epistophélès
Nombre de messages : 14037 Age : 33 Date d'inscription : 15/10/2009
| Sujet: Bernard Quiriny Ven 9 Avr - 20:14 | |
| Le père Delapierre, quant à lui, était en vie mais ne savait plus quoi penser. Sept des huit moines qui résidaient au monastère avaient annoncé leur souhait de continuer à servir Dieu dans la Bierre, comme si de rien n'était. Seul Mathias, garçon joufflu d'une trentaine d'années, follement religieux, voulait quitter le pays ; non que sa foi eût fléchi ni que l'apparition du passage dût changé sa façon de voir, mais il voulait précisément saisir cette opportunité pour toucher un public plus large, et diffuser son message évangélique dans le monde entier, si du moins le monde n'était pas englouti. Dès son transfèrement, il avait prévu d'entrer en contact avec Rome, et menaçait si le pape demeurait sourd de se tourner vers l'Amérique et ses sectes protestantes, qui l'aideraient à préparer le retour du Christ - car il ne faisait aucun doute que la réclusion de la Bierre était un signe annonciateur que la prophétie se réaliserait bientôt. Notre curé, lui, était moins fixé dans son opinion que son jeune disciple. L'émigration des Châtillonnais ruinait son rêve de transformer la Bierre en communauté chrétienne de choc - une cité idéale d'inspiration médiévale, habitée par l'Esprit-Saint. En même temps, il n'y croyait déjà plus depuis quelque temps : les Châtillonnais l'avaient déçu, et il s'était déçu lui-même. Quant à ce qu'il y avait au bout du fameux chemin, cette question le plongeait dans le désarroi. Il ne pensait pas que ce fût un signe du Seigneur ; mais quand même, il y avait manifestement du surnaturel là-dedans, peut-être du miraculeux. Que devenaient ces gens qui s'évaporaient dans la forêt ? Les uns étaient convaincus qu'en empruntant le sentier ils refermeraient une parenthèse de leur existence, les autres se lançaient sans savoir par esprit d'aventure ou par lassitude, d'autres encore proclamaient qu'au bout de n'était pas une vie nouvelle mais la mort qui attendait, et ils se lançaient en ricanant après avoir crié adieux, dans un sinistre élan suicidaire. Delapierre, lui, ne savait pas. Homme de foi, il inclinait à la confiance ; mais aussi bien, cette issue était peut-être une tentation, et ceux qui résisteraient seraient récompensés. Comme tout un chacun, il rôdait souvent dans la clairière, croisant des pèlerins en partance qui tentaient de le convaincre de les accompagner, croyant sans doute qu'en s'associant à lui ils amoindriraient le risque d'une mauvaise surprise. - Venez avec nous, mon père. Il n'y a plus rien à faire ici. Delapierre hochait la tête. - Je sois accomplir ma mission, mes enfants. Monseigneur ne voudrait pas que j'abandonne ma cure. - Dès notre arrivée, nous demanderons à l'évêché de vous relever de vos fonctions. - Non. Je préfère rester. Il soupirait. - Mais laissez-moi vous bénir. Il posait sa main sur leur front, dessinait une croix aux joues des enfants, et faisait mine d'ignorer l'appel au fond de lui qui le poussait à les suivre. Il tomba un jour au cours d'une promenade sur le vieux Sautier, ancien marchant de vin qui habitait sur la colline de la Picherette. Il fut très surpris, croyant l'avoir vu partir deux semaines plus tôt. - Vous êtes toujours là ? - Où voudriez-vous que je sois ? - Mais... Delapierre se sentit faiblir, comme à la vue d'un fantôme. Sautier l'empêcha de tomber et le conduisit chez lui pour lui faire boire un peu d'eau-de-vie - il en possédait encore quelques bouteilles et il s'en accordait chaque soir un verre minuscule, après son dîner. - Quand elles seront vides, dit-il au curé, il sera temps pour moi, à quatre-vingts ans de tirer ma révérence. - Vous emprunterez le sentier ? Le vieux Sautier prit une mine horrifiée. - Le sentier ? Non, très peu pour moi. Il renifla. - Quand je parle de révérence, reprit-il, je veux dire que je tirerai le rideau. Avec ça. Et Sautier comme par magie fit apparaître un revolver hors d'âge, qu'il cachait sous sa table. Cette arme lui venait de son père ; il l'avait entretenue amoureusement sans jamais tirer une seule balle, mais il songeait maintenant qu'il était temps d'en faire usage, afin que l'auteur de ses jours ne la lui ait pas donnée pour rien. Feignant de le prendre à la plaisanterie, le père Delapierre tança gentiment le vieil homme, sans décrocher les yeux du calibre - c'était le premier qu'il voyait, et il eut envie de posséder le même. Il retourna le soir dans la clairière, comme la veille et l'avant-veille, attiré magnétiquement par l'orée du chemin. Il savait que sa place n'était pas là, dans cette forêt lugubre, mais au monastère ou dans l'église, à prier pour le salut du village, allongé dans la nef ; il s'en voulait terriblement, se reprochait d'être faible, de balancer entre le devoir et l'envie, entre partir et rester. Le Tout-Puissant ne le guiderait-Il donc pas ? Quel feu que le désir de fuite, quand on ignore si c'est ce que Dieu veut ! Il n'y avait personne ce soir-là dans les bois. La nuit était noire. Delapierre ferma les yeux tendit les bras, fit quelques pas dans les taillis, toucha des branchages secs et durs. Sans lampe de poche, sans besace, sans nourriture, il n'aurait pu être plus mal équipé pour voyager ; pourtant, quoique venu sans intention, il se sentit prêt pour le grand saut. Juste pour voir, se disait-il, pour satisfaire une curiosité ; il ferait quelques pas, puis reviendrait en arrière et rentrerait au monastère. Il ne risquait rien ; Marie-Ange Schmitz n'avait-elle pas dit avec sagesse que l'issue se dérobait à qui ne la recherchait pas ? Le problème était qu'il ignorait s'il la recherchait ou non. Il s'engagea dans le sentier, sentit des brindilles craquer sous ses semelles. Un hululement au loin le fit tressaillir. Quelques pas de plus. Une branche blessa sa joue. Il rouvrit les yeux ; il n'y voyait rien. Le ciel était sans étoiles. Avait-on jamais connu nuit plus profonde ? Son coeur se serra ; il n'était plus sûr de ce qu'il voulait, avancer encore ou rentrer chez lui ; il était perdu. Une force étrange l'aspira. Il se mit à cavaler dans la forêt, butant contre les souches, trébuchant et se relevant, s'éraflant le visage et les mains. L'euphorie s'empara de lui. Il n'avait qu'à courir, il trouverait le chemin ; peut-être ne l'avait-il jamais quitté ; Dieu l'y conservait. Cette nuit le secret lui serait révélé, le secret de la Bierre au bout du sentier ou celui de la vie au bout de ses forces. Dans sa poche ballotait le revolver.
FIN.......... Bof... | |
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JEAN
Nombre de messages : 2368 Date d'inscription : 10/12/2008
| Sujet: Re: Bernard Quiriny Sam 10 Avr - 17:37 | |
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Jean2
Nombre de messages : 12542 Date d'inscription : 10/12/2008
| Sujet: Re: Bernard Quiriny Sam 10 Avr - 21:29 | |
| J'ai adoré ce bouquin! Merci | |
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epistophélès
Nombre de messages : 14037 Age : 33 Date d'inscription : 15/10/2009
| Sujet: Bernard Quiriny Sam 10 Avr - 23:44 | |
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MAINGANTEE
Nombre de messages : 7941 Date d'inscription : 17/10/2009
| Sujet: Re: Bernard Quiriny Dim 11 Avr - 10:04 | |
| Perso j'ai aimé car il analyse les sentiments humains Merci Episto | |
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Jean2
Nombre de messages : 12542 Date d'inscription : 10/12/2008
| Sujet: Re: Bernard Quiriny Dim 11 Avr - 14:28 | |
| C'est mon avis aussi. Et je trouvais ca vraiment intéressant de faire le parallèle avec la période de Covid | |
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MAINGANTEE
Nombre de messages : 7941 Date d'inscription : 17/10/2009
| Sujet: Re: Bernard Quiriny Jeu 15 Avr - 10:13 | |
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| Sujet: Re: Bernard Quiriny | |
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