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Détente - amitié - rencontre entre nous - un peu de couleurs pour éclaircir le quotidien parfois un peu gris...
 
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 Bernard Quiriny

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MAINGANTEE
epistophélès
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epistophélès

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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 2 EmptyMar 16 Mar - 19:04

Et les Châtillonnais émus pensaient à leur terre à eux, cette lande dont peut-être ils ne sortiraient plus, ce vaisseau miniature et arboré, comme une planète en réduction où Dieu désormais voulait qu'ils accomplissent leur destin.
Enfin vint l'homélie, que le père Delapierre avait préparée avec un soin spécial - pour la première fois depuis longtemps, il l'avait entièrement écrite, au cours d'une soirée fiévreuse qui lui avait rappelé ses enthousiasmes de séminariste. Il mit à la lire toute son âme, sa force de conviction, son éloquence. Il n'était pas un orateur très doué mais il ne bafouilla pas, et trouva les accents les plus justes. Il excita l'attention de ses ouailles en ne leur parlant pas de ce pour quoi elles étaient venues. Car il n'était pas dupe : l'assistance se fichait du vieux Onzalle, elle voulait surtout l'opinion de l'Eglise sur les événements, et peut-être une réponse. Aussi fit-il d'abord un long éloge du disparu, vantant sa vie simple et honorable, son courage pendant la guerre, sa vieillesse paisible et heureuse, récompense de l'homme honnête et travailleur. Cela dura quinze minutes ; il voyait sur les visages que le public n'en pouvait plus d'attendre, et qu'il était mûr pour tout entendre.
Alors il reprit son souffle, et attaqua son morceau de bravoure. L'assemblée l'écoutait passionnément ; ce fut un moment magnifique, vingt minutes d'élévation durant lesquelles, abandonnant son ton terre à terre habituel, il entretint les Châtillonnais de la toute-puissance de Dieu et de la petitesse de l'homme, de la confiance qu'il fallait Lui garder dans les épreuves, et des miracles que chacun pouvait accomplir en suivant l'enseignement du Christ. Il parla de générosité, de grandeur et d'humilité ; il recourut à des images somptueuses, et fit même quelques phrases poétiques. Tout n'était pas limpide, il perdit deux ou trois fois le fil du propos, mais l'auditoire n'y prit pas garde, frappé par certaines formules réussies.
"La Terre où nous vivons est plus petite, mais elle reste notre Terre."
"Elle est plus petite, aussi Dieu y est-il plus présent."
"Le bien et le mal que nous y faisons sont plus intensément ressentis."
"Regardez votre voisin ; plus que jamais, il est votre frère. Aimez-le comme tel, et vous serez aimé en retour."
"Vous vous croyez des prisonniers. Mais qui dit que vous n'êtes pas plutôt élus ?"

Chacun méditerait longuement ces phrases d'amour et d'espoir, qui ouvraient à la pensée des horizons nouveaux. Le père Delapierre n'était pas un philosophe, et à peine un mystique ; à cinquante-cinq ans, dont quarante au service de l'Eglise dans plusieurs pays d'Europe et jusque dans cette paroisse rurale où pour célébrer la messe dans sept églises il parcourait chaque semaine plus de trois cents kilomètres, il était même un peu blasé, et sa foi s'était émoussée sous l'effet de la routine. Mais il semblait ajourd'hui renaître à l'apostolat, au goût de la prédication, et trouvait le ton convenable pour exploiter le trouble des paroissiens et leur indiquer le chemin de la lumière.
A titre personnel, il ne savait pas quoi penser des événements. n aurait pu s'attendre à ce qu'il y discerne un miracle, mais il avait plutôt tendance à croire dans une cause scientifique. L'essentiel était de toute façon d'en profiter pour favoriser le sentiment religieux, et il était bien décidé à saisir ce coup de pouce du destin.
Quand la cérémonie fut finie, l'assistance bouleversée se transporta sur la place de la mairie, d'où partirait le convoi funèbre. Le centre-ville était noir de monde ; la foule s'étalait jusque dans la rue Michel-Laurin face à l'église, et tout le long de la rue du Docteur-Madiran. Le maire Agnelet vêtu de noir papillonnait parmi ses administrés, serrant des mains par dizaines.
Soudain, on entendit des rires et des clameurs.
Certains tressaillirent, croyant à une profanation.
Mais non : c'était les petits du village qui, ignorant les abîmes où la mort d'Onzalle avait plongé leurs parents, s'étaient soustraits à leur surveillance pour improviser un match sur le terrain de football en contrebas. Et le contraste était frappant entre les réflexions grandioses des adultes et la joie naïve des bambins, qui couraient en criant comme pour rappeler à leurs aînés que même sur une planète de quinze kilomètres carrés, rien n'interdisait de vivre ni de s'amuser un peu.

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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 2 EmptyMar 16 Mar - 19:49

Une conséquence étrange du phénomène durant cette période initiatique fut le besoin qu'éprouvèrent les Châtillonnais de parcourir le canton à pied, à vélo, à motocyclette ou, pour ceux qui n'avaient pas peur de gaspiller le carburant, en voiture. Jamais ils ne se promenèrent davantage qu'au cours de ces journées d'automne.
Cette frénésie s'expliquait en partie par l'ennui, notamment chez ceux qui, travaillant d'habitude à l'extérieur, étaient réduits au chômage technique ; mais elle procédait surtout d'une envie profonde de reprendre possession du territoire réduit dont la Providence exigeait qu'ils se contentent, à le reconnaître comme leur et à s'en rendre maîtres. Sentiment nouveau pour eux, qui n'avaient jamais trouvé nécessaire d'explorer leur environnement : la plupart étaient plus familiers de Névry et de ses zones commerciales que des paysage champêtres de la Bierre, et beaucoup ne s'étaient même jamais donné la peine de visiter Oulliers, Fleury ou Bazillion, villages voisins qu'ils ne connaissaient que de nom grâce aux panneaux indicateurs, conformément à la loi générale selon laquelle ce qui nous est le plus proche nous est aussi le plus étranger. De fait, quand des amis en villégiature leur demandaient quoi visiter dans les environs, ils ne savaient pas quoi répondre ; parfois même, c'étaient leurs invités de Paris, de Lille ou du Brésil qui leur révélaient l'existence près de chez eux d'une forêt domaniale, d'un site classé ou d'une chapelle romane.
Or, cette ignorance désormais n'était plus possible, car le lointain n'existait plus. Tous prenaient conscience que la Bierre, avec ses prés, son canal et sa rivière, représentait la totalité du monde accessible ; il était donc urgent de la connaître, comme pour s'assurer de sa réalité.
Ainsi la foule prit-elle possession des sentiers, des collines, des bois et des vallons. on redécouvrit les joies d'une promenade sur le chemin de halage le long du canal, si paisible avec son eau stagnante, ses joncs frémissants et ses vues dégagées. La forêt de Vincerres, près de Biges, se remplit de familles en goguette et de marcheurs solitaires, qui coupaient dans les taillis comme pour se perdre. Chacun voulait posséder à fond la géographie du canton, tout savoir des boucles de l'Arlon et des chemins agricoles. Qui labourait ce champ ? De quelle ferme dépendait ce pré ? Jusqu'où s'étendait le monde ? Au bout de ces promenades, inévitablement, on butait sur la frontière : rangées de voitures en panne, barrières posée par la mairie, signes multiples qu'ici cessait la liberté et commençait l'au-delà.
Cet effort de réappropriation permit aux Châtillonnais de constater que leur contrée était moins petite qu'ils ne l'avaient craint. La Bierre était vaste, pleine de ressources, accueillante et tempérée ; on y serait prisonnier sans se marcher dessus, on y respirerait à son aise. Certains, malgré tout, supportaient mal l'idée d' être enfermés et, se prétendant claustrophobes, tournaient en rond comme dans une cage.
- Vous ne sortiez pourtant jamais du village, objectait le docteur Ruche à qui ils réclamaient des anxiolytiques.
- Oui, mais c'était différent : on savait qu'on pouvait partir.
Réponse mal comprise par les pragmatiques, qui voyaient dans ces plaintes le signe d'un caractère faible et l'expression de maladies imaginaires.
Il y avait aussi des amateurs de paradoxes, qui trouvaient que le monde était maintenant plus grand, et qu'on y étouffait moins.
- Mon jardin comparé jadis à la planète était minuscule, disaient-ils, mais mon jardin comparé au canton est très grand. Or, comme la planète est réduite aux dimensions du canton, chacun jouit en termes relatifs d'un espace plus grand.
Les claustrophobes haussaient les épaules devant ces arguments subtils, et le débat s'arrêtait là.
Le père Ferrand, soixante-dix-sept ans, pensionné de l'industrie minière, n'avait quant à lui pas attendu la crise pour se promener par monts et par vaux dans la région. C'était depuis sa mise à la retraite sa principale occupation : chaque jour après le déjeuner, quel que soit le temps, il quittait sa maison de Mont-et-Malain pour une randonnée d'au moins dix kilomètres, avec sa canne et ses vieux souliers. Il marchait moins vite depuis quelques années, à cause de l'âge et de l'arthrose, mais sa forme physique faisait toujours l'admiration des voisins, qui l'imputaient à ses habitudes pédestres. Phénomène ou pas, donc le père Ferrand continua d'arpenter ses sentiers, faisant des pauses toutes les demi-heures pour reprendre son souffle, contempler la nature et jouir du silence.
Il ne changea pas ses itinéraires ; simplement, quand au gré des chemins il arrivait près du cercle invisible qui l'empêchait d'avancer, il se posait des questions. Pourquoi était-il bloqué ? Le chemin continuait devant lui, engageant ; il existait, mais il n'était plus praticable. Cette bizarrerie contre-intuitive le laissait perplexe. S'il n'était pas si vieux, il aurait été y voir par lui-même, comme le facteur Rambier qui paraît-il s'était vainement élancé sur la route de Névry devenue sans fin.
Qu'était devenu le monde, de l'autre côté de ce mur ? Peut-être la Bierre était-elle miraculée d'une apocalypse - un bout de planète rescapé du cataclysme. Peut-être qu'au bout de la route , il y avait le vide. Un trou noir. A moins qu'au contraire la vie là-bas ne continuât ; la Terre avait tiré un trait sur Châtillon, village perdu dans les limbes au milieu de la France. Comment savoir ? Il sourit, et songea : "Le temps du monde infini recommence."
L'homme, pensa-t-il aussi, se demandait jadis s'il était seul dans l'univers. Le monde s'étant réduit aux dimensions de la Bierre, le Châtillonnais se demande à présent s'il est seul sur la Terre. Une réduction de plus, et chacun s'interrogera s'il y a quelqu'un au-delà de son jardin, de sa chambre, de son lit. De sa tombe.
Le père Ferrand secoua la tête, fit demi-tour et reprit sa balade, donnant au passage un coup de pied dans un caillou qui roula vers le fossé.

A demain. ...
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 2 EmptyMer 17 Mar - 18:26

Les rayons de la supérette furent bientôt vides, et l'épicerie de la rue du Docteur-Madiran baissa sa grille faut de marchandises à vendre. On ne trouvait plus nulle part de beurre, de yaourts, de biscuits, de pâtes, de terrines ni de viande sous vide. Les Châtillonnais s'étaient attendu à ces ruptures de stock, mais beaucoup furent surpris par la soudaineté. Dépendions-nous à ce point du dehors, des villes, de l'économie mondiale dont nous étions maintenant coupés ? On ne pouvait plus compter que sur soi ; il faudrait apprendre l'autarcie, vivre chichement, renoncer à des denrées dont on n'aurait jamais cru devoir se passer, recentrer sa consommation sur les produits du cru.
Chacun regarda son jardin d'un oeil neuf. Ces pelouses, ces gazons, ces terrains aménagés pour l'agrément des enfants, avec bacs à sable et balançoires, ces carrés en friche, c'étaient des potagers en puissance, de la surface cultivable, un moyen de survivre. Le magasin d'horticulture à la sortie du village fut dévalisé ; tout le monde s'équipa de binettes, râteaux, bêches, brouettes, graines et semences, et le maire Agnelet dut fixer là aussi des quotas.
Impatients, tous ces néomaraîchers auraient voulu planter et cueillir de suite, faire rendre instantanément à la terre ce qu'elle pouvait leur donner ; mais c'était le mois d'octobre, rien ne pousserait avant le printemps. On se maudissait de n'avoir pas semé l'année précédente, d'avoir laissé cette ressource en jachère ; on contemplait jalousement les plantations du voisin, dont on s'était si souvent moqué : lui au moins aurait des conserves cet hiver, et récolterait l'an prochain de beaux légumes pour cuisiner des soupes.
Quant aux paysans, ils étaient considérés désormais comme des messies, voire des demi-dieux. L'avanir du village était dans leurs champs. On parlait d'eux avec crainte et respect, on regardait émus leurs tracteurs rouler majestueusement dans les rues, sans se plaindre comme jadis q'ils soient bruyants, qu'ils bloquent le passage ou qu'ils laissent derrière eux des mottes grasses et une puissante odeur de foin. Pour un peu, beaucoup auraient ôté leur casquette devant ces engins monumentaux, et certains seraient même tombés à genoux.
Il n'y avait pas à Châtillon de syndicat paysan mais une Union informelle de jeunes fermiers en tenait lieu, qui avait vocation à discuter les problèmes communs, à mutualiser les moyens et à soutenir les nouveaux. Elle était dirigée par Jean-Marie Réali, fils et frère d'éleveurs propriétaires à Anulay d'une exploitation florissante de deux cents hectares.
Vu l'importance de l'agriculture dans le contexte de la crise, l'Union, inconnue jusqu'alors du public, devint une puissance sociale. A l'instar du maire Agnelet, Jean-Marie Réali fut propulsé vers des responsabilités nouvelles, et sentit souffler sur sa nuque le vent de l'Histoire.
Aidé par son père Christian, paysan retiré mais très respecté par ses confrères, il fit de son mieux pour organiser la production et coordonner le travail de ses pairs. Tâche difficile, car les fermiers par tradition sont indépendants, et farouchement opposés à toute centralisation. Aussi prévinrent-ils d'emblée Réali qu'ils étaient d'accord pour travailler sous sa gouverne, mais que les décisions devraient être discutées au préalable et que, eux vivants, la Bierre ne se transformerait jamais en kolkhoze. Jean-Marie les rassura, garantissant que chacun resterait maître chez soi. Il faillit ajouter : "Autant que possible", mais il se retint.

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Jean2

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MessageSujet: Re: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 2 EmptyJeu 18 Mar - 11:58

Vivre en autarcie, ca me parle 
Ce bouquin donne de bonnes réflexions  bom
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JeanneMarie

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MessageSujet: Re: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 2 EmptyJeu 18 Mar - 16:30

Je mets papa sur le coup !  Very Happy
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 2 EmptyJeu 18 Mar - 17:10

Pour revenir au problème des stocks, il faut signaler ici qu'en dépit de certaines prédictions alarmistes le village ne connut pas d'émeutes de la faim. Il n'y eut même pas la queue devant la supérette, ni aux portes de la seule boulangerie encore ouverte, qui distribuait le pain au gramme près, et encore moins de bousculades ou d'insurrection. Dans un sursaut de dignité, les Châtillonnais mettaient en effet un point d'honneur à se débrouiller seuls, en recourant le moins possible à leurs coupons de rationnement. Il y avait à employer ces coupons une forme de honte, en sorte que quand en dernier recours il fallait s'y résoudre, les parents préféraient envoyer leurs enfants dans les magasins, pour ne pas apparaître en personne. Réflexe d'une population de vieille souche paysanne qui tient l'assistance en horreur : en Bierre, monsieur, on ne quémande pas. De toute façon, tout serait bientôt épuisé, il faudrait s'en sortir tout seul ; autant donc s'y mettre tout de suite, sans se bercer d'illusions ni retarder l'inévitable.
Tel était l'avis d'Ancel Bernet, à qui la crise n'avait pas ôté sa manie de faire à bicyclette le tour du village deux fois par jour, "pour prendre l'air".
Le spectacle incongru de ce garçon massif et lent, juché sur une mécanique fragile, ne manquait pas d'amuser les passants. Son circuit habituel passait par la rue de la Madeleine, le terrain de pétanque où il saluait les joueurs - lesquels pour rien au monde n'auraient manqué leur partie quotidienne -, et la place de l'église où il s'asseyait noblement sous les marronniers, pour rentrer en lui-même et méditer. Cet incroyant n'assistait jamais à la messe - même à présent qu'elle faisait le plein, au point que le curé avait augmenté le nombre des offices -, mais il pensait que la proximité de ce lieu consacré l'aiderait à voir plus clair, et à pousser plus loin ses réflexions.
Son sujet du moment était la position étrange de Châtillon dans le temps, et les erreurs de l'idéologie du progrès qui voit le destin des sociétés comme une ligne droite. Châtillon donnait en effet l'impression inverse : celle d'être rendu au Moyen Âge. Les gens allaient à pied, ils ne mangeaient pas toujours à leur faim, la télévision et le téléphone faisaient défaut, les femmes cueillaient des baies dans les buissons et tout le monde envisageait de s'établir fermier.
Mais en même temps, et contradictoirement, Châtillon anticipait le futur : fin du pétrole, des communications faciles et des voyages instantanés. D'une certaine manière, pensait Ancel, nous sommes un village pilote, puisque nous expérimentons l'obligation de subvenir à nos besoins et de relocaliser les activités productives. Notre expérience pourra servir au monde. Quel dommage que nous en soyons coupés !
Ancel soupira, s'étira et remonta en selle pour regagner son atelier, songeant qu'il avait du travail.

Pause
Exclamation

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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 2 EmptyJeu 18 Mar - 18:22

Le travail ! Problème majeur pour de nombreux Châtillonnais, que l'impossibilité de sortir réduisait à l'oisiveté. Que pouvaient-ils faire empêchés de rejoindre leur emploi, et même de téléphoner à leur patron pour prendre des consignes et travailler chez eux, sur leur ordinateur ?
Désireux de se rendre utiles, certains tentaient de se placer dans les fermes, offrant leur aide en échange d'un peu de nourriture. Mais les paysans craignaient que ces novices ne les ralentissent ; il fallait tout leur apprendre, sans compter qu'il réclameraient fatalement d'être payés, malgré leurs intentions bénévoles.
Quelques paysans malgré tout prirent un ou deux candidats à l'essai, en leur confiant des travaux de force qui ne nécessitaient pas de qualification.
Certains chômeurs se reconvertirent plus facilement. Hugues Gauthier, professeur de français dans un lycée à Névry, avait décidé de prendre en charge les élèves désoeuvrés, en réorganisant un système scolaire. Grâce à lui, le maire put décréter la reprise des cours pour tous les jeunes de moins de quatorze ans. Un tiers au moins des enfants concernés fit cependant l'école buissonnière, sachant leurs parents trop occupés pour les surveiller. Ainsi naquirent des groupes de sauvageons qui battaient la campagne et se réunissaient dans des fermes à l'abandon, des cabanons de chasse et des grottes sur les rives de l'Arlon. On ignorait à quoi ils passaient leurs journées ; ils rentraient chez eux le soir, gais, sales et fatigués, sachant que personne ne leur demanderait de comptes.
Quant à leurs aînés, âgés de quatorze ans et plus, le maire voulut les enrôler pour des tâches d'intérêt général, sous la férule des artisans et des ouvriers municipaux. Outre l'utilité de ces renforts, pour la collectivité, cela leur ferait acquérir des compétences, étant noté que cette génération assurerait bientôt la relève et la perpétuation du village, et qu'il fallait donc la former aux travaux manuels.
Beaucoup d'habitants protestèrent toutefois contre cette idée, qui faisait penser à du travail forcé. L'inévitable Pithrier monta au créneau, assurant que jamais ses fils n'entreraient dans cette milice (les grands mots lui venaient vite à la bouche). Il mobilisa une majorité de Châtillonnais contre le projet du maire ; rageant en secret contre cet empêcheur de tourner en rond, ce dernier recula.
Il y avait aussi parmi les chômeurs deux cas à part, des naufragés qui non seulement n'avaient plus de travail, mais se trouvaient out à fait désorientés, car ils se trouvaient à Châtillon par hasard.
Le premier, Yves Sainte-Marie, représentant de commerce venu d'Alsace, était l'unique client de l'Hôtel de France, qui l'avait accueilli pendant sa tournée de démarchage au moment exact du déclenchement de la crise. Le pauvre homme y vivait maintenant à demeure. Or, l'hôtelier, M. Lamiral, prévoyait comme chaque année de fermer son établissement pour l'hiver ; Sainte-Marie, très ennuyé, négociait avec lui la possibilité de rester dans les murs, en échange de travaux d'entretien .La bâtisse était immense, il y avait de quoi faire ; mas en même temps, il craignait la solitude, songeant au danger de remâcher là sa situation absurde, au risque de devenir fou.
L'autre cas, plus pittoresque encore, était celui d'Edouard Masson, jeune habitant de Château-Quercy qui, le 14 septembre, était rentré saoul d'une fête à Névry, au volant de sa voiture de sport. Après avoir effectué la moitié du trajet et frôlé plusieurs fois les platanes de part et d'autre de la route, il avait jugé prudent de s'arrêter pour dormir un peu. Le destin voulut qu'il choisisse l'aire d repos de Châtillon, près de l'office du tourisme. Le lendemain, à l'aube, il fut l'un des premiers à tomber en panne après avoir repris son chemin, quelques kilomètres après Tamony. Depuis, il se maudissait d'avoir tant bu lors d cette soirée fatale et, en attendant la réouverture des frontières, il allait chaque jour à la mairie pour prendre des nouvelles t, peut-être, trouver des raisons d'espérer.
Il faudrait parler aussi de Jérémie Mathieu, un enfant du pays parti vivre à Paris. Ses grands-parents étaient de Crillonne, hameau de soixante âmes sur la route d'Anulay, non loin du château d'eau. Ils étaient morts, à présent, mais leur maison n'avait pas été vendue ; Jérémie venait y passer quelques jours de temps à autre pour se reposer de la capitale et travailler au calme.
Il planchait depuis des années sur une thèse de philosophie dont le sujet avait souvent changé. Devinant qu'il n'en viendrait jamais à bout, il nourrissait en même temps d'autres projets : la littérature. Il traînait à cette fin un cahier rempli de notes, d'esquisses et d'intrigues, en vue d'écrire un chef-d'oeuvre. Or, comme travailler à Paris n'était pas possible, à cause du bruit et des distractions, il prenait souvent le train jusqu'à
Névry, puis le bus pour Châtillon, et faisait à pied les deux kilomètres restants jusqu'à Crillonne, où il retrouvait avec plaisir la vieille maison familiale avec ses parquets grinçants, son jardin en friche et son incroyable silence, rompu seulement deux fois par jour par la voiture de la voisine.

P'tite pause.
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 2 EmptyJeu 18 Mar - 18:47

Or, Jérémie était arrivé le 8 septembre, pensant repartir à Paris en octobre. Las ! Il était maintenant bloqué, comme tout le monde ; cette demeure rustique et fraîche, si commode pour réfléchir, s'était refermée sur lui comme un piège. Il n'y avait jamais vécu que pendant l'été, à la belle saison, et ne savait même pas comment fonctionnait la chaudière, ni à qui commander du fuel - et l'hiver approchait ! Heureusement, il y avait une cheminée ; il couperait des bûches dans les bois alentour, et se chaufferait à l'ancienne.
Son principal sujet de préoccupation cependant n'était pas d'ordre domestique : il avait surtout peur que Châtillon ne se rouvre jamais et qu'il ne puisse plus revoir Paris. Car enfin, à quoi bon écrire un chef-d'oeuvre s'il devait demeurer dans le canton ? Un chef-d'oeuvre impossible à publier, à faire connaître au monde ? Allait-il écrire pour les trois mille habitants du coin, qui sûrement se ficheraient bien de le lire, et ne comprendraient de toute façon pas son génie (il aimait bien la Bierre, mais il n'avait pas une grande opinion des Bierrois - lesquels le lui rendaient bien)?
L'attitude digne eût été de dire qu'il écrivait pour la postérité, et de rester indifférent aux conditions actuelles et futures de réception de son oeuvre. Conquérir Paris n'était plus possible ? Eh bien, il écrirait quand même, et se contenterait des Châtillonnais, seul public possible. Ses romans, il les ferait imprimer sur place ; ses pièces de théâtre, il les monterait dans la salle communale, à défaut des grandes scènes parisiennes. Cela ferait de la distraction aux habitants. Peu importe qu'ils n'y comprennent rien. Peut-être grâce à lui s'élèveraient-ils à l'art, et qu'avec de la pédagogie et une progression subtile dans le choix de ses sujets il les rendrait aptes à entendre sa pensée.
Il soupira. Aussi bien, il pouvait enfermer ses manuscrits dans une boîte hermétique et les enfouir au fond du jardin, pour les mettre à l'abri des ravages du temps ; quand dans dix ans, cent ans, mille ans, Châtillon réapparaîtrait, des archéologues déterreraient cette boîte, et son génie serait connu.

Je reviens.
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 2 EmptyJeu 18 Mar - 19:15

Jérémie contempla par la fenêtre le prunier fatigué, la haie de charmes, la table de jardin. Comme Paris, si proche hier, était loin désormais ! Avant la crise, il lui suffisait d'allumer son ordinateur et de consulter quelques sites pour plonger depuis Crillonne au coeur de la vie intellectuelle, lire les articles de ses confrères, savoir qui pensait quoi et quels étaient les sujets du jour. La plus petite polémique, la moindre nouveauté, il les découvrait en temps réel, comme s'il était sur place. Sa cambrousse lointaine, par le miracle des communications, était comme un vingt et unième arrondissement. Mais à présent, Crillonne s'était détaché de l'univers, et lui se sentait banni, refoulé. Il ne savait plus rien ; il était ermite.
Il sortit, examina pensivement les orties dans le jardin, les herbes folles, les carottes sauvages, le noisetier qui perdait ses feuilles.
Ce sortilège qui frappait Châtillon quelle épreuve pour sa vanité ! Libre à lui d'écrire, mais ce sera pour lui seul, et peut-être pour l'Histoire. Pas de gloire immédiate, pas de lumière, pas de flatteries.
Etait-ce au fond si terrible ?
Jérémie ne savait plus quoi penser. Il hésitait s'il devait se décourager, parce que les événements le renseignaient douloureusement sur la sincérité de sa vocation (ce n'était pas d'écrire qui l'intéressait, mais de percer ), ou s'électriser, parce qu'en le tant à demeure la Providence ne lui laissait pas d'autre choix, sauf à mourir d'ennui, que de se mettre en train et d'accoucher enfin les livres dont il parlait depuis si longtemps. Ne disait-il pas lui-même que pour bien travailler, rien ne valait Crillonne, campagne paisible et monotone où ls jours s'écoulent identiques à eux-mêmes, avec une régularité parfaite ?
Il caressa le tronc du châtaignier sous lequel il aimait l'été poser sa couverture, pour la sieste. De l'autre côté de la haie, il entendit un bruit ; c'était Mme Mulhiez, locataire de la maison mitoyenne, femme d'une quarantaine d'années, célibataire. Jérémie en temps normal n'aurait pas fait attention à elle mais, en tant que voisine la plus proche, une solidarité objective les liait désormais - c'est à elle qu'il s'adresserait en cas de difficulté, et inversement. En outre, elle était une femme, et lui un homme : constatation banale, mais qui prenait dans ce contexte une portée nouvelle. Jérémie avait laissé ses amantes à Paris, et ne connaissait ici aucune fille. Où irait-il à présent, pour les choses du sexe et celles du coeur ? Il n'avait plus à disposition que les Châtillonnaises ;il faudrait bien faire avec. Il réfléchit. Quelle proportion de femmes et d'hommes, dans le canton ? On ne coucherait plus qu'entre gens du cru, sans pouvoir papillonner ailleurs ; aussi les paysannes rustiques, les villageoises replètes, les filles contrefaites qu'en séducteur habitué aux pimbêches parfumées il n'aurait jadis même pas regardées, nul doute qu'il leur trouverait bientôt des charmes insoupçonnés.
Il sourit, s'approcha de la haie et se leva sur la pointe des pieds, afin de voir chez sa voisine si cette dernière était dans son jardin, et dans quelle tenue.

A demain !
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MAINGANTEE

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MessageSujet: Re: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 2 EmptyVen 19 Mar - 10:04

Je trouve que les êtres humais retombent vite sur leurs pieds .. Ils sont enfermés dans leur patelin et pensent à papillonner ..
On serait comme ca nous ?
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 2 EmptyVen 19 Mar - 11:43

DOmi, il faut dire que Jérémie est un jeune coq, imbu de lui-même et qui ne semble pas avoir bien réalisé la situation.

Ah, la frappe est meilleure (j'ai changé de clavier) Exclamation ... bounce
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 2 EmptyVen 19 Mar - 13:19

Ce premier hiver de réclusion fut long et rigoureux, le plus froid depuis des années. Apeurés au point de tout exagérer, certains disaient qu'on n'en avait même jamais vu de tel ; ils y voyaient un signe que l'impossibilité de sortir de Châtillon n'était que l'annonce d'autres calamités - le village s'enfonçait dans une ère glacière, le printemps ne reviendrait pas, la vie s'éteindrait jusqu'au sommeil éternel.
Dès la fin du mois de novembre, les températures chutèrent. On aurait voulu ne pas rallumer si tôt les chaudières, pour ne pas entamer les réserves de fuel et de bois, mais on grelottait dans les maisons malgré les pulls et les écharpes. Les femmes qui savaient coudre et tricoter furent très courtisées ; voisins et amis leur apportaient de la laine trouvée dans les placards, et de vieux vêtements chauds à raccommoder. Alors qu'hier les textiles usés partaient à la poubelle, ou devenaient des torchons, la moindre étoffe prenait à présent une valeur immense, et ceux qui savaient rapiécer étaient regardés avec envie. On redécouvrait l'utilité des petits savoirs domestiques - réparer une serrure, allumer un feu, colmater une fuite, piéger les oiseaux, manier la binette, la chignole et le ciseau de maçon. La hiérarchie des compétences se renversait ; l'essentiel n'était plus de savoir allumer un ordinateur ou calculer une TVA mais d'être habile, d'avoir du bon sens et de posséder des connaissances pratiques. Beaucoup de Châtillonnais paniquaient, qui n'avaient jamais travaillé de leurs mains ni accompli aucun des gestes dérisoires dont dépendait à présent leur survie.
Alors ils visitèrent les anciens et, humblement, leur demandèrent conseils et démonstrations. Les vieilles ménagères omniscientes, les grands-mères en tablier étaient des sources irremplaçables, qui savaient faire beaucoup avec très peu : tresser l'osier, fumer les viandes, conserver les légumes au vinaigre, accommoder les bas morceaux, entretenir les cuirs, soigner les maux. Elles connaissaient les recettes des ancêtres, qui au siècle dernier vivaient comme les Châtillonnais d'aujourd'hui, privés des facilités modernes.
A la mi-décembre, il commença de neiger. On n'avait pas vu ça depuis dix ans. La nuit, il gelait. Un redoux s'annonça avant Noël, mais chacun sentait que ce n'était qu'une relâche, et que le plus dur était à venir. De fait, le 31 décembre au soir, un blizzard s'abattit sur le canton, empêchant les Châtillonnais de célébrer l'an neuf. De toute façon, ils n'avaient pas le coeur à la fête. Comment se réjouir, quand tous les indicateurs montraient que la vie en 2013 serait plus dure, et que les frontières ne se rouvriraient pas ?
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MessageSujet: Re: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 2 EmptyVen 19 Mar - 13:25

C'est vraiment ce que nous avons vécu cette année ! 
Comme si cet auteur était visionnaire
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 2 EmptyVen 19 Mar - 13:33

En janvier, les températures restèrent sous zéro. Les Châtillonnais se calfeutrèrent, désertant les rues enneigées. De temps à autre une silhouette silencieuse glissait dans le brouillard; couverte de manteaux, le visage sous une cagoule ; puis tout redevenait immobile.
A la mairie, la préoccupation majeure était de gérer la nourriture. Le maire avait réduit les rations. Mais c'était inutile : personne ne venait s'approvisionner, car les routes étaient si peu praticables que les bénéficiaires renonçaient à se déplacer. Dans les hameaux, on s'entraidait, d'autant plus facilement qu'on était souvent allié par le sang. Les familles se regroupaient, pour économiser le chauffage. On expédiait les enfants en forêt, pour qu'ils ramassent du bois mort ; les hommes posaient des pièges et chassaient le gibier. Un jour, à Bernay, une équipe tua un cerf ; c'était de la viande pour un mois.
Un silence surnaturel régnait dans la Bierre. Non pas à cause de la neige qui étouffait les bruits, mais parce qu'il n'y avait plus d'activités humaines. La Bierre hibernait. Que faire par ces températures arctiques, les membres engourdis, le nez rougi ? Travailler n'était pas possible ; la terre était trop dure, le béton gelait sur place. Mieux valait se terrer chez soi, économiser les vivres, et attendre.
Comme les intempéries rendaient difficile d'aller d'un bout à l'autre du canton, ses quinze kilomètres carrés paraissaient plus vastes. Pour marcher de Bernay à Collinon, il fallait un jour entier ; le moindre déplacement était épuisant, avec la neige meuble où s'enfonçaient les jambes, et les coups de vent qui cinglaient les joues.
Inquiets du sort de ses administrés isolés, le maire demanda aux pompiers d'organiser des maraudes. Quelques villageois désireux d'aider, ou simplement accablés de ne rien faire, se joignirent aux patrouilles. Une dizaine d'équipes écumèrent ainsi la campagne, frappant aux portes pour savoir si tout allait bien. Souvent, ils faisaient chou blanc ; les maisons étaient vides, leurs occupants s'étaient réfugiés chez un voisin pour survivre ensemble en attendant le redoux. Mais parfois, ils tombaient sur des vieillards grelottants qui passaient la journée dans leur lit sous une montagne de duvets, et ne se levaient que pour rallumer les bougies.

Pause kawa
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 2 EmptyVen 19 Mar - 14:33

- Vous n'avez plus d'électricité ?
- Non. La neige pèse sur les branches d'arbres, qui cassent et arrachent les câbles.
En temps ordinaire, un réparateur serait venu ; mais maintenant ? M. Buet, technicien à la retraite, signala en mairie qu'il savait réparer les câbles à haute tension. Il n'avait pas tout le matériel nécessaire mais, en improvisant, il pourrait rétablir certaines lignes. Hélas, les conditions météorologiques l'empêchaient pour l'heure de faire quoi que ce soit.
Le maire Agnelet transforma la salle communale en centre d'accueil pour les habitants privés de chauffage. On installa des lits de camp, on distribua des couvertures et on monta une cuisine collective. Deux fois par jour, les réfugiés recevaient un peu de soupe ; ils se lavaient à l'eau tiède dans le local adjacent, l'ancien vestiaire de l'équipe de football. C'était pitié de les voir si misérables et si désemparés.
Dans une chaumine sur une colline, à l'ouest de Fresnet, Besson et Réali trouvèrent deux corps bleus devant un âtre éteint : ces retraités n'avaient plus eu de visite depuis l'automne, ils étaient morts de froid.
Ils découvrirent aussi un squat, douze gamins en gardes réfugiés dans la cave d'une maison. Ils expliquèrent avoir d'abord vécu dans la grange, mais leur brasero s'était renversé et la bâtisse avait pris feu ; ils avaient donc transporté leur campement dans ce sous-sol humide où ils faisaient du feu à longueur de journée, brûlant des meubles, des plastiques et des déchets qui viciaient l'atmosphère, d'autant plus qu'ils avaient bouché le soupirail pour se protéger du froid. C'était un miracle qu'ils ne fussent pas intoxiqués.
- Trois d'entre nous sont quand même morts, précisa le chef de la bande.
- Comment s'appelaient-ils ? demanda Réali.
- On ne savait pas leurs noms. Deux garçons et une fille.
- Où sont-ils à présent ?
- Enterrés dans le jardin.
Le garçon les conduisit derrière la bâtisse et montra trois croix fichées dans le sol gelé.
Combien y en avait-il, de ces gavroches déguenillés, vivant en meute dans des bâtisses à l'abandon ? Jean-Marie Réali frémit à l'idée de cette population invisible de vauriens terrés dans les bois, comme une armée de clochards.
Etaient-ce eux qui volaient dans les fermes la nuit, au grand dam des paysans qui montaient des tours de garde et les guettaient avec un fusil ?
Pour ne pas laisser les petits miséreux dans leur cave, Jean-Marie Réali proposa de les conduire à la salle communale, où ils seraient nourris. Cette invitation fut accueillie froidement ; les gosses le regardèrent avec méfiance, craignant un piège. Comme il insistait, ils devinrent agressifs ; il prit peur et partit, penaud.
- On dirait des animaux, maugréa Hubert Besson. Qu'ils s'entredévorent.
Dans une autre ferme, deux kilomètres plus loin, ils trouvèrent un pendu. La maison était tiède, des braises couvaient sous la cendre ; le suicide remontait à la veille, peut-être au matin. Arrivés plus tôt, ils l'auraient trouvé vivant.
- Peut-être n'avait-il plus rien à manger, dit Jean-Marie.
Mais sa cuisine était pleine de conserves.
- Il n'est pas mort de faim, dit Hubert.
- Il en avait assez, alors, répondit Jean-Marie, l'air sombre.
- Ou bien il a eu peur.
- De quoi ?
- De tout.
Ce climat pesant, le sentiment de claustration, l'atmosphère réfrigérante étaient propices au développement des rumeurs. Elle se propageaient à toute vitesse, malgré la difficulté des contacts ; une fois lancées, elles faisaient le tour du canton en quelques heures, s'enrichissant au fur et à mesure, toujours plus inquiétantes et atroces. On parlait de loups dans la forêt, qui rôdaient et attaquaient les marcheurs. Pour preuve, on indiquait des traces dans la neige. "Ce sont des chiens errants", protestaient les sceptiques. Mais les autres n'en démordaient pas.
On croyait aussi aux monstres.
- Un géant au teint bistre écume le nord du canton. Il vit dans une cabane, et ne se déplace jamais sans sa pelle, qu'il fait tournoyer dans les airs en ricanant.
Un silence, puis :
- Il paraît qu'avec cette pelle, il coupe des têtes.
On s'aperçut aussi que Rudi Vazenet avait disparu. Ce marginal abruti par la drogue habitait une maisonnette insalubre dans la rue de la Madeleine, près de l'Arlon. Il avait grandi à Châtillon, où son père était maçon ; quand ses parents déménagèrent et que ses soeurs se marièrent, lui tourna mal. Dépourvu de diplôme, il se mit au service des ferrailleurs et brocanteurs, avant de virer trafiquant. Il fut condamné plusieurs fois pour revente de cannabis. A moitié fou, il errait par les rues en marmonnant des insanités. Le soir, il buvait dans les cafés, contemplant les joueurs de billard d'un air hostile.
Où était-il à présent ? Les gens racontaient n'importe quoi. Qu'atteint de delirium il s'était jeté dans le canal gelé. Qu'on avait vu son corps sous la glace, et qu'on entendait sur les berges les hululements de son fantôme. Ou alors, qu'il s'était établi en forêt avec des couteaux qu'il aiguisait du matin au soir, en prévision des meurtres qu'il commettrait bientôt. Qu'il vivait avec les loups. Qu'il était devenu un loup...
Ces racontars macabres couraient les maisons, amplifiés chaque fois, et les enfants jouaient à inventer des versions plus sombres et plus sanguinolentes.
Quant au pauvre Vazenet qui suscitait tous ces fantasmes, nul ne sut ce qui lui était arrivé.

A plus tard pour la suite Exclamation
Wink
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MessageSujet: Re: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 2 EmptyVen 19 Mar - 15:39

What a Face What a Face What a Face
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 2 EmptyVen 19 Mar - 15:49

Au mois de mars, enfin, le temps se radoucit, et les Châtillonnais purent enfin sortir. Un sentiment de colère régnait dans la population. On en voulait à l'hiver trop long, aux éléments, au phénomène. A tout. On en avait assez. Non, on ne passerait pas une semaine de plus ici ; on ne pouvait plus voir la Bierre en peinture. Ce pays qu'on avait aimé, où on était né, on le détestait à présent. L'angoisse, la famine et le froid avaient tourné les sangs des Châtillonnais ; ils n'y tenaient plus, il fallait qu'ils s'en aillent - fièvre d'exil qui touchait spécialement les jeunes réunis sur la place de la mairie.
- Je donnerais n'importe quoi pour voir du pays.
- Partir n'importe où. Même en Russie. Même...
- Même en Pologne !
- Mais c'est impossible.
- Si on n'essaie pas...
Un silence.
- Et si on tentai une évasion ?
Ces mots avaient été prononcés par Manuel Podesti, trentenaire joufflu, mécanicien, père de deux enfants il répéta :
- Une évasion.
Nouveau silence.
- Et par où, je te prie ?
Manuel explosa.
- Mais par tous les côtés, bon Dieu ! Il y a forcément une issue quelque part. On essaiera toutes les routes. On marchera vers Château-Quercy, vers Névry, vers Moulins. Il faut tout tenter !
- Et pas seulement les routes, renchérit son voisin, galvanisé. On tracera à travers bois, à travers champs.
Certains secouaient la tête, fatalistes.
- On a déjà essayé, dit Yann Perrotin, étudiant.
- Mais c'était avant l'hiver, répliqua Podesti.
Perrotin leva un sourcil.
- Et alors ? Parce qu'il a fait froid, les choses ont changé ?
- Je n'en sais rien.
Les plus résolus entérinèrent leur décision : ils monteraient une expédition. La plupart des habitants, tout en sachant ce projet voué à l'échec, admettaient qu'il avait du panache. Ces garçons au moins ne se laissaient pas abattre ! Le canton se prit de passion pour l'entreprise. Des vocations naquirent. Podesti enregistra les candidatures et composé des groupes, en s'efforçant d'équilibrer les compétences et de mélanger les hommes d'âge mûr avec les plus jeunes, la sagesse avec le goût du risque. Il forma huit équipes, une pour chaque direction - le nord, le nord-ouest, l'ouest, etc. Podesti conduirait la sienne au sud, et referai le même trajet vers Névry qu'avait tenté vainement le facteur Rambier, imité depuis par dix aventuriers solitaires dont deux n'étaient pas revenus.
Les voyageurs s'équipèrent de denrées pour trois jours, d'un sac de couchage et de linge propre, et chaussèrent leurs meilleurs souliers. Plusieurs centaines de personnes assistèrent au départ, malgré la pluie fine qui transformait la neige en boue. On regardait ces humbles héros déjà trempés comme des navigateurs embarquant sur une caravelle pour découvrir un nouveau monde.
Certains villageois dans cette ferveur se tournaient vers leurs épouses, annonçant qu'eux aussi voulaient partir, se joindre à cette jeunesse. Elles les grondaient tendrement, expliquant qu'il était trop tard, qu'ils étaient trop vieux ; ils faisaient une moue déçue, soulagés en secret d'avoir pu lancer une idée si folle sans qu'elle porte à conséquence.
Le clocher sonna trois heures ; Manuel Podesti donna le signal du départ. Les pèlerins serrèrent la main des sédentaires, émus. Un grand silence tomba sur la place. Puis, comme il se mettaient en route, des applaudissements retentirent, accompagnés de vivats. Des gamins les suivirent jusqu'à la sorti du village, avant de les laisser affronter seuls les immensités de la Bierre qui, suivant l'expérience vingt fois recommencée, ne menaient nulle part et se noyaient dans l'horizon.
Les explorateurs se tournèrent pour un dernier salut, puis disparurent.
On aurait cru qu'ils partaient pour un périple vers une contrée mystérieuse. Mais ils voulaient juste gagner le bourg voisin pour se reconnecter au monde.

A toute...
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 2 EmptyVen 19 Mar - 18:55

C'est vers cette époque qu'entra en scène un personnage appelé à jouer un rôle important dans la suite de notre histoire : Jean-Claude Verviers, quarante et un ans, agriculteur dans la commune d'Oulliers, au nord-est de Châtillon, la moins peuplée du canton avec ses cinquante-deux habitants.
Verviers était un petit homme râblé au cheveu court, la peau tannée par le soleil et la vie au grand air. Taiseux, austère, bougon, il ne riait jamais aux blagues, et ne blaguait jamais lui-même.
Il était le plus jeune d'une fratrie de quatre. L'aîné, Vincent, était agriculteur comme lui et comme feu leur père. Quand ce dernier mourut, Jean-Claude et Vincent se brouillèrent, le premier accusant l'autre d'avoir été favorisé par le testament. Ils étaient toujours en froid, et ne se parlaient qu'en ca d'extrême nécessité. Son autre frère, Hubert, menait une existence instable. Passionné d'aventure et de marine, il avait quitté le nid à seize ans pour s'engager sur un bateau de commerce. Depuis, il voyageait par le monde sans domicile connu, offrant ses services à qui les voulait et vivant d'expédients. De temps à autre, il envoyait une carte postale ou une lettre très courte d'un endroit improbable - l'Australie, le Canada, les îles Vierges ; et, tous les trois ou quatre ans, il rentrait en France pour une quinzaine de jours, logeant alternativement chez sa mère et chez Vincent, sachant que Jean-Claude, qui le tenait pour un pouilleux, ne lui aurait pas réservé bon accueil. Quant à obtenir de Jean-Claude ce qu'il obtenait parfois de Vincent, à savoir quelques subsides, était hors de question.
Restait la soeur, Annabelle, qui tenait une épicerie à Anulay. Cette belle brune mélancolique avait épousé un homme fluet et doux nommé Maxime, préparateur en pharmacie, qu'elle gouvernait comme un enfant et que Jean-Claude méprisait, le trouvant trop peu viril. Jean-Claude et Annabelle se parlaient peu mais il se sentait une responsabilité à son égard, et faisait donc des efforts pour être aimable.
Travailleur acharné, courageux et opiniâtre, Jean-Claude sortait très peu de chez lui, et ne prenait jamais de vacances. Il régnait seul sur une exploitation de deux cent quatre-vingts hectares (cent têtes de bétail, une vingtaine de cochons et de beaux champs de blé, d'orge et de tournesol) qu'il avait montée sans l'aide de personne, ayant racheté les terres et les bâtiments à un vieux paysan qui ne s'en occupait plus. Patiemment, il avait tout remis en ordre, tout modernisé ; il avait convaincu les banquiers de lui prêter les fonds nécessaires, acheté des machines et du matériel, et construit peu à peu une ferme qui comptait aujourd'hui parmi les plus prospères de la région. Ses confrères admiraient sa réussite ; mais à cause de son tempérament réservé et de sa rigidité en affaires, ils ne l'aimaient guère. Pingre, méfiant, obtus, Jean-Claude était du genre à ergoter pour dix centimes, craignant toujours de se faire voler; surtout, il ne s'avouait jamais vaincu, ce qui rendait infernal de commercer avec lui. Il laissait toujours traîner ses dettes, demandait des délais de paiement invraisemblables, faisait semblant de n'avoir jamais reçu ses factures ; signer un chèque était pour lui comme capituler, il en avait des migraines et des maux de ventre. En revanche, il était intraitable avec ses débiteurs ; il les harcelait au téléphone le jour et la nuit, il invoquait les mêmes grands principes qu'il bafouait allègrement et, quand les choses tardaient trop pour son goût, il passait aux menaces. Alors ils s'exécutaient, car Jean-Claude était sanguin et s'emportait vite. On le disait dangereux. Jeune, il s'était beaucoup battu ; il paraît qu'à vingt ans, pendant son service militaire, il avait tué un homme dans une bagarre. Alors on s'en méfiait, et les peureux l'évitaient. Cela lui convenait.

J'reviens
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 2 EmptyVen 19 Mar - 19:28

Inutile de préciser que ce loup solitaire n'était pas marié. Beaucoup de femmes malgré tout étaient sensibles à son charme animal, et ressentaient un frisson secret à l'énoncé de son nom. Selon la rumeur, il avait une vie nocturne bien remplie ; on disait que dans son lit défilaient en cachette nombre de Châtillonnaises mariées, rendues folles par ses manières de brute.
La réclusion du village n'avait pas changé grand-chose dans son existence. Il continuait de travailler quinze heures par jour et de ne faire confiance à personne. Sa seule gêne tenait à l'impossibilité de vendre ses bêtes à l'extérieur, notamment les génisses qu'il exportait vers l'Italie. Pour le reste, les événements l'indifféraient. Il avait toujours vécu chichement, se nourrissant des produits de sa ferme et d'un stock de surgelés accumulé au fil des ans dans ses congélateurs, comme s'il avait anticipé la coupure du ravitaillement. Pour la viande, il avait égorgé l'automne dernier un porc qui lui tiendrait plusieurs mois. Il mangeait tout, même les parties les moins ragoûtantes. Et pour ses bêtes, il avait dans ses granges du foin jusqu'au printemps.
Occupé du matin au soir, Jean-Claude Verviers ne gambergeait pas. Ses pensée étaient fixées sur des problèmes pratiques, quotidiens, immédiats ; il n'était pas touché par les angoisses des Châtillonnais sensibles, à qui la réduction du monde faisait reconsidérer le sens de leur présence sur Terre. Châtillon, de toute façon, était son univers, la colline d'en face son horizon; pourquoi s'interroger sur ce qu'il y avait au-delà ? Que Paris, Londres et l'Amérique aient disparu, quelle importance ! En son for intérieur, il jugeait stupide de chercher ailleurs une herbe plus verte, et plus sage de demeurer là où la Providence (s'il y en avait une - il était agnostique) vous a fait naître. La plupart des gens n'ont au fond aucune raison d'être malheureux, pensait-il ; ils ne le sont que parce qu'ils regardent au loin, apprenant ce qu'ils ne devraient pas savoir. Une cause du malaise contemporain était le ressentiment et l'envie qu'inspirait aux humbles le spectacle télévisé de la richesse et du luxe. Si les Bierrois n'avaient connu que la Bierre, où il n'y avait ni millionnaire, ni jet-set débauchée, ils se seraient satisfaits d'une bicoque qui ne prend pas l'eau, d'un bout de champ pour nourrir la famille et de la joie toute simple d'être en vie, sachant que leur voisin ne possédait guère plus qu'eux. Hélas, ils voyaient chaque jour sur leurs écrans des villas opulentes et des voitures de sport, des baignoires à remous dans des palaces, tout le train de vie sensationnel de l'oligarchie mondiale ; ils se disaient pourquoi pas moi et, pour finir, ils n'étaient plus contents de rien.
Telle était son opinion, qu'il aurait dite à ses amis s'ils la lui avaient demandée. Mais personne ne la lui demandait jamais, parce qu'il n'était pas causant et qu'il n'avait de toute façon pas d'amis.
Son dédain pour le monde extérieur s'étendait presque à Châtillon même. A la limite, il aurait pu enclore ses terres et ne plus sortir du tout, vivre comme Robinson et ne connaître que sa ferme. Il lui fallait compter malgré tout avec le pays alentour - le village pour faire ses commissions, Moulins-Dusol pour son marché aux bêtes ; mais suivant sa loi de proximité, il s'intéressait plus à sa ferme qu'au village, plus au village qu'au canton, et à peine à ce qu'il y avait au-delà du canton.
Il avait entendu parler des décisions du maire Agnelet, du rationnement, des expéditions infructueuses pour franchir la frontière et des maraudeurs mandatés par le conseil municipal pour visiter les fermes (une équipe s'était présentée chez lui un soir de janvier, qu'il avait vite reconduite au portail, sans lâcher sa fourche). Il s'en fichait. Mais il avait été terriblement choqué quand Annabelle l'avait informé que la commune réquisitionnait le stock de son épicerie afin de la distribuer aux nécessiteux. Hurlant au bout du fil, il lui avait reproché de s'être laissée faire et avait maudit son couillon de mari, qui aurait dû repousser les accapareurs à coups de fusil. Annabelle avait haussé les épaules.
- Le maire est dans son rôle, avait-elle répondu. C'est la crise.
- La crise ne justifie pas le vol.
- Ce n'est pas du vol. Et puis, il est chrétien de donner pour ceux qui ont faim.
Jean-Claude avait explosé.
- La charité chrétienne ! Drôle d'argument, pour défendre des communistes. C'était du vol, Annabelle. Du vol, m'entends-tu ?
Il avait répété :
- Du vol. Du vol pur et simple.
Annabelle s'était entêtée.
- Toutes les épiceries du canton sont concernées. A Châtillon, la supérette. A Tamony, le magasin de Mme Didier. A Frangy...
- C'est inadmissible dans les autres magasins comme c'est inadmissible chez toi, avait coupé Jean-Claude.
Il avait toussé, puis ajouté :
- Mais c'est encore plus inadmissible chez toi, parce que c'est chez toi.

La suite demain.
Bonne soirée et gros poutous Exclamation
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MessageSujet: Re: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 2 EmptySam 20 Mar - 16:31

PAs encore le courage de lire mais je m'y mets dès que je vais mieux
Merci Episto
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 2 EmptySam 20 Mar - 18:24

On imagine facilement la disposition d'esprit de Jean-Claude Verviers quand, au début du mois d'avril, le maire d'Oulliers, Patrick Tellier, accompagné d'un inconnu au teint maladif (l'hiver avait fait des ravages) dont le visage lui disait vaguement quelque chose, se présenta à sa ferme et expliqua avoir été missionné par Sylvestre Agnelet pour visiter les exploitations agricoles, et faire le point sur la situation.
- Vous prenez vos consignes chez le maire Agnelet ? s'étonna Jean-Claude.
- Nous lui avons fait serment d'allégeance au début de la crise. Seule, la commune d'Oullliers n'aurait pas pu faire face aux difficultés.
Jean-Claude, consterné fit un sourire narquois.
- Voici mon auxiliaire, dit Tellier en désignant son partenaire, M. Martine Guillaumet.
Verviers le salua, en se demandant où il l'avait déjà rencontré.
- Bon, reprit Tellier. Alors ? Comment ça se présente ici ?
Jean-Claude demeura évasif.
- Sûr que l'hiver à été dur.
-Vous avez perdu des bêtes ?
- Quelques-unes.
- Et les cultures ?
- On fait aller.
Tellier et Guillaumet se jetèrent un regard inquiet. Jean-Claude sorti une cigarette, sans leur en proposer.
- Ben, dit Tellier. Ce que nous aimerions savoir, c'est comment nous pouvons t'aider, et...
- Je n'ai pas besoin d'aide, coupa Jean-Claude.
Tellier toussota, puis reprit :
- C'est-à-dire que... Tu es tout seul, devant beaucoup de travail. Or, il y a dans le canton toute une main-d'oeuvre inemployée, qui ne demande qu'à se rendre utile.
- Des garçons, ajouta Guillaumet, mais aussi des filles.
- Nous voudrions mettre ces volontaires à l'oeuvre, reprit Tellier. Employer dans les champs la force disponible, et faire rendre à la terre le plus de fruit possible. Comme tu l'as dit, l'hiver a été pénible ; nous devons donc prendre dès maintenant des dispositions pour le prochain, au cas où la crise continue. Constituer des réserves. Euh...
Il hésita. Verviers le fixait durement.
- Bref, reprit Tellier, on s'efforce de coordonner l'effort, et...
- Des réserves, murmura Jean-Claude.
- C'est ça.
- J'en ai, moi, des réserves.
- Justement, intervint Guillaumet. Nous voudrions les évaluer.
Il produisit un carnet à souches. Jean-Claude eut un mouvement de recul.
- Ca ne regarde que moi. Ce sont mes réserves.
Guillaumet, qui n'était pas psychologue, s'enfonça.
- Le produit des terres de Châtillon appartient aux Châtillonnais, monsieur Verviers.
L'atmosphère se tendit. Comprenant son erreur, Guillaumet fit marche arrière.
- Je veux dire... Il faut penser à l'intérêt général. A ceux qui n'ont rien. La collectivité.
Il toussota, mal à l'aise.
- Tout le monde en effet n'a pas la chance d'avoir comme vous une belle ferme, qui...
Formule fatale, qui acheva de disqualifier le jeune homme. Sentant que la situation menaçait de dégénérer, Patrick Tellier repris la main.
- Il s'agit simplement de partage des informations, Jean-Claude. Rien d'autre. Nous voulons savoir qui fait quoi, et nous organiser un peu. Tout le monde a un rôle à jouer dans cette crise, et les paysans comme toi ont une place plus importante que les autres.
Jean-Claude continuait de plonger ses yeux dans ceux de Martin Guillaumet qui pâlissait encore, si la chose était possible.
- Vous dite que j'ai de la chance. Quelle chance ? demanda-t-il.
Nouveau silence. Jean-Claude secoua la cendre de sa cigarette, puis exposa brièvement sa façon de penser.
- Ecoutez-moi bien. Ma terre, elle m'appartient. Mes granges aussi, et tout ce qu'il y a dedans. Mes bêtes. Mes arbres et la mare derrière l'étable, également. S'il y a des crapauds dans la mare, ils sont à moi. Alors voilà : si des gens ont faim et qu'ils veulent de l'aide, ils peuvent me trouver. On discutera un moment, je verrai ce que je peux faire. Mais je serai le seul à décider. D'une manière générale, voyez-vous, je n'entends pas qu'on me prive arbitrairement de mon bien.
- Il n'y aura rien d'arbitraire, protesta Tellier. Tout le monde sera logé à la même enseigne.
- Faites ce que vous voulez chez les autres. Moi, je sous maître de ce qui se passe ici.
- Jean-Claude, sois compréhensif, supplia Tellier.
Mais la mine de Jean-Claude laissait entendre qu'il n'avait nulle envie de comprendre, et encore mois de coopérer. Il voyait en pensée des profiteurs fainéants à qui on donnait gratuitement, sur ordre du maire et de ses complices, des pains fabriqués avec son grain, de la soupe moulinée avec ses légumes, des vêtements saisis dans sa penderie. Son poil se hérissa ; il croisa les bras et cracha par terre, gestes ostentatoires qui indiquaient la fin de l'entretien.
- J'ai travaillé, dit-il. Que les affamés fassent pareil.
- Ils ne demandent que ça.
- Formidable ! Qu'on me laisse en paix, dans ce cas.
- Les choses ne sont pas si simples, Jean-Claude.
- Je ne vois pas ce qui les complique.
Jean-Claude sourit imperceptiblement. Il aimait bien dire non, et prenait plaisir à paraître buté. Mais en l'espèce, il trouvait son entêtement justifié. En certaines matières les choses sont noires ou blanches, et il n'y avait pas à discuter.
- Le pays est couvert de prés, reprit-il, de champs inexploités et d'une forêt immense. Ces richesses-là sont à tout le monde. Libre à chacun d'y faire des plantations. Par conséquent, ma contribution n'est pas nécessaire, et je ne vois pas ce que vous faites ici.
Voyant que la discussion n'irait pas plus loin cette fois-ci, Patrick Tellier et Martin Guillaumet répondirent qu'ils communiqueraient sa position au maire Agnelet, et qu'ils reviendraient peut-être d'ici quelques jours. Puis ils s'en allèrent. Avant qu'ils franchissent son portail, Jean-Claude les interpella :
- Où allez-vous, à présent ?
- Chez ton voisin, Paul Schmitz.
- Ah. Bien.
Il les regarda partir à pied sur le chemin défoncé, et songea à son voisin Schmitz. Ils se parlaient rarement, étant aussi bourrus l'un que l'autre. Mais ils se respectaient, parce qu'ils se savaient travailleurs.
Jean-Claude Verviers acheva sa cigarette, puis retourna dans ses étables.
Le soir, il rendit visite à Paul Schmitz.

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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 2 EmptyDim 21 Mar - 11:14

Dans la matinée du lendemain, Paul Schmitz et Jean-Claude Verviers installèrent ensemble une barrière en bois sur la route communale qui menait à leurs fermes. Le bois venait de chez Schmitz, qui l'entassait depuis des années dans ses réserves, et les piliers furent maçonnés par Verviers.
Ils travaillèrent trois heures durant sous un doux soleil de printemps, puis contemplèrent le résultat avec satisfaction. La barrière n'était pas jolie et ne fermait pas tout à fait bien mais tant pis : sa fonction était symbolique.
- Pour bien faire, dit Paul, il faudrait planter des piquets le long de la route, avec du fil de fer barbelé.
- Oui, opina Jean-Claude. On va s'en occuper.
- J'en ai quelques rouleaux. Lames tranchantes serties sur fil d'acier. Anti-intrusion, anti-franchissement. Mon frère en avait acheté cinq kilomètres voici des années, à l'époque des cambriolages.
- Il t'en reste beaucoup ?
- Suffisamment pour enclore tout le champ. Jean-Claude se gratta le menton.
- Bien.
Sur quoi, ils partirent déjeuner.
Ouilliers fut durant les jours suivants le théâtre d'une activité fébrile. Schmitz et Verviers donnèrent de nombreux coups de téléphone, tinrent des conciliabules, explorèrent tous les recoins de leurs granges pour exhumer des matériaux inemployés.
Marie-Ange, l'épouse de Schmitz voyait ce manège d'un mauvais oeil. Elle se méfiait de Verviers et craignait son influence sur son mari.
- Pourquoi ces barrières ? demanda-t-elle d'un ton accusateur.
- Pour nous protéger, répondit Paul.
- Nous protéger de qui ?
- Je ne sais pas.
Il hésita, puis ajouta :
- - Pour montrer que c'est chez nous.
Marie-Ange répondit qu'elle trouvait absurde de créer, à l'intérieur d'un territoire ceinturé de clôtures invisibles empêchant qu'on ne sorte, un autre territoire, plus petit, ceinturé de clôtures barbelées pour empêcher qu'on n'entre.
Mais Schmitz n'écouta pas sa femme, et suivit son idée.
Jean-Claude, lui, se rendit chez Ancel Bernet, le menuisier, qui ne faisait plus grand-chose depuis quelques mois, faute de commandes et de réserves de bois. Il continuait malgré tout de se rendre chaque jour dans son atelier, pour graisser ses machines et récupérer des chutes afin d'usiner de petits objets inutiles.
Ancel fut surpris de cette visite, n'ayant jamais eu avec Verviers de rapports très étroits. Mais son intérêt fut éveillé par la proposition du paysan : Jean-Claude avait besoin de ses talents, et souhait qu'il fabrique des dizaines de poteaux en bois ainsi que diverses pièces monumentales dont il s'efforça de lui donner un aperçu grâce à des dessins maladroits.
- Que veux-tu faire avec tout ça ? demanda Ancel, intrigué.
- C'est mon problème.
- Moi je veux bien, mais je n'ai plus de matière première.
- Pour ça, j'ai une idée.
Jean-Claude conduisit Ancel à l'ancienne scierie, non loin de chez lui. Elle n'avait pas rouvert après l'incendie, à cause des soupçons d'arnaque à l'assurance pesant sur le propriétaire. L'enquête à l'époque avait duré six mois, dans une ambiance pesante (la gendarmerie avait reçu des dénonciations anonymes). Finalement, le patron excédé avait licencié le personnel vendu les ruine pour une bouchée de pain, avant de s'installer comme fabricant de barriques à l'autre bout du monde. Très prisés par les viticulteurs californiens, ses fûts en chêne de Nouvelle-Zélande l'avaient rendu riche ; quant à la scierie, elle était demeurée en l'état, les nouveaux propriétaires n'y ayant jamais mis les pieds, au grand dam des ouvriers qui avaient vu s'envoler tout espoir d'y travailler à nouveau.
Jean-Claude fit sauter le cadenas de la grille au moyen d'une pince et retira la chaîne.
- Est-ce légal ? s'inquiéta Ancel.
- Je ne vois pas qui viendra se plaindre.
Ils examinèrent les bâtiments, les lignes de sciage et le parc à grumes, puis montèrent dans les bureaux. Tout était dévasté, l'endroit ayant servie de refuge à des clochards.
- Pas terrible, conclut Ancel en contemplant une écorceuse hors d'usage.
Le visage de Jean-Claude s'assombrit.
- Il y a un moyen d'en tirer quelque chose ?
- Peut-être. Certaines lames sont utilisables. Quant aux machines, il doit être possible de remplacer les pièces. Mais nous n'arriverons pas à les faire remarcher toutes;
- Peu importe. Il ne s'agit pas de faire tourner l'usine à plein rendement, juste de débiter des planches.
Ancel enfonça ses mains dans ses poches songeur.
- Faut voir.
Les deux hommes considérèrent silencieusement les installations. Jean-Claude devinait que le menuisier était mordu. La tâche était vaste et dépassait ses compétences mais, à l'évidence, il aurait fait n'importe quoi pour s'occuper.
- Pour les scies, reprit Ancel, il faut voir avec Arcand.
- Le mécanicien ?
- Oui. Il a l'oeil pour les machines, même celles qu'il ne connaît pas. Il peut réparer n'importe quoi. L'ancien patron d'ici l'appelait parfois pour un coup de clé, quand la panne n'était pas grave.
- Bon. Appelons-le.
Pendant ce temps, Paul Schmitz était allé voir Fouillot, le mitron d'Anulay, et lui proposa de reprendre du service.
- Mais je n'ai plus de farine.
- Nous en fabriquerons.
Fouillot leva un sourcil, croyant à une blague.
- Et avec quoi ?
- Eh bien, nous allons construite un moulin. Fouillot regarda Schmitz comme s'il était fou, puis se dit qu'il n'y avait rien à perdre.
Schmitz et Verviers recrutèrent également une douzaine de jeunes gens du village, des garçons solides et polis, tous nés à Châtillon (Verviers se méfiait des immigrés, terme qui dans sa bouche était sans rapport avec la couleur de peau) ; ils leur fournirent des outils et les envoyèrent en forêt pour coup des arbres, afin d'édifier des palissades.

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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 2 EmptyDim 21 Mar - 14:01

Verviers se rendit enfin chez Mélissa Vinet, l'éleveuse de chevaux d'Allery, belle femme solitaire qui gagnait sa vie en donnant des cours d'équitation. Elle avait jadis rempoté des concours, mais une mauvaise chute avait mis un terme prématuré à ses ambitions sportives. elle marchait depuis lors avec une béquille, et sa démarche claudicante lui donnait aux yeux de Jean-Claude un charme ambigu, sans compte qu'il était toujours troublé par la vision de ses cuisses moulées dans la culotte d'équitation.
Il lui demanda si elle pourrait mettre à sa disposition ses deux chevaux de trait.
- En échange de quoi ?
- De ce que tu voudras.
Il la fixa puis ajouté :
- Dans la limite de mes moyens.
Mélissa soutint son regard.
- Je ne sais pas, dit-elle.
- Si tu n'es pas intéressée, je vais voir ailleurs.
Il fit mine de tourner les talons, comme il en avait l'habitude.
- Attends ! dit Mélissa, craignant que la négociation n'échoue.
Le rapport de force venait de s'inverser ; elle était à présent demandeuse. Jean-Claude sourit, satisfait.
- - Alors ? dit-il.
- Rentrons. Nous serons plus à l'aise pour causer.

Bientôt, les initiatives de Verviers firent jaser. Il embauchait, coupait du bois, achetait des chevaux ; que mijotait-il ? Le maire Agnelet s'inquiéta : quand Verviers faisait parler de lui, c'était en général pour provoquer des problèmes. Il décida donc de se transporter sur place pour en savoir plus, en compagnie de son homologue Tellier.
A l'embranchement, ils découvrirent la clôture nouvellement installée qui bloquait l 'accès aux fermes Schmitz et Verviers. Un jeune homme était là, occupé à peindre une inscription sur un panneau.
- Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda Agnelet.
- Je dessine une enseigne, répondit le garçon.
- On parle de la barrière, s'agaça le maire Tellier.
- C'est M. Verviers qui l'a construite.
- Sur une route communale ? Il ne manque pas d'air.
- Entrons, dit Agnelet.
Ils laissèrent le garçon derrière eux et continuèrent leur chemin vers la ferme, dont on voyait les toits et la cheminée.
Ils croisèrent les frères Valençon, deux agriculteurs de Tamony, qui tiraient des chevaux par la bride. Ils expliquèrent que Jean-Claude était "occupé après ses vaches", et indiquèrent comment le rejoindre.
Après dix minutes de marche dans les prés, Agnelet et Tellier trouvèrent leur homme au milieu d'un troupeau.
- Qu'est-ce que c'est que cette barrière, à l'entrée de chez toi ? attaqua le maire Agnelet, sans préliminaires.
- Je l'ai installée avec Paul.
- Elle est sur le domaine public.
Jean-Claude détourna les yeux et regarda au loin.
- C'est vrai, reconnut-il. Mais ça ne dérange personne.
- Peut-être, mais ce n'est pas légal.
- La légalité, en ce moment, vous savez... il fit un sourire ambigu.
- La commune prélève un peu chez vous, on empiète un peu sur la commune... Tout ça s'équilibre.
Les deux maires se regardèrent, gênés. Agnelet jugea prudent de changer de sujet.
- Et ces gens qui travaillent ici, que fabriquent-ils ?
Jean-Claude toussota.
- Avec Paul, nous montons un ranch.
- Un ranch ?
Verviers opina, savourant son effet. Puis il sortit ses cigarettes.
- Nous avons décidé de travailler pour nous, reprit-il. Nous ne voulons plus avoir affaire aux autres.
Il y avait dans sa voix un mélange de défi, de mépris et d'apitoiement.
- Tu veux faire bande à part, maugréa Tellier.
Le maire d'Oulliers reconnaissait là l'individualisme de son concitoyen, mais il était surpris par sa vocation de chef d'entreprise et de meneur d'hommes. Verviers avait toujours fui la compagnie ; or, voici qu'il recrutait, s'entourait, collaborait.
Jean-Claude tira sur sa cigarette.
- Pour être tout à fait précis, dit-il, je fais sécession.
- Pardon ?
D'une voix calme, Jean-Claude Verviers expliqua aux édiles médusés que l'exploitation de Schmitz et la sienne fusionnaient pour former un nouveau pays, et que celui-ci proclamait à compter d'aujourd'hui son indépendance politique. Le ranch constituerait un Etat autonome, dont le périmètre correspondait au foncier des fermes réunies. Il le représenterait lui-même au plan international, et parlerait d'égal à égal avec eux. Etant souverain, il sélectionnerait ses visiteurs, et ne tolérerait aucune ingérence sur son territoire. Notamment, il était exclu que Châtillon pille ses greniers pour nourrir "les incapables qui se tournent les pouces en ville", formule qui englobait grosso modo tous ceux qui n'étaient pas fermiers.
Agnelet et Tellier n'en croyaient pas leurs oreilles.
- C'est absurde, dit Tellier d'une vois colérique. Tout seul, tu ne tiendras pas le coup.
Jean-Claude retint un ricanement, et haussa le ton.
- Primo, je tiens le coup tout seul depuis toujours, et ça ne m'a pas trop mal réussi. Secundo, je ne suis pas tout seul.
- Tu penses au frère Valençon ?
- Et à d'autres.
- Bon. Mettons que tu n'es pas tout seul. Mais...
- C'est vous qui serez bientôt tout seuls, coupa Verviers. Je vais recruter les meilleurs. Les plus compétents. Les plus habiles. Bientôt, vous aurez besoin de nous.
Agnelet devina les complications qu'allait entraîner cet acte de séparatisme.
- Ecoute, Jean-Cluse. Que tu veuilles rouler pour toi, très bien. Mais pense aux autres. La population. Que fais-tu de nous ?
- Mais rien. Vivez en paix de votre côté, nous vivrons en paix du nôtre.
Verviers sortie de sa poche une petite boîte faisant office de cendrier portatif, où il écrasa délicatement sa cigarette. Habitude inédite et comique, qui jurait avec sa réputation de rustre. (Elle s'expliquait en fait par sa peur de provoquer un incendie : Dieu sait comment, il avait lu quelque part la formule de Mao sur l'étincelle qui embrase la prairie, et l'avait prise au pied de la lette.)
- Bien, conclut-il. Compte-tenu de ce que je viens d'exposer, je vous informe que vous êtes ici chez moi. Dans mon champ, mon ranch et, si j'ose dire, mon pays. A strictement parler, je suis fondé à vous considérer comme des étrangers en situation clandestine, et à vous placer en rétention dans une étable. Mais disons que ça ira pour cette fois. Maintenant, si vous voulez bien m'excuser, j'ai du travail. Vous connaissez le chemin vers la douane, je ne vous raccompagne pas.
Il fit un signe de tête et s'éloigna d'un pas rapide en direction de sa ferme.
- Et fermez la clôture derrière vous, hurla-t-il avant de disparaître.

A suivre. ... sunny
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 2 EmptyDim 21 Mar - 19:31

Au village, l'attitude de Verviers fit scandale. Une sécession ! En pleine crise ! C'était un sociopathe, un fada égocentrique à qui on souhaita d'emblée d'échouer, et de mourir tout seul dans son trou. Et le brave Schmitz qui entrait dans son jeu ! Scandale supplémentaire. On pensait avec tendresse à sa femme, Marie-Ange, qui détestait notoirement Viviers et que son mari enrôlait de force dans cette folie.
Certains, se sentant bouillir, trouvaient qu'une intervention s'imposait.
- Il va trop loin.
- Oui, mais que faire ? répondaient les autres.
- Lui dire ses quatre vérités.
- il n'écoutera pas.
- Si on est nombreux, il prendra peur.
- Il est borné. Il nous tirera dessus.
- Il oserait ?
- Aucun doute.
- Alors armons-nous aussi.
Le maire Agnelet, craignant une guerre civile, tenta d'apaiser les esprits.
- Du calme. Pour le moment, à part le fait qu'il veut vivre en vase clos et qu'il n'est pas du tout aimable, Jean-Claude n'a rien fait de grave.
- Pardon, protesta Hubert Besson. Il a privatisé un kilomètre de route communale !
- Ainsi que des prés le long du canal, ajouta Maryse, la secrétaire de mairie.
- Vraiment ?
- J'y suis passé pour rendre visite à ma mère, et j'ai vu des jeunes gens planter des piquets. On aurait dit un camp retranché. Ils m'ont dit qu'ils était missionnés par Verviers.
- Allons bon.
- Oui. Or, ces prés appartiennent à la commune. J'ai vérifié sur le plan cadastral.
Agnelet soupira. Des vois s'élevèrent.
- Si ça continue, il va s'approprier la moitié du canton.
- Pour qui se prend-il ?
- Et les gendarmes laissent faire !
Cela dit, malgré leurs récriminations, les détracteurs de Verviers étaient curieux de savoir ce qu'il fabriquait dans son fameux ranch. Sa ferme devint un objectif de promenade ; on se mit à rôder alentour, "pour voir". On découvrit que la physionomie des lieux changeait ; l'exploitation était à présent garnie d'une sorte de mirador construit sur la butte au-dessus de chez Schmitz, et ceinte de palissades en bois derrière lesquelles on entendait toutes sortes de bruits, révélateurs d'une activité intense.
Mais le plus incroyable était que la scierie, après quinze ans d'abandon, fonctionnait de nouveau ! Arcand avait réparé quelques machines, et Ancel avait embauché des ouvriers pour abattre des arbres, transporter les grumes et débiter des planches.
- Il paraît qu'ils veulent construire un moulin sur l'Arlon.
- Un moulin ?
Incrédules, les Châtillonnais interrogeaient sans relâche les jeunes qu'avait recruté Verviers, pour leur faire avouer ce qu'il bricolaient chez lui ; ils répondaient évasivement, ayant reçu des consignes de discrétion.
Au fil des jours, tout ce secret finit par agacer, et les ennemis du ranch se radicalisèrent.
- Ils ne veulent pas de nous. Nous ne devons donc plus les accepter ici.
- Exactement. Qu'ils restent derrière leurs palissades. On n'a qu'à les y enfermer.
- Si Verviers veut la guerre, il l'aura.
Tout le monde se tourna vers le maire Agnelet, en le pressant d'agir.
- Mais que voulez-vous que je fasse ? répondait-il.
- C'est simple. Postez deux gendarmes à la sortie de leur ferme, dans un cabanon où vous peindre la mot "douane". S'ils tentent de sortir, vous les refoulez à l'intérieur.
- Je ne veux pas entrer dans ce jeu-là. De mon point de vue, leur acte de sécession est sans valeur. Ce sont des Châtillonnais comme les autres.
- Sauf qu'eux ne voient pas les choses comme vous, Monsieur le maire.
Deux communautés se formèrent à l'intérieur du canton : d'un côté, Châtillon ; de l'autre, Oulliers, avec son ranch. Le ranch, qui selon les estimations comptait cent travailleurs, aurait pu être écrasé facilement par les Châtillonnais ; mais ces derniers en avaient un peu peur, comme souvent les majorités face aux minorités agressives.
Beaucoup d'employés de Verviers déménagèrent pour s'installer dans sa ferme notamment les célibataires sans charge de famille qui appréciaient les rudesses de la vie agricole et l'ambiance de camaraderie militarisée qui régnait là-bas. Des tentes poussèrent dans les prés de Schmitz, qui les mit à disposition gracieusement malgré les protestations de Marie-Ange, laquelle prétendait ne plus se sentir chez elle. Avec le bois de la scierie, on construisit aussi des bungalows rustiques, en prévision de l'hiver. Enfin, un groupe d'ouvriers entreprit de rénover une maison vide à un kilomètre de la ferme, pour la transformer en dortoir et en salle à manger collective.
Ce bouillonnement provoqua une forme d'envie chez certains Châtillonnais, qui s'ennuyaient dans leur village et qui ne trouvaient plus dans la personne du maire un guide capable de galvaniser leurs énergies. Quel était le projet d'Agnelet pour la Bierre ? Il n'en avait pas. Que proposait-il pour l'avenir ? Rien. Sous sa gouverne on n'allait nulle part ; on naviguait au jour le jour, sans cap ni repère. Du reste, avait-on lieu d'être satisfait de sa gestion quotidienne de la crise ? Beaucoup d'habitants avaient péri pendant l'hiver, Châtillon ressemblait à un mouroir à l'abandon, rempli de dépressifs fatalistes ; et pour couronner le tout, maintenant que Verviers lâchait le village, le maire échouait à le retenir.

A plus tard.
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MessageSujet: Re: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 2 EmptyMar 23 Mar - 16:20

J'ai commencé . Merci
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