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 Le dernier des Médicis

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epistophélès
JeanneMarie
Martine
MORGANE
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epistophélès

epistophélès


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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 3 EmptySam 11 Mar - 23:53

- Soit. Le jeune garçon, lors de la puberté, se prend d'abord lui-même pour objet sexuel : stade du narcissisme.
- Je t'en prie. Laisse de côté Narcisse. Sinon je croirais que tu vas me ressortir tout le fourbi noble de la mythologie grecque. Dis plutôt, avec le Dr Gorgieu : onanisme. Voilà un mot qui me plaît. Il est laid à souhait. Et puis Onan est condamné dans la Bible, ce n'est pas lui qu'on aurait transformé en fleur.
- Pourtant, le stade de l'onanisme est tout à fait naturel chez l'enfant.
- Chez l'enfant, peut-être. Jusqu'à quel âge ?
- Vers quinze ans, plus ou moins, commence le deuxième stade, où le garçon se détache de lui même, découvre l'autre, mais un autre pourvu du même corps que le sien, un autre dont la ressemblance le rassure. Stade également naturel, également normal, et même souhaitable pour la croissance harmonieuse de l'individu."
Gian Gastone fit la grimace.
"Plus on a laissé de liberté au sujet pour traverser sans contraintes, sans interdits, sans angoisse les deux premiers stades de son développement, mieux il est armé pour aborder le troisième et dernier stade : la découverte de la femme, l'attachement à un partenaire de l'autre sexe, la réalisation pleine et entière de son identité masculine.
- Tu es marié, maître Simonelli ?
- Ma femme et mes deux enfants habitent via Torta, près de Santa Croce.
- Jamais tu ne parles d'eux.
- C'est la première fois que Votre Seigneurie daigne se soucier de personnages aussi minces.
- J'espère qu'ils contribuent à ton épanouissement.
- Raillez tant que vous voulez. J'aime vous voir de bonne humeur.
- Messire donne-t-il en exemple sa réussite virile ?
- Arrêtez, je vous en prie.
- Deux enfants destinés à remplacer deux parents, fi donc ! frileux minimaliste. Tu t'es acquitté bien chichement de ta dette envers l'espère humaine.
- De grâce !
- Dis-moi : je trouve que cette théorie sent un peu trop son bourgeois allemand. Si j'ai bien compris, tant qu'on est enfant et adolescent, on a le droit à des plaisirs qui cessent d'être licites le jour où l'on entre dans l'âge adulte. Alors, il faut renoncer aux embardées permises au début de la vie, et mettre toute sa vigueur au service de la procréation.
- La survie de l'humanité en dépend.
- Se ranger, quoi. Femme, famille et foyer. Engendrer, pouponner, penser à l'avenir du petit. Quel programme ! Je crois voir monter la pile des thalers dans le coffre scellé au chevet du lit conjugal.
- C'est une manière de prendre les choses.
- Entre nous, Johann Kelzer a donné un sacré coup de pied dans cette Allemagne domestique, utilitaire, choucroutarde. Plutôt le suicide que de se morfondre entre les bocaux de confitures, les veillées au coin du poêle et les géraniums sur le balcon !
- L'épithalame ou la mort ! Diable, comme vous y allez, dis-je en riant. Aucun besoin d'en arriver à une solution aussi radicale ! Ce livre fournit à Votre Seigneurie la preuve que la pédérastie n'offense pas la nature, ne viole pas l'ordre des choses. Il n'y a aucun mal à s'attarder un peu avec les personnes de son sexe. Ces fantaisies une fois passées, on n'en accepte que mieux les tâches qui incombent à la maturité. Arnold ne se serait pas tué s'il s'était permis les amusements du deuxième stade.
- La pédérastie juvénile, messire. Jusqu'à quel âge reste-t-elle "naturelle" et "normale" ?
- Le passage au troisième stade a lieu vers la dix-huitième année."
Je m'aperçus trop tard de ma bourde.
"J'ai vingt-cinq ans, s'exclama le prince, joyeux. Je ne suis donc si naturel, ni normal.
- Dix-huit ans, c'est une moyenne... Votre Seigneurie a tout le temps devant elle.
- Ne mans pas. Un antiphysique de vingt-cinq ans, ne colle pas avec l'optimisme évolutif du HauptDoktor.
- Aussi a-t-il prévu le cas. Certains sujets, explique-t-il, pour une raison ou une autre, restent fixés à l'un des deux premiers stades. Un accident de parcours, en quelque sorte, un blocage. Un dommage pour l'individu, sans doute, un obstacle à son épanouissement, mais ni une tare ni un vice, il écarte énergiquement ces mots.
- Et quel terme scientifique applique-t-il à cet "accident de parcours", à ce "blocage" ?
- Mais... il l'appelle "résultat d'une inhibition dans le cours du développement".
- Tu mens une nouvelle fois, dit le prince en ouvrant le livre à une page qu'il avait repérée. Il l'appelle aussi : "aberration".
- Rien de désobligeant dans ce mot, si vous remontez à l'étymologie. Aberration, écart par rapport à l'espèce type.
- Il emploie un mot encore plus cru, qui dit bien ce qu'il veut dire, un mot qui fustige l'antiphysique et déchire jusqu'au sang le taré qu'il est. Le mot de "perversion". Je ne vois pas pourquoi le HauptDoktor part en guerre contre les Beckmesser et les Hunyadi, sinon pour une vaniteuse rivalité de savants.
- Attention ! m'écriai-je. "Perversion" est un terme strictement scientifique. La Nouvelle Ecole qualifie de "perverse" toute activité sexuelle qui recherche le plaisir comme une fin en soi, indépendamment de la génération. Aucun caractère de blâme n'est attaché à ce mot. "Perversion" est le constat neutre du savant, alors que "perversité", le mot de la Vieille Ecole, appartient au vocabulaire périmé des censeurs ecclésiastiques.
- Dois-je donc croire que le HauptDoktor a de la sympathie pour les antiphysiques ?
- Il reste hostile à des moeurs qui empêchent l'homme de devenir un adulte, un père de famille utile à la société, un rouage efficace dans le fonctionnement de l'industrie et du commerce, un agent responsable dans l'essor économique de la nation, bref un bourgeois, comme la sagacité de Votre Seigneurie l'a deviné."
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 3 EmptyDim 12 Mar - 12:30

Sûr que mon raisonnement plairait d'autant plus au prince qui'l y puiserait un nouveau motif de s'opposer à son père, je repris :
"Le grand-duc souhaite votre mariage pour la même raison qui retient le HauptDoktor d'émettre un jugement trop favorable sur un inverti de vingt-cinq ans.
- Comme tu t'emberlificotes, messire ! Parle plus clairement ! Le HauptDoktor me réprouve-t-il ? Me tolère-t-il provisoirement ? Attendra-t-il que j'aie vingt-six, vingt-huit, trente ans, que sais-je, pour trancher sur mon cas ? Suis-je perdu à ses yeux ? Voit-il un espoir de salut pour moi ? Comment dois-je me considérer ? comme un naufragé en sursis ? un hérétique ? un paria ?"
Vaines et épuisantes discussions. Elles se terminaient toujours sur ce résultat paradoxal que Gian Gastone s'assombrissait et me chassait de sa présence. Pour rentrer dans ses bonnes grâces, je devais affecter une mine sévère et inquiète. Il n'était content que lorsqu'il se sentait mis à l'écart, honni par les uns et les autres, rejeté par la Nouvelle comme par la Vieille Ecole.
"Que parles-tu de mon amour pour ce jeune gueux ?
Dis plutôt perversion, à l'instar de ton maître. Perversion, dégoûtation, abomination !"
Délesté ainsi de mon importune bienveillance, il éclatait d'un rire effrayant.
Malheur à moi si, ne me méfiant pas assez du tourment qui lui rongeait le coeur, je lui vantais les avantages d'habiter une oasis libérale où une longue coutume d'indulgence, voire de sympathie, permet à chacun de vivre selon ses goûts ! Il se lamentait aussitôt de ce que j'appelais des avantages, regrettant de n'être pas né sous des lois d'airain. Plus d'une fois, dans son pavillon, je l'ai surpris à plat ventre devant des atlas.
D'un trait d'encre verte, couleur de l'espérance, il encerclait les pays où il supposait qu'on ignore la tolérance et continue les persécutions. Là, pensait-il dans son absurde logique, en pointant la Perse ou l'île de Cuba, il aurait la chance d'être condamné à une existence clandestine et honteuse, au lieu d'être absous par une société odieusement permissive.
Mon dernier argument : l'exemple de son frère, à la fois marié et centre d'une cour de jeunes gens dont tous ne restaient pas à la porte de sa chambre à coucher, n'était pas mieux venu. Un accommodement si facile avec les règles de la religion et de la morale non seulement offensait Gian Gastone en réduisant à une comédie anodine son grand projet, mais réveillait en lui l'antique jalousie de son enfance, le poussant à se démarquer d'un aîné à qui tout réussissait si bien.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 3 EmptyDim 12 Mar - 13:15

L'épidémie

"Jeune gueux" avait remplacé "petit Sarrasin de mon coeur".
Cette substitution me peina, sans m 'étonner. Stratégie d'autodénigrement. Tous les moyens étaient bons à Gian Gastone pour progresser vers ce point de non-retour, où ses choix, ses provocations cesseraient de pouvoir être agréés par son père et autorisés par les savants, même les plus libéraux.
Bientôt le "jeune" disparut, comme trop tendre, trop fraternel, et ne resta que "le gueux". "Le gueux", pour désigner celui qu'il voyait tous les jours. S'il avait glissé dans ce mot une nuance d'ironie affectueuse, elle ne m'aurait pas échappé.
Un matin qu'il cherchait en vain dans le fouillis de son laboratoire une montre en or de grand prix, je me permis de murmurer :
"Votre Seigneurie aura eu sa visite.
- Tu as raison. L'ordure me l'a fauchée."
Je luttais entre deux tendances : chagrin de le voir s'enfoncer dans cette étrange folie où il piétinait ses propres sentiments, curiosité scientifique d'observer comment il s'y prendrait pour se mettre au ban de la société, dans une ville où ce qu'il voulait qu'on jugeât une conduite scandaleuse ne suscitait q'une indulgence amusée.
Damiano, sous l'influence du prince, s'était transformé. Je ne reconnaissais plus le timide et respectueux serveur de la pâtisserie, dans ce voyou qui en prenait à son aise, montait au pavillon à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, bousculait l'écuyer de garde et entrait sans se faire annoncer. Il avait renoncé à se servir de la clef pour avoir accès au parc. Désormais, par jeu, par bravade, il escaladait la grille, même en plein jour, sans se soucier qu'on le vit de la rue et colportât la déchéance de celui qui permettait un dévergondage si éhonté.
Il poussa une fois l'insolence jusqu'à effectuer cette manoeuvre au passage de la ronde. L'officier alla se plaindre au grand-duc. Le grand-duc sermonna son fils, qui supplia Damiano d'observer quelques formes avec les gens du palais. Damiano, pour punir Gian Gastone d'avoir pris le parti du grand-duc, ne se montra pas de huit jours, mettant mon élève au supplice. Quand il reparut, ce fut pour s'assurer de nouveaux avantages. Le prince, dans l'intimité, n'eut plus rien à lui refuser. Si les débauches dans le pavillon n'ont pas eu de témoin et restent un secret, je devine leur nature d'après le langage non seulement populaire mais carrément ordurier que Damiano apprenait au prince et dont celui-ci faisait la surenchère avec l'entrain des néophytes.
Parmi tous les moyens de descendre dans l'estime de soi-même, le plus facile, quand on est un grand de cem onde, est d'abdiquer les prérogatives de son rang. Le prince était devenu si peu soucieux de sa dignité princière, qu'il laissait à un vaurien le gouvernement de ses plaisirs, de son emploi du temps, de ses menus, de son vocabulaire. Cependant, c'était pour moi une consolation de penser qu'il ne s'agissait encore que d'une dégradation sociale, qui ne touchait pas au fond de l'être. Cette passion était peut-être excessive, elle ne présentait aucun trait qui autorisât à la classer contre nature. Rompre en visière à l'étiquette n'est pas manquer aux sentiments humains. A moi de me boucher les oreilles, quand un mot volait plus haut que l'autre - je veux dire plus bas.
Une initiative que prit en secret Gian Gastone me parut de bon augure. Le portrait féminin en habit de cour français, qu'il tenait accroché à son mur parmi les plantes vertes et les lianes, quitta cette place, d'où les yeux noirs auraient pu voir ce qui se passait sur le lit, et rejoignit dans un tiroir les planches ornithologiques tirées d'un in-quarto de Pline l'Ancien. Le temple que Gian Gastone avait élevé dans son coeur fut mis à l'abri des profanations.


Bon, je vais manger. Je reviens après. .....
. Wink
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 3 EmptyDim 12 Mar - 14:36

Deux événements qu'on apprit coup sur coup assombrirent l'atmosphère à la cour.
On sut d'abord qu'Anna Maria ne pourrait jamais avoir d'enfant, puis que son mari, l'Electeur Palatin, responsable de cette stérilité, dépérissait d'une maladie sournoise. On n'osa pas le dire tout de suite, car on pensait que cette infection, apparue dans les bordels de la vallée rhénane, ne touchait que la clientèle de ces établissements ; un mal nouveau, inconnu des médecins, impossible à soigner, lent à évoluer, un virus qui n'avait pas de nom dans la nomenclature d'Hippocrate et que, faute de mieux, on baptisa provisoirement "syphilis II", bien que ses effets (fongus à la taille et au cou, anthrax à foyers multiples, lésions des viscères, fissures des poumons) n'eussent guère de parenté avec les dégâts plus bénins causés par la vérole.
Selon l'hypothèse la plus vraisemblable, des vaisseaux hollandais avaient apporté à Rotterdam un germe venu des Indes, qui s'était inflitré, en remontant le Rhin, jusqu'au coeur de l'Allemagne, propagé par les marins.
Comme l'infection faucha ses premières victimes parmi les équipages des bateaux, ce fait donna lieu à une conjecture erronée, qu'infirma la suite des événements.
On ne fut pas long à s'apercevoir que le virus tenait à se répandre sans distinction de milieux ni de métiers, à la façon d'une peste qui ne regarde pas à qui elle s'attaque. Hommes et femmes payaient un tribut égal à l'épidémie. Tout au plus pouvait-on supposer que certaines manières de consommer l'amour hors de la voie orthodoxe favorisaient la contagion. C'est du moins ce que me suggéra le Herr Doktor Gregorovius, archiatre de l'hôpital de Düsseldorf, à qui, sur la prière du grand-duc, j'avais demandé un rapport. A grand renfort de mots latins et de périphrases, il me transmit le peu de renseignement qu'il possédait, tout en me mettant en garde contre l'espoir de découvrir bientôt un antidote, car aucun des remèdes utilisés avec plus ou moins de succès contre les autres maladies vénériennes, bains de siège, mercure, décoctions mentholées, huile de palme, ne s'était montré plus efficace qu'un cautère sur une jambe de bois.
"Mon père, quand Louis XIV lui proposa comme bru Mademoiselle de Blois, s'indigna de cette offre et déclara, tu te rappelles, que jamais une bâtarde n'entrerait dans sa famille. Et maintenant, vois où l'a mené cette obsession du sang pur  : le chancre de la vérole pour son fils, un mal encore plus dégoûtant pour son gendre.
- Prenons pitié de ce malheureux, dis-je pour couper court à ces railleries déplacées.
- Oh ! si messire veut faire son cafard..."

Il était furieux et cherchait à se venger de ce que l'épidémie touchât les deux sexes également, au lieu d'être le châtiment exclusif des antiphysiques. Selon lui, le ciel avait inventé ce moyen de punir son "vice", comme il s'obstinait à l'appeler.
Contre-vérité flatrante que, voyant trop bien quel parti il voulait en tirer, je ne perdais pas une occasion de démentir, rapport du Dr Gregorovius à l'appui.
"Tu cherches à me tromper ! Ton Grocodilus avait pensé à nommer cette nouvelle maladie morbus nauticus, puisqu'elle ne touche que les marins.
- Touchait, oui... Apportée d'Orient sur les bateaux, elle était circonscrite entre les gens de mer. A peine débarquée en Europe, elle s'est étendue à toutes les catégories de la population. Quand il s'est aperçu de son erreur, il a renoncé lui-même à ce nom.
- Selon toi, par honnêteté scientifique ?
- Il dit ce qu'il a observé. D'abord...
- Observé, observé ! Cette honnêteté scientifique me paraît à moi, le combe de la malhonnêteté intellectuelle ! Qui me dit que ton Diplodocus, imbu des mêmes idées que toi, ne cherche pas à nous cacher qu'il y a un châtiment spécifique pour ceux qui en prennent trop à leur aise avec les règles de la morale ? La société, manquant à ses devoirs, leur laisse la bride sur le cou, mais la nature se charge de les punir, et comment !
Regarde-moi ces carcinomes, épithéliomes, nécroses, bubons, polypes, apostèmes dont il t'envoie le dessin et la description. En connaissais-tu un seul exomple auparavant ,

- Non, mais...
- Tu m'agaces ! Deux événements inédits, deux révolutions se produisent en même temps sur la surface de la terre, d'une part une tolérance sans précédent, d'autre par une infection sans exemple. Et tu persistes à nier toute corrélation ?"

Le tréponème sans nom gagnait du terrain ; en Allemagne, d'après les courriers de Düsseldorf et de Munich ; en France, d'après les espions du grand-duc ; à Florence même, inoculé par les touristes français et allemands. On le nommait le Fléau, par antonomase.
Aux premiers cas mortels, on s'aperçut que depuis plusieurs mois, en réalité, il était entré en action parmi nous ; mais incognito, pour ainsi dire, sans être identifié comme tel ; soit que les malades, atteints d'une langueur pernicieuse , ne songeassent pas à la rapporter à une cause précise, soit que mes confrères, impuissants à leur procurer un soulagement, renvoyassent leurs patients avec la promesse que le temps guérirait une consomption passagère, due aux vapeurs de l'Arno. Ce fleuve  innocent fut chargé de tous les maux. On vit des seigneurs et des dames mettre un mouchoir sur leur nez pour traverser le Ponte Vecchio, talisman contre les exhalaisons "méphitiques" du cours d'eau chanté par Pétrarque.
Si j'étais prêt à rire avec le prince de ces momeries, je jugeais choquant qu'il profitât de l'épidémie pour dauber le grand-duc sur sa politique touristique. Le virus descendait en Italie par l'Allemagne, et gagnait du terrain à Florence grâce à la multiplication des bonnes fortunes offertes aux visiteurs. Les uns se contentaient des filles de service, des vendeuses, toujours prodigues de leurs charmes. D'autres, plus hardis, se risquaient avec une baldracca levée dans les parages de San Frediano. D'autres encore, après s'être défaits de leur
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 3 EmptyDim 12 Mar - 15:10

Beckmesser et délestés de tout ce fatras d'interdits et de censures, nouaient avec un des ragazzi délurés de Santa Croce quelque brève et violente aventure.
Et peut-être, sur ce point, fallait-il donner raison à Gian Gastone, qui soutenait que l'épidémie ne se serait pas étendue aussi vite, si les messieurs de cette dernière catégorie, autrefois plus chastes, n'avaient pas soudain libéré leurs instincts et grossi le nombre des luxurieux.
Mais parler de "justice immanente" et se réjouir parce que les misérables, trop épuisés pour sortir de leur hôtel, dépensaient moins dans les boutiques, privaient l'Etat de sa quote-part d'impôts et n'enrichissaient plus de leurs thalers que la corporation des fossoyeurs, l'humour, même macabre, n'autorisait pas une telle inconvenance.
Un jour, en présence de Damiano, Gian Gastone me demanda de leur expliquer avec précision, pour les empêcher d'en être atteints, par où le tréponème se frayait un passage dans le corps, et comment ils pouvaient s'en défendre ; et moi, soulagé qu'il eût abordé le premier un sujet d'inquiétude pour le médecin et d'angoisse pour l'ami, j'entrai dans les détails techniques indispensables, sans me douter qu'il n'avait sollicité mes lumières que pour provoquer le "cafard".
"Ainsi, dit-il après m'avoir écouté, il n'y a rien à craindre en serrant la main d'un malade ?
- Absolument rien.
- Ni en buvant dans un verre où il a bu ?
- Non plus.
- Ni en touchant un habit qu'il a porté ?
- Pas davantage.
- Et si je suis assis dans le théâtre de mon frère, à Pratolino, au premier rang, et qu'un des castrats qu'il pensionne m'envoie ses postillons en chantant, existe-t-il un danger de contamination ?
- Aucun, ce chanteur serait-il lui-même gravement atteint.
- Bon. L'infection ne se propage donc que par une seule voie ?
- Une seule.
- Répète-moi comment il faut éviter de s'y prendre.
- Comme les marins.
- C'est-à-dire ?
- Id est more canorum, dis-je pour m'empêcher de rougir devant Damiano.
- En dehors de cette manière, il y a peu de chance de l'attraper ?
- A ce qu'il semble, oui.
- Et le seul remède, pour Damiano et pour moi, serait de nous abstenir...
- Oui-i (un oui, plus hésitant, car je flairais le piège).
- Il faudrait nous contenter de jouer aux boules ? (Le mot qu'il employa, palle, révèle immédiatement son deuxième sens, moins perceptible, je crois, dans le mot français.)
- Si Votre Seigneurie l'entend ainsi."
Ils s'esclaffèrent, tous les deux à la fois, signe qu'ils avaient monté leur coup.

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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 3 EmptyDim 12 Mar - 20:29

"Si tu ne te contentes pas de jouer aux boules, crapule, tu choperas le virus."
Même si Damiano n'avait pas accompagné d'un geste obscène les mots du prince, j'aurais eu sotte mine de paraître ignorer le calembour. A contrecoeur, j'esquissai un sourire.
"Mais n'est-ce pas un miracle, messire, continua Gian Gastone, que dans les armes de mon illustre famille se trouvent précisément six boules ?
- Coglioni, fit en écho Damiano, avec sa nature plus grossière.
- Crétin, tu abîmes le jeu de mots, lui dit avec humeur le prince. Messire est capable d'apprécier tout seul le sel de ces divers homonymes."
Puis tourné vers moi :
"Félicite-moi d'avoir trouvé enfin la solution de l'énigme. Tu sais que l'origine de notre blason a donné lieu à de nombreuses controverses, et que Cosimo l'Ancien rattachait les six boules au pilules (palle, encore) que notre ancêtre médecin confectionnait dans son officine. Erreur ! Les Médicis étaient encore plus triviaux. Ils voulurent proclamer, par cet étalage de boules, que leur fortune et leur grandeur avaient leur source dans ce qui constitue l'essence même de toute richesse (nouveau rire bête de Damiano). Le ciel a châtié leur orgueil. Florence, qui est devenue prospère et à régné au-dessus de toutes les villles par l'bondance de boules, périra par les abus nés d'une telle abondance. Le cycle de son histoire sera accompli. N'est-il pas curieux que les pestes aient plutôt épargné notre ville, et que cette infection-là soit peut-être appelée à la détruire ?
Une peste n'a aucune signification morale, alors que le Fléau, messire, loin de recruter au hasard ses victimes, délaisse les bonnes soeurs pour les mauvais garçons."

Ce que le virus faisait du corps humain, quelles mutilations réduisaient le modèle de toute beauté à un débris innommable, tout ce gâchis et ce désastre donnèrent à Gaetano Zumbo l'occasion de se surpasser. Gian Gastone ne put retenir un cri devant le quatrième théâtre du céroplaste sicilien. Les trois premiers n'avaient servi que d'ébauches, semblait-il, à ce catalogue méticuleux de plaies, de sévices, d'évidages, d'énucléations. Un bébé flétri dégorgeant ses entrailles ; un vieillard don t le nez et les dents avaient été emportés ; un homme sans bras ; une femme dégoulinant de pus et de sanie ; des visages rongés jusqu'à l'os ; des orbites excavées ; des mains amputées de leurs doigts : et tous ces cadavres, ou détritus de cadavres, non pas ordonnés dans une composition d'ensemble, comme précédemment, mais jetés ça et là, dispersés, éclatés, soufflés par l'explosion du germe.
Toujours aussi impassible derrière sa longue figure jaune, maître Gaetano ressemblait de plus en plus à un croque-mort. Nous lui demandâmes comment il intitulerait cette oeuvre. J'espérais : le Fléau, ou, mieux encore : Syphilis II, mot neutre, constat objectif de l'épidémie, sans trop y croire cependant. Une imagination aussi morbide, aussi fascinée par la dévastation et l'anéantissement de la chair, ne pouvait se contenter d'un terme impartial.
"J'hésite entre deux possibilités, mon prince. Ou bien Il morbo germanico.
- Tu auras un incident diplomatique avec mon père ! s'écria Gian Gastone en riant.
- Ou bien : Ecce homo.
- Ecce homo, excellent ! Tu mets une couronne d'épines sur cette vieille courtisane de Florence !
- Permettez, dis-je, je ne vois dans ces cires colorées que le compte rendu clinique d'un phénomène circonscrit.
- Maître Gaetano, reprit le prince sans se soucier de ma remarque, ce bébé recroquevillée qui déballe ses viscères n'a-t-il pas un bandeau sur les yeux ?
- Exact, Votre Seigneurie.
- Et des moignons d'ailes accrochés aux épaules ?
- C'est Cupidon, Monseigneur.
- Tu mérites cent écus pour ce coup-là !
- Il était juste, Altesse, que le dieu Amour, puni lui-même des méfaits qu'il cause, roulât avec les autres dans le charnier.
- Tu entends, messire ?
- L'amour n'a rien à voir là-dedans, le Fléau n'est pas une condamnation de l'amour !" m'écriai-je, décidé à combattre l'obstination du prince.
Il convenait, lui dis-je, de n'envisager l'épidémie que comme un symptôme purement médical. Le virus n'était pas plus un châtiment de l'acte sexuel que la guêpe ne possède un dard pour punir le botaniste de sa curiosité.

Que la médecine se trouvât pour le moment impuissante à juguler l'agent destructeur ne signifiait pas que l'infection fût autre chose qu'une infection. Viendrait un jour, ajoutai-je, où le malade entrera dans une pharmacie, achètera le remède approprié et sera guéri en quelques jours.
"Tu m'énerves ! Cette épidémie ne se serait jamais déclarée si les balivernes de ton Doktor viennois n'avaient rendu licite ce qui était d'abord interdit ! Nous sommes en présence d'un phénomène nouveau dans l'histoire du monde ! Continue à soigner les rhumes, et laisse la métaphysique de côté !
- Avant que Galilée n'eût inventé le paratonnerre, (alors on nous a toujours menti Exclamation Exclamation l'histoire n'arrête pas de dire que c'est Benjamin Franklin qui l'a inventé... scratch ) la foudre qui tombe pendant l'orage passait pour une manifestation de la colère céleste. On disait : le fléau de Dieu, et l'on courbait la tête devant un prodige qui dépassait l'entendement humain. Nous savons à présent que la foudre n'est pas la punition de nos péchés, mais une décharge électrique produite par le choc des nuages, et qu'on lui ôte son pouvoir de nuire en la conduisant sur une tige de métal.
- La foudre, les nuages ont toujours existé. Connaissait-on l'épidémie, avant cette transformation dans les moeurs ? En banalisant le mal, toi et ta Nouvelle Ecole, vous avez créé la maladie, sursaut de l'humanité menacée.Il fallait bien que d'une façon ou d'une autre elle se fixât de nouvelles limites ! Tout homme a besoin de se heurter à des interdits, tout homme veut savoir où se tient la frontière du bien et du mal. Imagines-tu pouvoir être heureux dans un monde où il n'y aurait plus ni loi à enfreindre ni crime à commettre ?"
Ainsi allaient, ou plutôt dégénéraient nos discussions, moi essayant de le retenir du côté du bon sens et de la réalité, lui bondissant hors de toute limite raisonnable, chacun aussi entêté que l'autre. A la fin il me plantait là, mes arguments de praticien,mes supputations hippocratiques, mes comptes de leucocytes et d'hématies, et courait se réfugier sans son pavillon, me jugeant d'un esprit trop terne et rassis pour le suivre dans les rêveries qu'excitaient dans son cerveau déréglé l'alliance mystérieuse d'Eros et Thanatos, l'apocalypse du sexe empoigné par une mort infâme.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 3 EmptyLun 13 Mar - 18:38

Deuxième partie

LE MARI

Fiançailles et départ


Aux premières raisons de marier Gian Gastone, d'autres s'ajoutaient maintenant, plus impérieuses : l'insolence grandissante de Damiano, et l'espoir, sinon de mettre fin au pouvoir qu'il avait pris sur le prince (car on ne doutait ps que celui-ci emmènerait son âme damnée partout avec lui), du moins épargner à Florence la honte d'esclandres plus retentissants ; la crainte de l'épidémie, et le souci de protéger Gian Gastone en l'éloignant de la zone où l'infection sévissait. Je faisais valoir à Cosimo III ce dernier argument, en lui conseillant de chercher une princesse dans un pays que le Fléau n'avait pas touché, l'Espagne ou le Portugaal.
"Que le ciel me garde d'introduire jamais une autre Bourbon dans mes terres ! rétorqua le grand-duc. J'ai commis la faute d'en épouser une. Ce sont des princesses d'un caractère indomptable. En outre je ne vois pas l'intérêt d'établir mon fils dans une nation où la monnaie est faible. Non, non, monsieur le protophysique. La Toscane est en déclin, le roi de France vient de m'enlever maître Zumbo en lui promettant le monopole de la préparation des têtes anatomiques et un fauteuil dans son Académie des Sciences. Je veux pour mon fils une princesse allemande.
- Votre Altesse Sérénissime n'ignore pas les dangers d'un séjour en Allemagne.
- Sa Grâce l'Electrice Palatine (ainsi parlait-il de sa fille, en la parant d'une dignité imaginaire) m'écrit régulièrement de Düsseldorf, avec la liste tenue à jour de toutes les princesses nubiles dans le Saint Empire germanique. Plus nous nous éloignons du Rhin, plus se multiplient nos chances de trouver pour mon fils une épouse convenable, en dehors des foyers de contagion."

J'ai été si peu tendre envers le grand-duc, qu'il me faut mentionner ici un trait à son honneur. D'un homme aussi inféodé à l'Eglise, on aurait pu s'attendre que, frappée d'une crainte superstitieuse par l'épidémie, il sacrifiaît à un préjugé biblique cette liberté des moeurs florentines dont il s'était enorgueilli devant son fils. Il n'en fut rien. L'esprit positif n'était pas moins développé en lui que l'esprit religieux, par une contradiction plus plausible qu'il ne semble, si l'on songe que son grand-père avait protégé Galilée, son père soutenu Torricelli, l'auteur du trait sur le baromètre à mercure, qu'il m'honorait moi-même d'une estime disproportionnées à mes mérites, et qu'il y avait, en somme, dans les gènes de la famille, un goût prononcé pour les sciences expérimentales.
Sans que je lui eusse exposé mon point de vue, il adopta une position voisine de la mienne, estimant que le virus ne dévorait pas la chair de ses victimes par génération spontanée, encore moins par une opération du Saint-Esprit. De même que j'avais prouvé comment les vers naissent dans la pourriture, de même la médecine établirait, tôt ou tard, les causes cliniques de l'infection. Comme le Père Segneri, son confesseur, lui avait proposé de tonner en chaire contre les impudiques, responsables de la calamité, il confisqua le sermon, irrité que le jésuite, se prenant pour un nouveau Savonarole, voulût réitérer des diatribes indignes d'un Etat moderne, et jeter un voile d'obscurantisme sur la ville de la recherche médicale et du progrès.
La fortuna finit par se présenter sous la forme d'une princesse de Bohême, dénichée à l'extrémité orientale de l'Empire, une semi-barbare, comme il n'apparaîtrait que trop vite, une amazone, qui a tout autre que le grand-duc et son fils eût paru inacceptable, mais fut agréée, justement, à cause de ses "défauts" : le premier étant d'être veuve et mère d'une petite fille, le second consistant dans une laideur peu commune, à en juger par le médaillon qu'envoya de Düsseldorf Anna Maria, portrait flatteur par définition.
Le grand-duc déclara que si cette princesse avait déjà été mère, elle lui donnerait des petits-enfants. Après la disgrâce d'une première bru stérile, il aurait le bonheur d'être consolé par la seconde.

Gian Gastone, de son côté, me confia qu'avec une épouse à forcer (tel quel), il eût été incapable de surmonter sa répulsion du mariage. Il fallait qu'elle eût été pénétrée par un autre pour qu'il osât espérer ne pas manquer à son devoir conjugal. Cette condition étant fréquente chez les antiphysiques endurcis, je m'empressais de donner un avis favorable au grand-duc. Nous expliquons ce dégoût de la virginité par une surestimation enfantine du tesoro féminin : l'antiphysique, qui a peur du rôle de mari et garde l'arrière-pensée de reprendre un jour sa liberté, se figure que sa responsabilité est moins engagée avec une femme qui a appartenu à un tiers. En outre son amour-propre est intéressé à bénéficier d'une expérience qui lui manque : il pense que la femme prendra l'initiative, guidera les opérations et, par l'habileté acquise avec le premier mari, lui épargnera le fiasco.
A l'avantage d'être déflorée et mère s'opposait, selon moi, la laideur de la promise. Les Médicis ont toujours eu la passion de la beauté, et, sur ce point, Gian Gastone se montrait fidèle à sa race. Il pouvait bien se dire excédé par la religion des tableaux et tourner en dérision ce culte académique qui drainait vers les musées des hordes de touristes mal habillés, rougeauds, congestionnés par la chaleur, nul n'aurait pu contester qu'il s'était attaché, en la personne de Damiano Vivoli, le plus magnifique étalon des écuries florentines.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 3 EmptyLun 13 Mar - 19:37

J'estimais que la possession d'une épouse avenante et gracieuse susciterait chez le prince, sinon une improbable excitation des sens, du moins un heureux sentiment de vanité. Bien que le miniaturiste se fût efforcé d'estomper les détails trop repoussants, il apparaissait que la jeune femme du médaillon tenait plus de l'épouvantail que de la Vénus. On eût juré qu'au-dessus de cette lèvre affligée d'un vilain retroussement prospérait une moustache rebelle aux crèmes épilatoires ; et que ce nez, à force de descendre loin des yeux, rejoignait sans effort le menton. L'embonpoint de la Dulcinée semblait lui aussi redoutable ; bien supérieur, en tout cas, à ce qu'il était légitime d'accorder à la mère d'une fillette de sept ans.
Le grand-duc hésitait lui-même à exiger de son cadet un tel sacrifice. A notre surprise, Gian Gastone ne parut pas si dégoûté.
"Vous avez raison, disait-il à son père. Anna Maria Francesca de Saxe-Lövenbourg est un parti excellent. N'est-elle pas une fille du prince de Saxe ? N'apporte-t-elle pas une dot de 30 000 florins rhénans ? Placés à six pour cent sur ses terres de Michorvitz, ils me fourniront une rente de 1 800 florins, ce qui vous dispensera de continuer à me verser une pension.
- Le budget de l'Etat s'en trouvera d'autant allégé, admit le grand-duc, étonné d'une telle docilité, et redoutant que ce virtuose de l'ironie ne lui machinât quelque tour de sa façon.
- Prenez en compte un autre avantage non négligeable. Mon épouse et votre fille portant le même prénom, vous pourrez, pour vos cadeaux de Noël et d'anniversaire, faire broder aux mêmes initiales les nouvelles toilettes de Florence. Belle économie pour vos finances.
Les boîtes en argent, les liseuses en cuir, les reliures en maroquin, les céramiques de San Miniato que vous leur offrirez vous coûteront moitié moins. Un joli gain, mon père ! Votre Trésor sera sauvé par les femmes : c'est ce qu'on appelle tomber en quenouille."
Un peu raide, ce trait, mais le grand-duc, trop heureux de trouver son fils en de si bonnes dispositions, avala sans broncher la couleuvre.
"Certes, dit-il. Sache cependant que les princesse ne se montre pas très encline à se remarier. Si l'empereur n'utilise pas son influence, il est probable que nous n'aboutirons pas.
- Je vous entends, mon père. Cette influence, il faut la payer.
- 20 000écus.
- A soustraire des 30 000 florins rhénans.
- En contrepartie, ce mariage t'implante en Allemagne, t'ouvre le chemin à la principauté de Saxe et te donne des droits à prendre rang parmi les princes de l'Empire.
- C'est tout à fait cela", opina Gian Gastone.
Avais-je bien entendu ? Non seulement il était impossible que les éternelles chimères politiques du grand-duc ne parussent pas ridicules au jeune homme, mais depuis quand, me demandai-je, le persifleur des sordides calculs financiers de Cosimo III a-t-il envie de les seconder ? Je ne reconnaissais plus mon élève dans ce fils accommodant qui pesait les avantages et les inconvénients de son mariage sur une balance de comptable.
La hâte de s'éloigner de Florence avait transformé Gian Gastone. Attrait de l'inconnu ? Foi dans le pouvoir régénérateur d'un séjour à l'étranger ? Anna Maria de Saxe-Lövenbourg vivait dans son château de Reichstadt, en Bohème. Refusant de s'installer chez nous, elle avait mis parmi les conditions du mariage l'obligation pour son époux de résider dans cette marche périphérique de l'Europe.
Le Kamchatka de l'Empire, à l'abri de l'infection. Située à l'intérieur du continent, loin des zones de passage et d'échanges, cette province resterait longtemps hors d'atteinte. Un trou sans nom, mais les circonstances avaient changé cet inconvénient dans le plus précieux des atouts. La double furor Veneris Socratisque, pour parler comme le Père Segneri, ne sévissait pas au nord-est du Danube, argument supplémentaire pour me ranger parmi les partisans de ce mariage, bien que la conduite du grand-duc fût infâme.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 3 EmptyLun 13 Mar - 20:37

Mille questions, quand je repense à cette affaire et m'interroge sur les mobiles de Gian Gastone, se pressent à mon esprit. Savoir que la Bohême était épargnée par l'épidémie aurait fourni à tout autre une raison de s'expatrier. Mais le prince ? Puis-je expliquer sa docilité au vouloir paternel par le souci de fuir la contagion ? Envisageat-il ce mariage, par beaucoup de côtés odieux, comme une occasion de se mettre en sûreté ? Cette hypothèse cadre mal avec ce que nous savons de son caractère.
Je me rappelle que, au fort de l'épidémie à Florence, je me disais : avec ses idées sur l'amour, avec son admiration pour Zumbo, ne va-t-il pas prendre goût à vivre sous la menace du virus ? Chercher même à être contaminé ? Une belle aubaine, cet assassin sans visage, pour un garçon en guerre contre lui-même, qui fustige sous le nom de vice un goût naturel ! Personne n'a été moins libertin que lui, si par ce mot on entend celui qui cherche son bonheur et le savoure où il s'offre. Personne n'aima moins le plaisir.
Dans les dispositions où il était, où trouver meilleur auxiliaire qu'un germe meurtrier rebelle à tout traitement ? Qui non seulement tuait, mais défigurait, avilissait, punissait d'avoir cru à l'amour ? Dans les trente dernières années de sa vie, quand le Fléau eut disparu, n'ai-je pas vu Gian Gastone s'appliquer méthodiquement à se détruire ? Ne se fût-il pas épargné beaucoup de temps et de peine en prenant le raccourci de l'infection ?
Pourtant, je crois que ce serait mal le comprendre, et trahir ce que j'ai appelé son grand projet, que de supposer qu'il comptât, pour l'accomplir, sur un agent extérieur. Si je qualifie grand son projet, c'est qu'il fut dès l'origine un choix philosophique, une option sur la valeur de la vie et de la mort. Un tel dessein ne pouvait se parfaire que sans aide, cette entreprise n'être l'oeuvre que de sa seule volonté. Rejoint par l'épidémie, le prince n'était plus qu'une victime du hasard, un infortuné qui avait par déveine tiré le mauvais lot. Le tréponème l'eût spolié de son but, de son ambition, de sa victoire. L'avenir qu'il s'était fixé ne devait dépendre que de lui. Voilà pourquoi, à mon avis, loin de se complaire dans le danger biologique, il s'empressa d'accepter de partir.
Les aventures qu'il se promettait en bohême échapperaient au risque d'une sanction bête, accidentelle, privée de sens.
De plus, il emportait un alibi à toute épreuve, au cas où sa conduite aurait provoqué la colère de l'empereur et des représailles envers le grand-duc, sous forme de nouvelles extorsions financières ; une épouse d'une laideur si parfaite n'est-elle pas un encouragement, non seulement à la tromper, mais à dévier vers l'autre sexe ?
Même son médecin et mentor n'aurait pas le front de lui ressortir son assommante théorie du troisième stade, ni de l'obliger à "s'épanouir" avec une guenon.
La fille du grand-duc, l'Electrice Palatine, artisan de ce mariage, obtint que les noces fussent célébrées dans sa résidence. Anna Maria Francesca avait déclaré qu'elle ne se rendrait en aucun cas en Italie - peur sans doute d'être comparée aux déesses de Botticelli, de Ghirlandaio, de Raphaël. Comme il n'eût pas été convenable que le prince se rendît directement à Reichstadt, village inconnu des atlas les plus perfectionnés, on se rallia au compromis de Düsseldorf.
L'espoir d'ajouter un jour à son titre d'Altesse Sérénissime la dignité de père d'un prince d'Empire rendait si heureux le grand-duc que, faisant violence à son avarice, il préleva sur le trésor de famille pour les envoyer à sa bru un collier de perles d'une valeur de 1110720 francs et une paire de perles montées en boucles d'oreilles d'une valeur de 164 640 francs - le prix de chacun de ces bijoux étant consigné sur une feuille de papier qu'il ordonna de placer dans l'écrin. En outre, il offrit à son fils un antique carrosse d'apparat, qui le conduirait dans son nouveau fief avec la pompe souhaitable. Gian Gastone demanda à surveiller lui-même la restauration et la peinture du carrosse. Nul ne voyant malice à cette requête, la voiture fut parquée devant le pavillon pendant la durée des travaux.
Le seul membre de la famille un peu clairvoyant fut son frère. Une semaine avant son départ pour Düsseldorf, le fiancé s'en fut le saluer à Pratolino, où Ferdinand résidait le plus souvent, au milieu des grottes et des eaux de son parc dessiné sur les contreforts de l'Apennin.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 3 EmptyLun 13 Mar - 21:40

Ce parc est célèbre à cause du rocher géant taillé par le sculpteur Giambologna ; et si les étrangers qui arrivent de Bologne continuent à s'arrêter à Pratolino, c'est pour cette statue colossale, image du père des fleuves, vieillard aquatiques et barbu. A l'époque où Ferdinand habitait la villa, une attraction bien plus rare se proposait aux curieux ; des statues de bois, disséminées sur les pelouses ou en ornement des fontaines, et animées par le ruisseau qui descend de la montagne.
Elles étendaient le bras, avançaient une jambe, tournaient la tête, ouvraient et refermaient la bouche, avec une apparence de vie qui les rendait semblables à des personnages d'opéra. Le Grand Prince s'amusait à inventer de nouveaux automates et à perfectionner les premiers. Il ne se lassait pas de les regarder pivoter sur leur socle et gesticuler à l'imitation des chanteurs qui le régalaient chaque soir d'un spectacle, dans son théâtre miniature.
A ceux des visiteurs qui lui semblaient de plus de mérite, Ferdinand faisait les honneurs de son parc. Quand il déclenchait par surprise le mécanisme de ses statues articulées, tous de s'extasier, sans se douter que ces morceaux de bois privés de chair et de sang, ces mouvements feints d'une manière inerte, cette déclamation sans voix étaient à l'image du seigneur des lieux, dont la vivacité, la gaieté, le brio pouvaient abuser des hôtes de passage mais non tromper son médecin, qui suivait les progrès du chancre et observait les premiers dommages causés par la lésion.
C'est moi qui lui avais conseillé de s'installer à demeure sur ces belles collines au-dessus de Florence, sous prétexte que l'air y est plus pur que dans la vallée.
J'avais à coeur de soustraire à la vue des sujets de son père celui dont la maigreur et le tremblement de ses membres ne pourraient plus longtemps faire illusion.
Ignorants de la tragédie qui se préparait, ils se consolaient de la tyrannie de Cosimo III en pensant que Ferdinand III rétablirait le grand-duché dans sa magnificence d'antan.

Le Grand Prince désapprouvait le mariage de son frère. Il feignit d'ignorer quel voyage entreprenait Gian Gastone.
"Où se porte Votre Seigneurie ?
- En Allemagne, pour y faire souche.
- Je puis vous dire par expérience que pour notre Maison l'Allemagne n'est guère féconde, ou même ne l'est pas du tout. Allez donc et bon voyage, mais je ne puis vous souhaiter du bonheur, car je ne sais en espérer là-bas pour vous."
Gian Gastone jetait les yeux à droite et à gauche, comme s'il cherchait quelque chose ou quelqu'un.
"Vous plairait-il de voir ma dernière création ?" demanda Ferdinand.
Il nous entraîna dans le parc, devant un ouvrage si habilement agencé que nous en restâmes confondus. Quatre statues de bois étaient groupées sur un rocher entouré d'eau, espacées comme des acteurs sur un plateau de théâtre. "Orphée et Eurydice", annonça le Grand Prince, avant de se baisser pour manoeuvrer des robinets et mettre en action les héros du premier de tous les opéras. Après Jacopo Peri, pas moins de vingt-sept compositeurs différents avaient mis leurs aventures en musique.
Au bord du rocher, Eurydice. Elle marche à la suite d'Orphée, qui vient de la tirer de l'Enfer. Désobéissant à l'ordre des dieux, qui la lui ont rendue à condition qu'il ne se retourne pas pour la voir, il cède à la tentation (la tête de la statue pivota sur son cou) et son épouse, condamnée à mourir une seconde fois, s'affaisse privée de sentiment (la statue bascula et tomba en arrière dans l'eau). "Et maintenant, regardez. Que va faire le veuf, l'inconsolable Orphée ?" La tête pivota dans l'autre sens, revint à sa position initiale. Deux bergers nus, couchés à l'autre bout du rocher, se dressèrent sous l'action d'un ressort invisible et tendirent les bras vers Orphée. Sans se soucier du sort d'Eurydice (l'eau engloutissait lentement son visage, un seul doigt resta pointé à découvert), Orphée, lâchant la lyre, se hâta de tendre les bras vers ceux qui l'appelaient. Son buste se plia en avant (la taille aussi était articulée), on eût dit qu'il prenait sa course pour les rejoindre.
"Attendez", dit encore le Grand Prince, à qui, pour être poli, j'adressais un bague sourire de félicitations, bien qu'il me semblât du plus mauvais goût que dans le lieu même où son épouse la princesse Violante-Béatrice, retirée ici par abnégation, partageait son exil, il n'eût ajusté ces divers mécanismes que pour tourner en dérision l'institution et la foi conjugales. Sa version de la fable ne contrevenait pas à ce qu'on pouvait deviner à travers le texte d'Ovide, mais là où le poète s'était contenté d'allusions discrètes, cette mise en scène soulignait brutalement les préférences d'Orphée.

Un nouveau jeu de manettes déclencha, à la fois chez les deux éphèbes et chez Orphée, une turbulence physiologie que fort bien rendue, qui eût ôté les derniers doutes sur le genre de réconfort que le dieu de la musique s'apprêtait à recevoir. Comme s'il découvrait tout à coup l'inconvenance de montrer ce spectacle à son frère, à peu de jours de l'instant où celui-ci monterait en voiture pour aller se marier et fonder une famille à des milliers de lieues de sa patrie, Ferdinand s'écria d'un air contrit :
"Je suis fâché de ne pas offrir à Votre Seigneurie un encouragement plus probant aux satisfactions du mariage."
Un serviteur qui apportait de la gloriette une carafe de spumente tira Gian Gastone d'embarras. Le Grand Prince élevait son verre avec un sourire cordial, quand un incident fâcheux assombrit l'échange des santés. Son bras se mit à trembler, secoué de spasmes du degré ; dans l'échelle Martinucci. La coupe tombée de ses doigts se brisa au sol.
"Mauvaise augure, dit-il en regardant la traînée d'asti rouge sur le sable. J'aurais préféré vous quitter sur un meilleur présage. Cet accident nous rappelle avec trop d'éloquence quel funeste motif vous oblige à vous expatrier. De la même cause découlent la paralysie de ce muscle et la nécessité de vous caser en Bohême."
Sur ces mots, dont le mystère n'était que trop limpide à chacun de nous, un autre serviteur accourut de la villa, porteur d'un message de la Grande Princesse. Souhaitant présenter ses voeux à son beau-frère, elle l'attendait au salon. Gian Gastone s'empourpra. Espérait-il cette rencontre ? Redoutait-il cette épreuve ? Au prix d'un effort sur lui-même, il emboîta le pas à son frère. Nous approchions de lam aison. Déjà la belle façade, avec ses deux obélisques et son perron en fer à cheval, se dressait au bout de l'avenue, quand Violante-Béatrice, s'avançant pour nous accueillir, parut sur la terrasse. Gian Gastone, que j'observais du coin de l'oeil, se décolora soudain. Bredouillant quelques mots de congé à son frère, il se jeta derrière un buisson et s'esquiva par une allée latérale, en me faisant signe de le suivre.

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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 3 EmptyMar 14 Mar - 1:33

Le jour solennel arriva. A Gian Gastone prit la fantaisie de conduire lui-même son attelage, du pavillon jusqu'à la place devant le palais Pitti, où son père et les dignitaires de l'Etat s'étaient rassemblés pour la cérémonie des adieux. Du fond du parc on vit débouler, par les allées de cyprès et de chênes verts, le magnifique carrosse remis à neuf. Assis sur le siège du cocher, le prince tenait les rênes, maniait le fouet et criait aux chevaux des Via briconi ! retentissants. Première incongruité, qui pouvait à la rigueur passer pour une plaisanterie. En revanche, que le cocher se prélassât pendant ce temps sur le capitonnage des sièges amena sur de nombreux sourcils un froncement réprobateur.
La cour attendait au-delà de la grille fermée à clef. Damiano Vivoli, qui tenait compagnie au cocher à l'intérieur de la voiture, sauta du marche-pied, sortit la clef de sa poche et ouvrit lui-même la grille à deux battants, comme pour signifier que le véritable maître était lui. Sans la permission du jeune Mauresque, le prince n'aurait pas eu le droit de s'en aller.
Une suite de vingt-cinq gentilshommes, répartis avec les bagages entre une dizaine de carrosses, accompagnait Sa Seigneurie. Après les harangues d'usage, la bénédiction de l'archevêque et les dernières recommandations paternelles, Gian Gastone monta en voiture. On s'attendait à ce qu'il emmenât dans son carrosse son aide de camp ou son majordome. Sans porter la moindre attention à aucun de ceux qui pouvaient prétendre à voyager avec, il invita Damiano à le rejoindre et claqua la portière sur le vaurien.
Pendant le discours du sénateur Cerretani, je m'étais approché de la voiture de Gian Gastone, le coeur serré par un pressentiment. J'espère avoir été le seul à voir ce que j'ai vu. Les six boules du blason, peintes de chaque côté du carrosse, se détachaient en or sur le fond noir.
De près, je m'aperçus que ce n'étaient pas tout à fait des boules. Au lieu d'être parfaitement rondes, elles tendaient vers la poche, la figue, la goutte - vers la bourse, quoi ! Oh ! Une retouche très légère, un étirement presque imperceptible de la sphère vers le bas, qui aurait échappé à un oeil non prévenu.
Les deux complices, Dieu leur pardonne, avaient donc parqué le carrosse à proximité de leurs débauches pour matérialiser d'un pinceau minutieux le calembour obscène. Et piétiner, à travers ces Palle si fâcheusement polysémiques, la dignité des Médicis, au moment où le dernier de leurs descendants s'élançait vers l'inconnu avec mission de la relever.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 3 EmptyMar 14 Mar - 12:14

Vie de Bohême

Le grand-duc me chargea, pendant les années qui suivirent, de recevoir les courriers en provenance plus ou moins régulière de Bohême. Je devait faire le tri entre les lettres, lire entre les lignes, deviner ce que nos correspondants n'osaient dire qu'à moitié. Il apparut bientôt que les vingt-cinq gentilshommes de la suite se divisaient en deux camps, selon qu'ils rejetaient en bloc la cour de Reichstadt et maudissaient leur exil, ou s'étaient débrouillés pour le rendre supportable.
Tous s'accordaient pour vitupérer le village, le château, la campagne environnante. Au nord de Prague, qu'on se figure une vallée étroite, encaissée entre des montagnes hostiles, enveloppée de brouillards rarement ensoleillée, même pendant la belle saison/ Des forêts de sapins dévalent les pentes jusqu'aux portes du château.
S'il y a un arbre que le tempérament italien ne peut souffrir, c'est bien le sapin, avec ses branches raides étagées comme les degrés de la justice. Le château lui-même, qu'on baptiserait à meilleur droit forteresse, consiste en un quadrilatère de murailles brunes, râpeuses, à peine dégrossies. Les ouvertures se réduisent à des fenêtres exiguës, des fentes, qui ne laissent passer qu'un filet de lumière ; absurdité flagrante, dans un pays où la lumière est plus rare que l'or.
A cet extérieur rébarbatif correspond un intérieur lugubre : des corridors suintant d'humidité, des salles ténébreuses et glacées, des galeries décorées de haches et d'arcs. Quant au mobilier, on ne pouvait rien imaginer de plus rustique et inconfortable : des chaises carrées au dossier droit, des tables massives tout d'une pièce, des bancs creusés dans des troncs. La nourriture n'était pas moins grossière : potées de choux au lard, ragoûts de pommes de terre et d'abats, gâteaux de seigle au pavot.

Bref, un choeur unanime de lamentations. Le prince étant arrivé au mois d'août, tous redoutaient l'hiver, qui isolerait le château dans les neiges. Il n'y avait aucune distraction dans le village, fait d'une vingtaine de maisons en bois. Le château ne disposait même pas d'un théâtre.
Messer Filippo Torrigiani, le plus fin des compagnons du prince, me communiqua une réflexion que je consigne ici pour les historiens futurs. On comprendra tout de suite pourquoi je ne pus en faire part au grand-duc ni discuter avec lui de cette lettre. Le prince de Saxe, qui s'était distingué pendant les campagnes du prince Eugène, avait donné à sa fille certains des trophées conquis sur les Infidèles. Messer Torrigiani remarqua que les rares objets de prix dans le sépulcre du château provenaient de ce butin : tapis de damas tissé de fils d'argent, sabres à poignée incrustée de pierreries, turbans de soie ou lanternes d'albâtre, "qui sont aux quinquets autrichiens ce qu'une Vierge épanouie de Raphaël est à un échalas de Giotto".
D'où ses perplexités. La Chrétienté, disait-il, a combattu contre les Turcs, et Florence contribué de son mieux à l'ffort militaire. Nous pensions défendre une civilisation supérieure contre une civilisation inférieure.
Ici, non loin des champs de bataille, au coeur de cet Empire des Habsbourg qui avait proclamé la nécessité de sauvegarder l'Occident contre l'invasion des Barbares, on pouvait se demander quelle partie du mond primait sur l'autre.
Pour messer Torrigiani, plus que le doute était permis. Il n'avait qu'à comparer le misérable équipement local au splendide butin rapporté des victoire de Presbourg et d'Esztergom, pour comprendre la vérité sur la croisade antimusulmane : non pas ce que Vienne voulait nous faire croire, mais un combat désespéré de montagnards contre un peuple de seigneurs, une guerre d'arrière-garde pour sauver des valeurs périmées, le bois de sapin contre le bois de cèdre, le coutil contre le satin, la hache du bûcheron contre le yatagan du janissaire.
"Je ne dis pas, ajoutait prudemment la lettre, au cas où elle serait tombée sous les yeux du grand-duc, qu'il faille déplorer la défaite de l'Islam, mais on ne peut s'empêcher de penser que, si le succès de nos armes a permis le triomphe de la vraie religion, sous le rapport de la civilisation le refoulement des Turcs nousa rejetés plusieurs siècles en arrière."
Gian Gastone, je le sus tout de suite, fut subjugué par l'empire des sultans. Désavouant sans réserves le credo qu'on lui avait inculqué, il donna son coeur et ses sens aux chatoyants Infidèles. Une de ses première mesures, quand il fut monté sur le trône, on s'en souvient d'après le scandale qu'elle causa, fut le retirer la Toscane de la coalition des Etats engagés à maintenir un cordon de surveillance autour de la Porte ottomane. Son séjour en Bohême, son expérience du monde rudimentaire des Autrichiens établirent sa conviction que l'Europe, l'Europe de la Renaissance, défendait sous le grave nom d'humanisme des notions chétives, des sentiments étriqués, un patrimoine obsolète. A Reichstadt, aux portes de l'Est, sa nature sensuelle subodora tout ce que l'Occident aurait gagné à se laisser imprégner par les baumes de l'Asie. Et lorsque, revenu parmi eux, il choqué si fort les Florentins, en déclarant leur ville aussi raide, revêche et antipathique qu'un campement de soldats, avec son quadrillage de rues étroites et les stricts bossages de ses façades, il pensait encore aux charmes levantins.

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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 3 EmptyMar 14 Mar - 13:23

Deux siècles et demi plus tôt, Florence avait perdu une occasion magnifique de succomber à l'Orient, lorsque Jean VIII Paléologue, empereur de Byzance, s'était présenté à la tête d'une nombreuse ambassade. Il venait offrir l'alliance entre les deux continents. Des dignitaires aux costumes chamarrés et aux coiffures d'un raffinement inconnu accompagnaient l'empereur dont les atours éclipsaient tout ce qu'on avait jamais vu en Europe. Tant de luxe, tant d'élégance émerveillèrent les uns mais irritèrent le plus grand nombre, qui découvrit avec aigreur les avantages du croissant sur la croix. Sans écouter l'empereur, on l'avait éconduit.
Le destin de Florence n'eût-il pas changé, si la ville avait conclu un pacte avec ce monarque et développé ses échanges avec Constantinople ? Gian Gastone ne cessait de regretter que cette visite n'eût porté aucun fruit politique. Elle n'avait profité qu'aux peintres. Piero della Francesca avait coiffé ses soldats de mitres empruntées à l'escorte du souverain. Antonop Pisanello renouvelé l'art de la médaille en gravant le profil de Jean Paléologue. Enfin Benozzo Gozzoli, pour donner plus d'éclat dans la chapelle du palais Médicis à la cavalcade des rois mages, s'était inspiré du cortège byzantin.
On sait que Gian Gastone, de moins en moins enclin dans les dernières années de sa vie à sortir de son palais, montrait avec parcimonie que les peintres et la peinture l'intéressaient encore. Gozzoli fut du petit nombre qu'il ne honnissait pas. Le palais de ses aïeux devenu palais Riccardi reçut plus d'une fois sa visite. Il se faisait porter dans sa chaise jusqu'au premier étage et déposer dans le minuscule oratoire étincelant de couleurs comme un coffret de pierreries. Le peintre ayant donné aux rois mages les traits de trois des premier Médicis - Cosimo l'Ancien, son fils Pierre le Goutteux et le fils de Pierre, Laurent le Magnifique -, Gian Gastone repenti s'acquittait-il d'un tardif devoir de piété ? Je n'en crois rien.
Loin d'apporter sa dévotion aux gloires de sa famille, le vieux souverain ne cherchait qu'à raviver, devant ces turbans, ces diadèmes, ces mitres, ces brocarts, son désir d'Orient, sa nostalgie d'un monde que les quelques dépouilles envoyées par le prince de Saxe à sa fille avaient ouvert à son imagination voluptueuse.


Des bâtiments qui entouraient le château, un seul avait belle allure, au point de surclasser le château lui-même : les écuries, construites sans regarder à la dépense et entretenues sur un grand pied. Anna Maria Francesca ne s'intéressait qu'aux chevaux, passion commune aux habitants de l'Europe centrale, mais qui avait pris chez elle une intensité effrayante. Bien que nos correspondants n'en dissent pas plus, il était facile de comprendre, derrière leurs réticences, que la princesse non seulement passait ses journées auprès de ses étalons et de ses juments, mais qu'elle ramenait avec elle au château, jusqu'à la table des repas et dans le lit conjugal, une odeur de litière et de crottin. Il se confirma qu'elle était encore plus grosse que forte, d'une carrure hommasse, d'une humeur revêche, et l'on ne put nous cacher que l'ornement pileux de sa lèvre, loin d'être une invention de la calomnie, possédait une consistance méritant mieux que cette périphrase. Disgrâce supplémentaire pour le prince, un tempérament de feu bouillait dans ses veines, quoiqu'à l'époux surmené tardât à se présenter la récompense.
Affligé de cette créature qui tenait en partie de la virago et en partie de la souillon, il n'était pas étonnant qu'il se rendît quelquefois à Prague, pour soulager un peu l'accablement de vivre dans la compagnie d'une chevaline moitié. Ici, les témoignages diffèrent sensiblement, selon qu'ils émanent de ceux qui se laissaient abattre par l'exil, ou du petit nombre qui avait trouvé un remède. Sans doute les seconds participaient-ils aux expéditions de Gian Gastone dans la capitale, laissant les premiers se morfondre dans la vallée aux sapins. Pourquoi le prince n'écrivait-il jamais lui-même ? Parce qu'il était trop déprimé pour s'asseoir à une table, affirmaient les uns (les excursionnistes de Prague), alors que les autres (les sédentaires du château) suggéraient des occupations mystérieuses, sans toutefois préciser leur pensée ni trahir le respect dû au fils de l'Altesse Sérénissime.
Sur la vie à Prague, sur ce qui se passait dans certain quartier de la capitale bohémienne, nous étions abondamment renseignés, sans que la figure du prince fût liée à ces évocations. Il semblait que nos correspondants ne nous donnaient tant de détails que pour satisfaire à notre curiosité touristique. Tout était si différent à Florence et à Prague ! D'abord, l'architecture : ici, droite, carrée, nue, là-bas, souple sinueuse, gonflée, soufflée comme un gâteau d'anniversaire. La pierre n'était pas traitée comme un matériau dur, comme quelque chose de résistant et d'hostile, mais comme de l'écume, comme de la mousse, comme de la crème fouettée. Une église d'Alberti ou de Brunelleschi, révèle d'emblée sa structure, et, par l'emboîtement de ses cercles et de ses carrés, apporte à l'esprit la même satisfaction qu'une épure géométrique. On pouvait, au contraire, rester une heure à l'intérieur de Saint-Nicolas, sans réussir à comprendre comment s'agencent toutes ces voûtes aux ondulations capricieuses, ni quel appui soutient ces giclées de spirales, ces tourbillons d'obliques. La principale église de Prague ressemble à une gigantesque pièce montée : fouillis de courbes, de festons, de volutes à donner le vertige. On en ressort étourdi, ravi, euphorisé, comme d'une bombance de forêt-noire.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 3 EmptyMar 14 Mar - 18:42

A propos de pâtisserie, on nous signalait en passant que certaines variétés de gâteaux tranchaient sur la morosité gastronomique des mirotons et des potées.
Après la victoire de la Montagne Blanche, au début du siècle, remportée pa les armées catholiques des Habsbourg sur la Bohême hussite, les Pères jésuites n'avaient négligé aucun moyen pour assurer la reconquête religieuse. En même temps que des architectures pour construire ces églises appétissantes et des sculpteurs pour les peupler d'anges cajoleurs, de putti câlins, de saintes en pâmoison, ils amenèrent de Vienne les meilleurs ouvriers de Demel, le fournisseur de la Hofburg en gâteaux. Le culte fallacieux de l'austérité enseigné par les prophètes de la Réforme succomba sous les éruptions de caramel et les cataractes de chocolat.
Je souriais en pensant que Gian Gastone profitait de cette pieuse justification pour se livrer sans frein à son démon de la gourmandise. Il pouvait se dire que les pavés de seigle au pavot, confectionnés dans les rudimentaires cuisines de Reischtadt, sentaient leur hérésie à plein nez. Jean Hus avait dû en inventer lui-même la recette, traduction en sucre de la rigidité protestante !
Autre avantage pour le prince : ressaisir un peu d'autorité sur Damiano, remettre à sa place le mitron, en lui ordonnant de s'initier aux secrets du Kronprinz, de la Sachertorte et autres spécialités viennoises, selon l'éventail de ses compétences et les devoirs de sa profession.


Comme Florence, un fleuve divise Prague en deux parties inégales. La Mala Strana ("Petit Côté") correspond à notre Oltrarno, sauf que ce n'est pas, comme chez nous, le quartier populaire, mais une concentration de résidences patriciennes comme on n'en a pas l'idée en Italie, même à Rome. Le long des rues qui escaladent la colline, les palais aristocratiques se suivent sans interruption. Aucune boutique ne rompt leur alignement, aucun cabaret ou café. Il serait naïf toutefois, ajoutaient nos correspondants - et nous devinions qu'ils allaient aborder le compte rendu promis de moeurs vraiment "exotiques" -, d'admirer sans réserve une disposition de l'habitat qui isole la haute société du reste de la population. Certes, pour celui qui ne fait que flâner dans ce quartier, la promenade offre une suite de points de vue incomparables. Portails, balcons, jardins s'épanouissent avec la poétique fantaisie que favorisent les dénivellations du terrain. Cependant, tant de plais se succèdent et chacun d'une taille si imposante, que leur entretien nécessite un nombre considérable de serviteurs et de laquais, gens de basse extraction, qui ne disposant d'aucun local public, estaminet, buvette à proximité de leur travail, partent à l'aventure dès que la nuit est tombée.
Nous pensions peut-être qu'ils n'avaient qu'à traverser le pont et gagner l'autre partie de la ville, abondamment fournie, parmi les autres commerces, en débits de boissons ? C'était ne pas connaître la nature de ce pont et les légendes qui s'y rattachent. Le Ponte Vecchio, très court, offre en outre l'avantage d'être construit de maisons qui escortent et rassurent le piéton pendant son bref passage. La Vltava est un fleuve large, puissant, à la réputation maléfique, dont les flots se brisent sur les piles dans des remous qu'évoquent les trois premières consonnes de son nom, si difficiles à prononcer tant elles se pressent l'une contre l'autre. Le pont Charles ne se parcourt pas en moins de cinq bonnes minutes ; cinq minutes qui paraissent dix fois plus longues dans l'obscurité nocturne et le fracas du courant. Trois de ses arches, du côté de la Mala Strana, enjambent la berge et aboutissent non loin de la place Saint-Nicolas, comme s'il avait hâte de se retrouver en terrain bâti, loin de la rive écumeuse et de la béance perfide.

Des statues en pierre noire, réparties à intervalles réguliers sur les deux parapets, étirent comme des fantômes leurs silhouettes dans le brouillard. Saint Népomucène, protecteur de la ville, occupe la position médiane, à égale distance des deux rives, à pic au-dessus de l'abîme. Etrange protection, à vrai dire, que celle de ce chanoine qui, ayant déplu à l'empereur Venceslas, fut précipité dans le fleuve, de l'endroit exact où l'on a dressé sa statue ! Les domestiques, couards par nature, avaient donc renoncé à chercher des distraction au-delà de la Vltava. Contre les périls de la traversée, que vaut l'intercession d'un homme qu'on a jeté comme un paquet dans les tourbillons ?
La partie de la berge qui rampe sous les trois arches consiste en un terrain sablonneux, humide, impropre à l'habitation. C'est là, dans ce marécage dénommé Kampa, planté seulement de quelques arbres mélancoliques, qu'ils avaient décidé de monter des baraquements provisoires et de les approvisionner de toutes sortes de bières, blondes, brunes, rosées, verdâtres, rouges, à la menthe, à la fraise, à la cerise, à trois, à cinq, à huit degrés d'alcool. Il leur suffisait de descendre la pente pour l'oublier, au fond des chopes, le service et les humiliations de la journée, et dépouiller, en même temps que leur livrée, les bonnes manières exigées par les nobles. Ils recouvraient instantanément leur âme de laquais, les libations à la bière dégénéraient souvent en orgies, et il n'était pas rare qu'une rixe éclatât, suivie du bruit d'un corps balancé dans le fleuve.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 3 EmptyMar 14 Mar - 19:38

Messer Filippo Torrigiani ajoutait que les usuriers juifs, nombreux à Prague où ils détiennent le monopole du commerce de l'argent, avaient ouvert des succursales à Kampa, malgré le désagrément d'installer leurs trafics dans des guérites moisies, et le risque de périr par traîtrise. Les prêts leur rapportaient si gros, qu'ils passaient au-dessus de ces inconvénients. Avec la boisson, le jeu excitait la passion dans la basse classe de Prague, bien qu'il fût interdit par la loi et sévèrement réprimé. Des tripots clandestins, tenus la plupart par des juifs, alternaient avec les cabarets.
Tripots et cabarets, ces cerniers mois, s'étaient multipliés comme par miracle, en même temps que les étrangers, dont le nombre augmentait sans cesse depuis la fin des hostilités contre les Turcs : des jouvenceaux surtout, étant donné la longueur et la fatigue du voyage, des garçons de vingt ou vingt-cinq ans, arrivés à pied ou à cheval, de France, d'Allemagne, d'Italie, à présent qu'on ne craignait plus d'être enrôlé de force dans les armées de Léopold Ier. Le goût de visiter une des plus belles villes d'Europe, le bonheur d'aborder au-delà du champ d'action de l'épidémie expliquaient cet afflux. En fait de sergents recruteurs, ceuix qui opéraient loin en arrière des champs de bataille danubiens continuaient leur sinistre besogne. On arrivait à Prague sans inquiétude sanitaire comme sans peur de l'uniforme.
Les plus hardis de ces étrangers (et qui n'est pas hardi à cet âge, où la barbe pousse à peine au menton ?) profitaient de leur séjour pour explorer les rives de Kampa dès la tombée de la nuit, en spectateurs ou en acteurs. Ce rassemblement de silhouettes louches, de figures équivoques en quête de plaisirs illicites, dans ce décor apparemment lugubre mais riche de surprises excitantes, eût dégourdi le plus niais.


Les étudiants aussi, autrichiens, allemands, hongrois, polonais, délivrés de la hantise de l'enrôlement, avaient repris le chemin de l'université. Eloignés de leur famille et se retrouvant à court de subsides, ils venaient se mêler aux valets, aux palefreniers, aux prêteurs sur gages, aux diverses espèces de rôdeurs et d'aventuriers.
Quelques jeunes seigneurs du lieu, attirés par la nouveauté ou dévoyés par le vice, se joignaient à cette tourbe.
Et Gian Gastone ? Nos correspondants ne niaient pas qu'il se rendit souvent à Prague, mais s'abstenaient de nous dire où. Pensaient-ils nous abuser en répétant avec insistance que la clientèle de Kampa n'était constituée que de la lie ? Je me disais non sans angoisse qu'il avait découvert dans la capitale bohémienne ce qui n'existait pas à Florence : des bas-fonds, et qu'il s'enfonçait avec délectation dans ce labyrinthe décrépit, aux charmes et aux poisons de ghetto. Je pris garde de ne pas communiquer mes soupçons à Cosimo III, quoique les allusions échappées à messer Torrigiani fussent de plus en plus claires, comme s'il avait voulu, en ami dévoué du prince, me tenir au courant de la déchéance se son maître, sans attirer sur Gian Gastone les foudres du grand-duc. Quand j'eus appris que mon élève restait parfois une nuit à Prague, sans rentrer au château, la preuve me parut certaine. Quelles habitudes avait-il contractées, assez puissantes pour lui faire braver, en découchant, une épouse aussi possessive maîtresse que rebutante compagne ?
De Damiano, bien entendu, aucune mention dans les lettres, où pourtant il apparaissait, à à qui savait lire entre les lignes, sous la forme inattendue de certaines des sculptures décorant Prague. Nègres au nez épaté du pont Charles, esclaves enrubannés posés au coin des terrasses, Turcs dans les chaînes, Maures supportant de leurs bras vigoureux les balcons, le type ultramarin semblait répandu outre mesure dans la statuaire, soit que ce fût la vérité, soit plutôt, comme je tendais à le croire, qu'on voulût nous signaler par ce message codé l'omniprésence du métis dans la vie du prince. La prolifération des atlantes stupéfiait nos correspondants. Torse nu, d'une sensualité païenne, ils servaient moins d'enseignes au portail des palais que de réclames, nous disait-on à mots couverts, pour la peau brune, la bouche épaisse, la musculature d'athlète, les cheveux crépus. "Triomphe de l'Afrique", opina messer Torrigiani, phrase trop peu sibylline pour laisser place au doute.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 3 EmptyMar 14 Mar - 19:43

Je mets une parenthèse concernant Zumbo, que suis allée chercher dans le moteur de recherche.

Gaetano Giulio Zumbo, modeleur en cire italien. Il naquit, en 1656, à Syracuse, en Sicile, d'une famille noble, mais peu favorisée par la fortune.


Doué d'un génie étonnant pour les arts, Gaetano Zumbo les cultiva dès son enfance et apprit, sans le secours d'aucun maître, les principes de la sculpture. La vue des monuments de l'Italie acheva de développer ses dispositions et il les perfectionna par l'étude de l'anatomie, dont il suivit des cours à Rome et à Bologne. N'ayant point appris à manier le ciseau, il employait pour ses compositions une cire colorée qu'il préparait lui-même, et dont il avait seul le secret.

Ses premiers ouvrages le firent promptement connaître, et il fut appelé à Florence par le grand-duc de Toscane, qui lui assigna un traitement considérable. Parmi les ouvrages qu'il exécuta pour ce prince, le plus fameux est celui que les Italiens nomment la Corrusione (la Putréfaction). Il est composé de cinq figures en cire colorée, qui représentent un moribond, un corps mort, un corps qui commence à se corrompre, un autre à demi corrompu, et enfin un cadavre plein de pourriture et rongé de vers. Ce travail fut jugé digne d'être placé dans la galerie de Florence, si riche en chefs-d'œuvre de tous les genres ; on l'a transporté depuis au cabinet d'histoire naturelle. Malgré la bienveillance dont l'honorait le grand-duc, Zumbo ne put lui faire le sacrifice de sa liberté. Ce prince lui dit en recevant ses adieux : « Vous pourrez trouver un protecteur plus puissant que moi, mais vous n'en trouverez pas un qui sache mieux vous apprécier. » Rien ne put le retenir. Il se rendit à Gênes ; et, en l'espace de quatre à cinq ans, il y fit deux grandes compositions regardées comme des chefs-d'œuvre : la Nativité de Jésus-Christ et la Descente de croix.


Une tête anatomique.
S'étant associé Guillaume Desnoues, chirurgien français, il exécuta diverses pièces anatomiques, entre autres le corps d'une femme morte en couches avec son enfant, d'une vérité si frappante que les spectateurs croyaient voir la nature même. Des discussions d'intérêt brouillèrent les deux associés, et Zumbo vint en France, apportant ses principaux ouvrages. Après s'être arrêté quelque temps à Marseille, il se rendit à Paris, où sa réputation l'avait précédé. En 1701, il présenta à l'Académie des sciences une tête en cire, préparée pour une démonstration anatomique. On y distinguait les moindres détails, les veines, les artères, les nerfs, les glandes, les muscles avec leur couleur naturelle (Hist. de l'Académie, 1701, p. 57). Elle fut achetée par Louis XIV, qui en fit présent à Maréchal, son premier chirurgien.

Zumbo mourut au mois d'octobre de la même année, emportant l'admirable secret dont il se servait pour colorer la cire ; mais il a été retrouvé depuis. Ses deux belles compositions représentant la Nativité et la Descente de croix furent acquises, après sa mort, par Le Hay. On les voyait, en 1755, dans le cabinet de Boivin, et Caylus en parle avec les plus grands éloges (Mémoires de l'Académie des inscriptions, t. 28, p. 55). La Description qu'en avait faite de Piles, insérée dans le Journal des savants, année 1707, Supplém., p. 450, a été réimprimée dans son Cours de peinture par principes.

Après sa rupture avec Zumbo, Desnoues était venu à Bologne, où il avait obtenu une chaire d'anatomie et de chirurgie. Instruit de l'accueil que l'artiste sicilien venait de recevoir à Paris, il écrivit une Lettre  dans laquelle il revendiqua la gloire d'avoir découvert le secret de préparer en cire colorée les objets d'anatomie, annonçant qu'il allait se rendre en France pour démasquer l'imposteur (voir Mémoires de Trévoux, juillet 17073 ). Mais un anonyme justifia Zumbo du reproche de plagiat et prouva que c'était Desnoues qui s'était approprié le secret de l'artiste sicilien (voir Mémoires de Trévoux, août, même année). Desnoues n'ayant point repoussé cette accusation, on doit en conclure qu'il la trouva trop bien fondée pour espérer de la détruire.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 3 EmptyMer 15 Mar - 19:47

Mère et fils

A l'improviste, un an après le départ de Gian Gastone, nous reçûmes une lettre de la princesse.
"Annonce-t-elle qu'elle est enceinte ? me demanda impatient, le grand-duc.
- Le prince s'est enfuit.
- Enfui ? Je lui avais donné l'ordre de ne pas s'éloigner de son épouse sans mon consentement écrit.
- Il a disparu. Elle pense qu'il est allé voir sa soeur à Düsseldorf."
Le grand-duc mit ses espions en chasse. Ils informèrent que Sa Seigneurie avait passé par Düsseldorf puis continué jusqu'à Blois et Paris.
A Bois, Gian Gastone visita le château, tombé en déshérence et inoccupé, que sa famille avait jonché de souvenir. Il traversa les appartements de Catherine de Médicis, le cabinet creusé d'armoires secrètes où elle cachait ses poisons, le salon où elle signa le contrat de mariage entre sa petite-fille Christine de Lorraine et le jeune Ferdinand, grand-duc héréditaire de Toscane et futur Ferdinand Ier, le couloir où les compagnons d'Henri III assassinèrent le duc de Guise, la chambre où treize jours après elle mourut, épouvantée par le crime de son fils.
Une parente beaucoup plus proche se rappela à Gian Gastone : Marie de Médicis, son arrière-grand-mère maternelle, enfermée à Blois sur l'ordre de Louis XIII.
Enfin but principal de sa visite, il chercha les traces de Gaston d'Orléans, son grand-père, seigneur du château pendant vingt-cinq ans. C'est la seule période de sa vie, à ma connaissance, où mon élève s'intéressa à ses origines françaises. Heureux de penser qu'il avait des racines dans un sol moins instable que le périclitant fief paternel, il s'apprêtait à révérer cet aïeul mort onze ans avant sa propre naissance.
Exilé à Blois par son frère Louis XIII, Gaston avait demandé au jeune Mansart d'ajouter à l'ancien château de Louis XII et de François Ier une aile moderne. "Bel et harmonieux édifice, mieux proportionné que notre caserne Pitti. Un portique arrondi à colonnes agrémente la façade régulière. Alliance de la force et de la grâce. Je fus étonné que ces colonnes ne fussent pas toutes cannelées, certaines étant demeurées lisses, ou cannelées à moitié. Quelle ne fut pas stupeur lorsque, ayant franchi la porte, je m'aperçus que l'intérieur était vide.
Vide, Pinuccio, tu m'entends ? Ni plafond, ni étages, ni escalier d'aucune sorte. A part les murs et le toit, rien.
"Au-dessus de la cage prévue pour l'escalier, à une très grande hauteur, par une ouverture à encorbellement, je vis une coupole magnifique, sculptée, de mascarons et de trophées, certains à peine dégrossis, d'autres manquants. Une fantaisie aussi creuse et absurde que la tête fêlée de mon grand-père. Croyant succéder à Louis XIII parce que celui-ci n'avait pas d'héritier, il s'était commandé une résidence digne d'un roi, qu'il abandonna quand sa belle-soeur, enfin grosse, accoucha d'un garçon après vingt-trois ans de mariage. Pas d'étages, pas d'escaliers ! répéta-t-il. Seul le gros oeuvre de Mansart est achevé. Une somptuosité pour rien, une pure illusion ! Le rêve d'une outre venteuse.

A ce jugement trop dur, je mesure la gravité du mécompte. Ce non finito splendide, cette coupole posée sur une structure vide, ces bas-reliefs placés trop haut pour causer du plaisir, ce luxe inutile, ce fiasco théâtral d'une chimère laissèrent une impression profonde sur le petit-fils de Gaston.
A Blois, dans ce château orné par Louis XII du porc-épic, symbole de pugnacité, et par François Ier de la salamandre, emblème de résistance, dans cette forteresse de la tradition et des vertus françaises, il découvrit que son grand-père n s'était signalé que par un simulacre d'édifice et n'avait brillé que par sa vanité. Amère déconvenue, au moment où il aurait eu besoin pour affronter sa mère, de s'appuyer sur un terrain plus solide. Mortifié, désemparé, il prit la route de Paris.

Ainsi que les espions l'avaient souligné, il voyageait dans une calèche ordinaire, sous le nom de marquis de Sienne. Le grand-duc m'apostropha, feignant l'indignation à cause de cette dérogeance.
"En petit équipage, tu entends, messire ? Il va se présenter en petit équipage à la cour du Roi-Soleil et faire rire de notre illustre maison.
- Son Altesse Sérénissime ne me dit pas le fond de sa pensée.
- Tu aas raison. Serait-il parti avec le faste convenable, il ne m'en aurait pas moins désobéi.
- Ce n'est pas encore cela.
- Eloigné de sa femme, il diminue encore les chances de survie pour notre maison.
- J'ose soutenir à Son Altesse Sérénissime qu'elle n'aurait pas brisé cette inoffensive badine sans un sujet de préoccupation plus douloureux. Je crois que pour le soulagement de son âme Elle doit se confier à son médecin."
Le grand-duc marchait delong en large dans la pièce. Je ne l'avais jamais vu en pareil désarroi. Il s'arrêta près de la fenêtre, puis, se retournant soudain :
"Eh bien ! parle toi-même, puisque tu es sorcier.
- Il ne servirait à rien que Son Altesse Sérénissime cherchât à se cacher la vérité. C'est un moment difficile à traverser pour son Altesse Sérénissime, mais il vaut mieux parler de la chose tranquillement avec son médecin que de laisser la gangrène se mettre dans la plaie.
- Laisse de côté l'Altesse Sérénissime. C'est l'homme, aujourd'hui, qui est blessé. L'homme. Bafoué et outragé.
- Blessé, peut-être. Bafoué et outragé, en aucun cas.
- Explique-toi.
- Votre fils n'est pas allé à Paris par curiosité de Versailles.
- Continue.
- Il s'est enfui pour rencontrer la grande-duchesse Marguerite-Louise."
Cosimo III laissa échapper un gémissement.
"Et tu prétends que ce n'est pas me bafouer et m'outrager que de profiter de la première occasion pour rendre visite à mon ennemie, la source de ous nos maux, la honte de notre Maison, l'opprobre de notre famille, la calamité de notre nom ?
- C'est sa mère, Altesse.
- En ce moment, peut-être, ils se racontent des horreurs sur mon dos. Chacun se plaint de son mariage.
Ils me rendent responsable de leurs malheurs. Elle m'accuse de n'avoir jamais réévalué la rente de quatre-vingt mille écus qu'elle m'a soutirée pour aller vivre à Paris. Il m'accuse de profiter de la dot de sa femme pour lui supprimer sa pension, alors que c'est lui-même qui m'a suggéré ce compromis, pour le soulagement des finances de l'Etat."
A la fois amusé et fâché de cette constance dans la mesquinerie, au moment où il devait affronter une situation si imprévue :
"Altesse, dis-je, permettez-moi de vous faire remarquer, avec toute la révérence que je vous dois, que vous vous crispez sur des détails.
- Des détails ! Traîner dans la boue, l'une son mari, l'autre son père, dénigrer la générosité dont j'ai constamment usé à leur égard...
- D'abord, qui vous dit qu'ils parlent d'argent ? Songez qu'il y a vingt-trois ans qu'ils ne se sont pas vus ! Vingt-trois ans que ce fils n'a pas embrassé sa mère, vingt-trois ans que cette mère n'a pas serré ce fils contre son coeur ! Silencieux l'un devant l'autre, suffoqués par le trop-plein de leur émotion, ils ne trouvent aucun mot au début. L'enfant avait quatre ans lorsque sa mère est partie. Quatre ans ! Il ne se souvient peut-être plus de son visage, alle a du mal à reconnaître celui qui est devenu un gran et beau jeune homme. Ils se regardent, ils se prennent les mains, ils réapprennent à se connaître, elle hésite à toucher cette joue, il se jette enfin dans ses bras, elle donne libre cours à ses larmes...
- Elle ne faisait pas tant de sentiment lorsqu'elle a abandonné ses enfants !
- Une femme qui a sa vie derrière elle ne se laisse plus égarer par de faux-semblants. L'amour maternel reprend alors le dessus.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 3 EmptyJeu 16 Mar - 18:49

- Et mon fils devrait se contenter de ce plat réchauffé ?
- L'amour d'un fils brûle de sa propre flamme, sans réclamer de contrepartie.
- Tu me contes des chansons. Giova Gastone n'a jamais, jamais en vingt-trois ans, entends-tu ? parlé une seule fois de sa mère, en bien ou en mal, ni demandé à lui écrire.
- Et vous en concluez qu'elle avait cessé d'exister pour lui ?
- Je ne vois pas ce que l' bon sens pourrait conclure d'autre.
- Altesse, vous avez trop de fois prouvé en quelle estime vous tenez la médecine et les médecins, pour que la Faculté, par ma bouche, ne vous oppose un démenti respectueux. La médecine est aussi la science de l'âme, et l'âme, à l'instar du corps, livre difficilement ses secrets.
Que Gian Gastone n'ait pas mentionné la grande-duchesse une fois en vingt-trois ans est le symptôme d'une infection morale aussi pernicieuse qu'un poison.
Nous appelons refoulement ce mutisme obstiné d'un fils sur sa mère, et le refoulement est un germe toxique. Les excès du prince, sa conduite souvent bizarre... Il est contre la nature des choses qu'un enfant grandisse et devienne adolescent, puis que cet adolescent se transforme en homme, sans avoir le droit...
- Le droit ? Giovan Gastone était libre de me parler de sa mère, s'il l'avait voulu, libre de lui écrire, s'il n'avait condamné lui-même et chassé de son esprit cette... Ah ! ne m'oblige pas à qualifier celle qui porte toujours mon nom !
- Vous lui aviez interdit de s'intéresser à la grande-duchesse.
- Interdit ?
- En vous interdisant à vous-même de lui en parler.
En ne lui donnant jamais de ses nouvelles. En enlevant ses portraits de vos galeries. Il sentait qu'il touchait là un sujet défendu.
- Il ferait beau voir que tu me reproches d'avoir essayé de sauver cet enfant d'une mère vicieuse !
- Vicieuse ou vertueuse, c'était sa mère, Altesse !
- A t'entendre, on croirait que ce n'est pas moi, son père, qui ai supporté tout le poids et le souci de son éducation ! Ne devais-je pas le mettre à l'abri des influences nocives ? Le protéger du mauvais exemple ?
Fallait-il lui mettre sous les yeux le spectacle exécrable de l'inconduite maternelle ?
- Le parent manquant compte toujours plus que le parent présent. L'enfant juge celui qu'il a tous les jours devant lui.De celui que lui cache l'absence, lointain dans l'espace, intact dans le temps, il fait un mythe splendide.
- Dois-je dévorer impuissant cet affront ?
- Altesse, il n'y a pas d'affront dans les retrouvailles légitimes d'un fils et d'une mère après vingt-trois ans de séparation. Ne vous laissez pas obnubiler par un dépit de surface. Vidons l'abcès, si vous le voulez bien. Ni la colère causée par la désobéissance de Gian Gastone, ni l'irritation de retrouver sur votre chemin celle que vous pensiez avoir radiée de votre vie, ne vous auraient blessé autant. Ces sentiments annexes vous cachent le sentiment principal, écartez-les, ils vous empêcheraient de guérir. Descendez au fond de vous-même, et vous conviendrez que le principal n'est pas dans ces réflexes de susceptibilité. Vous êtes ulcéré, Altesse, parce que vous découvrez, pour la première fois de votre vie, un pouvoir supérieur à votre autorité de grand-duc. La fugue de Gian Gastone à Paris vous révèle qu'il est impossible d'abolir le passé. La volonté du chef de l'illustre maison des Médicis est impuissante contre un chagrin d'enfant remonté soudain dans un coeur d'homme. Pendant vingt-trois ans vous avez cru qu'en gouvernant l'Etat vous commandiez aussi à la nature humaine.
- Que me reste-t-il à faire, selon toi ?
- Rien, Altesse, attendre. Attendre que le fleuve arrêté par un barrage artificiel ait repris son cours. Ce qui est dans la nature des choses ne saurait vous porter ombrage. Persuadez-vous qu'il eût été contraire à toute raison que Gian Gastone n'e^t pas nourri de mille rêveries secrètes le culte de sa mère, ni ressenti soudain comme une impulsion irrésistible, le besoin de la revoir.
Vous vous apercevrez qu'il n'y a même pas lieu d'être blessé, quand on a la chance d'avoir pour fils un garçon assez courageux pour désobéir à un ordre factice."

Sans doute avais-je passé la mesure, car le grand-duc, jusqu'à présent replié sur lui-même, en position de défense, releva la tête et gagna son bureau où il rédigea trois lignes comminatoires, à en juger par le crissement de la plume et l'énergie du paraphe. Il sonna et remit le billet à un huissier.
"J'ordonne au marquis Carlo Rinuccini d'abréger sa mission auprès de Louis XIV et de raccompagner immédiatement mon sujet rebelle à Reischstadt.
- Le marquis Rinuccini est le plus avisé de vos diplomates, dis-je en m'inclinant.
- Il restera aussi longtemps qu'il faut à Reischstadt pour veiller sur l'ingrat et m'adresser des rapports."

Le grand-duc me regarda avec défi. Sans rien dire, je m'inclinait à nouveau. Avocat de la "nature des choses", j'étais en mesure de comprendre qu'il eût besoin, par un acte d'autorité, de se rétablir dans l'estime de soi-même, après les couleuvres qui'l avait dû avaler. Cet ordre de raccompagner le jeune homme ne pouvait nuire à Gian Gastone. N'eût-il rencontré qu'une seule fois sa mère, il repartait apaisé.
Il resta quinze jours à Paris, avant d'être reconduit auprès de sa femme.

Comme j'aurais voulu avoir offert au grand-duc une description véridique de ce qui s'était passé entre le fils et la mère ! Je n'étais pas sûr du tout que leurs retrouvailles eussent donné lieu à ce pathos sentimental, à ces effusions dans le goût italien. En imaginant cette scène mélodramatique, je m'étais peut-être trompé autant que Cosimo III en leur prêtant de sordides rancoeurs financières. Une troisième hypothèse - je ne me la formulais qu'avec un serrement de coeur et une angoisse inexprimable - pouvait être la bonne : à savoir que le prince n'était pas venu à Paris mû par le désir de revoir, embrasser, étreindre sa mère, mais avec l'intention pernicieuse de l'épier, de vérifier les rumeurs qui circulaient sur la recluse de Montmartre.
Aujourd'hui, à la lumière des événements ultérieurs, je me représente le séjour de Gian Gastone à Paris tel qu'il fut être en réalité. Il était accouru à un moment critique de sa vie.Depuis un an, à Prague, où ni son père ni moi ni personne ne le tenait plus à l'oeil, il avait commis tant d'excès qu'il s'était dit : ou j'avance dans la voie que je me suis fixée, sans prévoir les conséquences de mon choix,mais résolut à la suivre jusqu'au bout, ou je décide de m'arrêter à temps. Son miroir, chaque matin, suffisait à lui découvrir que l'alcool, la ribauderie, le stupre laissent des stigmates indélébiles. Il s'éloigna donc de Kampa, renonça à l'excitation des rencontres dans la brume et gagna Düsseldorf pour prendre conseil de sa soeur. Anna Maria, restée en relations épistolaires avec la grande-duchesse, lui parla de leur mère. En l'écoutant, il comprit que le signe qu'il attendait pour suivre, comme Hercule à la croisée des chemins, le Bien ou le Mal, il ne le trouverait qu'à Montmartre, dans le couvent où Marguerite-Louise résidait.
Le voici donc, incognito, à Paris, sous un faux nom, pour être plus libre dans son enquête. Il s'installe à la barrière de Clichy, dans une hôtellerie de deuxième ordre. Au lieu de frapper tout de suite à la porte du couvent, il s'informe auprès du voisinage. Quelle est la réputation du saint lieu ? Cette question provoque des sourires. On lui laisse entendre que depuis longtemps la sainteté a déserté le monastère. Dieu même l'aura abandonné ! Depuis combien de temps ? Oh ! la mémoire se perd dans le nombre des années. Tout a commencé avec l'arrivée d'une grande dame à qui la réclusion allait aussi bien qu'un civet de chevreuil à un stylite du désert.
De ce peu de mots le jeune homme se sent blessé. Il espère encore, il vaut croire qu'on a calomnié sa mère auprès du grand-duc, et que les espions de Cosimo III paient les habitants du quartier pour se faire débiter des ragots qu'ils transmettent à Florence. S'il est venu du fond de la Bohême jusqu'ici, s'il a entrepris cet interminable voyage, c'est poussé par le besoin de se ressaisir, de se racheter, guidé par la seule étoile qui ne manque jamais à un fils : l'amour et l'exemple d'unem ère. Une mère que tout Italien, fût-il perdu de vices, identifie plus ou moins à une sainte, à la Madone elle-même. Et pour qui il garde toujours un coin intact dans son coeur, de même que lui, Gian Gastone, a mis à l'abri de ses turpitudes le portrait de jeunesse de Marguerite-Louise.
Voilà ce que pense le jeune homme, tandis qu'il grimpe la pente de Montmartre, résolu à juger par ses seuls yeux. Sa mère a maintenant cinquante-trois ans. Si au début, par un désir légitime de revanche sur les frustrations subies auprès d'un époux plus froid qu'un glaçon , elle s'est laissée aller à quelques incartades, il est impossible qu'aujourd'hui elle ne vive pas selon les pieuses règles du cloître. Déguisé en maçon, il a soudoyé un contremaître pour prendre la place d'un de ses ouvriers occupés à refaire les cheminées du couvent. Par une dérogation ignée de la main du roi, les hommes peuvent circuler dans l'établissement ; il ne s'étonne pas de cette singularité, sa mère étant la cousine de Louis XIV.
Il entre. On le regard d'un drôle d'air. Les soeurs ont de petites mines rigolardes en jaugeant ce jeune manoeuvre inconnu qui a belle allure sous son masque bouffi.
La plus hardie de ces nonnes lui demande si c'est lui le gaillard prévu pour succéder au plomber. Il ne veut pas comprendre. Elle s'esclaffe à son nez en le traitant de nigaud. Il voit la porte d'une cellule s'ouvrir, et, sur le seuil, apparaître une silhouette titubante. C'est sa mère, un peu ivre, il l'a reconnue tout de suite. Elle le hèle d'un ton cavalier et l'invite à entrer. De honte et d'horreur, il laisse choir sa truelle et s'enfuit d'une traite, au milieu des gloussements et des quolibets.
C'est là une des versions possibles de la scène. L'autre consiste à supposer que le prince est monté au couvant avec de tout autres sentiments dans son coeur ; désireux de trouver, dans l'abaissement et l'avilissement de sa mère, une incitation à rouler lui-même dans le gouffre.
Une seule pensée l'a contenu jusqu'à présent dans les limites d'une débauche raisonnable, un seul obstacle à gâché, en quelque sorte, ses débordements et nui à leur intensité : l'idée d'une père pieusement recueillie et priant pour le salut de son fils. Il est accouru à Paris, non pas pour sauver sa mère de la calomnie, mais au contraire pour vérifier que les commérages les plus malveillants restent au-dessous de la vérité. Il a besoin de lever cette barrière s'il veut accomplir le plan grandiose qu'il a en tête depuis un certain temps : n'être pas seulement le dernier des Médicis par la sang, mais le dernier des derniers, l'ultimo degli ultimi.

Le spectacle qui'l découvre passe ses espérances. Dans ce couvent les mâles entrent comme dans un moulin et les soeurs se conduisent comme dans un lupanar. Le nouvel arrivant est soupesé, évalué, fêté tel un étalon.
On lui indique séance tenante le chemin de l'écurie. Sa vieille cavale de mère est si impatiente d'être montée, qu'elle ouvre elle-même le portillon de la stalle et siffle pour hâter la saillie. Qu'il était sot d'hésiter encore ! Par quel réflexe de petit garçon italien avait-il foi dans la sainteté des mères ? La sienne n'est qu'une génitrice, une génitale, une poissarde, une avinée, elle ne regarde pas si celui qui l'excite est un plombier ou un maçon, pourvu que son apparence populacière et sa carrure de rustre lui promettent une juteuse virilité. Elle ne regarde même pas si c'est son fils, elle se donnerait joyeusement à l'inceste.
Il la piétine ainsi, il la déchire, il se piétine, il se déchire en premier. Dans son acharnement à couper les dernières amarres de l'amour filial, il exagère le témoignage de ses yeux et de ses oreilles. Une Bourbon, même déchue, conserve en toute circonstance le sentiment de sa dignité, mais qu'importe ! Qu'importe qu'il n'ait pas vu et entendu pour de bon ce qui'l lui a plu d'entendre et de voir, puisque son but secret est atteint, puisqu'il s'est arraché du coeur les ultimes scrupules, puisqu'il peut repartir pour Prague et les nuits interlopes de Kampa au galop de son projet infernal.
A mère infâme, fils dépravé.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 3 EmptyJeu 16 Mar - 19:02

Une autre petite parenthèse, avant de continuer l'histoire du dernier des Médicis.

Marguerite-Louise d’Orléans, dite Mademoiselle d'Orléans, par son mariage grande-duchesse consort de Toscane, née le 28 juillet 1645 à Blois et morte le 17 septembre 1721 à Paris, était la fille de Gaston de France, duc d’Orléans dit Monsieur en tant que frère unique du roi Louis XIII et de Marguerite de Lorraine.


Une enfance joyeuse
Née après la mort du cardinal de Richelieu et la rentrée en grâce de ses parents, Marguerite-Louise, premier enfant de ce couple héroïque, portait le prénom de sa mère et celui du roi.

Elle eut quatre cadets : Élisabeth (née en 1646), abbesse de Remiremont dès 1648, renonça à son abbaye pour épouser en 1667 le dernier duc de Guise. Françoise-Madeleine née en 1648, qui épousa en 1663 Charles-Emmanuel II de Savoie. Une autre petite sœur naquit en 1650 mais ne survécut pas. En 1652 naquit enfin l'héritier tant désiré par ses parents mais il mourut peu après sa naissance.

Elle était également la demi-sœur de la "Grande Mademoiselle" que son père avait eu d'un premier mariage et qui traitait ses demi-sœurs comme les enfants qu'elle n'avait pas eus.


Un père fantasque
Ayant toute sa vie comploté contre la politique – de plus en plus autoritaire – de son frère puis de la régente Anne d'Autriche, Gaston ne put s’empêcher de s’engager – avec sa fille aînée – dans la Fronde.

De nouveau vaincu par le pouvoir royal, de nouveau pardonné en tant que prince du sang, il ne rentra pas pour autant en grâce et se retira en son château de Blois où il mena en compagnie des siens une vie joyeuse.

Marguerite-Louise eut notamment pour compagne de jeu Louise de la Baume le Blanc, qui deviendra, plus tard célèbre sous le nom de Louise de la Vallière. La « Grande Mademoiselle », qui appréciait peu la deuxième épouse de son père, présente celle-ci dans ses mémoires comme une personne mal-aimable attentive seulement à la bonne tenue de ses filles.

Marguerite-Louise était jolie et d’un naturel gai ; ses parents souhaitaient lui faire épouser leur jeune neveu et souverain Louis XIV, mais lors d’une visite de politesse que leur accorda ce dernier, Marguerite-Louise se trouva alitée avec la rougeole. La visite royale fut écourtée et Louis XIV fit un mariage bien plus politique et avantageux en épousant la fille et héritière potentielle du roi d’Espagne.

En 1660, mourut Gaston d’Orléans. La duchesse et ses filles s’installèrent aux palais du Luxembourg, (actuel Sénat). Elle eut à son service le poète Jean de La Fontaine.

Un mariage politique
Marguerite-Louise s’éprit d’un cousin le prince Charles de Lorraine, neveu et héritier du duc régnant qui, profitant d’un des rares moments où sa patrie était en paix avec la France, séjournait à Paris.

Mais la politique du roi ne permit pas aux deux jeunes gens de se marier. Le roi souhaitait limiter l’influence austro-espagnole sur l’Italie et pour ce faire songea à marier ses cousines dans la péninsule.

Marguerite-Louise, fraîche, vive et mondaine, dut épouser à seize ans, en 1661, le grand-duc Cosme III de Toscane, qui, à dix-neuf ans, était un dévot austère et avare. N’ayant pu retarder son départ, elle se laissa accompagner jusqu’à la frontière de Savoie par le galant Charles de Lorraine.

L’enfer de Florence
Les armes de la grande duchesse
La vie à Florence fut insupportable à Marguerite-Louise. La ville autrefois si brillante était soumise au fanatisme religieux de son mari qui, par surcroît était un jaloux.

Le couple ne s’entendit pas. Après avoir donné dès 1663 à son mari l’héritier attendu, Ferdinand, prince de Florence, ils vécurent séparément, la grande-duchesse inondant le Louvre le Luxembourg et Rome de ses plaintes.

D’une réconciliation en 1667 naquit la princesse Anne-Marie-Louise, puis en 1671 le prince Jean-Gaston.

Le retour d’une disgraciée
En 1672, mourut la duchesse douairière d’Orléans. Marguerite-Louise demanda la permission de quitter son mari et de s’installer en France. Louis XIV céda trois ans plus tard mais confina sa cousine au couvent de Montmartre qui hébergeait les dames nobles séparées de leur époux.

La grande-duchesse de Toscane mourut en 1721 sans avoir revu son mari qui la suivit dans la mort deux ans plus tard
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 3 EmptyJeu 16 Mar - 20:51

Où l'on voit intervenir,
sans succès,
un archevêque et un cardinal


Les trois ou quatre mois de continence, pendant que son mari voyageait, n'avaient pas engourdi l'impétueuse Anna Maria. Carlo Rinuccini se figurait fort bien la laideur, la rusticité de la princesse, ainsi que le peu d'agrément d'un château moins seigneurie que haras. Il n'aurait jamais imaginé qu'une fanatique de l'équitation et de la vie sauvage conservât assez d'énergie pour exiger, après plusieurs heures de cavalcade dans les âpres forêts de sapins, les hommages de son époux. Sept jours sur sept. A peine descendue de jument, elle courait aux labeurs de l'alcôve. Toutes les idées du marquis sur les qualités respectives des femmes italiennes et allemandes furent renversées par ce qu'il découvrit à Reichstadt.
Alors qu'une Italienne, sous des dehors coquets et aguichants, concède très peu de sa précieuse personne et excelle à se maintenir hors d'atteinte, une Allemande, qu'on jugerait bonasse et placide d'après sa mise sans recherches, a du feu dans les veines.
Le lit et l'écurie, l'écurie et le lit : rien d'autre ne comptait pour la princesse. Il lui fallait un usage quotidien de l'écurie et du lit, du lit et de l'écurie, pour canaliser le torrent de sa vitalité. Nous avions cru qu'elle avait hésité à se remarier soit par piété envers le défunt, soit par pauvreté de tempérament, soit par dédain d'épouser un cadet. Le marquis ne fut pas long à savoir le fin mot. Philippe de Neuburg, l'infortuné premier mari, était mort à la tâche, au bout de quelques années de services exténuants. La veuve s'étant confessée à l'archevêque, celui-ci lui avait recommandé de ne pas se chercher un nouvel époux, si elle se sentait incapable de gérer l'intimité conjugale avec plus de modération.
A peine de retour, Gian Gastone eut à subir les assauts de la forcenée. Chaque nuit se renouvelaient des scènes orageuses, des disputes dont le fracas perçait les épaisse murailles de la forteresse et arrivait jusqu'à la chambre du marquis occupé à rédiger ses rapports. Dès les premières heures du matin, Anna Maria Francesca se jetait un seau d'eau froide sur la figure, sortait dans la cour et gagnait l'écurie. Quelque temps qu'il pût faire, les botes de paille encore raides de gelée, elle bouchonnait ses cheveaux puis sautait en selle et s'élançait dans la montagne, aussi vive et dispose que si elle avait dormi à poing fermés.
Pendant ce temps, Gian Gastone, à bout de force, les yeux cernés, se traînait de salle en salle à la recherche d'une distraction improbable. Il avait renoncé, après quelques essais infructueux, à se procurer un bain chaud. On le voyait, grelottant, errer sans but dans les corridors. Lui qui aimait jouer de la flûte et y montrait un talent certain, remisa son instrument au fond d'un coffre ; il n'y eut plus moyen qu'il égayât de quelque mélodie champêtre le silence et la solitude du château.
En proie à un accablement qui dégénérait en hypocondrie, il finissait par s'asseoir sur un de ces petits bancs ménagés sous les fenêtres dans l'épaisseur de la muraille, et là, posté derrière les vitres rayées par la pluie, il regardait pendant des heures un paysage de pâtures et de mares.

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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 3 EmptyVen 17 Mar - 0:29

Le grand-duc, à ces descriptions, ne conçut pas la moindre alarme. Au contraire, il se montrait enchanté que le prince parût mettre toutes ses énergies en réserve pour la besogne. Le détail des yeux cernés lui semblait une preuve indiscutable que la descendance si ardemment attendue ne tarderait pas à s'annoncer. Trop italien et catholique pour imaginer l'inépuisable richesse des variantes réprouvées par l'Eglise, il recommandait au marquis de veiller à ce que Gian Gastone ne s'éloignât que le moins possible du château, où son zèle au déduit ne manquerait pas, un jour ou l'autre, d'aboutir au résultat souhaité.
Entre les deux voies qui restaient au prince, la consomption par ennui dans la morne grisaille de Reichstadt ou l'encanaillement dans les quartiers mal famés de Prague, je me demandais quelle serait la moins calamiteuse, quand un événement inopiné trancha la question.
La princesse, lassée d'attendre ce que son époux ne voulait ou ne pouvait lui donner qu'en bagatelles sans suite et acomptes sans complément, avait prié le marquis, avec la franchise et le naturel d'une grosse bête teutonique, de prendre la place du hongre défaillant. A ses qualités de diplomate et d'homme d'Etat, Carlo Rinuccini joignait l'agrément d'un physique avantageux.
On le connaissait à Florence pour ses succès féminins.
Sa réputation s'étendait bien au-delà des frontières.
Cosimo III, qui craignait autant un héritier bâtard que pas d'héritier du tout, lui ordonna de rentrer sur-le-champ. Le récit du marquis fut-il un stratagème pour s'enfuir d'une retraite aussi odieuse au gardien qu'à celui qu'il avait mission de surveiller ? Je ne pus jamais avoir confirmation de mes doutes. Le marquis craignait trop la vengeance du grand-duc pour se vanter d'une ruse dont il tirait si heureux profit.
A peine libéré de cette tutelle, Gian Gastone reprit ses habitudes à Prague. Damiano loua pour lui un appartement à proximité du pont Charles, dans la Mala Strana.
Travestissement et déclassement devinrent les deux passe-temps favoris du prince. On l'avait vu, à son départ de Florence, s'asseoir sur le siège du cocher et prendre quelques minutes les rênes ; puis, à Paris, se déguiser en maçon. Il usait désormais de ces plaisirs avec un pervers entêtement, fagoté dans les costumes que Damiano lui achetait chez les fripiers du ghetto. On aurait pu admettre qu'il s'habillât en étudiant. La toque et le pourpoint ne manquaient pas d'élégance, mais il ne coiffait l'une et ne comprimait sa taille dans l'autre que pour sonner aux portes et tendre la mains comme un miséreux, à l'instar des jeunes étrangers condamnés à vivre d'aumônes.

Et que dire, alors, de ses autres accoutrements ? De la combinaison du pompier, de la salopette d'égoutier, du sarrau de colporteur, de la casaque du postillon ? Il se justifiait par la nécessité de dissimuler son identité dans une ville si embâtardée de vauriens, que quelque drôle eût t^t fait de lui chercher noise à fins de chantage et d'extorsion.
Un autre et plus préoccupant sujet d'inquiétude me tourmentai. Il me semblait comprendre que le rôle de Damiano avait changé. Tant que je pouvais croire que les deux jeunes gens tenaient l'un à l'autre par les sens, je ne trouvais rien à redire, cette passion fût-elle mélangée, pour l'un, d'intérêt, et, pour l'autre, d'infamie. En revanche, la Nouvelle Ecole ne me fournissait aucun argument pour tolérer que Damiano, transformé en ruffian, se mît en chasse de jouvenceaux pour celui avec qui il ne couchait plus.
Une nouvelle existence avait commencé pour mon élève, soit qu'il attendît dans l'appartement la proie que son veneur lui rabattait, soit qu'il le suivît dans le dédale nocturne de Kampa. Adossé à une pile du pont, il restait caché sous l'arche, jusqu'à ce que Damiano eût levé parmi les rôdeurs un daim complaisant.
Du gibier mercenaire, pour lequel ne jouait plus l'excuse de la beauté, comme au temps où l'objet de son désir n'ût pas déparé un tableau de la Renaissance. Et du gibier dangereux. Dans ce ramassis de vagabonds et d'aventuriers s'en trouvait plus d'un qui,non content d'empocher le prix stipulé, exigeait une gratification supplémentaire et, sur le refus de son client, se vengeait en le rossant. Chacun, se prenant pour Venceslas, guettait son Népomucène à flanquer dans la Vltava.
Nous n'aurions rien su de cette vie clandestine du prince, si plusieurs rixes où il fut mêlé n'avaient dégénéré en esclandres.
Cosimo III ne commença à s'émouvoir que lorsqu'il reçut de la princesse une facture de cinq cents thalers, montant des frais de chirurgien qu'elle avait dû régler pour une blessure de son mari, à qui son pécule mensuel ne suffisait plus. La conviction que Gian Gastone, entre deux incartades, ne manquait pas à ses devoirs d'époux empêchait le grand-duc de prendre trop garde aux avertissements de ses gentilshommes-espions. Dès qu'il fut question d'argent, sa sollicitude paternelle monta de plusieurs degrés.
Un certain baron Cunex, dont le nom ne me semble pas plus celui d'un baron que l'argent filouté ne fut le fruit d'un gain licite, escroqua Gian Gastone pour plus de mille couronnes. Le prince engagea pour payer l'aigrefin les fameuses boucles d'oreilles en perles données par le grand-duc à sa bru. Celle-ci découvrit le larcin et envoya à Florence une nouvelle lettre d'accusation, qui alarma le souverain sans le décider à sévir.
Ce fut bientôt un secret de Polichinelle à Prague, que des traites signées de la main du fils du grand-duc s'entassaient dans les coffres des usuriers juifs, où ceux-ci, confiants dans une telle signature, les tenaient enfermées jusqu'à ce que les intérêts en eussent doublé le montant. Cosimo III continuait à mettre la tête dans le sable, comme l'autruche, quand un beau matin, comme la foudre, il reçut l'avis que son fils s'était endetté pour cent cinquante mille écus, garantis sur le Trésor de Toscane.

Il réunit un conseil de cabinet, nous demanda à tous notre sentiment. L'opinion prévalut que, puisqu'on ne pouvait surveiller de si loin l'imprudent, il fallait mander le couple à Florence. Carlo Rinuccini, le seul qui la connût de près, objecta que la princesse ne consentirait jamais à quitter ses chevaux. Le Père Segneri suggéra un moyen de dompter l'amazone : si l'archevêque de Prague avait eu le pouvoir de l'empêcher pendant quatre ans de se remarier, il a persuaderait aussi de transporter ses écuries dans une des villas grand-ducales.
Le beau-père sortit de son silence pour demander si une intervention de son frère il porporato ne stimulerait pas le zèle de l'archevêque, qui avait des ambitions romaines et visait au chapeau. Nous nous regardâmes tous stupéfaits. Persona non grata,
l'Eminence n'était pas reçue au palais. J'ai tenu jusqu'à présent le cardinal à l'écart de cette chronique, où il va entrer en force et jouer un rôle de premier plan.
Rien n'était plus opposé que les deux frères, au point que l'in, confit dans ses momeries religieuses, aurait eu sa place tout indiquée parmi les prélats de la curie, alors que l'autre, prince de l'Eglise par antique droit des Médicis, viveur opulent et fêtard endurci, que Cosimo III avait dû rappeler de Sienne dont il mettait à sac les finances, eût occupé le trône en vrai seigneur de la Renaissance. L'aîné et le cadet ne pouvant échanger leurs rôles, Francesco Maria résidait dans sa villa de Lappeggi, au milieu d'une agréable campagne, dans la pittoresque vallée de l'Ema. Entouré d'une cour de poètes, de musiciens, de bouffons, de pique-assiette, il dissipait sans compter la rente statutaire de cent vingt mille écus allouée par l'Etat.
Auncune dépense ne lui semblait excessive. Il avait agrandi la villa, réaménagé les jardins, planté des essences rares, établi une distillerie où cet amateur de parfums pressait lui-même les fleurs, fondé enfin une académie, dite des Odorati Cavalieri, dont les membres se réunissaient pour comparer les mérites de la saponaire et du réséda. A ce libertin, à ce Falstaff d'une paresse et d'une gourmandise proverbiales, devenu obèse à force de sucreries et de chocolat, Cosimo III eût peut-être pardonné des prodigalités qui avaient en contrepartie le goût du faste et des améliorations spectaculaires. Il jugeait en revanche la négligence du cardinal dans l'administration de son budget et le gouvernement de son personnel rédhibitoire.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 3 EmptyVen 17 Mar - 14:56

Ses domestiques, ses hôtes, ses amis mêmes, tous ces parasites qui vivaient à ses crochets et le volaient à l'envi, le plumaient sous ses yeux avec sa bénédiction. Il semblait non seulement prendre du plaisir à leurs tours mais encore les y encourager. Ayant déposé un jour dans un tiroir de son secrétaire un rouleau de deux mille doublons d'Espagne en or pur, il ne retrouva, quand il eut besoin de cette somme, que deux mille pièces d'argent, chacune de la valeur infime de trois paoli. Le grand-duc fut horripilé d'apprendre qu'au lieu de faire donner trois o quatre tours de corde au voleur, il s'était beaucoup amusé de ce brigandage, disant que son or avait subi la transmigration annoncée par Pythagore.
Il mettrait désormais ce philosophe dans le panthéon de ses grands hommes, à côté d'Epicure depuis longtemps son préféré.
Pis encore : une fois qu'un de ses laquais, qui avait prélevé la moité des chocolats dans une boîte importée à grand frais d'Espagne, poussait des cris d'égorgé en feignant de découvrir le larcin et mettait la villa en révolution, le cardinal descendit de sa chambre,non sans peine à cause de sa corpulence, et demanda le pourquoi de ce tapage. Le fripon, qui avait encore les doigts poisseux de chocolat, lui montra l'étui à demi vide. "Est-ce un motif pour me casser les oreilles ? Avale le reste de la boîte et calme-toi imbécile."

Des incidents de cette sorte - ils étaient presque quotidiens à Lappeggi - exaspéraient son frère. Cosimo III ne trouvait rien à redire si Francesco Maria faisait arracher du jardin deux cents cyprès trop funèbres pour les remplacer par autant d'yeuses d'un vert plus roboratif, mais le cadeau de trente florins de bonbons à un coquin lui paraissait une double offense, et aux lois de la morale et à l'ordre des finances. Que le prince de l'Eglise se ruinât en feux d'artifice, soit, il servait par ce moyen la glorieuse mémoire des Médicis ; mais qu'il écornât ses revenus par du gaspillage inutile, voilà qui révoltait mon maître. Tel fut l'homme que j'ai servi pendant quarante ans ou presque, plutôt petit que grand, attaché aux traditions de sa famille sans être capable de les soutenir.
Il fallait une circonstance exceptionnelle pour qu'il pensât recourir aux bons offices de son frère. Le cardinal ne venait jamais à Florence, autant parce qu'on ne l'invitait pas que pour fuir la vue des soutanes et l'odeur de l'encens. Le Père Segneri fut chargé de l'ambassade. J'eus la permission de l'accompagner. Occasion de découvrir celui dont je n'aurais qu'à me louer pour les traits pittoresques dont il va enrichir mon histoire, si l'influence qu'il exerça sur le prince ne m'incitait à une rancune justifiée. Le splendide aménagement de la villa et des jardins m'émerveilla comme il émerveillait tous les visiteurs. Comme il émerveillerait aussi Gian Gastone quand il irait voir son oncle et resterait plus fasciné par les nombreux défauts du sybarite que par les quelques qualités du mécène.
Notre hôte s'esclaffa, à nous entendre lui raconter qu'on avait besoin de lui, gros noceur impénitent, pour ramener dans l'ornière conjugale deux époux si mal conjugués. "Comment, le Turc n'est pas encore entré à Constantinople ?" s'écria-t-il, remettant en service une plaisanterie de son père âgée de soixante-dix ans. Il me parut attaché d'une sincère amitié à son neveu - remarque qui m'engagerait plus tard à envoyer à Lappeggi le jeune homme si privé d'affection. Je lui fis un tableau épouvantable de la vie à Reichstadt. Quand il sut que Gian Gastone n'avait à regarder par la fenêtre que des sapins, - un arbre encore plus déprimant que le cyprès -, il se traîna jusqu'à son bureau où la sympathie et l'indignation lui inspirèrent une missive si éloquente que l'archevêque de Prague décida de se rendre en personne au château.

De l'entrevue de Monseigneur avec la prince et la princesse, puis des entrevues particulières qu'il eut avec chacun des époux, nous pouvons nous faire une idée d'après les minutes du greffier que, s'agissant d'une affaire d'Etat, le prélat avait amené avec lui. Certaines des confidences échappées à la jeune femme auraient mieux fait de rester enfouies au creux des oreilles pastorales.
Selon les prévisions du marquis, elle se cramponna d'abord à l'argument des chevaux, des écuries, des récoltes de seigle, de pommes de terre et de raves. Qui administrerait le domaine ? Monterait les animaux ? L'archevêque lui révéla que le grand-duc était prêt à verser pendant un an un salaire à l'intendant de son choix.
"Pourquoi tant d'obstination à me vouloir à Florence ?
- Il y va de l'avenir de la maison des Médicis, oeuvre à laquelle une princesse du sang ne peut rester insensible.
- Si vous voulez parler de l'espoir d'un petit-fils ou d'une petite-fille pour Son Altesse, je vous déclare tout net que le grand-duc peut se brosser.
- Oh ! fit Monseigneur, un peu surpris par ce langage. Son Altesse Sérénissime dispose d'informations qui lui affirment que le prince ne manque pas à ses devoirs.
- Qui est né hongre ne sera jamais étalon.
- Miséricorde !" murmura l'archevêque, qui voyait s'éloigner le chapeau.
Il ordonna à son clerc de balancer de l'encens - peut-être pour amener la princesse à plus d'onction, à coup sûr pour écarter de ses ecclésiastiques narines l'odeur de fumier et de crottin.
"Sur ce point aussi, reprit-il, nous avons nos information. Lem édecin de la cour a examiné le prince et l'a reconnu intact.
La princesse s'emporta.
"Moi seule suis en mesure de vous raconter, Monseigneur, ce qu'il eût mieux valu ne pas être dit par moi, ne pas être entendu par vous."
A tout hasard, il conjura les esprits malfaisants par une ample bénédiction. Elle évoqua la nuit de leurs noces, l'obscurité de l'alcôve où ne parvenait que le reflet vacillant de la bougie plantée, selon l'usage nuptial bohémien, sur le rebord de la fenêtre, le silence du château endormi. Tout près d'elle, contre son oreille, un cliquetis de métal l'intrigua.
"Ce sont des médailles, que mon père a fait bénir dans la Santa Casa de Lorette.
- Et pourquoi, mon époux, les avoir gardées ?
- Pour pouvoir les toucher en ce moment.
- Est-ce le lieu de toucher des médailles ?
- Elles m'aideront à franchir une passe délicate.
- Je vous entends, mais si vousm 'aviez prévenue, je vous aurais préparé un moyen autrement efficace.
- Regina caeli, Rosa rosarum...
- Notre-Dame ne se presse pas de vous envoyer sa grâce.
- Turris eburnea, Palma caelestis...
- Chou creux, mon époux. Vous voyez bien que le ciel est fâché contre vous.
- Virgo immaculata, Mater dolorosa...
- Gros-Jean comme devant, Monsieur.
- Et quel serait, Madame, ce moyen plus puissant que la Rose du paradis ?
- Dans mon potager poussent le rutabaga, le pois chiche, l'ortie rouge et l'oignon. Je vous aurais accommodé une soupe, relevée d'une gousse d'ail. Rien n'est plus indiqué pour les circonstances."
A ces mots, soit que l'évocation de cette potée eût servi d'émétique, soit que le contact des chairs féminines (feminae carnorum, en latin d'archevêque) eût déclenché les premiers spasmes, le prince se leva d'un bond et, tout nu comme il était, se précipita vers le lavabo où il eut à peine le temps d'arriver à vomir.

Sur la foi de ce récit, Monseigneur s'en alla convaincu de l'absolue impossibilité que la princesse eût jamais un enfant de son mari. Qu'elle renonçât à Reichstadt, il exclut aussi cette chimère.
"J'ai ici une écurie bien réelle, des pouliches et des poulains à élever. Qu'ai-je à fiche d'une pouponnière illusoire ?", phrases que l'épiscopal visiteur lénifia avant de les transmettre au grand-duc.
Celui-ci ne se tint pas pour battu. Il sollicita une nouvelle fois l'empereur, le seul à pouvoir agir sur une princesse allemande. Avide d'argent liquide mais encouragé par la stérilité de Ferdinand et l'impuissance conjugale de Gian Gastone à espérer pour un prince allemand la succession de Cosimo III, prétention qu'eût ruinée la naissance d'un héritier par le sang, Leopold Ier traîna les pourparlers en longueur. Sans comprendre ces manigances, le grand-duc perdit un temps précieux à calculer combien de florins pourrait lui coûter la médiation de Vienne.
La mort de Léopold Ier, en 1705, puis l'avènement de Joseph Ier, plus hostile encore que son père aux intérêts de la Toscane, lui enlevèrent ses dernières illusions. Le nouveau souverain n'eut pas d'ouvrage plus pressé que de réunir une commission d'archivistes et d'avocats sous la direction du philosophe Leibniz, pour établir les bases juridiques de la suzeraineté de la maison des Habsbourg sur ses vassaux transalpins.
Perdu l'espoir d'attirer la princesse en Italie, le rêve de descendance abandonné, restait un seul moyen pur empêcher Gian Gastone de dilapider le trésor de l'Etat : qu'il revînt, sans sa femme, à Florence. L'épidémie y avait presque disparu. Par un mystère qui n'a pas été élucidé, elle s'était déplacée plus au sud et à l'est, recrutant ses nouvelles victimes sur le pourtour et dans les îles de la Méditerranée, coïncidence qui rendit crédit à la rumeur du morbus nauticus.
Je continue à la croire infondée. Le progressif déplacement de l'infection du nord vers le sud devrait conduire les médecins à se demander si elle n'était pas liée à la misère d'un continent déshérité, l'Inde, son lieu d'origine. Selon moi, à qui le grand âge interdit de me joindre à leurs travaux, le virus essaya ses pouvoirs dans les riches contrées d'Europe, puis regagna ses foyer naturels, dans les ports sans hygiène et les souks populeux.
Quoi qu'il en soit, un des plus sérieux obstacles au retour de Gian Gastone étant levé, je donnai un avis favorable à la proposition du Conseil. La joie de revoir sa patrie rendrait une seconde vie au prince.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 3 EmptyVen 17 Mar - 17:54

Une autre parenthèse sur la vie du favori de Gian Gastone de Medicis.

Giuliano Dami (né le 14 septembre 1683 à Mercatale di Campoli, frazione de la commune de San Casciano in Val di Pesa, et mort le 5 avril 1750 dans la même ville) est un Toscan, favori de Jean Gaston de Médicis, grand-duc de Toscane1.


Enfance et jeunesse
Giuliano Dami est le fils de Vincenzo Dami et de Catarina di Cristofano Ambrogi. Il a trois sœurs : Maria (née le 28 janvier 1685 et morte le 11 avril 1688), Maria Magdalena (née en 1688 et morte le 11 janvier 1757) et Anna Maria (née le 7 août 1690).


Giulano Dami n'a que 9 ans lorsque son père Vincenzo meurt l’hydropisie à l’âge de 54 ans, le 17 avril 1693. Il est inhumé dans le caveau familial, ce qui semble indiquer que la famille Dami n’est pas pauvre. Sa mère, Catarina, attend alors son quatrième enfant, Angelo, qui naît posthume, le 8 juin 1693 (mort le 1er mars 1737).

Dans les années qui suivent, son oncle Piero s’occupe de la famille, mais âgé, il fait en sorte que Giuliano Dami devienne « garçon » du contadino du cavaliere Lenzoni à Marignolle. Il sert ensuite un prêtre « misérable », puis un Français, Beroardo Francese dalle Rovinate, avant d'entrer au service du chancelier Fabbrini di Castelfiorentino, puis du bailly Lenzoni de Santa Croce dont il avait servi le contadino à Marignolle.

Il entre au service du marquis Ferdinando Capponi, comme laquais en 1701, à l'âge de vingt-et-un ans. Le marquis Capponi est chevalier de l’ordre de San Stefano de Toscane, recteur du prieuré de Pescia et grand chancelier. Il fut aide de chambre du grand-duc Ferdinand II et est alors dignitaire de la cour du grand-duc Cosme III et « bracciere » de la grande princesse Violante de Bavière.


Au service de Jean Gaston de Médicis
Entre juin 1705 et mai 1707, Giuliano Dami rencontre Jean Gaston de Médicis, revenu à Florence le 11 juin 1705 après avoir épousé en Bohême le 3 juillet 1697, la princesse Anne Maria Francesca de Saxe-Launenbourg. En mai 1707, Jean Gaston de Médicis quitte Florence pour retourner en Bohême en compagnie de Giuliano Dami.

C'est à Reichstadt, en Bohême, que les liens entre Jean Gaston de Médicis et Giuliano Dami se renforcent. À Prague, Giuliano Dami lui présente des jeunes hommes de tous milieux. En 1708, Jean Gaston de Médicis revient définitivement en Toscane en compagnie de Giuliano Dami et de trois autres laquais : un Allemand qui retourne en Allemagne et tente par la suite sans succès un retour à Florence, un Milanais dont Giuliano Dami obtiendra le départ et un Parmesan qui repart pour Parme.

Le 30 octobre 1713, Jean Gaston de Médicis devient héritier du grand-duché après la mort du grand prince Ferdinand3; Giuliano Dami devient son aide de chambre vers 1713-1714, à 30 ans. Le 1er octobre 1715, il se marie avec Maria Vittoria Selcini qui a 27 ans.

Le 22 octobre 1717, Anne Marie Louise, sœur de Jean Gaston de Médicis, rentre en Toscane avec faste.


En 1720, Giuliano Dami achète avec un cousin une boutique à Florence pour 600 écus au total.

Le 2 novembre 1721, Giuliano Dami entre au Consiglio dei Duegento. En décembre de la même année, il devient procuratore di Palazzo, confirmé le 1er juin 1722. Le 1er mars 1723, il obtient la charge d'« Ufficiale del Monte Comune » qu’il conserve jusqu’en 1726.


À la mort de son père (Cosme III de Médicis) le 31 octobre 1723, Jean Gaston de Médicis devient grand-duc de Toscane. Il créé un scandale le 30 mai 1731 lors du départ du cortège funèbre de la princesse Violante de Bavière. Il rencontre l'infant Don Carlos de Bourbon, arrivé de Livourne où il s'était arrêté deux mois pour soigner une variole, lorsque ce dernier séjourna à Florence du 9 mars 1731 au 6 octobre 1732.

Le 7 septembre 1733, Giuliano Dami achète la villa de Broncigliano puis, en janvier 1735, un immeuble à Florence pour 1485 ducats.


Jean Gaston de Médicis meurt le 29 juillet 1737. Les puissances européennes avaient décidé en 1735 que la Toscane reviendrait — à la mort de Jean Gaston de Médicis — à François Stéphane III, duc de Lorraine et de Bar.

Après la mort de Jean Gaston de Médicis
Le 5 octobre 1742, Giuliano Dami vend à son cousin la moitié de la boutique achetée en 1720 (pour 300 écus). Giuliano Dami meurt le 5 avril 1750 à l’âge de 66 ans.


Sa veuve décède le 31 janvier 1760 à l'âge de 72 ans. En 1770, les héritiers de Giuliano Dami vendent la villa de Broncigliano. La sépulture de Giuliano Dami disparaît en 1787 dans le monastère delle Mantelle, via della Crocetta, à la suite du transfert des sœurs au monastère di Chiarito.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 3 EmptyVen 17 Mar - 20:21

Retour à Florence

Il y avait huit ans que le prince était parti. Du carrosse, devant le palais Pitti, la foule vit descendre, au lieu de l'homme encore jeune qu'elle attendait, un demi-vieillard, le corps bouffi, la face vultueuse, l'oeil éteint, la démarche hésitante. Les pommettes rouges tranchaient sur les joues blêmes. Nul besoin d'être médecin pour lire dans ces taches de couleur, non pas le courant d'un sang vif, mais les présages du déclin. La fatigue du voyage, les excès de bière pendant la route l'avaient réduit dans un état lamentable. Stupéfaits par la métamorphose de Gian Gastoone, nous trouvâmes la confirmation des rumeurs les plus sinistres sur le séjour du prince à l'étranger.
Âgé de trente-quatre ans, nel mezzo del cammmin di nostra vita, il en paraissait presque cinquante. Comme il n'arrivait pas à sortir tout seul de voiture, deux jeunes gaillards surgirent dans son dos, le saisirent chacun par une épaule et le déposèrent sans ménagement sur le pavé, où il aurait perdu l'équilibre si je n'étais accouru pour le recevoir dans mes bras. D'une bouche à demi édentée, empuantie par l'alcool, s'échappèrent quelques mots pâteux. Je n'étais pas sûr qu'il m'eût tout de suite reconnu.
Sans avoir jamais été d'une séduction particulière, n'ayant l'allure ni de son grand-père ni de son frère, encore moins de julien ou de Laurent, il ne manquait pas, jusqu'à son départ pour Prague, d'un certain agrément. Vaille que vaille, le cachet Médicis. Terni mais reconnaissable, donc trop brillant pour son projet. Faute de pouvoir rivaliser avec la prestance légendaire de sa famille, il avait décidé de s'illustrer dans une voie où il ne craindrait aucune comparaison.
Sauf le grand-duc, qui attendait son fils à l'intérieur du palais, la cour était réunie sur la place. Jugez de la consternation générale, où se mêlaient, au chagrin de ses quelques amis, les appréhensions politiques de tous. La Toscane, plus que jamais convoitée par les puissances voisines, serait encore affaiblie et moins apte à nouer des alliances quand on découvrirait à qui, second et dernier dans l'ordre de succession, le trône était un jour destiné.
Déplorable fatalité, qui avait poussé le père et le fils à chercher des épouses étrangères ! Elles les avaient l'un et l'autre bernés, bafoués et humiliés, autant l'un que l'autre et avec le même mépris de leur personne et de leur Etat, à cette différence près que le père s'était réfugié dans la dévotion et l'austérité, alors que les mésaventures du prince l'avaient jeté dans l'excès contraire. Telles étaient les exclamations entendues le plus souvent autour de moi. On sait que mon opinion diverge quelque peu.
Un troisième garçon, bien fait et robuste comme les deux premiers, descendit à son tour du carrosse. Sur la route, au gré des rencontres dans les auberges, Damiano les avait enrôlés, pour tenir compagnie au voyageur et agrémenter les débuts de son séjour à Florence. Un masseur prélevé dans les thermes de Karlsbad, un boucher de Milan, le flûtiste de l'opéra de Parme.
Damiano apparut en dernier à la portière. Lui aussi avait grossi et enlaidi jusqu'à devenir méconnaissable. Il nous toisa d'un regard torve et avec un sourire arrogant. Je compris toute la perversité de cet individu en constatant qu'il n'aidait pas lui-même Gian Gastone à se remettre des fatigues du voyage, mais déléguait ce soin aux trois vauriens stipendiés.


Tel serait son plan désormais ; éviter le contact physique avec le prince, se montrer distant et froid, maintenant qu'il n'était plus sûr de plaire - et savait qui'l plairait de moins en moins. En contrepartie, réunir, diriger, contrôler une escouade de drôles tout dévoués aux vices de Gian Gastone, veiller à ce qui'l ne s'attachât à aucun, renvoyer séance tenante l'outrecuidant qui osait prétendre à la place du favori. En lui procurant sans cesse de nouvelles recrues qu'il congédiait dès que le prince en avait l'air content, il s'assurait un pouvoir absolu sur celui qui n'était plus en état de chasser lui-même et dépendait de son rabatteur. Tactique idéale : stimuler ses passions sans lui permettre de les assouvir. Le réduire par la frustration permanente à l'état abject de suppliant. L'esclave maître de son maître, le maître esclave de son esclave.

Gian Gastone ne garda l'initiative que dans un domaine - ruse suprême de Damiano. Il décidait seul de ses menus. Aucune de mes objurgations ne put le convaincre de diminuer la dose de sucre dans ses raps.
L'excès de poids qui ralentissait ses mouvements et le condamnerait bientôt à un début de parésie ne provenait pas, selon mon diagnostic, d'une surconsommation de graisses, mais d'une hyperglycémie, suite aux abus de pâtisseries autrichiennes. Il pouvait déjeuner exclusivement de gâteaux, sans ressentir le moindre écoeurement.
Fringale sucrière poussée jusqu'à la manie, jusqu'à la folie. Il avait entassé les gentilshommes de sa suite dans les sept autres carrosses, pour remplir les trois premiers de chefs pâtissiers et de mitrons prélevés, au passage, chez Demel et chez Lehmann.
"Votre seigneurie s'est mise à la mode de Vienne", lui disais-je, espérant piquer son sens politique et tirer de son aversion contre les Allemands un sursaut indispensable au rétablissement de sa santé. La réponse était cinglante." Tu ne voudrais pas que j'épousasse le goût français ! Tiens, regarde le livre de recettes que maître Coquelard, fournisseur de Sa Majesté Louis XIV, a envoyé à Herr Demel, en hommage cofraternal. Le pastissier françois, où est enseigné le moyen d'apprester toute sorte d'oeufs pour les jours maigres, en plus de soixante façons.
Merci bien ! Dépenser tant d'ingéniosité pour aboutir à des quatre-quarts, des flans ou des galettes de Pérouse ! Si Madame de Maintenon est une vieille poule repentie, elle ne va pas nous imposer son idéal de basse-cour !"
Pis encore que de se complaire à la saveur des gâteaux, le prince s'amusait de leur consistance. Les matières les moins distinguées avaient sa prédilection, poudre de muscade délayée, émulsion de réglisse, pâte de châtaignes, jus de cannelle, beurre de cacao, purée de noix, tout ce qui était gluant, mou, brunâtre. Symptômes de régression enfantine, qui n'annonçaient rien de bon. Il se barbouillait de mousses et de sirops ; les doigts, le bout du nez, la dentelle de son rabat et jusqu'aux boucles de sa perruque trempaient dans la crème. Les jouvenceaux à son servie s'empressaient de l'imiter; mais ce qui prêtait à sourire de jeunes et beaux garçons causait une impression pénible allié à la sénescence. Le coulis de framboise qui lui dégoulinait du menton maculait de rouge son jabot, il ne s'en souciait pas plus que des miettes de Sachertorte qui tombaient de ses gencives déchaussées et crottaient de chocolat ses manchettes.
Ces taches marron étaient particulièrement dégoûtantes. Ajoutez-y les traînées brunes de tabac qui souillaient son linge. Fumer, priser, mastiquer des bouts de chique était devenu une autre forme de sa vésanie. Sous prétexte que l'archevêque de Florence, à l'imitation de plusieurs prélats italiens, avait menacé d'excommunier quiconque userait du tabac, parce que les Turcs, ennemis de la Chrétienté, en faisaient une abondante consommation, Gian Gastone renchérissait sur les doses.
"N'est-ce pas un grand honneur que Dieu fait à la Toscane, me disait-il, que de s'irriter qu'on y prenne du tabac ?"
Peu m'importaient Dieu et les Turcs, je ne songeais qu'à la saleté de son jabot, à ses dentelles et à ses boucles imbibées de nicotine et de sauce au chocolat.
Avait-il perdu tout sentiment de honte ? A peine, cependant, essayais-je d'alerter sa conscience morale ou ce qui en restait, qu'il me décochait une nouvelle gracieuseté : Svizzero ! et s'en allait, pour me punir, boire au cabaret.

Rien n'était plus affligeant, plus inexcusable, plus contraire à l'honneur que cette dernière folie, quand il teutonnait comme une brute et sombrait dans les vapeurs de la bière. Vapeurs ! un cliché qui est venu sous ma plume, pour qualifier ces nappes de tristesse et de découragement qui recouvraient d'une couche opaque sa joie de vivre. Une toile cirée qu'on a plongée dans le goudron n'est pas plus hermétique à l'espoir. Il était rien moins que vaporeux, celui que sa pesante hébétude clouait pendant des heures à la table graisseuse de la taverne où ses compagnons l'avaient traîné. Par quelle aberration l'homme qui s'était tant moqué des touristes bavarois, qui critiquait sans cesse la politique germanophile de son père et qu'une femme allemande avait dupé et abandonné, par quel égarement du sens logique et de l'honneur cet homme empruntait-il maintenant à l'Allemagne la plus morne et ignoble de toutes les formes d'ébriété ?
Non pas ivre, le beau mot ! mais soûl, cuit, cotto fradicio.

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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 3 EmptySam 18 Mar - 14:41

Modère-toi, Pino Simonelli. Tu sais que ces termes d'aberration, égarement, vésanie sont délicats à manier, si tu ne veux pas qu'on te range parmi ceux qui attribuent la conduite du prince et la pente qui'l a descendue dans les trente dernières années de sa vie à l'accélération d'une tare contenue dans ses gènes. Souviens-toi que tu as entrepris ce récit pour racheter Gian Gastone d'un diagnostic insultant pour sa mémoire. Au lieu de puiser dans l'arsenal des cliniciens sans imagination, montre que cet acharnement méthodique à se détruire et à détruire avec lui l'image dorée de la civilisation florentine a été le fait d'un esprit supérieur.
Il aurait pu aussi bien s'enivrer par le vin. Mais non : le vin étant le moyen classique des beuveries florentines, il lui fallait tourner en dérision, outre les Davids, les Persées, les Vénus, tout ce qui provient des vignobles de Chianti et de Val d'Elsa. Ses intentions ne furent pleinement révélées que plus tard, lorsque, devenu chef de l'Etat, il fit, à maturation de son plan, arracher sur des milliers d'arpents les ceps des crus les plus renommés, pour les remplacer par les tiges volubiles du houblon.


La santé du Grand Prince donnait de plus en plus d'inquiétude. La syphilis attrapée avant le mariage dans la cité des doges résistait, à tous les traitements. Je ne voulus pas le contraindre à rester plus longtemps exilé à Pratolino. Il revint parmi nous, égayer par son enthousiasme pour la musique et la peinture l'aride cour des Médicis. Ayant eu à Venise la révélation d'une peinture plus jeune et plus gaie que celle du Quatrocento florentin, l'aimable Ferdinand n'en voulait pas à cette ville de le conduire précocement au tombeau, de même qui'l restait galant avec les femmes, bien qu'il eût été si mal payé de ses rares hommages à leur sexe. Voici le moment de rendre justice à ce prince et colorer de teintes plus claires le tableau de la décadence du grand-duché.
Autant son père, par mesquinerie, avait renoncé à protéger les artistes, autant Ferdinand resta fidèle à la glorieuse coutume de leurs ancêtres. Il invita à Florence deux peintres, l'un de Venise, l'autre de Bologne, qui auraient pu, si la mort de leur mécène ne les avait renvoyés dans leur patrie, non seulement renouveler l'école toscane de peinture, mais lui conserver son rang en Italie.
L'un de ces artistes était Sebastiano Ricci. Il peignit une Crucifixion pour remplacer à San Francisco dei Macci la Madone aux harpies soutirée autrefois aux nonnes par Ferdinand, puis, dans l'antichambre de l'appartement d'été du Grand Prince, au rez-de-chaussée du palais Pitti, un plafond tout à fait extraordinaire, par l'audacieuse asymétrie de la composition, la verve et la nervosité du dessin, la liquide transparence des couleurs.
Avait-on jamais vu de petits nuages roses porter avec autant de grâce une Vénus aérienne ? Et un Adonis voler plus sensuellement vers les baisers de la déesse ?
Quelle impudeur dans le regard qu'échangent les deux amants ! Quelle intensité de désir ! Une telle hardiesse eût suffi à guérir Gian Gastone de l'idée que la peinture était morte et le goût pour la peinture une pure convention, si son esprit déjà emporté vers d'autres régions n'avaient paru vaines les distinctions de styles, d'écoles, et jusqu'à l'envie de regarder ce plafond.
L'autre artiste fut Giuseppe Maria Crespi, qui ouvrit une brèche non moins large, quoique d'une autre sorte, dans le rempart de la tradition florentine. Sur le conseil de Ferdinand, qui avait deviné la vraie nature de son génie, il renonça aux sujets religieux et historiques, pour s'adonner à des scènes de genre, à de petits tableaux intimistes, où son tempérament bizarre, son coup de brosse fiévreux, l'érotisme un peu trouble de sa Femme à la toilette choquèrent les prudes mais reçurent l'agrément des amateurs.

Telles furent les deux seules tentatives pour introduire le style moderne à Florence et empêcher Bologne et Venise de prendre la première place en Italie, ce qui est arrivé après la mort du Grand Prince.
Il s'est procuré, par sa politique musicale, une gloire encore plus durable. Les messes solennelles qu'il organisait à Santa Felicità, l'église qui sert de chapelle au palais Pitti, attiraient une nombreuse assistance. En cette occasion, on allumait des lampes devant la Déposition de Jacopo Pontormo, tableau dédaigné de la plupart des Florentins et laissé habituellement dans l'ombre. Une lumière crue tombait sur les verts, les roses acides qui plaisaient outre mesure à mon élève sans m e convaincre tout à fait. Cependant, que Gian Gaston, alors en Bohème, ne fût pas avec nous me semblait préférable.
Quel plaisir aurait-il éprouvé à voir une des rares peintures restées pour lui vivantes présider aux momeries de la cour ? De tous les tableaux qu'il n'avait pu acheter, n'était-ce pas celui-là qu'il regrettait d'abord ?
Les compositeurs de la fin du siècle dernier, avec tout le talent du monde et l'impatience de rendre chaque nuance de l'émotion, ne disposaient d'aucun instrument adapté aux progrès de leur art. Le clavecin, cordes pincées et martèlement monotone, ne leur offrait pas le moyen de gonfler ni de diminuer les sons. Ferdinand chargea Bartolomeo Cristofori, facteur de clavecins au palais, de remédier à cette carence ; étude qui aboutit, par la substitution d'un petit marteau garni de peau de daim au sautereau du clavecin, à l'invention du fameux pianoforte. Cet instrument capable de jouer soit doucement (piano) soi en force (forte) a supplanté tous les autres engins à clavier. Ce n'est pas un abus que de vanter très haut ses mérites, puisque, à l'heure où j'écris, Domenico Scarlatti poursuit à Madrid une carrière triomphale, ayant rajeuni, enrichi et transformé de fond en comble, grâce aux possibilités techniques du pianoforte, l'art de la sonate jusqu'alors étriqué.

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