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 Bernard Quiriny

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MAINGANTEE
epistophélès
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epistophélès

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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 3 EmptyMar 23 Mar - 17:18

"Il faut être prudent, économiser nos ressources", répétait le maire. Epargner, calculer, telle était son obsession. Or, cette parole qui au début avait paru sage, était considérée maintenant comme un indice de mesquinerie, voire de pleutrerie. Les Châtillonnais avaient plutôt besoin de festoyer, de ripailler, de se sentir vivants après l'hiver interminable ; besoin de reprendre confiance, de dépenser sans compter, de se forcer à l'espoir. Tout le contraire de ce que proposait Agnelet, qui pour aggraver son cas répétait sans cesse une phrase qui horripilait tout le monde : "Nous ne savons pas jusqu'à quand il faudra tenir." Tenir ? Il restait bloqué sur l'idée d'une sortie de crise, incapable de voir que les remparts invisibles ne tomberaient pas, et qu'il fallait changer par conséquent son cadre de pensée !
Ces reproches en vérité étaient injustes et leurs auteurs le savaient bien. Le pauvre Agnelet s'était donné sans compter pour le bien public, avec courage et abnégation. Hélas, les Châtillonnais avaient besoin d'un bouc-émissaire, d'un réceptacle pour leur colère - cette colère née de l'absurdité de la situation.
Certains du coup tournèrent casaque, et se mirent à soutenir Verviers. Et s'il avait raison ? Lui au moins faisait quelque chose ; on ne l'aimait pas, on le savait égoïste et impétueux, mais peut-être incarnait-il l'avenir. Des hommes se présentèrent chez lui, pour proposer leurs services. La plupart se faisaient congédier ; ils revenaient le lendemain. Verviers les auditionnait personnellement, entouré de sa garde, tout en taillant un pieu avec son couteau. Il interrogeait les impétrants sur leurs aptitudes, demandait ce qu'ils étaient prêts à faire pour lui ; puis il plongeait ses yeux dans les leurs, laissait planer le suspense, et rendait sa sentence. Les candidats admis, euphoriques, prenaient leur emploi le jour même ; selon les cas, ils continuaient d'habiter Châtillon ou emménageaient directement au ranch. Les refoulés, majoritaires, rentraient chez eux la tête basse, mais sans lui en vouloir ; ils se critiquaient plutôt eux-mêmes, en se reprochant de n'être pas à la hauteur.
Même Raphaël Pithrier, pour qui Verviers était l'ennemi de classe par excellence, se résigna à faire appel à lui. Acculé par le besoin - son bahut était vide, ses enfants avaient faim -, il surmonta sa répugnance et proposa à son fils aîné d'aller au ranch - il préférait ne pas s'y rendre lui-même, vu sa réputation exécrable. Mathieu, seize ans, fut très choqué par cette suggestion, si contraire aux opinions familiales ; mais il se laissa convaincre, et se rendit à Oulliers. Sa candidature, hélas, fut rejetée ; Raphaël, le voyant revenir bredouille, se rembrunit et, projetant sur Verviers sa propre intolérance, déclara dignement que "Verviers n'avait pas pris Mathieu parce que les Pithrier ne partageaient pas ses idées".

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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 3 EmptyMar 23 Mar - 18:25

Jour après jour, Châtillon se coupait en deux, conformément à cette loi selon laquelle la propension d'un territoire à la division est d'autant plus grande que le territoire est petit. Le canton se disloquait, non pas selon un critère racial ou religieux, mais parce qu'un petit homme teigneux à l'allure napoléonienne avait décidé de suivre son instinct, entraînant une armée dans son sillage.
Bientôt, de part et d'autre des palissades, on se mit à employer les mots "eux" et "nous" (ou "les autres"). Ceux de Châtillon voyaient ceux du ranch comme des imbéciles fanatisés qui se tuaient à la tâche sous les ordres d'un tyran ; il n'auraient pas voulu en être, même si les ranchers mangeaient à leur faim et paraissaient heureux. Les ranchers considéraient ceux de Châtillon comme une bande d'incapables, geignards et lymphatiques, confits dans leur malheur et illusionnés par la croyance absurde qu'un jour le village se rouvrirait au monde.
En vérité, une sociologie plus poussée aurait distingué des catégories dans chaque groupe. Il y avait à Châtillon ceux qui faisaient mine de mépriser Verviers mais qui auraient donné cher pour être admis chez lui, et ceux qui le rejetaient vraiment, trouvant son ranch une initiative antisociale et refusant d'être commandés par ce similidictateur en bottes de caoutchouc, qui se croyait plus malin qu'eux mais qui parlait avec le même accent. Et il y avait au ranch ceux qui n'étaient là que pour la pitance ou pour s'occuper les mains, continuant de se méfier de Verviers, et ceux qui voyaient en lui un messie et se croyaient engagés dans une sorte de relèvement national.
Constatant que le fossé se creusait entre les deux camps, certains villageois réclamèrent l'intervention des gendarmes.
- Pour quel motif ? demanda l'adjudant Packiewicz.
- Trouble à l'ordre public. Depuis que Verviers fait des siennes, tout le village est en ébullition.
Packiewicz haussa les épaules.
- Vous pouvez aussi le verbaliser pour contravention de grande voirie. Il bloque une route communale.
- Admettons.
- Et violation de propriété privée.
- Où ça ?
- La scierie.
- Certes.
Packiewicz cependant se savait impuissant. Toute intervention aurait jeté de l'huile sur le feu, dans un contexte déjà tendu. Verviers ayant proclamé son indépendance, une visite des gendarmes serait analysée comme une intrusion militaire sur son territoire, et provoquerait un grave incident diplomatique. Mieux valait donc s'abstenir, d'autant qu'il savait par ouï-dire que les ranchers possédaient des armes.
Le nom de Verviers était dans toutes les têtes. Quel était son but ? Beaucoup prétendaient qu'il envisageait à terme de renverser le maire Agnelet : ce narcissique mégalomane profitait des circonstances pour assouvir sa soif de pouvoir. D'autres, plus sévères, pensaient qu'il ne savait pas ce qu'il faisait, qu'il avait mont son ranch sur un coup de tête et qu'il était dépassé par les conséquences. Quoi qu'il en soit, une majorité de Châtillonnais le tenaient désormais pour un potentat incontournable, un magnat dans les mains de qui, pour le meilleur ou pour le pire, reposait possiblement leur avenir.

Suite demain.
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MAINGANTEE

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MessageSujet: Re: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 3 EmptyJeu 25 Mar - 10:43

Je suis passionnée ! Very Happy
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JEAN

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MessageSujet: Re: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 3 EmptyJeu 25 Mar - 13:48

study
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 3 EmptyJeu 25 Mar - 14:46

J'avoue que la tournure que prend l'histoire, commence à m'énerver. Mais rassurez-vous, je reviens vous mettre la suite tout à l'heure. ... Wink
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 3 EmptyJeu 25 Mar - 17:12

S'il fallait une preuve de la puissance de Verviers et de l'ombre qu'il faisait au maire Agnelet, elle apparut au cours de l'affaire Navolli, fait divers lamentable qui fut aussi le premier crime perpétré au village depuis le début de la crise.
Christophe Navolli était un garçon du pays qui vivotait grâce aux aides sociales et habitait Mont-et-Malain. Grand, sec et musculeux, il avait le cheveu ras et le regard triste, mangeait ses mots et n'avait rien d'intéressant à dire. Passionné de mécanique, il achetait avec on ne sait quel argent des tacots en panne qu'il réparait dans la grange jouxtant sa maison, avant de ls repeindre dans des couleurs tapageuses et d'y installer des sonorisations puissantes qu'il faisait rugir en roulant à fond sur les routes de la Bierre. On ne lui connaissait pas d'amis, sinon une bande de crétins originaires de Moulins-Dusol, qu'il ne voyait plus par la force des choses.
Il n'avait pas non plus de fiancée, bien qu'il eût vingt-sept ans ; mais il était connu des filles de la région parce qu'il fréquentait assidûment les discothèques, où il s'alcoolisait beaucoup et leur faisait la cour avec insistance. Certaines s'étaient plaintes auprès des établissements concernés, et avaient même déposé des mains courantes à la gendarmerie après qu'il les eut suivies chez elles en tenant des propos scandaleux. Bref, Navolli était un pauvre type frustré et vaguement pervers, dont il n'était pas difficile de deviner qu'il tournerait mal.
Nul ne fut donc surpris quand, le 15 juin 2013, on découvrit dans un fossé au Chagnot, près de Mont-et-Malain, le corps dans vie de Marion Cruard, une adolescente de quinze ans : son cadavre était nu, des hématomes témoignaient qu'elle s'était battue, et les traces rouges à son cou qu'on l'avait étranglée.
Le docteur Ruche, après examen, confirmé ce que chacun pressentait avec horreur. Il y avait eu viol.
L'émoi fut immense. Même coupés du monde, on n'était pas à l'abri du crime ! Nous avions dans nos frontières des détraqués bien de chez nous - le coupable était d'ailleurs toujours là, puisqu'il ne pouvait pas s'enfuir ! Inconvénient du phénomène : les barbares du dehors restaient à l'extérieur, mais ceux du dedans étaient inexpulsables.
D'emblée les soupçons se portèrent sur Navolli, avant même le début d'une enquête. Tout le monde tomba d'accord, même l'adjudant Packiewicz et ses gendarmes qui, malgré tout mirent un point d'honneur à respecter la présomption d'innocence et à travailler dans les règles - même si l'impossibilité d'en réféer au parquet rendait les choses plus compliquées. Devant une foule accourue de tout le canton, ils procédèrent à l'interpellation solennelle de Navolli, chez lui, le 15 juin vers huit heures du soir, et lui signifièrent son placement en garde à vue. L'intéressé n'opposa aucune résistance et, menotté, essuya sans broncher les huées , les jets de pierres et les crachats.
Les gendarmes fouillèrent sa maison et ses voitures, sans trouver d'indices. Interrogé toute la nuit, l'intéressé refusa d'avouer le crime, et s'enferma pour finir dans un silence borné. Comment le confondre ? Privés de techniques modernes qui rendaient leur métier si facile et si sûr, les enquêteurs tâtonnaient, ce qi n'était pas pour plaire aux Châtillonnais furieux.
- Vous avez récupéré son sperme sur les vêtements de la petite. Pourquoi ne comparez-vous pas les ADN ?
- Nous voudrions bien, mais nous n'avons pas le matériel.
Et cette affaire apparemment simple, qui aurait dû renforcer la confiance des citoyens dans leurs gendarmes, ne fit par sa lenteur qu'aggraver la crise de légitimité des autorités traditionnelles.
La mère et le frère de l'assassin, qui vivaient aussi à Mont-et-Malain, devinrent des pestiférés. La mère ne sortait plus ; elle pleurait sans cesse, parlant de se laisser mourir. Le frère se montrait parfois, mais en baissant les yeux ; il aurait voulu s'enfuir loin de la Bierre, mais il était condamné à côtoyer ces gens qui, parce qu'il avait le même sang que Christophe, le haïraient à jamais.

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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 3 EmptyJeu 25 Mar - 19:50

Un besoin de vengeance montait dans le village ; les Châtillonnais ne retrouveraient pas la paix tant que Navolli n'aurait pas été châtié. Il croupissait pour l'heure dans l'unique cellule de la gendarmerie, sous la surveillance de Packiewicz qui tentait désespérément de lui arracher des aveux et qui s'inquiétait d'avoir dépassé les délais légaux de garde à vue. Certains citoyens voulaient le livrer à la foule. La tension montait.
Verviers suivit ces événements de loi, révolté comme tout un chacun par l'homicide, d'autant qu'il connaissait un peu les parents de la petite. On lui demandait son avis, mais il gardait le silence. Ce dossier relevait des affaires intérieures châtillonnaises; il avait le droit d'avoir une opinion, mais il devait s'abstenir de toute ingérence. En outre, il éprouvait un plaisir cynique à voir les autorités locales dépassées par la situation, et menacées par le mécontentement populaire. Les gendarmes lambinaient, incapables de rien ; cette incompétence leur serait fatale. Verviers savourait le spectacle, pressentant que cette affaire provoquerait la chute de Packiewicz et du maire Agnelet.
Il finit cependant par être entraîné malgré lui dans la partie, à cause de ses mais qui ne supportaient plus d'attendre. Paul Schmitz en particulier suivait passionnément l'affaire depuis le début ; c'est lui qui suggéra devant Verviers d'organiser sans attendre un procès populaire, et d'aller capturer Navolli chez les gendarmes.
- Qu'en dis-tu, Jean-Claude ?
Jean-Claude ne répondit rien, fidèle à son parti d'indifférence ; il n'imaginait pas que Schmitz interpréterait son silence comme une bénédiction. Aussitôt, ce dernier prit les choses en main et, en quelques heures, fit circuler l'information : Verviers avait dit oui, Verviers voulait un procès - Verviers n'avait rien dit du tout, mais il était trop tard pour démentir.
Cette méprise fut un déclic. Une foule immense, un demi-millier d'individus se réclamant de Verviers, marcha sur la gendarmerie en réclamant la remise du suspect. Le maire tenta de raisonner les meneurs, mais c'était impossible ; ils n'obéissaient plus qu'à leur instinct, et accessoirement à Verviers qui soutenait leur démarche. Alors, accablé, il tourna casaque et rejoignit leur camp. Spectacle stupéfiant, dont l'importance symbolique passa inaperçue sur le moment : l'autorité légitime se rallait à l'usurpateur ! En réalité, Sylvestre Agnelet marquait par là sa lassitude ; il ne savait plus quoi faire, et en avait assez de porter sur ses épaules le destin du village. Si quelqu'un d'autre voulait prendre sa place, fût-ce Verviers qui pourtant n'avait été élu par personne, soit ; on verrait comment il se débrouillerait.
L'adjudant Packiewicz frémit en voyant la marée humaine devant sa caserne. Il comprit que résister serait inutile, et qu'en refusant d'obtempérer il n'obtiendrait rien d'autre que le saccage de son bureau. Alors, la mort dans l'âme, il ordonna à Duguit et Pélissier de tirer le suspect de sa cellule pour le remettre officiellement à Schmitz. Mais il tint à protester pour la forme.
- Je ne peux pas m'opposer à vos agissements, dit-il, mais je les condamne.
- Donnez-nous Navolli sans faire d'histoires, répondit Schmitz, c'est tout ce que nous demandons.
- Je ne fais pas d'histoires. Sachez simplement que j'écrirai un rapport, et que tout sera consigné.
- C'est ça.
Navolli apparut, escorté par le gendarme Pélissier tout pâle ; il levait haut la tête, l'air arrogant. Le silence se fit. L'ambiance était électrique.
- Schmitz prit la parole.
- Navolli !
L'intéressé le regarda distraitement.
- Navolli, écoute bien !
Schmitz se rendit compte alors qu'il n'avait rien à dire. Il ne savait pas parler, surtout en public ; il toussota, gêné, puis lança simplement :
- On t'emmène.
Navolli sourit. Un murmure de désapprobation s'éleva parmi la foule qui aurait voulu le voir apeuré, tombant à genoux et implorant la pardon, quelque chose d'un peu grave et solennel. Ce monstre prenait tout à la légère.
On le conduisit en cortège jusqu'au ranch. Agnelet et Packiewicz, honteux, gémissaient en silence sur le pouvoir qui leur filait entre les doigts. Verviers l'exerçait seul désormais, et tout le monde avait l'air de trouver ça normal.
Un public nombreux assista au procès, qui fut organisé le jour même. C'était une occasion inespérée pour les Châtillonnais de pénétrer à l'intérieur du ranch, et de constater ce qui s'y passait. De ce point de vue, ils furent un peu déçus : ce n'était qu'une ferme, comparable aux autres, sans rien d'extraordinaire à part peut-être son mirador en bois, dont la fonction n'était d'ailleurs pas claire. Néanmoins, beaucoup refusèrent d'admettre qu'ils avaient surestimé Verviers, et déclarèrent que les véritables installations du ranche étaient secrètes, peut-être souterraines.
L'audience pénale ne ressembla à rien de connu. Personne ne savait la procédure à suivre, aucun Châtillonnais n'ayant jamais eu affaire à la justice ; la plupart d'entre eux ne connaissaient même les tribunaux qu'à travers le cinéma et la télévision, en sorte qu'ils s'en faisaient une image américaine plutôt qu'hexagonale. On demanda son avis à Packiewicz, le plus avisé sur la question ; mais il refusa tout net de conseiller cette parodie. On se tourna alors vers le notaire Moutral, qui avait fait son droit ;;mais ce dernier répondit que ses études étaient loin, et que la procédure pénale lui était inconnue. En désespoir de cause, on fit donc avec les moyens du bord, observant intuitivement deux ou trois grands principes : publicité de l'audience (dans le pré derrière chez Schmitz), droits de la défense (l'accusé présenterait sa version des faits), jury populaire - même si les dix jurés ne furent pas tirés au sort mais désignés à la diable par Schmitz parmi l'assistance. (Il avait décidé tout seul qu'il y en aurait dix, parce que c'était un chiffre rond, et plausible ; il ne songea pas que ce nombre pair gênerait en cas de partage des vois, mais, comme la culpabilité de Navolli ne faisait aucun doute, la question ne se poserait pas.)

Vous abandonne jusqu'à demain. Bonne soirée. Et gros bisous. ...
flower I love you
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 3 EmptyVen 26 Mar - 17:18

Schmitz se proclama président du tribunal ; Jean-Jacques Larimé fut nommé procureur. Navolli se vit offrir un avocat, mais il répliqua qu'il assurerait lui-même sa défense, et d'ailleurs qu'il se tairait - de fait, il ne desserra pas la mâchoire de toute l'audience, ce qui pour l'assistance équivalait à un aveu.
Du coup la séance fut très courte, tout fut bouclé en une demi-heure.
- Bon, lança Schmitz. Accusé, avez-vous quelque chose à ajouter ?
Formule étrange, Navolli n'ayant rien dit. Il continua de fixer la pointe de ses souliers, comme s'il n'avait pas entendu. Schmitz toussota, puis conclut :
- Le jury se retire pour délibérer.
Deux garçons s'emparèrent de Navolli pour l'emmener dans une grange qui ferait office de dépôt du tribunal. Mais comme les délibérations ne durèrent que deux minutes, Navolli n'eut même pas le temps de s'asseoir ; il faut aussitôt reconduit devant ses juges, pour entendre le verdict.
Conformément aux prévisions, le jury concluait à la culpabilité de Christophe Navolli, et prononça la peine capitale.
Marie-Ange Schmitz, qui comme chrétienne était attachée à la vie, ne put s'empêcher de tressaillir.
- La mort ! chuchota-t-elle.
Sa voisine rétorqua :
- Il n'a que ce qu'il mérite.
Opinion largement partagée. Des applaudissements saluèrent la décision. Le condamné, pour sa part, demeura mutique, comme si toute cette affaire ne le concernait pas.
Restait à exécuter la sentence. nouveau problème. Comment s'y prendre pour tuer cet homme ? Ce n'était certes pas difficile, mais on ne voulait pas agir n'importe comment (parce que depuis le début, ils ne font pas tous n'importe quoi Question ... Evil or Very Mad scratch ) - il s'agissait d'une décision de justice (quelle décision, quelle justice Question Evil or Very Mad Rolling Eyes ), il y fallait du décorum, de la solennité, un peu de méthode.
Les plus expéditifs invoquèrent la loi du talion : la petite Marion ayant été violée puis étranglée, il fallait infliger le même traitement au meurtrier. Jugée trop brutale, cette proposition fut repoussée, d'autant que personne ne se serait dévoué pour le viol.
Jean-Jacques Larimé suggéra de construite une chaise électrique, comme en Amérique.
- Cela ne doit pas être compliqué, dit-il.
Mais Patrick Tellier n'était pas d'accord.
- C'est beaucoup d'efforts pour donner une belle mort à Navolli. Car enfin, il faudra dessiner les plans, réunir les matériaux, tester la machine... Ce monstre n'en vaut pas tant.
- La chaise pourrait resservir un jour, observa Ancel Bernet. Ce serait un investissement.
Mais cela revenait à prendre un pari pessimiste pour l'avenir. Craignant que la construction d'une chaise ne portât malheur en appelant de nouveaux crimes, les Châtillonnais abandonnèrent cette voie.
On se tourna alors vers le vétérinaire, Nathan Guillermot. N'avait-il pas dans sa pharmacie des doses létales pour euthanasier des chevaux ?
Guillermot reconnut qu'il possédait de tels produits, mais il émit des objection d'ordre déontologique quant au fait de les utiliser dans le cas présent.
- Même pas une demi-doses ? insista Larimé.
- Franchement, ça m'ennuie.
- Ca rendrait service à la collectivité.
Guillermot secoua la tête.
D'autres solutions furent envisagées. La guillotine, notamment, qui avait pour elle la force de la tradition mais qui, comme la chaise électrique, présentait des difficultés de conception.
- Vu que la scierie fonctionne de nouveau, elle ne serait pas très difficile à construire.
- Mais où trouver la lame ?
- A la scierie, précisément.
- Les lames de bois, dentées et souples, ne sont pas adaptées à un tel usage, objecta Arcand.
C'est alors que Paul Schmitz mit tout le monde d'accord.

Je fais une pause. ...
Evil or Very Mad
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 3 EmptyVen 26 Mar - 18:05

- Pourquoi pas la pendaison ?
Cette idée pleine de bon sens recueillit l'assentiment général. La pendaison était une manière classique, spectaculaire et économique de tuer Navolli ; son côté Far West correspondait bien à la situation d'anarchie où s'enfonçait le village, et on appréciait sa valeur prophylactique, vu qu'on pourrait laisser le cadavre pendre à sa branche pendant des semaines, en guise d'avertissement aux criminels en puissance.
La foule s'excita, pressée de procéder à l'exécution. Mais une voix s'éleva au-dessus du brouhaha, qui ramena le silence : Verviers parlait.
- Du calme, dit-il.
Il se tut, puis répéta :
- Je veux du calme.
Les Châtillonnais se raidirent. Qu'allait décider Verviers ? Ne jugeait-il pas la pendaison une mort trop douce ? Les partisans de la corde tout à coup se mordirent la lèvre, craignant de l'avoir déçu par défaut de cruauté. Mais il fut une suggestion très inattendue.
- Le tribunal a jugé, l'affaire est close. Nous sommes tous fatigués, et je pense que les modalités pratiques de la peine pourraient être discutées demain.
Les Châtillonnais se regardèrent, interloqués.
- Tuer Navolli ce soir ou plus tard ne fait aucune différence, poursuivit Verviers. Ne nos précipitons pas vers une solution mal pensée, que nous regretterions par la suite.
Personne ne sut quoi répondre. Larimé fit tout de même une objection.
- Attendre, c'est courir le risque que les frontières du village se rouvrent avant que Navolli soit mort.
- Je ne vois pas où serait le problème, répondit Verviers.
- On ne pourrait plus le tuer nous-mêmes. La justice, euh... la justice officielle, disons, reprendrait l'affaire en main.
- Et alors ?
Murmures.
- C'est quand même une hypothèse peu probable, dit Verviers.
- Certes, reconnut Larimé. Mais en attendant, que faire de Navolli ?
- Les gendarmes pourraient le reprendre, suggéra Ancel Bernet.
Packiewicz s'insurgea.
- Notre caserne n'est pas prévue pour accueillir des condamnés à mort. Une garde à vue, je veux bien, mais ça, non.
Il s'interrompit, rouge de colère, puis ajouta :
- Je vous rappelle que nos familles vivent dans les appartements situés au-dessus de la cellule. Nous n'avons pas envie de dormir avec un condamné sous nos pieds.
Des protestations fusèrent, ainsi que des railleries folkloriques sur le talent des fonctionnaires pour fuir leurs responsabilités. Mais une majorité trouvait que l'adjudant avait raison de vouloir protéger sa femme et ses enfants.
- Il y a la maison brûlée à la sortie de Chagny, fit observer Verviers.
Il faisait allusion à une cambuse inoccupée où la foudre était tombée voici cinq ans, provoquant un incendie qui_ l'avait ravagée. Personne ne savait à qui elle appartenait, le dernier propriétaire connu étant mort depuis des lustres, et ses héritiers, s'il y en avait, ne s'étant jamais manifestés.
- Elle est à l'écart, continua Verviers. Humide et froide. Un vrai cachot.
- Navolli pourrait s'enfuir, objecta le maire. Verviers haussa les épaules.
- Pour aller où ?
Sylvestre Agnelet réfléchit. Verviers n'avait pas tort. A supposer qu'il s'échappe, Navolli n'irait pas loin, puisque le canton était bouclé.
- Du reste, ajouta Verviers, si vous y tenez, on peut l'enchaîner.
Il sourit.
- Ou murer les fenêtres, installer une porte, et cadenasser le tout.
Cette proposition fut longuement débattue, et finalement adoptée. De nombreux Châtillonnais, suivant leur instinct, auraient préféré en finir tout de suite, mais la parole de Verviers portait tant qu'ils firent à son idée plutôt qu'à la leur. La foule se dispersa, sauf une cinquantaine de citoyens qui voulurent assister à la mise sous écrou.
Navolli fut donc emmené dans sa nouvelle demeure, à trois kilomètres de là. Il fit la moue lorsqu'il découvrit sa geôle, une ruine qui prenait le vent, sale et délabrée. On mit à sa cheville un câble d'acier pour l'enchaîner au mur, et Paul Schmitz fixa lui-même le lourd cadenas qui le clouerait sur place. Verviers n'était pas venu, trouvant qu'il n'avait plus rien à voir avec cette affaire.
Le prisonnier se vit offrir un matelas miteux, une couverture trouée et une gamelle de riz en guise de dîner.
- Et demain, que mangera-t-il ? demanda quelqu'un.
- On verra.
- Si on le laissait aller et venir, il pourrait trouver sa pitance tout seul. Ce serait une charge en moins pour la collectivité.
- Pour qu'il aille chaparder dans les maisons ? Certainement pas.
- Il ne faudrait pas oublier, en tout cas. Sinon il mourra de faim, et nous ne pourrons plus le tuer.
Mais pourvoir aux repas de Navolli ne fut pas nécessaire. Le surlendemain, son corps sans vie fut découvert par le cantonnier Riquet et le gendarme Barboux, venus renouveler son fricot. Il s'était tailladé les veines avec des éclats de verre, et baignait dans son sang.
- Ce saligaud a souillé son matelas, observa Barboux, consterné.

La suite Evil or Very Mad demain.
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 3 EmptySam 27 Mar - 19:12

Cette triste affaire, qui marquerait les Châtillon nais, fut un révélateur de la toute-puissance de Verviers. Il était désormais le suzerain du lieu ; on n'imaginait plus de rien entreprendre sans en référer à lui ou à ses proches, et chacun lui vouait un respect craintif mêlé d'admiration - un sociologue aurait rangé cette puissance sous l'étiquette wébérienne de la "légitimité charismatique". Châtillon se rapprochait d'une nouvelle organisation sociale, de type semi-féodal, avec un seigneur obscur vivant dans son ranch et une population fascinée qui, au train où allaient les choses, finirait bientôt par lui payer la taille et le droit de tonlieu.
Si Verviers se rendait compte de son pouvoir, c'était difficile à dire. Toujours taiseux, il gouvernait par ordres secs et laconiques et ne se passionnait apparemment que pour sa ferme, sans s'occuper du reste. Mais quand même, il prit après l'affaire Navolli certaines décisions témoignant qu'il se savait capable de choses importantes.
D'abord, il jugea que le forfait de ce misérable était une preuve que certains besoins n'étaient pas satisfaits chez les Châtillonnais mâles, et que leur frustration pouvait s'avérer dangereuse. Auparavant, les gens avaient accès par Internet et la télévision à toute la pornographie nécessaire, et ils pouvaient se rendre facilement à Névry où certains garnis proposaient un service adéquat. La réclusion actuelle posait problème sur ce plan. Verviers suggéra donc au maire Agnelet de prélever sur les ressources communales de quoi rémunérer un ou deux prostituées, au titre du service public. Le maire s'étouffa mais Verviers lui expliqua son raisonnement, et le convainquit plus ou moins.
- Je veux bien, dit le maire, mais je ne vois pas à qui m'adresser pour pourvoir le poste.
- Plusieurs femmes du canton offrent déjà ce genre de servie, révéla Verviers.
Le maire tomba des nues. Verviers ricana.
- Visiblement, vous ne comptez pas parmi leurs clients.
- Donnez-moi des noms, je verrait ce que je peux faire.
Mais les projets de Verviers allaient plus loin. Il réfléchissait à l'avenir. Imaginons, se disait-il , que Châtillon demeure coupé du monde pendant plusieurs générations, voire pour l'éternité ; la survie du village n'exige-t-elle pas qu'on programme dès à présent des naissances ? Et si, comme prétendent certains, Châtillon était tout ce qui reste de la Terre disparue, et les Châtillonnais tout ce qui reste de l'humanité ? La survie de l'Homme dépendrait de nous ! L'attentisme dans ces conditions serait fatal ; vu la moyenne d'âge élevée et les difficultés de subsistance, la population décline déjà à vitesse accélérée. Verviers se représenta deux Châtillonnais dans la forêt de Vincerres, nus devant un chêne. Ce couple symbolique serait le dernier du canton, et peut-être le dernier sur Terre. C'étaient Adam et Eve, mais à l'envers : au lieu que leur descendance future envahisse fantastiquement la planète, celle-ci s'était dépeuplée en ne laissant qu'eux. Pour peu que l'un des deux fût infertile, c'en serait fini de l'espèce humaine ; ils n'auraient plus qu'à se regarder vieillir et à mourir, en tirant le rideau sur la comédie humaine qui avait duré tant de siècles.
Mais on n'en était pas là. Il fallait agir, recruter des filles, de jolies Bierroises bien fraîches et bien joufflues qu'on accouplerait avec des jeunes gens bien portants. On créerait des familles, on encouragerait la natalité - en tenant compte bien sûr des capacités de production du canton, et du foncier disponible. Une chose était sûre : plus on aurait de bras, mieux on se conserverait.
Il téléphona à Schmitz pour lui parler de ses idées. Schmitz resta sur la réserve, parce qu'il n'aimait pas les enfants et qu'il trouvait que cette politique nataliste avait des relents d'eugénisme, même s'il ne savait pas exactement ce que signifiait ce mot. Mais Verviers soutint qu'à long germe, repeupler Châtillon était nécessaire, au moins pour la perpétuation du ranch.
Dès le lendemain, Schmitz fit donc savoir partout que le ranch recruterait désormais non seulement des garçons travailleurs et des hommes compétents, mais aussi des jeunes filles en bonne santé, qui seraient logées et nourries convenablement en échange des servies qu'on attendait d'elles.



Bonne soirée Exclamation Wink
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Jean2

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MessageSujet: Re: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 3 EmptyDim 28 Mar - 10:19

Shocked Shocked Shocked
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JeanneMarie

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MessageSujet: Re: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 3 EmptyDim 28 Mar - 14:49

Mon père adore cette histoire !
Et j'y prends goût aussi  Very Happy

Merci LAure
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epistophélès

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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 3 EmptyDim 28 Mar - 15:03

La maison de Dieu de Châtillon ne désemplissait pas, le père Delapierre était ravi. Quel triomphe pour la vieille Eglise qu'on disait moribonde ! Et quel dommage que ce formidable succès ne fût pas communicable à l'extérieur ! L'évêque, s'il l'avait su, l'aurait félicité, même si Delapierre n'y était au fond pas pour grand-chose. Mais quand même, son rôle n'était pas nul : il veillait sur la foi retrouvée ( Razz Razz Razz ) des Châtillonnais, il la consolidait par ses sermons, il confortait ses ouailles dans l'idée que la solution viendrait d'En haut ( Razz Razz ). Ah ! Si Monseigneur l'avait vu tenir la foule en haleine dans l'église pleine à craquer, et ramener dans la lumière tous ces agneaux perdus !
Pour désengorger l'office du dimanche, le plus couru, le père Delapierre se multipliait, célébrante une messe par jour à Châtillon, le soir à dix-huit heures, puis se transportant à vélo dans les paroisses pour d'autres offices. A sa clientèle habituelle de bigotes et de retraités s'ajoutaient maintenant des jeunes couples, des adolescents, des quadragénaires détournés du matérialisme ambiant, sensibles de nouveau à la notion de l'Au-delà. Et puis, miracle : il avait reçu des demandes d'ordination ! Cinq garçons âgés de quinze à dix-huit ans, qui disaient que les événements récents, en les renseignant sur le sens de leur existence, les avaient convaincus de la dédier à Dieu. Euphorique, Delapierre avait accepté de les former ; il serait un séminaire à lui tout seul, il recueillerait leurs voeux et, qui sait, il prendrait un jour la tête d'une armée de diacres, prêts à rechristianiser la Bierre.
Malheureusement, le catholicisme subissait la concurrence de cultes nouveaux et improvisés, lancés au jour le jour par des esprits perturbés. Ainsi des hurluberlus rendaient-ils depuis quelque temps un culte au soleil, croyant que l'astre suprême serait sensible à leurs implorations. Chaque samedi, ces imbéciles (pourquoi "ces imbéciles" ? Sont pas plus c..s que le reste de la population Châtillonnaise... Rolling Eyes )se réunissaient sur la colline d'Apont, à trois kilomètres de Châtillon, point le plus élevé du canton. Delapierre s'était fait décrire une cérémonie par des témoins : les adeptes, au nombre d'une douzaine, formaient un cercle autour d'un rocher puis marmonnaient des incantations incompréhensibles, après quoi ils levaient les bras au ciel puis posaient les mains sur la pierre, pour entrer en contact avec des puissances telluriques. L'ensemble de ces opérations durait une heure, après quoi ils redescendaient en silence et se dispersaient dans le village.
D'autres sectes du même genre naquirent. Elles ennuyaient bien le père Delapierre, même si leur petit nombre d'adeptes et leur composition sociologique particulière - elles ressemblaient surtout des abrutis et des âmes en peine - ne menaçaient pas sérieusement l'Eglise. Sa hantise, c'était plutôt une dissidence à l'intérieur du catholicisme, l'apparition d'une communauté pseudochrétienne qui diviserait la paroisse, comme la sécession du ranch Verviers en version religieuse. L'Eglise de Châtillon devait rester unie ; lui vivant, les hérésies ne passeraient pas (à quand les massacres ?... Twisted Evil ).
Ces dérives témoignaient en tout cas de la détresse de certains Châtillonnais qui, à force de tourner en rond dans le canton fermé, commençaient de perdre les pédales. Cela pouvait surprendre, s'agissant d'une race si terrienne, si pragmatique et pleine de bon sens, qui, dans l'Histoire, avait surmonté toutes les épreuves - les famines, les mauvaises récoltes, les guerres de clans, l'occupation. On aurait pu croire que les Châtillonnais s'accoutumeraient à tout, et qu'ils s'en remettraient pour sauver leur âme à leur sempiternelle philosophie, mélange de flegme, e fatalisme, de confiance dans la nature et de bonne humeur. Mais précisément : peu aguerris à l'introspection, ils sombraient plus facilement dans la panique et l'irrationalité, d'où les excès qu'on voyait à présent.

Pause kawa et clope. ...
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 3 EmptyDim 28 Mar - 15:04

Entre parenthèses, j'ai mis quelques commentaires et smyleys, qui n'engagent que moi. ... Laughing
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 3 EmptyDim 28 Mar - 15:29

Un autre signe de ce désarroi fut la multiplication des cas de dépression, de crises d'angoisse et d'alcoolisme qu'en registraient les deux médecins. Ces maux frappaient toutes les catégories sociales, les deux sexes et tous les âges, mais spécialement les chômeurs et les femmes célibataires. L'alcoolisme, notamment, était pour ces égarés une pente naturelle, les Châtillonnais ayant par atavisme ou par tradition des prédispositions dangereuses à la boisson.
Heureusement, les stocks des bistrots n'étaient pas extensibles et les tenanciers, pour prolonger leur commerce, modéraient autant que possible la consommation des clients - ils avaient même réclamé du maire qu'il instaure un rationnement, sans succès. Or, deux des trois établissements du village avaient vidé leur cuve à bière, et leurs réserves de vins, pastis et whiskies seraient épuisées bientôt. M. Duval (cousin de l'ancien épicier), le gérant du Sénat miniature, ainsi nommé lors de sa création en 1902 parce qu'il faisait face à l'hôtel de ville, avait eu l'idée de réduire la contenance de ses doseurs, en y injectant une pâte transparents ; mais les habitués avaient repéré la supercherie, et exigé le rétablissement des trois centilitres réglementaires. Il renonça don, n on sans se demander ce qui arriverait quand tout serait consommé. Il n'aurait plus qu'à baisser la grille, sauf à croire qu'une partie de sa clientèle continuerait de venir pour boire de l'eau, hypothèse ridicule par définition.
M. Duval eut alors un coup de génie. Il n'y avait plus rien à boire dans les cafés ;mais dans les maisons ? Chaque Châtillonnais ne conservait-il pas chez lui un peu d'apéritif, quelques bouteilles de vin dans sa cave, deux ou trois caisses bière pour les soirées d'été ?
Autant de trésors modestes qui, mis bout à bout, pouvaient sauver la profession pour des mois, voire des années. Enchanté de son idée, M. Duval s'associa avec ses confrères - le Café des Sports et le Bar des Amis à Châtillon, le bistrot de la Place à Anulay, les auberges de Frangy et d'Allery, le restaurant-bar de M. Moll à Montapas - et mit au point une campagne de publicité, avec un tract expliquant leur démarche.

Je reviens plus tard. Bisous... sunny flower
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MAINGANTEE

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MessageSujet: Re: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 3 EmptyDim 28 Mar - 16:53

study
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 3 EmptyDim 28 Mar - 19:18

NOUS ACHETONS VOS BOUTEILLES

Depuis le début des événements, les cafés sont un lieu irremplaçable de convivialité, de jeu et de distraction. Malheureusement, nos établissements sont aujourd'hui menacés de pénurie. C'est pourquoi les cafetiers rachètent dès aujourd'hui tous vos vins, apéritifs, spiritueux, liqueurs, bières, digestifs, cidres, élixirs et autres boissons alcoolisées. Venez-nous en aide ! En vidant votre cave, outre que vous gagnerez une place précieuse, vous contribuerez à la sauvegarde du petit commerce, et aiderez à la lutte contre la solitude et l'ennui. Vendre est aussi un geste bénéfique à la santé publique, puisqu'il mettra la consommation d'alcool sous la surveillance de professionnels expérimentés, empêchant les soûleries sauvages à domicile.
Pour que vivent les cafés de la Bierre, cédez vos flacons ! Nous vous accueillerons toujours pour des moments de plaisir et de sociabilité qui rendent la vie plus douce.

L'association des cafetiers du canton.

Hélas, les Châtillonnais renâclèrent à se séparer de leur cave. Inconsciemment, ils la voyaient comme un élément de thésaurisation, un bien inaliénable, même en cas de crise, à l'instar des bijoux de famille et des albums-photos.
- Mais enfin, protestait Duval, à quoi bon garder ces bouteilles, puisque vous ne les ouvrez pas ?
- Quand même, répliquaient les intéressés.
- Vendez-les nous.
- Non.
- Vous comptez les boire un jour ?
- Là n'est pas la question.
Les rares qui voulurent bien jouer le jeu sentirent dès lors le bon filon et firent monter les prix, ce qui doubla le tarif du verre dans les bistrots. Bref, l'opération fut un échec.
M. Duval cependant ne s'avoua pas vaincu, et décida de distiller lui-même. Le bouillage de cru était une tradition dans la région, et beaucoup de paysans avaient conservé le matériel nécessaire. Il racheta donc un alambic et s'installa avec ses confrères dans un entrepôt désaffecté à Collinon ; ainsi naquit la Distillerie de la Bierre qui, dans quelques mois, donnerait ses premières bouteilles d'eau-de-vie de prune, de pomme et de noix. Et M. Duval, très fier, songeait que c'était dans l'adversité que naissaient les entreprises les plus florissantes.
Mais quittons les alcools pour revenir au malaise des populations. L'angoisse, la claustrophobie et l'ennui étaient si forts chez certains qu'ils devenaient sots, ne supportant plus d'être privés du contact avec l'extérieur, comme des naufragés sur une île à qui la solitude fait perdre l'esprit. Ces Châtillonnais ne s'étaient jamais intéressés à leur pays, ils n'avaient eu toute leur vie d'yeux et d'oreilles que pour le dehors, par écrans et téléphones interposés ; or, ce dehors ayant disparu, il ne leur restait plus que la Bierre - et c'était comme s'il ne leur restait rien.
Les plus désespérés se mirent à nier carrément le phénomène, et à rejouer fictivement leur vie d'avant. Ils prétendirent recevoir quotidiennement des appels de Névry, de Paris, du monde entier ; à tout bout de champ ils brandissaient leur téléphone portable et entamaient des conversations imaginaires avec des interlocuteurs étrangers. Chez eux, ils allumaient la télévision, regardaient longuement l'écran noir ; puis ils consultaient leur ordinateur, indifférents au message d'erreur, passant parfois la journée à se persuader qu'ils y voyaient quelque chose.
On se repassait des DVD, de vieilles cassettes vidéo, moins pour les films enregistrés dessus que pour les publicités, qui rappelaient le passé. Parfois, on y découvrait des émission de 1996, 1999 ou 2005 ; on se les passait en boucle, comme des preuves du monde perdu.
Ces cassettes passaient de main en main, provoquant une sorte d'addiction : les gens avaient besoin de voir des images de l'extérieur, comme le toxicomane a besoin de sa dose.
Dans les vieux magazines, des livres illustrés, les atlas, ils découpaient des photographies de lieux lointains : New York, les îles Caïmans, le Taj-Mahal, l'Antarctique. Ils les collaient sur du carton et les recouvraient de plastique, comme des reliques. Ces endroits avaient-ils sombré, à la manière de l'Atlantide ? On n'était sûr de rien. Peut-être qu'en vérité le monde n'avait jamais existé ; peut-être que les continents, les mers et les villes étaient des mythes, forgés dans les âges anciens et transmis d'un siècle à l'autre jusqu'à eux, qui n'y croyaient plus.
Mais alors ces vidéos, ces photos ? Simulacres, répondaient les sceptiques ! Inventions. Rien n'était vrai. Rien n'existait que Châtillon et ses alentours, ce sol concret où nous étions nés, où nous vivions, où nous mourrions. Non parce qu'on l'aimait spécialement, mais parce qu'il n'y en avait simplement pas d'autre.

Bonne soirée Exclamation ...
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 3 EmptyLun 29 Mar - 18:09

Comme ses projets de livres n'avançaient pas et que le coeur n'y était plus - à quoi bon s'acharner sur un chef-d'oeuvre que personne ne lirait ? - Jérémie Mathieu eut l'idée pour se divertir de se transformer en sociologue, et de récolter les témoignages des habitants. Comment vivaient-ils la crise ? Quels étaient leurs espoirs, leurs craintes, leurs explications ? si un jour les frontières se rouvraient, un tel recueil d'opinions serait un document précieux sur la façon dont une communauté affronte une expérience limite. Et si elles ne se rouvraient pas, eh bien ! Il serait profitable aux Châtillonnais du futur, qui apprendraient avec émotion comment vécurent leurs ancêtres. Jérémie imaginait une famille de l'an 2100, plongée dans son ouvrage, lisant le récit d'un aïeul ; chaque maison aurait un exemplaire, et ce livre régulièrement réimprimé serait une Bible, un Testament du peuple élu, écrit au début de son épreuve.
Non, Jérémie ne serait pas célèbre à Paris ; mais il serait connu dans Châtillon sur trente générations, ce qui n'était pas si mal. La gloire et l'anonymat sont une question d'échelle. Et puis quoi ? Son roman, à Paris, aurait été lu par cinq cents initiés puis oublié au bout de trois mois ; ici, son livre toucherait tout le monde pendant des décennies. Ce n'était pas le public dont il avait rêvé ; mais qu'avait-il de moins que celui de la capitale ? Jérémie ravalait ses ambitions, prenait conscience de son snobisme. Finalement, la Bierre n'était pas indigne de lui ; la question était plutôt de savoir s'il était, lui digne d'elle. Cette terre était la sienne. Les campagnard rustiques qui la peuplaient formaient sa famille. Ses voisins de Crillonne lui avaient offert du pain et du réconfort au creux de l'hiver, quand il avait sonné chez eux parce qu'il mourait de faim et que la neige l'empêchait de descendre au village. Un journaliste mondain, un beau parleur parisien en aurait-il fait autant ?
Ainsi Jérémie commença-til de sillonner le canton, bloc-notes en main, en proposant aux gens de parler.
- Que devons-nous dire ?
- Ce que vous voulez.
- Mais...
- Ce qui vous passe par la tête. Ce que vous jugez important. La façon dont vous vivez cette histoire.
Sa démarche suscitait la méfiance ; peu habitués à être mis en vedette, jamais consultés par référendum, les Châtillonnais n'imaginaient pas que leur avis fût intéressant, et soupçonnaient une escroquerie.
- Que ferez-vous de ce que nous raconterons ?
- Rien, assurait Jérémie. Je compilerai vos propos.
- Nous pourrons relire ?
- Evidemment.
- Pourquoi vous intéressez-vous à des gens comme nous ?
- Des gens normaux, vous voulez dire ?
- Oui.
Jérémie sourit.
- Vous n'êtes plus des gens normaux. Vous êtes les acteurs d'une aventure inédite dans l'Histoire. Vous n'en avez pas conscience, mais la moindre de vos paroles, la moindre anecdote sur la façon dont vous vivez sont importantes.
Ses interlocuteurs plissaient les yeux, cherchant une autre question - comme s'ils voulaient à toute force découvrir une arnaque sous sa proposition, et avoir ainsi la satisfaction de ne pas s'être laissé avoir.
- Ce n'est pas payant, au moins ?
- Bien sûr que non.
Ainsi s'ouvrirent les premières portes, principalement des vieillards, heureux qu'on les écoute ; ils retenaient Jérémie tout l'après-midi, puis suggéraient qu'il revienne le lendemain pour entendre la suite. Leurs explications sur la vie depuis septembre 2012 se mélangeaient à des souvenirs sur Châtillon et son histoire ; ils parlaient de leur jeunesse, des traditions, de leur mariage avec une fille du coin, écrasaient une larme puis s'excusaient de sortir du sujet.
Grâce au bouche-à-oreille, Jérémie fut invité partout. Il interviewa des retraités, des mères de famille, des adolescents. Schmitz l'autorisa à mener des entretiens au sein du ranch, et joua le jeu lui-même. (Jérémie aurait également voulu rencontrer Verviers, mais celui-ci se défila, prétextant du travail.)
Un interlocuteur lui offrit un enregistreur à cassettes, pour lui épargner de tout noter à la main ; voyant cet équipement, d'autres se rappelèrent qu'ils possédaient eux aussi des magnétophones, plus perfectionnés que celui-là, dont ils ne se servaient plus. Ainsi Jérémie rentrait-il chez lui avec du matériel plein son sac et des dizaines de cassettes vierges, sans compter les heures de témoignages qu'il réécoutait la nuit, en transcrivant les meilleurs passages.
Certains, quand il sortait son micro, étaient intimidés.
- Je n'ai rien à dire.
- Mais si.
- Rien d'intéressant.
- Tout m'intéresse.
D'autres embellissant les choses, prétendaient n'avoir jamais paniqué, n'avoir pas utilisé un seul coupon de rationnement, n'avoir souffert ni de la faim ni du froid, etc. Jérémie les laissait aller au bout de leurs versions avantageuses ; il savait par expérience qu'ils reviendraient à la vérité, et qu'ils finiraient par lâcher ce qu'ils avaient sur le coeur.
- Il y aura mon nom ?
- Comme vous voulez. Votre témoignage peut rester anonyme, si vous préférez. Ou alors, vous ne donnez que des éléments impersonnels : âge, profession, situation de famille, etc.
- On me reconnaîtra facilement.
- Aujourd'hui, oui. Mais dans l'avenir, non, et ces renseignements seront utiles à vos lecteurs.
- Je dois choisir tout de suite ?
- Non. Rien ne presse.
Et par-devers lui Jérémie songeait, enthousiaste et mélancolique : j'ai encore mille neuf cents hsitoires comme la vôtre à enregistrer.

Pause Exclamation
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MARCO

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MessageSujet: Re: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 3 EmptyMar 30 Mar - 14:15

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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 3 EmptyMar 30 Mar - 18:05

Sacrebleu, mon texte s'est barré Exclamation ... Evil or Very Mad
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 3 EmptyMar 30 Mar - 18:10

Bon, vais le retaper sur le Bureau. Ensuite, je ferai un copier/coller.
A de suite. ...
Wink
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 3 EmptyMar 30 Mar - 19:53

Valentin, 17 ans. "Passionné de musique je prenais epuis trois ans des cours de guitare à Névry. Mes amis et moi avions monté un orchestre. Nous jouions des standards et des compositions personnelles dans le pavillon des parents de notre Bassiste, à Saint-Bernin.
Ma mère m'y emmenait en voiture, en attendant que j'obtienne mon permis de conduire.
Mais à présent que le village est coupé du monde, tout est terminé, et je m'ennuie beaucoup. Il me reste ma collection de disques, que j'écoute tous les jours. Je les connais par coeur. Faute de communication avec l'extérieur, je ne peux plus commander de nouveaux albums, ni m'informer sur l'actualité. C'est démoralisant. Un jour, je me suis dit que le seul moyen pour renouveler ma discothèque consistait à chercher ici, dans le canton. Je ne suis tout de même pas le seul mélomane de la Bierre ! J'ai déposé une annonce. Malheureusement, il n'y a pas eu beaucoup de réponses ; je suis entré en contact avec quelques jeunes des hameaux voisins, mais leur collection n'égale pas la mienne. Quant aux Châtillonnais plus âgés, leurs goûts sont éloignés de ceux de la jeunesse. J'espère que les frontières vont se rouvrir bientôt, car je commence à fatiguer."

Michel René, 45 ans, technicien.
"Selon moi, ce n'est pas le fruit du hasard. Je veux dire, pourquoi nous, ici, à la campagne, plutôt qu'en ville ? Regardez autour de vous : nous avons des champs, du bétail, du matériel agricole, tout un savoir en matière de culture et d'élevage. Nous sommes deux mille sur un territoire suffisant, assez petit pour qu'on le traverse à pied mais assez grand pour que chacun s'isole.
Bref, une unité autosuffisance, avec tout ce qu'il faut pour vivre. Imaginez maintenant le même scénario, mais dans une mégapole de cinq cent mille habitants : la moitié de la ville serait morte de faim au bout de huit jours, et l'autre s'entre-tuerait pour les restes. Donc, il y a une logique là-dedans. Ne me demandez pas qui tire les ficelles. Je n'en ai aucune idée, et je en souhaite pas porter le débat sur un terrain théologique. Retenez simplement ma conviction : tout est calculé, nous pouvons donc nous en tirer."

Ghislaine Guillemaud, 79 ans, retraitée.
"Dès les premiers jours, j'ai été gênée par le calme, le manque d'animation. La route de Névry à Château-Quercy était jadis un axe important ; je voyais depuis ma fenêtre les manoeuvres des camions à l'angle de la rue du Docteur-Madiran et de la rue du Docteur-Dubois, c'était un spectacle. Vous trouverez cela idiot, mais j'avais l'impression grâce à eux d'être reliée au monde. Le bruit de leurs moteurs me manquent. Je remarque aussi qu'aucun avion ne passe plus dans notre ciel. J'aimais leur traînée blanche. A présent, la voûte céleste est vide. Je me demande si notre Seigneur s'y trouve encore, ou s'Il a disparu Lui aussi."

Sébastien Rabuset, 28 ans, sans emploi.
"Selon mon voisin, le fait que nous ayons du courant électrique prouve que le monde existe toujours, acar il faut bien que cette électricité vienne de quelque part. Je demande à voir."

Jean-Luc C., 34 ans, dessinateur industriel.
"Ce qui me fascine, c'est notre capacité d'adaptation. Notre cas est unique, notre vision du monde est entièrement remise en cause, mais nous continuons de vivre. A considérer froidement les choses, la réaction sensée eût été de tomber à genoux, de pleurer et de nous laisser mourir. Or, non. Nous faisons le dos rond. Avez-vous remarqué dans les rues que les gens parlent de moins en moins du phénomène, et de plus en plus d'autre chose - leurs enfants, leur jardin, leurs voisins, leur santé ? L'emprisonnement dans la Bierre devient une donnée ordinaire de l'existence, en sorte qui'ls ne s'en rendent presque plus compte. D'ici à un an ou deux, si les frontières se rouvrent, c'est d'accéder de nouveau à l'extérieur qui nous paraîtra bizarre. Tel est l'animal humain : le monde se renverse sous ses yeux et, après un moment de stupeur, il reprend le cours de sa vie comme si de rien n'était. La surface des eaux se reforme toujours."

Marine Lambert, 40 ans, femme au foyer.
Je persiste à croire que c'est une expérience, et que quelqu'un nous regarde."

Edmond Fugeolles, 56 ans, colonel à la retraite, conseiller municipal.
Je ne suis pas maniaque de la propreté, mais ma première inquiétude a porté sur les déchets. J'y ai pensé dès le 16 septembre, lendemain de la fermeture.
Savez-vous quelle quantité d'ordures produit un Français chaque année ? Trois cent cinquante kilos. Or, les nôtres étaient transportées par camion à la déchetterie de Romy, de l'autre côté de la frontière, inaccessible à présent. D'où cette vision d'horreur : Châtillon envahi par les détritus, des fosses creusées partout pour les enfouir, la Bierre transformée en décharge. Puis j'ai réfléchi. Nous ne pouvons plus exfiltrer nos épaves mais, inversement, aucune marchandise ne rentre ; donc, nous ne produirons d'ordures qu'à partir de ce que nous possédons. Ensuite, ne pouvant plus se procurer d'objets neufs, les Châtillonnais vont acquérir des habitudes de recyclage, et cesser de tout jeter sans faire attention. Dans le contexte où nous sommes, la moindre vieille friteuse, le moindre baril de lessive vide prend une valeur d'usage immense. On abandonnera moins, on réparera plus. Enfin, l'agriculture absorbera quantité de déchets dégradables, en vue de fertiliser la terre. Bref, j'en ai conclu qu'une gestion intelligente, doublée d'une bonne campagne d'éducation, nous éviterait de mourir dans une poubelle. J'en ai parlé au maire Agnelet, et nous nous sommes mis au travail."

Isabelle C., 29 ans, cuisinière.
"Mon mari croit dur comme fer que le reste de l'humanité est anéanti, que nous sommes les seuls survivants. Je ne sais pas quoi penser, et je me demande si nous sommes maudits ou terriblement chanceux."

Vincent Videlier, 37 ans, employé de bureau, deux enfants.
"D'une certaine manière, il y a une justice. Exemple. Mes voisins, les Meunier, sont des gens très bien, mais beaucoup plus riches que nous. Lui travaillait dans une société pétrochimique à Névry, elle était comptable à domicile pour un cabinet parisien. Ils nous ont toujours regardés de haut. Leur maison est superbe, très épurée, avec des meubles modernes et beaucoup d'espace. Le contraire de notre bicoque, où ma femme et moi entassons des vieilleries dans chaque recoin, jusqu'au fond du jardin. M. Meunier a toujours jeté sur mon bric-à-brac un regard dédaigneux, comme s'il vivait à côté d'une brocante. Mais maintenant, il fait une autre tête : mon bazar est une mine d'or, où je déniche chaque jour des objets utiles. Sa maison d'architecte, elle, est une coquille vide ; son chauffage par le sol est tombé en panne cet hiver, et il n'a rien chez lui pour brûler dans sa cheminée, à part des meubles en contreplaqué qui font une fumée d'enfer.
" Les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers."

Hubert Malaville, 60 ans, agent administratif à Névry, marié.
"Nous sommes deux mille ou trois mille, sur un petit territoire, sans grands écarts de fortune. Nous nous connaissons tous, ou presque. Comme dans l'Athènes antique, ou la République de Genève. N'est-ce pas l'occasion d'établir une démocratie véritable ? Imaginons. Le peuple souverain se réunirait deux fois par mois sur le terrain de football, et prendrait les décisions à main levée. Nous démontrerions aux sceptiques qu'un tel système fonctionne. Puis, le jour où nous aurons réintégré le monde, nous serons cités par la science politique en exemple de collectivité autogérée. Hélas, au lieu de ça, nous conservons bêtement les structures d'un Etat auquel nous n'appartenons plus, et nous nous disputons entre nous en sombrant dans la semi-dictature et l'anarchie."

Henri Camus, 53 ans, cultivateur, Acherun, marié, trois enfants.
"Durant des millénaires, des communautés humaines ont vécu dans des contrées hostiles, sur des sols infertiles, à la merci des menaces. Des tribus indiennes, des villages d'Asie, des pauvres gens crédules qui ne savaient pas lire, et qui malgré tout ont survécu. Alors nous, juchés sur deux mille ans de civilisation, doté d'un savoir énorme, de bonnes terres grasses et de centaines de têtes de bétail, on voudrait nous faire croire que nous sommes incapables de tenir ?"

Célestin B., 30 ans, sans emploi.
"C'est arrivé en 2012. Aussi bien, cela aurait pu survenir en 1970, en 1940, ou en l'an 50 après Jésus-Christ. Tout aurait même pu commencer au moment où il n'y avait dans le coin qu'un homme et une femme - Adam et Eve, si vous voulez. Le monde pour eux se serait limité à la Bierre, et l'histoire de l'Homme aurait été celle de la Bierre. Tout se serait passé comme on sait, mais en plus petit.
1492 : un marin de Fresnet traverse l'étang de Montapied, et découvre un continent inconnu.
1789 : les Châtillonnais démolissent la vieille grange quji servait de prison, et installent la République.
1914 : assassinat du maire par un terroriste, début d'une conflagration générale entre les hameaux.
1940 : Tamony-en-Bierre envahit Fresnet, riposte de Châtillon et d'Allery coalisés. Cinquante morts, ce qui à l'échelle de notre monde est immense.

A demain.


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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 3 EmptyMar 30 Mar - 19:55

Désolée, l'agrandissement n'a pas fonctionné. Je ne prends pas le risque, comme la fois précédente de revenir corriger. Le texte risquerait encore de disparaître.

Bisous. ...
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Jean2

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MessageSujet: Re: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 3 EmptyMer 31 Mar - 16:29

J'ai mis mes lorgnons Episto  Cool
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MessageSujet: Bernard Quiriny   Bernard Quiriny - Page 3 EmptyMer 31 Mar - 19:02

Les mois passèrent, l'hiver revint. Moins froid et moins neigeux que le précédent, il faut douloureux malgré tout pour les Châtillonnais qui manquaient de tout. De nouveaux décès furent signalés en décembre et janvier, après que les températures furent descendues sous zéro.
Beaucoup supportaient mal cette rigueur des éléments. Pourquoi la nature leur faisait-elle endurer parelles conditions de vie ? Le dessein de l'Être supérieur qui combinait tout consistait-il à les achever ? Peut-être la population était-elle encore trop nombreuse à ses yeux, peut-être ce froid polaire participait-il d'une politique de sélection des éléments les plus solides. La Bierre souffrait. Mutiques, hagards et apeurés, les Châtillonnais perdaient l'espoir.
Des bénévoles continuaient d'assurer la classe pour les enfants, mais les effectifs avaient fondu. Les instituteurs tentaient de convaincre les parents de l'importance des cours, en vain. A quoi bon forcer les jeunes à s'instruire, à apprendre les tables de multiplication et à lire Les Contes du chat perché ?
Les Châtillonnais ne croyaient plus en rien, même pas en la capacité de leurs fils à leur survivre.
Quelques-uns durant l'été s'étaient mis en tête que tout prendrait fin le 15 septembre 2013, lors du premier anniversaire. Ils trouvaient qu'une année suffisait, que l'expérience aurait assez duré. Ils se l'étaient répété jusqu'à s'en convaincre. La réouverture des frontières, de possibilité vague, était devenue une hypothèse crédible, puis une certitude, et finalement une nécessité métaphysique. La mairie, entrant dans cette folie, avait organisé un banquet, pour fêter la libération et attendre ensemble la délivrance. On entendait déjà des cris, des klaxons, des sirènes imaginaires ; le village renaissait au monde, les secours étaient là, la vie recommençait !
Beaucoup de Châtillonnais cependant trouvèrent cette idée de mauvais goût, et quelques-uns jugèrent imprudent d'anticiper trop ostentatoirement la libération, comme si la puissance qui décidait de leur sort, quelle qu'elle fût - Dieu, la Providence, le Diable ou n'importe quoi -, pouvait s'irriter qu'on voulût lui forcer la main et annuler tout au dernier moment. La pensée magique et les superstitions, comme on voit, marchaient à fond dans Châtillon.
Finalement le banquet fut annulé, et chacun passa la journée du 15 septembre chez soi, à attendre et à prier. Les heures défilèrent, lentes, douloureuses ; en fait de secours extérieurs, il n'arriva que des nuages, ainsi qu'un crachin mauvais qui annonçait l'automne. Le soir, à six heures, quelques habitants sortirent et, par groupes méfiants, y croyant à peine, ils se rendirent aux frontières pour vois si quelque chose avait changé. Mais non : les voitures en panne étaient toujours là, la route déserte s'étendait désespérément devant eux. Quelques fanatiques décidèrent de marcher. Ils espéraient qu'en dépit des apparences la malédiction serait levée, et qu'ils atteindraient le prochain village. Ils revinrent au bout de deux heures, bredouilles et trempés, et rentrèrent se coucher sans un mot avec un sentiment d'amertume - scandalisés presque que les choses ne se soient pas conformées à leur fantaisie.
Coïncidence ou conséquence, le père Delapierre avait reçu de nouvelles candidatures. Huit novices célébraient à présent les messes sous ses ordres et sillonnaient le canton munis de Bibles, pour soutenir la foi des populations. Ils entraient au hasard dans les maisons et lisaient des passages du Livre aux familles silencieuses, qui s'ennuyaient tant qu'elles se laissaient faire. Ces visites étaient pour elles une distraction gratuite à domicile, comme jadis le passage du facteur ; et puis, peut-être que ces pages sacrées cachaient un résolution, et qu'en se les faisant lire à voix haute on aurait une révélation.
L'enthousiasme de ces jeunes était communicatif. Delapierre admirait leur foi, leur discipline, leur acharnement à diffuser la Parole. Ils étudiaient du matin au soir, priaient sans cesse ; ils se taillèrent des scapulaires noirs à capuchon, habit traditionnel des bénédictins qu'ils avaient vu dans un livre, et deux d'entre eux adoptèrent la tonsure. Ils réclamaient toujours plus de tâches à accomplir, plus de preuves de foi à donner ; si Delapierre ne les avait pas modérés, ils auraient renoncé à tout loisir, aux repas, au sommeil. Parfois, il les trouvait inquiétants.
Quatre d'entre eux, les plus acharnés, voulurent fonder un monastère et se retirer du monde.
Il y avait près de l'anse du canal, dans la rue du Vaucluse, un ancien couvent racheté au débtu des années 1990 par des investisseurs qui l'avaient transformé en chambres d'hôtes. Or, l'établissement était fermé quand la crise avait commencé ; la bâtisse était donc vide, et disponible jusqu'à nouvel ordre - personne n'avait eu l'idée de s'y installer.
Le père Delapierre s'entretint avec le maire, qui ne vit pas d'inconvénient à ce que ses disciples l'accaparent dans un but religieux. A strictement parler, c'était une violation de propriété - il faudrait forcer la port -, mais on n'était plus à ça près, et les buts élevés de l'opération justifiaient cet accroc à la loi. Qui sait ? Peut-être que les prières de ces jeunes gens atteindraient leur destinataire, et qu'elles Le pousseraient à se pencher enfin sur ce morceau de Création qu'Il avait oublié dans un repli de l'espace-temps.
De nombreux Châtillonnais jugèrent ridicule ce retrait monastique. "Nous sommes déjà coupés du monde, eux veulent en plus se couper de nous." Mais le futurs moines, sourds aux critiques, s'obstinèrent dans leur idée, réhabilitèrent le bâtiment et, le 2 février 2014, inaugurèrent le monastère de Saint-Benoît de Nursie, du nom du patriarche des moines d'Occident dont ils se promirent de respecter la règle, pour opposer à leur façon l'ordre au désordre, dans cette époque de trouble et de confusion.

A demain. Gros poutous.

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