui répondent d'un signe las aux saluts aimables des promeneurs.
Ces deux cours d'eau traversant Châtillon présentaient jadis une particularité : grâce à des subsides de l'Etat, le pont sur le canal dut construit très vite, avant que le canal lui-même fût mis en eau ; le pont sur l'Arlon en revanche ne fut bâti que dans les années 1920, ce qui obligeait à traverser au moyen d'un bac (l'inclinaison actuelle de la rue du Gué, coupée en deux par la rivière, témoigne de l'aménagement de l'époque). Les voyageurs qui passaient par Châtillon avaient ainsi la surprise de traverser successivement une rivière sans pont puis un pont sur rien, situation paradoxale qui donna lieu à un proverbe.
Jusqu'au milieu du XXe siècle, Châtillon-en-Bierre fut un village prospère, dont la population compta jusqu'à deux mille quatre cents habitants. Outre l'agriculture, l'économie locale pouvait compter sur l'usine de chaussures Beaupion, installée jusque dans les années 1960 dans des bâtiments proches du port du canal.
En 1964, l'usine ferma et les hangars furent transformés pour loger une scierie ; celle-ci employa une cinquantaine de personnes dans les années 1978 avant de diminuer son activité. Elle ferma ses portes en 1991 à la suite d'un incendie. Depuis, les bâtiments vides servent d'abri aux clochards et à certains jeunes du canton, qui s'y livrent à de menus trafics. La municipalité voudrait les réhabiliter pour en faire un complexe sportif, mais les fonds manquent.
Depuis les années 1950, l'exode rural accomplit ses ravages. La population a diminué de moitié en un demi-siècle. Les enfants du village partent à Névry ou ailleurs pour leurs études, rares sont ceux qui reviennent ensuite dans la Bierre. Le nombre d'agriculteurs en particulier a chuté ; les exploitations sont aujourd'hui plus vastes, mais trois fois moins nombreuses qu'il y a trente ans. La fibre agricole demeure cependant forte chez les Châtillonnais, et beaucoup de fils de paysans disent vouloir reprendre la ferme familiale, malgré les conditions de travail éprouvantes et la médiocrité du revenu. L'agriculture reste la mamelle de l'économie bierroise, surtout grâce à l'élevage - la Bierre s'enorgueillit de ses belles vaches charolaises, rustaudes et trapues, qui donnent une viande grasse dont les gourmets estiment qu'elle manque de finesse.
On trouve au village deux boulangeries, deux boucheries, un cabinet médical, une pharmacie, une supérette, une épicerie, un hôtel, un restaurant, une pizzeria, deux succursales de banque et une étude notariale. Le cabinet vétérinaire s'est installé à trois kilomètres sur la route de Névry, non loin d'un affreux bâtiment construit par le syndicat de communes dans les années 1980 et censé abriter une sorte d'office du tourisme, ainsi qu'une salle de spectacles. Personne ne sait ce qui s'y passe exactement mais il paraît que deux personnes y travaillent à plein temps, et qu'on y voit parfois de la lumière.
A l'entrée du village en venant de Névry s'élève le château, ancienne demeure des seigneurs de Châtillon, édifié vers 970 et reconstruit plusieurs fois au fil des âges. Bâtisse hétéroclite et majestueuse, dont les plus vieilles pierres aujourd'hui datent du XIVe siècle et les plus récents du XVIIIe.
Un beau parc l'entoure, élégamment délimité par le canal qui la ceint comme une douve. Après avoir changé de main à plusieurs reprises depuis les années 1950, le château, racheté par un homme d'affaires, s'est transformé en lieu de séminaires et en gîte de luxe. Il n'est pas ouvert à la visite, sauf lors d'occasions exceptionnelles ; la plupart des villageois n'y nt jamais mis les pieds, ce qui ne les empêche pas d'en être fiers.
L'église Saint-Nicolas, banale et sans charme, domine une placette plantée de marronniers où l'on a construit aussi l'hôtel de ville - signe que la calotte et la République n'ont pas toujours fait mauvais ménage. Derrière l'église s'étend le champ de foire, esplanade goudronnée où se tenait jadis un marché aux bestiaux. On y trouve aussi le terrain de football, le camping, et une salle communale construite au début des années 1970 dans le style absurde de l'époque, avec des formes biscornues et des matériaux de piètre qualité - les mêmes qu'on a utilisés pour bâtir en 1975 l'école maternelle et primaire de la Picherette, du nom de la colline où elle fut édifiées, et qui après vingt-cinq ans d'usage a commencé de tomber en ruine, en sorte qu'une réhabilitation a eu lieu en 2002. Soixante-dix enfant la fréquentent, trois fois moins qu'il y a trente ans.
Signalons pour finir que Châtillon-en-Bierre est le chef-lieu d'un canton de quatorze communes et trois mille cinq cents habitants, avec une quarantaine de hameaux et des dizaines de fermes. Des chemins agricoles et des voies communales serpentent dans cette campagne, formant un labyrinthe où il est doux l'été de s'aventurer à pied ou à vélo, en prenant garde aux voitures qui roulent toujours à fond, y compris quand les conducteurs sont âgés - habitude déplorable qui augmente le taux de mortalité sur route de 25% par rapport à la moyenne régionale, malgré les efforts des gendarmes.
Nous en savons assez sur Châtillon-en-Bierre pour mettre fin à ce chapitre introductif ; il sera toujours temps d'ajouter plus loin ce qui n'a pas été dit ici, et de présenter les habitants qui joueront un rôle dans l'histoire. Planter le décor était en tout cas nécessaire car de là, et c'est ainsi que tout commence, nous ne sortirons pas.

La suite demain. ...
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MAINGANTEE

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MessageSujet: Re: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny EmptyMar 9 Mar - 19:58

ah ca fait peur !
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Jean2

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MessageSujet: Re: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny EmptyMar 9 Mar - 20:47

cheers on a l'eau à la bouche!
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JEAN

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MessageSujet: Re: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny EmptyMer 10 Mar - 14:48

Merci !
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epistophélès

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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny EmptyMer 10 Mar - 18:28

On dort bien à Châtillon, dans un silence parfait dont les citadins n'ont plus la notion. Le docteur Ruche, qui exerce au village depuis trente ans, pense que le calme est une condition nécessaire à la santé, et que nombre de ses patients lui doivent leur longévité - beaucoup de Châtillonnais vivent quatre-vingt-dix ans et plus.
La nuit, donc, on n'entend rien, à peine les cris d'un rapace ou le vrombissement léger d'un moteur. Les habitants, qui dorment fenêtre ouverte toute l'année, ont l'impression à partir de vingt et une heures que la vie s'arrête. Personne par conséquent ne prit conscience de l'absence totale de circulation dans le village durant la nuit du 14 au 15 septembre 2012, date fatale où commence notre récit.
Les premiers levés au matin du 15 furent les travailleurs de Névry, ces Châtillonnais qui, faute d'emploi dans la Bierre, avalaient matin et soir quarante kilomètres jusqu'à la capitale départementale. Ils auraient pu déménager pour se rapprocher de leur lieu de travail mais ils étaient attachés au canton, où vivait toute leur famille et où les maisons étaient moins chères, avantages qui compensaient la fatigue du trajet, les dépenses de carburant et l'obligation de se lever tôt - aux Châtillonnais, de toute façon, les journées à rallonge n'ont jamais fait peur.
Hubert Besson et Jean-Jacques Larimé comptaient parmi ces migrants quotidiens et faisaient souvent la route ensemble, car leurs horaires de travail coïncidaient. Le premier était agent des chemins de fer, le second technicien dans une entreprise de plasturgie. Ils partaient tous les matins à six heures quinze, et arrivaient à Névry vers sept heures. Mais, ce 15 septembre 2012, la voiture de Larimé tomba en panne au bout de cinq kilomètres, au lieu-dit de l'Huis-Merleau, longue ligne droite bordée de champs. Le moteur s'arrêta brusquement ; les phares s'éteignirent, ainsi que les voyants du tableau de bord. Larimé jura, se rangea sur le bas-côté, tira le frein à main puis tenta de redémarrer, en vain. Besson et lui soulevèrent le capot, inspectèrent la mécanique inerte puis, ne voyant rien qui clochât, se résolurent à demander un dépannage.
Jean-Jacques téléphona au garagiste de Ruet, le village le plus proche. La communication échoua. Rien n'allait, décidément.
- Essaie avec ton mobile, dit-il à Hubert.
Son collègue s'exécuta, mais il n'avait pas de tonalité.
- Le réseau doit être en dérangement.
Ils tentèrent alors de contacter le garage Logeux, à Châtillon. La communication passa mais, vu l'hure matinale, il n'y avait personne pour répondre. Au bout de vingt sonneries, Larimé raccrocha en jurant.
- J'appelle ma femme, dit Besson. Elle nous ramènera, puis nous repartirons dans ma voiture.
Ainsi fut fait. Colette, l'épouse d'Hubert, vint chercher les naufragés à l'Huis-Merleau et les rapatria à Châtillon. Là, chacun voulut prévenir son employeur qu'il aurait du retard. Les deux coups de fil aboutirent à des messages d'erreur.
Jean-Jacques, Hubert et Colette se regardèrent avec inquiétude.
- C'est tout de même bizarre, murmura Colette.
- Bon, dit Hubert. Assez perdu de temps. En route.
Jean-Jacques pria Colette de signaler au garagiste qu'il faudrait remorquer sa voiture abandonnée à l'Huis-Merleau, et lui confia ses clés ; puis Hubert et lui reprirent la route, avec quarante minutes de retard sur l'horaire.
Las ! Cinq kilomètres après la sortie du village, là où Jean-Jacques était tombé en rade, le moteur hoqueta, puis s'arrêta.
- Je rêve, lâcha Larimé.
Croyant être victimes d'un sortilège, les deux hommes n'osaient rien dire.
- C'est sûrement une blague, dit Besson.
Mais ce n'était pas une blague.

La suite demain. ...
Wink
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epistophélès

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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny EmptyJeu 11 Mar - 14:30

La même mésaventure arriva ce jour-là à tous ceux qui voulurent quitter Châtillon en voiture, par toutes les routes possibles. A l'Huis-Merleau, les pannes se succédèrent, toujours au même endroit : quinze véhicules s'ajoutèrent à ceux d'Hubert et Jean-Jacques, et ce lieu-dit ordinairement si calme devint un parking sauvage, plein de conducteurs incrédules qui soulevaient leur capot en proférant des jurons. Tous tentèrent de téléphoner, mais la communication avec Névry était impossible. Les appels vers Châtillon, en revanche, passaient bien, et chacun de guerre lasse contacta sa famille pour signaler sa position et demander du secours.
Les deux garagistes de Châtillon, Patrice Logeux et René Rémond furent harcelés toute la matinée. Trente, quarante, cinquante automobilistes réclamaient leurs services dans tout le canton. Les gendarmes, prévenus de ces incidents, décrétèrent que le plus urgent était de dégager les routes, pour empêcher les carambolages. L'adjudant Packiewicz chargea les brigadiers Sourand et Duguit de se transporter à l'Huis-Merleau, et ordonna aux garagistes de les suivre. Sourand et Duguit partirent en trombe au volant de leur estafette bleue, suivis par les dépanneuses et très excités par l'événement.
Mais comme ils approchaient de l'Huis-Merleau, Patrice Logeux fit des appels de phare. Le convoi s'immobilisé. Descendu de son camion, Logeux courut jusqu'aux gendarmes et leur fit part d'une idée qui venait de lui traverser l'esprit.
- Tant de voitures détraquées au même endroit, c'est du jamais-vu. Ca ne peut pas être le fruit du hasard.
- Et alors ? répondit Sourand.
- Ne sommes-nous pas en train de nous jeter dans la gueule du loup, avec votre estafette et nos camions ?
Sourand fronça les sourcils.
- Nous risquons la panne aussi, expliqua Logeux.
Les gendarmes en convinrent. Les dépanneuses firent donc demi-tour, tandis qu'eux continuèrent à pied vers les automobilistes en carafe pour leur expliquer qu'ils devaient laisser provisoirement leur véhicule sur place et revenir à Châtillon, à pied aussi.
Cette information fut accueillie avec l'hostilité qu'on imagine par les naufragés, qui se recrièrent mais ne purent qu'obtempérer.

L'épidémie fit des ravages toute la matinée. La rumeur se répandit ; un mal mystérieux frappait les voitures. Dès qu'ils étaient prévenus, les Châtillonnais fonçaient vérifier si la leur démarrait, et se trouvaient soulagés de voir que oui. Ils n'avaient pas compris que les problèmes ne se déclenchaient qu'à certains endroits précis, dans une zone maudite qui faisait le tour du village.
Outre les moteurs, il y avait la question du téléphone. On se rendit compte que les appels locaux passaient normalement, mais que les appels nationaux n'aboutissaient pas. Le problème touchait les fixes, les portables, et tous les opérateurs. Ainsi les gendarmes et le maire Sylvestre Agnelet échouèrent-ils à joindre la préfecture, malgré de nombreuses tentatives.

Je reviens !
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JeanneMarie

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MessageSujet: Re: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny EmptyJeu 11 Mar - 17:29

Ca a l'air sympa cette histoire! 
Merci Laure
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny EmptyJeu 11 Mar - 19:06

- Envoyons-leur un e-mail, suggéra le maire. Mais l'ordinateur n'afficha qu'un échec.
- C'est incroyable, murmura l'adjudant Packiewicz.
Faisant l'analogie avec le téléphone, la femme du brigadier Duguit eut l'idée d'envoyer un e-mail à sa voisine. Stupeur : le message passa, et on put vérifier tout de suite chez sa destinataire qu'elle l'avait bien reçu. L'ingénieuse épouse se connecta ensuite avec succès sur la page du syndicat d'initiative de Châtillon, sur celle du cybercafé local ainsi que sur le blog de sa fille, qui vivait dans un hameau tout proche. Elle consulta également le site du Journal de la Bierre, dont les bureaux étaient à Névry ; le logo du journal et les menus déroulants s'affichaient normalement, mais le reste était invisible. On cliqua par curiosité sur diverses rubriques, en vain, jusqu'à "Châtillon". Là, l'information s'afficha instantanément.
- On dirait que nous n'avons accès qu'aux nouvelles qui nous concernent.

Les voitures étaient bloquées par un mur invisible qui les mettait hors d'usage, mais les vélos ?
Luc Rambier, facteur, voulut en avoir le coeur net. Il partit sur son clou de service en direction de Névry, et découvrit à l'Huis-Merleau la file de voitures rangées sur l'accotement. La plupart des conducteurs étaient repartis, mais quelques-uns refusaient d'abandonner leur véhicule et tentaient toujours de déterminer la cause du dérangement.
- Ce qui m'étonne, souligna l'un d'eux, c'est que nous sommes bloqués ici depuis trois heures et que personne n'est venu en sens inverse.
- Peut-être que le phénomène est symétrique, répondit Rambier.
- Symétrique ?
- Les voitures qui quittent Châtillon tombent en panne au bout de quelques kilomètres. On peut imaginer que celles qui arrivent à Châtillon tombent en panne aussi.
- C'est judicieux.
- Merci.
- Il faudrait vérifier.
- C'est bien mon idée.
Et Luc Rambier poursuivit sa route. Cet athlète expédiait quotidiennement une tournée de vingt-cinq kilomètres avec quatre sacs de courrier accrochés à son cadre ; il faisait aussi le dimanche des sorties de cent kilomètres sur son vélo de course, avec des moyennes de trente-cinq kilomètres/heure quand il était en forme. Autant dire qu'il serait tout de suite à Ruet, le prochain village, cinq kilomètres plus loin. Du moins le croyait-il. Car, au bout de dix minutes, il n'y avait toujours pas de maisons en vue. La ligne droite où il roulait semblait sans fin, comme si elle s'étirait à mesure qu'il avançait. C'était troublant ; la géographie de ces lieux qu'il connaissait bien lu parut changée, sans qu'il pût dire en quoi.
Après vingt minutes d'efforts, toujours rien. Quelque chose clochait. Chaque coup de pédale semblait rajouter à la distance à parcourir. On aurait dit le paradoxe de Zénon.
Luc Rambier se sentit tout à coup très angoissé. Les informations que lui délivraient ses sens n'étaient pas vraisemblables. Il décida malgré tout de poursuivre ; il roula une heure, une heure trente - finalement deux heures. Il avait soif, et sentait ses mollets durcir.
Il ralentit et mit pied à terre, contempla la route déserte et droite à perte de vue, et comprit qu'il n'arriverait jamais à destination. Il fit demi-tour.
Midi sonna au clocher quand il rentra à Châtillon épuisé. Il fit sensation en déclarant que quitter Châtillon n'était décidément plus possible, même à vélo.

Suite demain. ...
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny EmptyJeu 11 Mar - 19:08

Jeanne-Marie, tu vas pouvoir en faire profiter ton Papounet. ... Wink
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Jean2

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MessageSujet: Re: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny EmptyVen 12 Mar - 13:37

viiiiiiiite la suite  Cool
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny EmptyVen 12 Mar - 16:50

Tout le village se retrouva dans la rue. Le car scolaire qui emmenait les enfants au collège de Moulins-Dusol, à quinze kilomètres, était tombé en panne non loin d'Auhuy ; le chauffeur, ayant pris des consignes par téléphone auprès des gendarmes, avait rapatrié ses ouailles en file indienne jusqu'au village. Excités comme le sont les enfants quand survient l'imprévu, les collégiens s'égaillaient à présent dans la ville, rajoutant à l'animation ambiante.
L'atmosphère était à mi-chemin entre la panique et l'amusement, la crise sanitaire et la fête populaire. Les Châtillonnais pensaient que le problème était provisoire, à la façon d'une panne électrique. De l'autre côté de la frontière pour l'heure infranchissable, des techniciens et spécialistes en tous genres s'activaient sûrement à rétablir les communications, et bientôt les secours, la police et la télévision les délivreraient. Certains se réjouissaient par anticipation de la publicité que ce phénomène ferait à la ville, imaginant le journal du lendemain et son titre à la une : "Le village coupé du monde", "Prisonniers chez eux toute une journée", etc.
D'autres cependant, plus sombres, peinaient à prendre les choses à la plaisanterie. Ils ne disaient rien, pour ne pas donner l'impression d'avoir peur, mais ils trouvaient que ces perturbations n'auguraient rien de bon. Il y avait en outre plus grave que l'impossibilité de sortir de Châtillon : l'impossibilité d'y entrer. Personne n'était venu ce matin-là, ni le distributeur de journaux, ni le livreur de la supérette, ni l'infirmière qui n'avait pas honoré ses rendez-vous. Châtillon-en-Bierre semblait s'être transformé en un piège immense et sans parois, sans qu'on sache qui l'avait posé.
Diverses théories furent avancées. L'hypothèse la plus populaire était celle d'une tempête magnétique, qui expliquerait à la fois le dérèglement des moteurs et les dérangements du téléphone. Personne ne savait de quoi il s'agissait au juste, mais l'expression avait le prestige ésotérique de la science. On ignorait en revanche pourquoi cette tempête ne soufflait apparemment qu'à certains endroits, encerclant le village mais laissant l'intérieur indemne.
On parla aussi du camion-citerne qui la veille avait traversé le centre-bourg ; rien n'interdisait de croire qu'il transportait des produits dangereux, et qu'il avait laissé s'échapper des gaz responsables du désordre actuel. Déjà certains s'emportaient contre le maire, qui aurait dû prendre un arrêté contre ces convois chimiques ; mais cette théorie présentait les mêmes faiblesses que la précédente.
Les jeunes suggérèrent qu'il s'agissait d'un test grandeur nature organisé par le gouvernement ou par l'armée, pour évaluer la capacité des Français à faire face aux catastrophes. La commune avait été tirée au sort parmi des milliers, et une armada d'ingénieurs et de technocrates surveillaient les réaction des Châtillonnais au moyen de microphones à la longue portée et de caméras embarquées dans des avions.

J'reviens :
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny EmptyVen 12 Mar - 18:10

D'autres affirmaient que tout cela n'était qu'un canular, une farce grandiose inventée par un animateur de télévision connu pour ses coups spectaculaires, et qui ne tarderait pas à surgir de sa cachette pour tout révéler en s'esclaffant.
Le maire Agnelet allait et venait parmi ses administrés, recueillant conseils et récriminations, rassurant les inquiets, écoutant les optimistes. Il oscillait lui-même entre l'angoisse et l'euphorie ; l'angoisse parce qu'il était juridiquement responsable des accidents qui frappaient sa bourgade, l'euphorie parce que cette crise le transformait en chef de guerre. Aussi sentait-il monter en lui une résolution et un élan nouveaux ;il fallait monter aux Châtillonnais qu'ils avaient bien fait de l'élire.
"N soyez pas inquiets, disait-il. Tout cela ne va pas durer."

"Non, nous ne savons pas ce qui se passe, et nous n'avons pas pu appeler l'extérieur. Mais nous mettons tout en oeuvre pour joindre le préfet, et je pense que nous aurons bientôt des nouvelles."
Emporté par son enthousiasme, il prenait le ton de l'humour :
"Pour le moment, personne n'est mort, n'est-ce pas ?
Et, à force de répéter, pour empêcher l'affolement, que les choses allaient s'arranger, il s'en persuada lui-même.
Une réunion fut organisée à la salle communale à seize heures. La secrétaire de mairie imprima cinquante affiches qui furent placardées dans le canton, et on réquisitionna le mégaphone des pompiers pour une annonce vocale.
Mille personne affluèrent en début d'après-midi. La salle étant trop petite, la réunion fut délocalisée sur un terrain de football, où fut dressée une estrade et installée la sonorisation habituellement utilisée pour les bals.
A seize heures le maire Agnelet s'empara du micro, fébrile, et s'éclaircit la gorge. Il n'avait pas préparé son texte, voulant rester naturel ; mais il n'avait jamais parlé devant une assemblée si nombreuse, ni dans des circonstances aussi étranges, et il fut pris d'un trac inhabituel. Il se composa ne mine grave.
- Bien. Mes chers concitoyens...
Un grand silence s'abattit sur la foule.
- Comme vous l'avez constaté, il semble que Châtillon et ses environs soient en proie à des phénomènes, hum... inexplicables, qui ont commencé ce matin, ou la nuit dernière. Vous savez tous en quoi ils consistent, certains d'entre vous les ont expérimentés dans leur voiture, et tout le monde a constaté que le téléphone et Internet ne fonctionnent plus. D'une manière générale, le village est coupé du monde. Nous ignorons les causes de cette situation, mais tout va rentrer dans l'ordre bientôt. Et je ne doute pas que quand ce sera fini, on nous fournira une explication. Pour l'heure, il faut affronter la situation avec calme, gérer les urgences et attendre qu'on nous tire de ce guêpier.
Le maire Agnelet s'interrompit, inquiet que cette dernière phrase soit interprétée comme une critique contre la Bierre. Mais comme personne ne releva, il poursuivit.
- Je vous invite à reprendre vos activités comme si de rien n'était, dans la mesure du possible. Soyons stoïques, et tout ira bien. Ce soir, dînez normalement, ne changez rien à vos habitudes. J'ai peur bien sûr qu'on ne puisse pas regarder la télévision, qui est coupée. Mais il n'y avait rien d'intéressant au programme.
Quelques rires fusèrent.
- Avec un peu de chance, tout sera rentré dans l'ordre demain. J'en suis même sûr. Le tout, c'est de ne pas paniquer.
La foule écoutait en silence. Le message passait.
- Si certains d'entre vous ont des difficultés, qu'elles soient de nature médicale ou autre, ils peuvent se mettre en rapport avec moi ou avec les gendarmes. Nous allons créer une sorte de... cellule d'urgence, pour venir en aide à ceux qui en ont besoin. Mais je vous le répète, tout se passera bien. Y a-t-il des questions ?
Quelques bras se levèrent.
- Pouvons-nous continuer à déposer notre courrier dans les boîtes aux lettres ? demanda un homme au visage couperosé.
Le maire leva un sourcil.
- Euh, je suppose que oui. Les facteurs continueront de relever les boîtes, et le courrier partira dès que le problème sera résolu. Une autre question ?
- On ne peut plus quitter le village par la route, demanda une jeune femme, mais a-t-on essayé par les voies d'eau ?
- Vous faites allusion au canal ?
- Ou à la rivière.
- Nous y avons pensé. Demain, les pompiers mettront une embarcation à l'eau, et tenteront de descendre le canal jusqu'à Corbinand. Mais entre nous, je doute que...
- Et par voie aérienne ?
- Je voudrais bien mais il faudrait un avion, ou un hélicoptère. Personne n'en possède.
- Il y a l'ULM de Pierre Durand.
Pierre Durand était un original qui survolait occasionnellement le village dans son ULM pendulaire, avec un bruit de bourdon qui fascinait les enfants.
Le maire fit la moue.
- Il faudrait demander à M. Durant s'il veut bien mettre son engin au service d'une expérimentation.
Interpellations, suggestions, réclamations s'enchaînèrent.
- Si les cars scolaires ne passent toujours pas demain, pourra-t-on créer une structure d'accueil provisoire pour nos enfants ?
- Est-il prudent de boire l'eau du robinet ?
- Qui est le médecin de garde ?
- Demanderez-vous l'état de catastrophe naturelle ?
La réunion s'éternisa ; les questions devenaient de plus en plus techniques, et les réponses du maire de moins en moins précises. Au bout de quarante-cinq minutes, il déclara qu'il était temps de se séparer, et donna rendez-vous aux nécessiteux à la mairie, où les pompiers et les médecins assureraient le service d'urgence.
La soirée fut longue. Nerveux et incapables de rester seuls, beaucoup de Châtillonnais demeurèrent dans les rues jusqu'à minuit et plus, horaire inaccoutumé dans la région. Les plus jeunes consultaient frénétiquement leurs portables, obsédés par le rétablissement du réseau. Les trois cafés étaient bondés ; beaucoup d'habitants trouvaient du coup que malgré la gravité possible de la situation, l'ambiance n'était au fond pas désagréable.
Outre leur besoin de parler, les gens hésitaient à rentrer chez eux à cause de la peur primitive de la nuit, qui refaisait surface dans ce contexte de crise. Des idées confuses émergeaient dans les cerveaux fatigués. Et si cette journée étrange était la prémisse d'une attaque, d'un siège, d'un assaut venu de l'étranger ?
On imaginait des nuées de sauvageons déferlant sur la ville, une expédition punitive, et on murmurait le nom de ce village limousin ravagé en 1944 par une colonne allemande. Les gendarmes, pour juguler l'affolement, certifiaient qu'il patrouilleraient toute la nuit, et incitaient les villageois désemparés à rentrer chez eux.
Vers deux heures, les derniers récalcitrants vidèrent leur verre et quittèrent les bistrots. Chacun se coucha avec des pressentiments sombres, mélangés au vague espoir que demain cette affaire serait terminée.


A demain
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny EmptySam 13 Mar - 18:24

Sitôt réveillés les Châtillonnais se ruèrent sur leurs téléphone, télévisions et ordinateurs. Rien ne fonctionnait. Ils étaient toujours bloqués, comme sur une île entourée d'eaux dangereuses. L'amusement de la vaille avait disparu. De nouveau chacun sortit pour causer, s'informer, se rassurer ; des ragots naissaient, circulaient, mouraient et ressuscitaient, plus absurdes les uns que les autres. Certains parlaient d'intenter des procès quand tout serait fini, sana savoir à qui.
Un conseil municipal extraordinaire fut organisé à la mi-journée. Les conseillers, qui d'ordinaire traitaient les affaires communales dans la bonne humeur, arboraient cette fois une mine soucieuse. Malgré la foule nombreuse, la réunion se tint dans un silence admirable, avec discipline et dignité. Le maire, pour que les débats soient utiles, coupa court aux tentatives de développer des théories explicatives du phénomène.
- Nous n'avons pas à chercher pourquoi les choses sont comme elles sont, dit-il, mais comment y faire face.
Cette formule déclencha quelques applaudissements.
Le conseiller Ancel Bernet, menuisier-charpentier, géant sympathique affublé d'une belle moustache gauloise, fit observer que, pour attaquer le problème, il fallait d'abord bien le connaître.
- Il serait utile de recenser ce qui coince, et de déterminer l'étendue de nos difficultés. A qui pouvons-nous téléphoner ou pas ? Jusqu'où pouvons-nous aller, à pied, à vélo ou en voiture ?
Mme Bardet, institutrice, l'approuva et attira l'attention du conseil sur la nécessité de protéger les véhicules intacts contre les pannes. Il fallait par conséquent délimiter avec soin le périmètre de circulation autorisée.
- Etablissons une carte, dit-elle, et installons des barrières pour empêcher les conducteurs inattentifs de se jeter dans la gueule du loup.
- Mais la frontière qui ceinture le village est invisible, objecta le maire.
- Pour ce qui est de la route de Névry, la file de voitures à l'arrêt près de l'Huis-Merleau matérialise naturellement la limite. Il suffit de barrer la route en amont, avec une signalisation appropriée.
Le maire griffonna quelques mots sur un calepin.
- Et pour les autres routes ? demanda-t-il.
- Il y a aussi des voitures en panne sur la départementale de Château-Quercy, répondit le conseiller Claudet. A trois kilomètres après Tamony-en-Bierre.
- Et sur la route de Corbinand ?
- Ca, je ne sais pas.
Silence.
- Je ne vois qu'une solution, déclara Ancel ; sacrifions des voitures-tests sur toutes les routes du canton. Nous saurons ainsi où passe la limite entre la zone, euh...
Les mots "zone libre" et "zone occupée" lui vinrent aux lèvres, mais il les retint pour ne pas ajouter à l'angoisse collective.
- La zone où on peut rouler et celle où on ne peut pas.
- Très bien, fit observer Michel Bavier, l'électricien. Qui conduira ces voitures ?
- Peu importe, répondit Ancel.
- Envoyer leurs conducteurs au casse-pipe n'est pas prudent.
- Quels sont les risques ?
- On n'en sait rien. C'est justement le problème.
- Les conducteurs des voitures tombées en panne hier se portent bien, que je sache.
- Mais qui nous dit que ça ne détraque pas l'organisme à long terme?
Un frisson parcourut l'assistance. Quelques regards compatissants se portèrent sur le facteur Rambier, qui pâlissait.
- Il faudra bien quelqu'un s'y colle, trancha Sylvestre Agnelet. Il est vital de savoir jusqu'où nous pouvons rouler, afin de préserver notre parc automobile. S'il le faut, je me dévouerai.
Murmures d'approbation. Le maire ne reculait pas devant ses responsabilités.
- Je suggère par ailleurs de n'utiliser pour ces tests que de vieilles guimbardes.

PAUSE Exclamation
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny EmptySam 13 Mar - 19:29

- Nous n'utiliserons pas les camions municipaux ? s'étonna Bavier.
- Il serait sage de ne pas mettre nos utilitaires en danger.
- S'agissant d'expérimentations menées dans l'intérêt général, je trouverais normal qu'on mette les biens collectifs à contribution.
- Nous aurons besoin de nos camions si la crise continue.
Le maire hésita. Il avait une idée, mais elle risquait de heurter la conscience de certains administrés. En même temps, il fallait les accoutumer dès à présent à l'idée que, dans ce contexte, la raison d'Etat pouvait s'imposer plus rudement qu'en temps normal. Il se lança donc.
- Je propose de réquisitionner les véhicules les plus anciens du canton, et de les employer comme cobayes.
L'assistance s'agita. Chacun voyait déjà sa voiture saisie pour les besoins de la cause, et lancée sur une route déserte où elle finirait par tomber en panne, sans garantie qu'elle soit réparable.
Le maire, pour apaiser la foule fit une nouvelle démonstration de son esprit civique.
- Et j'offre ma propre voiture.
Touchés, plusieurs spectateurs se sentirent alors des vocations.
- Nous possédons une Deux-Chevaux hors d'âge, dit un vieil agriculteur. Elle est tout à fait défoncée, mais elle roule encore.
- Prenez la camionnette de mon père, renchérit son voisin. Elle a échoué au contrôle technique, mais elle fonctionne. A quatre-vingt-douze ans, papa ne s'en servira plus.
En trois minutes, vingt Châtillonnais mirent ainsi leur voiture à disposition de la commune. C'était plus qu'il n'en fallait.
- C'est parfait, déclara le maire.
Il se tourna vers la secrétaire de mairie, qui tenait le compte rendu de la réunion.
- Vous notez, Maryse ?
L'adjudant Packiewicz, qui assistait au conseil ès qualité avec voix consultative, leva la main pur une observation.
- Je crois bon de signaler que nous sortons du droit. D'une part, Monsieur le maire, la loi n'octroie pas le pouvoir de réquisition aux autorités communales ; et d'autre part, à supposer que vous preniez ce droit malgré tout, il s'agit d'un pouvoir de police qui relève de votre compétence propre, non d'une délibération du conseil municipal.
Ce langage juridique laissa l'assistance dubitative. Le chef Packiewicz était connu pour sa droiture morale et son formidable sens de la légalité. Il était tatillon rigide et implacable, et ne tolérait rien de ce que ses prédécesseurs avaient souvent fait mine de ne pas voir. Les habitants admiraient son incorruptibilité, tout en la trouvant prodigieusement agaçante.
Le maire Agnelet, qui connaissait bien Packiewicz, savait cependant qu'il n'y avait chez lui aucun désir de nuire. Il ne lui en voulut donc pas de ce rappel prononcé sur le ton sec qui lui était coutumier, et y trouva même une occasion d'affirmer son autorité.
- Monsieur l'adjudant, vous avez raison : du point de vue de la loi, nous sortons des clous. Mais nous risquons d'en sortir souvent au cours de cette séance, et durant les jours à venir. Vous connaissez la théorie des circonstances exceptionnelles : la légalité prévaut en temps normal mais, si la conjoncture l'exige, le maintien de l'ordre et la continuité de l'Etal justifient tous les écarts. Je crois pouvoir dire que les circonstances actuelles sont de celles-là.
Des applaudissements salèrent cette sortie, à la fois parce que l'argument touchait juste et parce qu'on n'était pas mécontent de voir Packiewicz renvoyé dans les cordes. Beau joueur, celui-ci se rangea derrière le maire.
- Et maintenant, au travail.
Les tests eurent lieu l'après-midi sous la conduite de Maxime Tourdieu, employé à la Direction départementale de l'équipement. Des pilotes se lancèrent sur toutes les routes du canton, suivies à distance respectable par les gendarmes, les employés de mairie et toutes sorte de curieux venus assister aux opérations. Comme prévu, les voitures tombaient en panne au bout de cinq ou six kilomètres ; le conducteur mettait alors pied à terre, ses suiveurs notaient sur un plan le lieu de l'incident, puis on balisait la route au moyen de plots et de barrières. Les résultats étaient centralisés par téléphone à la mairie, où Sylvestre Agnelet les reportait personnellement sur une carte.
Quand tout fut fini, les Châtillonnais purent contempler sur cette carte le domaine en dehors duquel la nature ne voulait apparemment plus qu'ils s'aventurent. Le canton de Châtillon-en-Bierre ressemblait désormais à une planète close d'environ quinze kilomètres carrés, en forme de losange, avec plusieurs excroissances aux allures de presqu'îles.
Les habitants ressentirent une certaine satisfaction. Le problème restait entier mais, en le circonscrivant dans l'espace, ils croyaient avoir fait un pas vers sa résolution.
- Il faudrait procéder à l'identique sur l'Arlon et sur le canal, dit Bavier.
- C'est sans doute inutile, rétorqua Mme Bardet. On peut facilement deviner jusqu'où la navigation est possible : il suffit de relier entre eux les check-points routiers proches des cours d'eau sur la carte, et de prendre cette ligne comme frontière.
Elle tira quelques traits, complétant le polygone.
- Voilà.
Tout le monde admira ce dessin, qui représentait le monde où ils vivaient à présent.
Les maires des communes environnantes situées à l'intérieur du périmètre, trop petites pour survivre seules, firent acte d'allégeance à Sylvestre Agnelet ; il faut décidé de les inclure dans le conseil municipal, où ils représenteraient chacun leur fief avec voix délibérative.
Agnelet était galvanisé par cette preuve de confiance, mais aussi très angoissé : en pleine crise, le nombre de ses administrés était multiplié par trois. Gonflé d'orgueil et humble devant la tâche, il éprouva le besoin de faire une phrase historique et déclara, en désignant la carte punaisée au mur :
- Châtillon est séquestré, mais Châtillon vit toujours.
Interloquée, l'assistance ne répondit pas. Agnelet soupira puis ajouta, bien qu'il fût incroyant :
- Que Dieu nous vienne en aide.

Suite de demain.
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny EmptyDim 14 Mar - 16:17

Très vite se posa la question de l'approvisionnement. Les Châtillonnais, au début, n'y avaient pas pensé, habitués à voir bien garnis les rayons des magasins et à manger du pain frais tous les jours. C'était oublier qu'un camion faisait trois fois par semaine quatre-vingts kilomètres depuis Avelin pour décharger devant la supérette deux à quatre palettes de marchandises, que les boulangers achetaient leur farine à Névry et que Par Névry transitaient aussi les viandes des boucheries. Or, ces sources étaient à présent taries ; n'était disponible que la marchandise entrée dans le canton avant la date du 15 septembre.
Ainsi la supérette devint-elle le centre de toutes les attentions.
Cet établissement doté d'une boucherie, d'un étal de légumes et d'un rayon de droguerie avait été construit en 1983 à proximité du champ de foire, révolutionnant les modes de consommation des Châtillonnais qui pour certains n'étaient jamais sortis du canton et n'avaient donc jamais vu un caddie.
Cette nouveauté fut fatale aux deux épiceries traditionnelles existant à l'époque, dont la clientèle émigra spontanément vers ce grand magasin lumineux, moins cher et bien achalandé.
M. Duval, patron de l'épicerie fondée à la Libération par son père, fut laminé par cette concurrence et jeta l'éponge au bout de deux ans. Il prit sa retraite le 7 janvier 1985, après quarante ans de service. Faute de successeur, il revendit son pas-de-porte à une société d'assurances.
Quant à Mlle Leclair, propriétaire d'un magasin d'alimentation situé au bout de la rue du Docteur-Edmond, elle tint bon jusqu'en 1987, malgré la chute de son chiffre d'affaires qui, sur la fin, se rapprochait de zéro. Elle aurait pu fermer boutique plus tôt, ayant atteint l'âge de la retraite ; mais elle refusait de s'avouer vaincue, et se posait en défenseur du petit commerce face à la grande distribution. Elle n'abandonna que quand ses forces diminuées l'empêchèrent de continuer, et garda jusqu'à sa mort une dent contre la supérette et contre ses anciens clients qui l'avaient trahie. Aussi, tous les jours, et parfois deux fois par jour, elle allait déambuler dans le magasin qui avait causé sa ruine, arborant une moue dubitative et proférant des commentaires désobligeants sur la marchandise. Elle tripotait les conserves, dérangeait les rayons, comparait les prix, mais n'achetait jamais rien ; elle sortait les mains vides sans saluer les caissières, se plantait sur le trottoir et notait dans un carnet les noms des clients qui défilaient. M. Parent, le directeur de la supérette, excédé par son manège, appela plusieurs fois les gendarmes, qui la reconduisaient diplomatiquement chez elle ; elle protestait qu'elle ne faisait rien de mal, ce qui était vrai, et promettait de ne plus recommencer. Mais au bout de quelques jours, elle était là de nouveau, épiant la clientèle d'un air hostile. On racontait qu'une fois, le cantonnier l'avait trouvée au sommet d'un arbre, de l'autre côté du terrain de football, avec son carnet et une paire de jumelles ; elle y avait grimpé pour mieux espionner les allées et venues, et n'arrivait plus à descendre.
A la fin des années 1990, sa santé déclinante la contraignit à stopper son harcèlement ; elle s'éteignit le 1er juillet 2000, seule et sénile. Emu par la mort de cette ennemie pittoresque et opiniâtre, M. Parent fit livrer une gerbe de fleurs à ses funérailles, et ses employés observèrent une minute de silence à sa mémoire.
Mais revenons à la crise. M. Parent comprit tout de suite le rôle stratégique qu'allait jouer son magasin dans les jours à venir, avec ses précieuses réserves de nourriture. Le 15 septembre, l'activité avait été normale, et même plus faible que d'habitude parce que les clients, occupés à commenter le phénomène et à causer, n'avaient pas eu le temps de faire leurs courses. Dès le 15 au matin, en revanche, le chiffre d'affaires avait bondi de façon spectaculaire ; les Châtillonnais affluaient pour se constituer des réserves, notamment les personnes âgées qui faisaient main basse sur le sucre, la farine, les boîtes de conserve, le lait en poudre et l'eau minérale. Certains, après avoir rempli leur caddie à ras-bord et transvasé leurs achats dans leur voiture, revenaient même pour une deuxième tournée. A midi, M. Parent fit ses comptes, et découvrit le coeur battant qu'il avait vendu six fois plus de denrées qu'au cours d'une matinée ordinaire.

J'reviens. ...
Very Happy
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny EmptyDim 14 Mar - 16:59

Le magasin fermait habituellement ses portes entre midi et deux heures ; son sens du commerce indiquait à M. Parent qu'il pourrait profiter de l'aubaine en faisant journée continue, mais il songea au retour de boomerang. Les stocks n'étaient pas illimités; ce qu'achetaient les clients aujourd'hui manquerait à d'autres demain, et la supérette risquait la rupture à tout moment. Déjà, le rayon épicerie était à moitié vide ; son responsable, Pierrick Duffard, dit Duffy, trottinait sur ses jambes courtaudes en portant des cartons, sans suivre la demande. De même à la droguerie où les lampes de poche, les piles, les réchauds à gaz et le ruban adhésif manquaient. "Quand il n'y aura plus rien, pensa M. Parent, cela fera du grabuge."
N'ayant pas l'habitude de décider seul, il aurait boulu prendre des consignes à la direction du groupe à Avelin. Hélas, Avelin était injoignable, et lui sentait que l'avenir du village dans cette crise dépendrait en partie de lui.
Il demanda finalement aux employés de fermer les portes comme chaque jour, et même de baisser les grilles. Puis il fit venir Duffy et Leblond, ses deux chefs de rayon, pour un entretien confidentiel. Dans l'intimité du bureau directorial, il leur fit part de ses craintes.
Nous sommes le grenier du village. D'ici à quelques jurs, quand les gens auront vidé leurs placards, ils se tourneront vers nous.
Duffy se mordit la lèvre.
- Dans ces circonstances, il est de notre devoir de faire primer l'intérêt général sur l'intérêt du magasin. Nous sommes des commerçants, mais des patriotes avant tout.
Duffy et Leblond opinèrent.
Profitant de la fermeture méridienne, ils descendirent tous les trois dans les réserves et entreposèrent dans un local fermé à clé quelques caisses de biens de première nécessité qui, si les choses tournaient mal, prendraient la même valeur que l'eau dans un désert.
Tandis qu'ils travaillaient, des clients se massaient devant les grilles, attendant la réouverture. Duffy les aperçut par un vasistas.
- Chef. Regardez.
Combien étaient-ils là-dehors : cinquante ? Cent ?
- Tout ça va finir en émeut.

A plus tard. ...
Basketball sunny
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny EmptyDim 14 Mar - 18:15

Ainsi le problème du rationnement fit-il irruption dans le débat public.
Le maire, conscient de la nécessité d'agir avant qu'il soit trop tard, supplia M. Parent de ne pas rouvrir son magasin tout de suite - au besoin, les gendarmes disperseraient les clients dont l'esprit s'échaufferait. Puis il téléphona à tous les commerces de bouche pour les prier de fermer provisoirement, en invoquant les intérêts supérieurs du canton et la survie de la communauté. Enfin, il convoqua un nouveau conseil extraordinaire, avec pour question unique à l'ordre du jour la gestion de la nourriture.
Les spectateurs furent à nouveau nombreux, et la discussion très animée. Le rationnement était une question sensible, qui mettait en jeu des principes fondamentaux : la liberté individuelle, la liberté du commerce, la justice, la solidarité, l'instinct de survie et la protection des siens. Tout le monde voulait prendre la parole. Le maire fit de son mieux pour modérer les débats, en rappelant sans cesse que le sujet était grave, qu'il concernait tout le monde et qu'on n'arriverait à rien si on perdait ses nerfs.
- Avant de décider quoi que ce soit, déclara Mme Bardet, il faut savoir de quoi on parle. Quels sont nos stocks ?
- Procédons à un inventaire, répondit le maire.
M. Lebon, chef d'atelier dans une entreprise de Saint-Bernin-sous-Bois, au chômage depuis le 15 septembre, leva la main.
- Je peux m'en charger. J'ai de la méthode.
- Très bien.
M. Parent, qui assistait au conseil avec voix consultative en tant que responsable de la plus grosse réserve du village, fronça les sourcils. Il n'aimait pas beaucoup la façon de parler des conseillers : pour eux, la collectivisation des denrées semblait acquise. Or, jusqu'à nouvel ordre, ses marchandises appartenaient à la société qui l'employait, et dont il entendait défendre les intérêts. Mais il jugea prudent de se taire, et écouta la suite des débats.
Le problème était simple : comment répartir les stocks parmi les habitants, sachant que la plupart des articles étaient périssables et que tout le monde en avait vitalement besoin ?
- Il n'y a qu'à laisser faire le marché, suggéra Bavier. C'est le mode de répartition le plus efficace pour les biens rares.
- Les prix ne vont-ils pas flamber ?
- C'est un risque à prendre.
Le public s'agita. Chacun s'imaginait débourser une fortune pour un kilo de sucre, une boîte de gâteaux secs ou une bouteille de vin.
- Ce serait la prime aux plus riches, s plaignit Raphaël Pithrier. Cette proposition n'est pas tenable.
Raphaël Pithrier était un petit homme chauve d'une quarantaine d'années, fonctionnaire au ministère de l'Agriculture à Névry, venu s'installer à Châtillon avec femme et enfants quelques années plus tôt. Bon camarade, sympathique e très bavard, il était apprécié par la plupart de ses voisins, malgré un tempérament revendicatif et des opinions politique radicales. Il faisait parfois du démarchage avec ses enfants, proposant de signer des pétitions ou d'abonder une cagnotte pour une cause humanitaire. On lui claquait généralement la porte au nez, mais il ne se décourageait jamais ; il passait à la maison suivante sonnait et recommençait son laïus. Raphaël était un causeur professionnel, qui ne lâchait jamais le micro de son plein gré, répétait tout dix fois et possédait un authentique talent d'orateur. Devant un public influençable, il était capable de prouesses. Les jeunes l'adoraient, à cause de ses idées progressistes ; il les réunissait parfois dans sa cuisine pour parler de sujets graves, en buvant des boissons aux fruits et en fumant du cannabis. (Il n'en fumait pas lui-même, mais il se voulait libéral.) Certains trouvaient qu'il avait sur la jeunesse l'emprise d'un gourou, mais personne ne le croyait vraiment dangere
ux.


...
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny EmptyDim 14 Mar - 19:39

Les agriculteurs cependant le tenaient pour un gauchiste nocif et ignare, et ils se méfiaient de lui à cause de son poste au ministère, qui faisait de lui un représentant naturel du despotisme étatique et européen - même s'il n'avait en réalité qu'une fonction administrative, et qu'il ne s'occupait pas directement d'affaires agricoles.
- La prime aux riches ! répéta Raphaël d'une voix tonitruante.
Cette expression péremptoire fit mouche. Raphaël savait que, dans un débat, la plupart des spectateurs se rangent à l'avis du dernier qui a parlé, ou de celui qui a crié le plus fort. Il s'efforçait toujours de remplir ces deux critères.
- Il n'a pas tort, déclara Pierre Lanthier, maçon à Allery. La crise ne soit pas favoriser les uns au détriment des autres.
Murmures.
- J'entends bien, dit le maire, mais que proposez-vous ?
La question ne lui était pas adressée spécialement mais Raphaël Pithrier sauta sur l'occasion. Il répondit d'une voix calme :
- Une répartition équitable des marchandises.
Eclats de voix dans l'assistance.
- Le communisme ! rugit Ancel Bernet.
- Il ne s'agit pas de communisme, mais de justice, précisa Raphaël.
- J'appelle ça du vol.
Raphaël sourit. Une joute commençait ;, il était dans son élément.
- Peu importe le mot, reprit-il. Il n'en reste pas moins qu'en bonne logique nous devrions partager la nourriture parmi les familles, en proportion du nombre de membres. Avec éventuellement des critères de pondération, sur lesquels il faudrait s'entendre.
Il se tut puis ajouta avec une moue provocatrice :
Du reste, si on poussait l'équité jusqu'au bout, on distribuerait non seulement la marchandise ses magasins, mais les réserves de chaque maison.
Ancel Bernet n'en croyait pas ses oreilles.
- Tu veux collectiviser mon garde-manger ?
- Pourquoi pas ? répondit Raphaël.
Ancel éclata de rire, bien qu'il ne trouvât pas cela drôle.
- Je suis sûr que certains d'entre nous ont des stocks immenses, insista Raphaël, notamment les personnes âgées qui par habitude prévoient large, ainsi que les possesseurs de congélateurs qui se font livrer de grandes quantités de produits surgelés.
Un brouhaha s'éleva. Raphaël savait qu'il allait loin, mais il trouvait judicieux de provoquer un choc dans l'auditoire. Beaucoup comme Ancel se récrieraient, mais d'autres seraient troublés et se convertiraient à ses idées.
- Je ne comprends pas, intervint Lanthier. Si les placards de nos vieux sont remplis, c'st tant mieux pour eux, non ?
- Mais c'est injuste pour ceux dont les placards sont vides.
Lanthier haussa les épaules.
- Si ceux qui n'ont rien avaient su que le village serait coupé du monde, expliqua Raphaël, ils auraient pris leurs précautions, et accumulé des provisions. Or, ils l'ignoraient. A-t-on le droit de leur jeter la pierre ? Personne ne peut être accusé d'imprévoyance.
- Je n'ai pas dit qu'ils étaient imprévoyants, se défendit Lanthier.
- Je n'ai pas dit que vous l'aviez dit. Simplement, si les uns ont des armoires moins remplies que d'autres, ce n'est pas de leur faut.


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MessageSujet: Re: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny EmptyLun 15 Mar - 9:18

Ca me fait penser au début de la crise du Covid ! Smile
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny EmptyLun 15 Mar - 18:22

Raphaël se tourna vers Ancel Bernet, qui se grattait le menton. Il sentit qu'il triomphait ; restait à porter l'estocade.
- Donc, continua-t-il, si ce n'est pas de leur faute, il serait injuste de leur en faire payer les conséquences. N'est-ce pas ?
Ancel ne répondit pas. Il sentait bien la logique dans l'argumentation de son adversaire, et peinait à trouver une parade. En la suivant il aboutissait cependant à un résultat qui contredisait ses intuitions. Il ne savait pas comment s'extirper de ce piège. Raphaël enfonça le clou.
- Le statu quo, dans notre situation, est la pire des injustices, parce qu'il fait reposer la répartition sur le hasard. C'est exactement comme si on nous demandait de faire notre valise sans nous indiquer la destination. Supposons que nous atterrissions au soleil : ceux qui auront emporté des moufles et des parkas seront désavantagés. Mais si nous nous retrouvons au Groenland, ceux qui n'auront pris que des bermudas mourront de froid. Dans les deux cas, diriez-vous que c'est de leur faute ?
- Non, bien sûr, répondit Lanthier, désarçonné.
- Ne trouveriez-vous pas normal que les plus chanceux partagent leurs vêtements ?
La salle murmurait. Chacun commentait ces démonstrations percutantes, qui feraient leur chemin dans les esprits.
Mais Ancel demeurait insatisfait. Bien que dépassé par cette rhétorique, il en voyait les conséquences : une brigade d'inquisiteurs comparable à des agents du fisc, qui feraient le tour des maisons pour saisir les denrées. Cette image lui donna des frissons. Il contre-attaqua.
- Moi, je veux bien, lança-t-il, mais c'est robespierriste. On va venir chez moi, dans ma cuisine, pour compter mes biscottes dans mon bahut, et les distribuer au voisinage !
Une voix anonyme plaisanta :
- On ira jusque sous ton lit, pour vérifier que tu n'as rien caché.
Cette moquerie déclencha des rires.
- Et puis, poursuivit Ancel... Ma nourriture, je l'ai payée, non ?
Nouveau brouhaha. Raphaël Pithrier répliqua tout de suite, pour ne pas laisser le vent tourner.
- Oui, mais c'était avant. Les circonstances ont changé. Si nous pouvions nous réapprovisionner, ma théorie serait à jeter ; en attendant, elle seule es conforme à la justice.
Des applaudissements retentirent. Raphaël avait emporté l'adhésion d'une partie du public, notamment celle des impécunieux dont les armoires étaient vides et qui ne voyaient pas d'autre solution pour l'avenir que de puiser dans celles d'autrui.
Le maire reprit la parole pour attirer l'attention sur un paramètre important, susceptible de donner à la conversation une élévation nouvelle.
- Je vous rappelle que nous ignorons combien de temps notre réclusion durera. Si ça se trouve, il faudra tenir des mois. Peut-être des années. Il ne faut donc pas seulement réfléchir à nos besoins immédiats, mais aussi au futur.
Cette prédiction pessimiste ramena le silence. Le maire toussota, puis ajouta :
- Mes chers concitoyens, nous devons faire preuve de la plus grande parcimonie dans la gestion de nos ressources.
- On ne va quand même pas se laisser mourir de faim, répondit Martin Bazin, le maire d'Allery.
Le maire Agnelet lui jeta un regard sombre.
- Chacun est conscient de la gravité de la situation, dit-il. Je ne suis pas du genre à parier sur le pire mais, cette fois, les circonstances nous y forcent.
L'assistance buvait les paroles du maire, qui de minute en minute se sentait conforté dans son statut de chef. Convaincu de son rôle dans l'Histoire, il se fit à lui-même le serment d'être à la hauteur.
- La puissance publique, que j'incarne, veille à l'intérêt général. La continuité de l'Etat étant momentanément interrompue, le commandement suprême et légitime se concentre dans mes mains. Je décrète donc l'instauration à titre expérimental d'un mécanisme de rationnement dans tous les magasins du canton. Cela ne me fait pas plus plaisir qu'à vous, mais c'est nécessaire.
- Qu'est-ce que ça signifie, concrètement ? demanda Lanthier.
- Chaque foyer recevra des coupons donnant droit à une certaine quantité de nourriture, et d'autant plus de coupons que la famille sera nombreuse.
- Imitons le système des parts fiscales, proposa Mme Bardet. Un coupon par parent, un pour le premier enfant, un demi pour les suivants.
- Pourquoi pas.
Puis le maire se tourna vers Raphaël.
- Monsieur Pithrier, je prends note de votre argumentaire sur la mise en commun des celliers individuels. Au plant des principes, elle tient la route, et je ne la conteste pas. Mais je ne l'appliquerai pas tout de suite, afin de ne pas provoquer du ressentiment dans le village, au moment où nous avons justement besoin de ...
Raphaël voulut couper le maire dans sa tirade, mais celui-ci haussa le ton.
- Où nous avons justement besoin de solidarité. De solidarité et, ajouterai-je, de générosité. C'est pourquoi je demande à tout le monde d'agir loyalement, et de ne pas utiliser ses coupons avant d'avoir vidé ses réserves. La tentation de protéger les vôtres, en accumulant sera fort, mais rappelez-vous que vos voisins et leurs enfants ont aussi le droit de vivre. Nous sommes tous sur le même bateau.
Salve d'applaudissements.
- Maintenant, nous allons inventorier tout ce qui se mange. Les stocks de la cantine. Ceux de la supérette. Les épiceries d'Anulay, Allery et Tamony. Le dépôt de pain de Bazillion. J'en oublie. Les marchandises non périssables seront conservées le plus longtemps possible ; les autres seront consommées tant qu'elles sont fraîches.

PAUSE
Exclamation
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny EmptyLun 15 Mar - 19:09

Le maire s'arrêta pour reprendre son souffle. Des idées lui venaient. Il se sentit visionnaire. L'avenir se déroulait devant lui; il faisait des plans à voix haute :
- Nous ne pourrons bientôt plus compter que sur ce que nous produisons. Chaque champ, chaque pré, chaque potager va prendre une importance capitale. Chaque vache, cochon, poule, dindon. Regardez votre jardin : il va vous sauver la vie.
Un long silence suivit ce beau discours. Raphaël Pithrier aurait voulu remettre le couvert, mais il sentit que l'occasion était passée. Il attendrait le prochain conseil. La Révolution ne se fait pas en un jour.
Une main se leva dans l'assistance. C'était Sylvain Bonnerond, agriculteur.
- Nous vous écoutons, dit le maire.
- Que faire pour le fuel ?
- Le fuel ?
- J'ai besoin de gazole pour mon tracteur, et de fuel pour ma maison. L'hiver approche.
Le maire se gratta le menton.
- En effet, il va aussi falloir qu'on s'occupe de ça.
Messes basses. Le public s'imaginait déjà dans les frimas, grelottant dans une chaumière gelée.
Rémond et Logeux, dont les garages faisaient aussi stations-essence, furent questionnés sur leurs ressources. Ils disposaient ensemble de quatre cuves à moitié pleines ; quarante mille litres chez l'un, trente-cinq mille litres chez l'autre.
- Soit un total de soixante-quinze mille litres, conclut le maire. Ce n'est pas beaucoup.
- Il faut fixer des priorités, affirma Mme Bardet.
Elle compta sur ses doigts.
- Les médecins. Les gendarmes. Le vétérinaire.
André Joly, couvreur-zinqueur, intervint.
- Et les artisans. Sans camionnette, je ne peux pas transporter mon matériel.
- Dans les circonstances actuelles, je ne pense pas qu'on t'appellera tout de suite pour rénover une toiture, dit son voisin.
Joly s'indigna.
- Si un coup de vent fait s'envoler tes tuiles, tu seras bien content de me trouver.
- Messieurs, je vous en prie, lança le maire Agnelet.
Les débats s'enflammèrent.
- Avec une rotative de quatre mètres travaillant sur un labour d'hiver à mille sept cents tours, dit un paysan, mon tracteur consomme dix litres à l'heure.
- Le mien deux de plus, ajouta Bonnerond.
Raphaël ricana.
- L'agriculture écologique...
Les paysans le huèrent.
- Vous pouvez rire, monsieur Pithrier, déclara Bonne rond, mais nos cultures sont votre avenir. L'an prochain, si le village est toujours coupé du monde, vous n'aurez que nos récoltes à manger.
Le maire, connaissant l'hostilité réciproque entre la paysannerie et Pithrier, interrompit la polémique naissante.
Monsieur Bonnerond a raison, dit-il. Nous devons porter une attention spéciale à la production agricole, et soutenir nos paysans. Puisque nous vivons en vase clos, il va falloir coordonner la production. Savoir qui fait quoi, en quelles quantités, et de quoi nous avons le plus besoin.
- Inventorier les semences, ajouta Bonnerond.
- Les traitements.
- Diversifier la production, pour minimiser l'impact des aléas climatiques. Dans notre situation, une chute du rendement serait catastrophique.
- Ne devrions-nous pas augmenter aussi la surface cultivée ?
- Conservons plutôt nos prés, répondit Jean-Marie Réali, éleveur à Anulay. Si nous voulons manger de la viande, les vaches doivent paître.
Tout le monde opina. Personne à Châtillon pouvait raisonnablement se passer de viande.
- Les abattoirs de Névry sont inaccessibles, fit observer Bonnerond. Qui tuera les bêtes, maintenant ?
Nouveaux murmures.
- Le vétérinaire pourrait s'en charger, dit le maire.
- Ou le boucher.
- Dans le temps, chacun tuait ses animaux, déclara un veux paysan. Ce n'est pas si compliqué.
- Oui, mais il y a les normes sanitaires...
- Dans notre situation, on peut s'en passer.
- S'il vous plaît, intervint le maire. Ne nous dispersons pas. Pour le carburant comme pour le reste, nous procéderons avec économie, sans insulter l'avenir, en fixant les priorités. Les véhicules de gendarmerie, les médecins et le vétérinaire passeront en premier, comme le suggère Mme Bardet. Nous étudierons ensuite le cas des agriculteurs, pour voir dans quelle mesure l'utilisation des tracteurs et machines peut être diminuée sans attenter à la productivité. Après quoi nous statuerons sur les artisans, puis sur les chaudières à fuel individuelles.

Re-pause. ...
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny EmptyLun 15 Mar - 19:54

Un spectateur intervint.
- Certains agriculteurs ne disposent-ils pas d'une cuve personnelle ?
Quelques paysans s'indignèrent, mais Réali temporisa.
- C'est en effet une pratique courante, avoua-t-il. Beaucoup ont une petite réserve à la ferme.
- Là,, encore, intervint le maire, je compte sur le sens des responsabilités de chacun, et...
Il fut interrompu par son collègue Lambert, maire de Tamony.
- Je veux bien que les médecins et gendarmes passent avant tout le monde. Mais vu qu'ils consommeront du carburant prélevé sur ce qu'on peut considérer comme le bien commun, ne faut-il pas les obliger à utiliser les véhicules les plus économes ?
- Et surveiller leurs déplacements, renchérit Marc Caput, de Fresnet. Ils ne doivent pas gaspiller le mazout.
L'adjudant Packiewicz fronça les sourcils.
- Aucun de nos déplacements n'est inutile. La gendarmerie représente l'ordre public dans chaque recoin du canton.
- Là où j'habite, répondit Caput, il ne se passe jamais rien. Votre venue n'est pas nécessaire. La seule fois où vous auriez été utiles, lors du cambriolage chez M. Clamery, vous n'êtes pas venus, bien qu'on vous ait appelés trois fois.
- Je n'étais pas en poste à cette époque, se défendit Packiewicz.
Les débats continuèrent jusqu'à neuf heures du soir et auraient duré longtemps encore si les participants n'avaient pas été tenaillés par la faim. Le soleil s'était couché ; les Châtillonnais ressentirent à nouveau la peur de l'obscurité. Leur village était pourtant plus à l'abri que jamais, puisqu'il était hermétiquement séparé de l'extérieur ; mais ils avaient hâte de se claquemurer chez eux, en attendant l'aurore.
M. Ternisien, qui habitait une petite maison près du pont sur le canal, à la sortie du village fut l'un des derniers à partir. Il était employé depuis cinq ans au Crédit paysan, l'une des deux banques du village, où la plupart des habitants possédaient un compte. La discussion dur le rationnement l'avait captivé, car elle touchait à des questions d'économie ; il trouvait cependant qu'on n'était pas allée au bout des problèmes, car on n'avait parlé ni des finances, ni de la monnaie. Or, M. Ternisien pressentait qu'on allait en la matière au-devant de difficultés importantes. Pendant que les gens inquiets se précipitaient à la supérette, d'autres étaient passés à l'agence afin de retirer discrètement des liquidités - réflexe immuable des temps de crise, quand recule la confiance dans les écritures informatiques. D'heure en heure, la réserve des coffres avait fondu ; quant au distributeur automatique de billets, il était vide. Il en allait probablement de même à la Caisse de la Bierre, la banque concurrente.
De plus, en raison des communications coupées, M. Ternisien n'avait plus accès qu'aux comptes des clients domiciliés dans la Bierre ; les opérations interbancaires et les virements depuis l'extérieur étaient impossibles. Pas un centime ne sortait du canton, pas un centime n'entrait. Beaucoup de salaires ne tomberaient donc pas, ni les prestations sociales, les Châtillonnais pour l'heure n'y pensaient pas, mais dans quelques jours ils seraient tous à découvert et s'affoleraient - d'autant que la plupart d'entre eux ne roulaient pas sur l'or, et n'avaient pas d'épargne pour affronter les coups durs.
Les idées se bousculaient dans l'esprit de M. Ternisien. Ses notions de macro-économie étaient frustes, et il perdait vite ses moyens dans les discussions abstraites. Il en souffrait ; il aurait voulu que sa pratique au guichet fût assortie d'une science. Il avait commencé de suivre des cours à distance et envisageait même de retourner à la faculté, mais il n'avait pas les moyens de prendre un congé sabbatique. Mais son savoir n'était pas si nul qu'il l'empêchât de deviner ce qui allait arriver : une crise financière s'ajouterait à la crise géographique, et la clôture de l'économie locale impliquerait de repenser le système des échanges au sein du canton.
Son imagination s'emballa. Il vit en pensée des foules furieuses aux portes de l'agence, des clients ruinés qui sous la menace l'obligeraient à des transferts illégaux. Puis il se figura un forgeron en sueur, frappant sur l'enclume une monnaie obsidionale pour parer au manque de liquidités. Enfin, il conjectura la fin de l'économie monétarisée et le retour au troc, un lapin contre une poule, un stère de bois contre dix bidons d'huile. Oui, de grands bouleversements se préparaient, et M. Ternisien se demandait s'il était inquiet ou impatient, comme si un révolutionnaire sommeillait en lui sous l'écorce du banquier.

A demain...
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Jean2

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MessageSujet: Re: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny EmptyMar 16 Mar - 10:29

J'aime beaucoup ce livre, merci Episto
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MessageSujet: Re: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny EmptyMar 16 Mar - 13:51

Moi aussi, j'aime beaucoup
Ca amène pas mal de réflexion
Merci LAure
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny EmptyMar 16 Mar - 17:07

Huit jours après le début de la crise, Marie Onzalle, quatre-vingt-quatre ans, constata le décès de son mari Jean Onzalle, quatre-vingt-onze ans. Il était mort dans son lit, sur le dos, mains jointes, un rictus aux lèvres. A son âge, la mort était une possibilité de chaque jour, et Marie ne fut pas étonnée ; elle écrasa tout de même une larme car elle aimait son Jean, autant qu'on peut s'aimer après soixante-cinq ans de vie commune.
Jean Onzalle était un héros de la Résistance. En 1940, à dix-neuf ans, il avait pris la tête d'un réseau actif dans toute la Bierre, avec des ramifications à Saint-Bernin et Château-Quercy. De cette époque, il avait conservé son nom de guerre, "commandant Marceau", ou simplement "commandant", et ses exploits inspiraient du respect aux jeunes. Il donnait chaque année une conférence à l'école primaire, frappant des générations d'élèves par son évocation vivante du maquis, des sabotages et des compagnons morts pour la liberté de la Bierre, de la France et du monde.
Après la victoire, Jean Onzalle s'était établi comme ouvrier agricole, puis comme mécanicien indépendant. Il ne sortit jamais de Châtillon, il ne prit jamais de vacances, il n'alla jamais plus loin que Névry. Châtillon était son monde ; autant dire qu'il n'avait pas dû être dérangé par les événements récents.
Marie téléphona à ses deux enfants, vivant dans le canton (les deux autres, installés à Paris et à Nantes, étaient injoignables), à sa soeur, à son beau-frère, au médecin, au curé et au maire. Ce dernier lui présenta ses condoléances, et déclara que le village n'oublierait pas ce qu'il devait au défunt. Puis il songea à des problèmes plus pratiques, notamment l'inhumation. Il n'y avait plus d'entreprise de pompes funèbres au village depuis 1972 ; on faisait appel à des sociétés de Névry ou Decize, qui hélas ne pourraient pas venir cette fois-ci.
Il faudrait improviser. En accord avec la veuve, le maire demanda donc aux menuisiers du coin d'émettre un devis pour un cercueil : on utiliserait une camionnette de la commune en guise de corbillard. Quant à la thanatopraxie, les médecins s'en chargeraient.
La nouvelle de la mort d'Onzelle se répandit très vite, et provoqua un grand trouble dans la population. En temps normal, elle n'aurait ému personne : chacun en aurait pris acte avec flegme, en s'informant poliment sur la date des obsèques. Mais cette fois, les Châtillonnais étaient bouleversés, y compris ceux qui ne connaissaient pas Onzalle ; il était le premier trépassé de l'ère nouvelle et, bien qu'il n'y eût aucun rapport entre sa mort et la crise, les gens ne purent s'empêcher de chercher des corrélations mystérieuses. Onzalle serait-il mort sans les phénomènes étranges qu'on connaît ? Ce vieillard robuste et vaillant, qui sortait peu mais qui coupait son bois, aurait normalement dû passer la centaine. Avait-il été victime de la chape qui pesait sur le village ? Peut-être le phénomène n'était-il pas fatal qu'aux moteurs, mais aussi aux vieux corps ; certains octogénaires depuis quelques jours se plaignaient d'ailleurs de leurs jambes plus lourdes, de leur souffle plus court, de leurs rhumatismes plus douloureux, et tous les hypocondriaques du canton défilaient chez les docteurs Ruche et Despise pour des céphalées, des maux de ventre, des insomnies et des crises d'angoisses.
Mais la consternation des Châtillonnais avait en fait une cause plus obscure et plus profonde.
En quittant cette Terre, Jean Onzalle les rappelait à leur condition de mortels, dans un contexte où leurs défenses psychologiques étaient affaiblies. La fin d'un vieillard était dans l'ordre des choses ; mais son trépas au milieu de cette crise devenait un symbole, un miroir, une manière d'allégorie.
Le jour des funérailles, l'église fut comble. Faute de place sur les bancs, certains restèrent debout, et les retardataires suivirent la messe depuis l'extérieur, en dépit de la bise automnale. Un silence surnaturel régnait sur le village.
Le père Delapierre, curé de la paroisse depuis vingt ans, était à la fois ravi et stupéfait. Son église n'avait plus accueilli tant de monde depuis des lustres. C'était même un peu vexant : sans la crise, personne ne serait venu. Ses ouailles ne se rapprochaient soudain de Dieu que parce que tout allait mal, et parce qu'elles avaient besoin de Lui. Mais cette émotion collective était une occasion de frapper leurs esprits et de renouer durablement les liens entre l'Eglise et la Bierre. La mort d'Onzalle confrontait les Châtillonnais au vertige de l'Au-delà, à la finitude des choses et au sentiment profond du divin ; d'une certaine manière, songea le curé, elle était providentielle. Et, contemplant depuis la sacristie les travées pleines à craquer, il comprit qu'il ne tenait qu'à lui qu'elles fussent aussi garnies le dimanche suivant, et toutes les semaines à venir, aussi longtemps que durerait le phénomène. Le poisson était là, grouillant ; il n'y avait qu'à lever le filet.
Martin, le fils du défunt, lut un extrait de l'Evangile selon saint Marc ; puis on chanta un psaume sélectionné par le curé pour sa résonance avec l'actualité :

Ils ont marché au pas des siècles vers un pays de joie
Ils ont marché vers la lumière pour habiter la joie
Ils ont laissé leurs cris de guerre pour des chansons de paix
Ils ont laissé leur bout de terre pour habiter la paix...


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