Mosaïque
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
Mosaïque

Détente - amitié - rencontre entre nous - un peu de couleurs pour éclaircir le quotidien parfois un peu gris...
 
AccueilAccueil  Dernières imagesDernières images  S'enregistrerS'enregistrer  Connexion  
Le Deal du moment :
Cdiscount : -30€ dès 300€ ...
Voir le deal

 

 Le dernier des Médicis

Aller en bas 
+4
epistophélès
JeanneMarie
Martine
MORGANE
8 participants
Aller à la page : Précédent  1, 2, 3, 4, 5
AuteurMessage
epistophélès

epistophélès


Nombre de messages : 14037
Age : 33
Date d'inscription : 15/10/2009

Le dernier des Médicis - Page 5 Empty
MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 5 EmptyDim 26 Mar - 18:46

L'Infant

Il convoqua le Père Ascanio, ministre d'Espagne à Florence, et lui annonça que son maître était disposé à recevoir l'Infant don Carlos, selon les clauses stipulées à Vienne. Le Père Ascanio objecta que, si l'on voulait respecter tous les articles de ce traité, la Toscane devait au préalable ouvrir ses places fortes aux garnisons espagnoles. Il n'y aurait pas de difficulté sur ce point répliqua le marquis, à condition que le Trésor de Madrid payât l'entretien de ces garnisons. Le Père Ascanio, qui ne s'attendait pas à cette exigence, hésita un moment. Il céda après que le marquis lui eut avoué la ruine des finances publiques et l'impossibilité de lever des taxes supplémentaires. Combien de soldats espagnols occuperaient la Toscane ? Leur nombre fut fixé à six mille. Ils débarqueraient en octobre (1731), deux mois avant l'Infant.

L'accord fut conclu à la satisfaction des deux parties. Le Père Ascanio espérait obtenir d'Elisabeth Farnese une récompense proportionnée à l'importance de cette victoire diplomatique, peut-être le chapeau de cardinal. Le marquis calculait que les six mille soldats, cantonnés dans les points stratégiques, prêteraient main forte à Gian Gastone en cas de soulèvement populaire. Le grand-duché, dont les troupes se réduisaient à quelques centaines d'hommes mal équipés et sans entraînement, et la flotte à une douzaine de galères échouées dans le port de Livourne, la moitié hors d'usage, serait désormais protégée par une armée de métier, moderne, sans qu'il en coûtât un florin au budget.
En outre, le marquis comptait sur la nouveauté de l'événement pour opérer une diversion. La pompe naturelle aux Espagnols, leur goût du cérémonial militaire, le chatoiement de leurs uniformes, l'éclat de leurs fanfares distrairaient le peuple des soucis de sa vie quotidienne et des déboires subis depuis tant d'années.
Enfin, les dépenses auxquelles ne manquerait pas de se livrer une clientèle portée au faste le consoleraient de la fin de l'indépendance toscane.
Restait à prévenir le souverain du pacte conclu à son insu. Pendant que le marquis entrait chez Gian Gastone pour lui soutirer son approbation, j'attendais, plein d'anxiété, dans l'antichambre. Notre avenir à tous dépendait de cette ambassade. Le marquis ressortit au bout d'un quart d'heure, rayonnant.
Revenir en haut Aller en bas
epistophélès

epistophélès


Nombre de messages : 14037
Age : 33
Date d'inscription : 15/10/2009

Le dernier des Médicis - Page 5 Empty
MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 5 EmptyDim 26 Mar - 20:57

"Son Altesse a pris la chose à merveille. Elle m'a interrogé sur l'âge de l'Infant, comme si cétait la question la pllus importante. Puis sur son aspect physique. Je lui ai confirmé qu'il aurait à peine seize ans quand il débarquerait à Livourne, et qu'il passait pour joli garçon. Je vous avoue que cette insistance m'a préoccupé, étant donné ce que nous savond de Son Altesse. Un scandale dont son fils serait l'objet provoquerait une réaction brutale de la reine. Quelle ne fut pas ma surprise, et mon soulagement, de lui découvrir un tout autre motif de se passionner pur ce garçon. Devinez un peu ce qu'il m'a dit, je vous le donne en mille.
"Je signe immédiatement l'acte qui intronise don Carlos héritier de ma couronne. D'un seul trait de plume je me procure le fils que j'ai été incapable d'obtenir en trente-quatre ans de mariage."


J'entrai à mon tour dans la chambre et trouvai le grand-duc rajeuni. Il aurait pu prendre cette décision plus tôt, sans la peur de paraître céder aux pressions des puissances étrangères. A présent que son ministre et confident avait agi à sa place, il n'était plus sensible qu'à la contrepartie heureuse de l'accord : le bonheur d'avoir un fils. Il m'interpella joyeusement.
"Que dis-tu de ce miracle ? Il va se trouver qu'à soixante et un ans j'aurai engendré sans fatigue, de mère Providence, le beau garçon que ma Teutonne d'épouse n'a pas été fichue de me concocter."
La fibre paternelle, bien plus vigoureuse qu'aucun de nous n'eût soupçonné, palpitait impatiente dans son coeur, au point que, dans les jours qui suivirent, il congédia ceux des ruspanti qui s'étaient permis des plaisanteries indécentes sur le jouvenceau, exigea des autres une tenue plus correcte, se fit porter dans la salle de bains qu'il avait montrée à Montesquieu, procéda à des ablutions inusuelles, enfin se prépara, dans la mesure où le lui permettaient son oubli des moeurs et la ruine de sa santé, à recevoir dignement le jeune et bel Infant.

La flotte espagnole entra à Livourne à la fin d'octobre. Selon les prévisions du marquis, une foule nombreuse afflua au-devant des navires. Vingt-cinq vaisseaux de guere sous le commandement du marquis Mari, sept galères aux ordres de don Michele Raggio jetèrent l'ancre, plus les quelques frégates anglaises de l'amiral Wager, la Grande-Bretagne s'étant portée garante du traité.
Don Emanuele d'Orléans comte de Charny, commandant des troupes de terre, présida dans la chapelle du palais de la Mer un service solennel. Il jura, devant le gouverneur et l'évêque, d'obéir aux clauses établies par le Père Ascanio. Puis, quand tous croyaient la cérémonie terminée, il s'approcha de l'autel et prêta serment de fidélité à Son Altesse Sérénissime le grand-duc de Toscane. Ce serment, non prévu par le pacte, rassura la population, déjà séduite par la magnificence des régiments espagnols. L'adroite Elisabeth avait pourvu les soldats d'une telle abondance de monnaies sonnantes et trébuchantes, que quelques jours leur suffirent pour passer du statu d'occupants à celui d'alliés et amis.


Pendant que les garnisons s'installaient à Livourne, Pise et Portoferraio, la flotte repartit pour Antibes, où elle attendrait l'Infant en provenance de Séville, augmentée de six galères toscanes, les seuls en état de naviguer, sous les ordres du chevalier Marescotti.
Sur ces entrefaites, deux des ruspanti chassés de son servie par le grand-duc se vengèrent en racontant dans les cafés de Florence les débauches, abus variés et profanations dont la chambre princière était chaque nuit le théâtre. Connus plus tôt, ces détails eussent peut-être poussé les Florentins à la rébellion. Maintenant qu'ils attendaient, en la personne de don Carlos, la relève d'une dynastie moribonde, les gens se désintéressaient de ce qu e pouvait faire ou ne pas faire le dernier des Médicis. Leur curiosité, leurs espérances étaient dirigées tout entières vers le providentiel adolescent.
Le 27 décembre, la galère qui l'amenait parut à l'horizon. La foule se massa sur le quai. Le marquis Rinuccini et le gouverneur de Livourne, à bord d'une felouque, se portèrent à la rencontre de l'Infant.
Dès l'abord, il sut plaire. Bien fait de sa personne, vif, souriant, les yeux clairs, il n'attendit pas que la haie de soldats fût en place pour descendre du navire. Empoignant le garde-corps d'une main, il franchit d'un bond le bastingage et atterrit comme il put, au risque de se tordre les chevilles. Il se releva tout aussi vite, et salua d'un grand geste la foule qui l'acclamait.
Derrière lui, boitillant de sa jambe raide, accourut son gouverneur, le comte de Santo Stefano, mécontent de ce manquement à l'étiquette. C'était un grave et maigre gentilhomme, vêtu de noir, de caractère altier et de manières sévères, conforme en tout point à l'image qu'on se fait en Italie de l'hidalgo castillan. Tous constatèrent soulagés que son royal pupille ne tenait aucun compte de ses remontrances. Au mépris du protocole, il congédia l'escorte et se mit en marche vers le palais, accompagné de son seul page, noir de peau et crépu, et des quelques jeunes Livournais qui se proposèrent pour la conduite.
Elevé à Madrid mais fils d'une Italienne, à la fois sérieux et enjoué, réfléchi et primesautier, il corrigeait le sentiment du devoir et de la discipline qu'il tenait de son éducation espagnole par un goût de la vie, une impatience juvénile, un désir physique d'être heureux, transmis par le sang italien. En tout cas, la vivacité, la fraîcheur de ce garçon démentaient avec éclat les sinistres prophéties du grand-duc, quand il avait vaticiné devant Montesquieu. Si le père présentait les symptômes d'une fin de race, le fils poussait dru comme un surgeon greffé par le hasard.
Avec lui rentraient en Toscane la jeunesse et la gaieté que la bigoterie de Cosimo III d'abord, puis les turpitudes et les folies de Gian Gastone avaient chassées depuis soixante ans. Aucune morgue, aucune affectation de grandeur ; l'urbanité de son aïeul maternel Alexandre ; la conscience de son rang et de sa tâche, mais tempérée par un constant désir d'être agréable aux autres. Beau garçon, mais aussi bon coeur, tenant à mériter les avantages qu'il avait reçus au berceau, naïf comme on peut l'être à son âge, il estimait que son métier de prince consistait à soulager ses sujets du malheur de n'être pas nés Bourbons.
A peine installé dans ses appartements livournais, il fit savoir qu'il prendrait ses repas dans sa chambre, dont il permit l'accès à quiconque avait envie de voir comment le successeur de leur grand-duc mangeait. Les curieux ne manquèrent pas. Ils notèrent que le jeune homme, dédaignant l'alcôve à baldaquin, avait fait dresser deux lits de camp dans un coin de la pièce. Il n'avait pour convive que ce page, un officier africain de seize ans, son compagnon d'études et de jeux, qu'on appelait le Morino, le petit Maure, d'humeur aussi pétulante que son maître, et prêt à le seconder dans toutes les farces qu'il plaisait au jeune prince d'inventer, au détriment soit de son gouverneur, soit des courtisans jugés trop empesés ou obséquieux.
"Sur le sol italien, déclara-t-il, ne m'appelez plus don Carlos, mais don Carlo."
Cette petite phrase le rendit plus populaire que s'il avait annoncé la suppression des impôts. On craignait seulement que, héritier aussi du duché de Parme depuis la mort du dernier duc Antonio, il ne choisît de se rendre d'abord dans cet Etat. Il passa l'hiver à Pise, en raison de la douceur du climat, selon le communiqué officiel ; en réalité, parce que sa mère, incertaine de l'accueil qu'il recevrait des Florentins plus susceptibles, estimait prudent qu'il séjournât dans une ville occupée par une garnison espagnole, en attendant que les esprits fussent mûrs.

Revenir en haut Aller en bas
epistophélès

epistophélès


Nombre de messages : 14037
Age : 33
Date d'inscription : 15/10/2009

Le dernier des Médicis - Page 5 Empty
MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 5 EmptyLun 27 Mar - 20:44

A Pise, pour se préparer à gouverner ses Etats, il s'obligea à suivre les cours de droit public de Bernardo Tanucci, le meilleur juriste de Toscane. On loua d'autant plus cette assiduité qu'il se faisait violence pour rester assis durant une heure entière, n'étant pas de lui-même porté sur les études.
Puis il attrapa la variole, et dut garder la chambre. Gian Gastone envoya aussitôt celui qu'il considérait comme son meilleur médecin. C'est ainsi que, dans les intervalles de temps que je ne passais pas au chevet du malade, je découvris la cathédrale, le baptistère, la tour penchée, le cimetière monumental et les fresques de Benozzo Gozzoli, non inférieures aux célèbres Rois mages du palais Riccardi, les quais si poétiques de l'Arno et les églises de marbre, blanches et noires, disséminées le long du fleuve.
Cosimo III, sous le fallacieux prétexte que j'ai dans un chapitre antérieur évoqué, n'avait jamais voulu se rendre à Pise, et à Gian Gastone, ensuite, l'occasion manqua. Je crois que le dernier des Médicis se serait trouvé plus à l'aise dans cette ville que dans la capitale. On n'y sent pas braquée contre soi l'arquebuse des oeuvres d'art. On peut y marcher, y flâner, sans être écrasé par le poids de la tradition. Les statues qui étirent leurs formes blanches sur les places irrégulières et dans un point de la place qui n'en est même pas le centre, récusent, par ce manquement à la symétrie, ces principes d'ordre et d'harmonie qui ont présidé à la culture du Quattrocento.


La peinture la plus remarquable de Pise est une fresque du campo santo, "le Triomphe de la Mort". On y voit un cortège de chasseurs et de nobles dames buter au détour d'une forêt sur un spectacle macabre de cercueils et de cadavres rongés par les vers. Dérision de la beauté, abaissement de la dignité humaine, zumbienne complaisance dans le vil et le sordide, toutes choses qui auraient fait les délices de mon maître.
Je réussis à protéger le visage de l'Infant des marques de la variole. Succès, dis-je au malade, qu'il faut peut-être mettre au crédit, moins du protophysique toujours désarmé par les caprices de la nature, que de Saint-Zenobi, un des patrons de Florence. Le grand-duc avait ordonné d'exhumer son corps et de l'exposer pendant trois jours dans la cathédrale. Triduum et neuaines, Saint Zenobi passe pour avoir ressuscité un enfant mort, son seul mérite, en vérité. Don Carlo s'esclaffa en m'entendant lui raconter cette légende. Il rit si fort - je livre de détail à la sagacité de mes confrères - qu'il se retrouva tout à coup guéri ; comme si les saccades d'hilarité, agissant avec plus d'efficace que n'importe quel élixir de nos prétentieuses pharmacopées, avaient expulsé le virus.
Caractère plus direct, plus franc, je n'en avais jamais vu. Avec un tel souverain, me disais-je, l'avenir de Florence est en bonnes mains.
Je m'aperçus vite, en outre, qu'il n'avait reçu aucune instruction ni littéraire ni artistique. Je dis "en outre", car cette ignorance phénoménale de tout ce qui touche aux lettres et aux arts serait une qualité supplémentaire pour Gian Gastone. L'Infant rit aux éclats en apprenant qu'un grand peintre d'un de ses futurs Etats portait le même nom que le fromage de Parme le plus réputé. Il croyait que la Divine Comédie raconte les batailles des dieux dans l'Olympe. Sa mère ne lui avait même pas enseigné que le peuple, en Toscane, appelle ses grands hommes de leur seul nom de baptême, en signe d'affection. Il fut déçu, le candide garçon de savoir qu'Andrea del Sarto (je m'étais cru obligé de le renseigner un peu sur les goût su grand-duc) n'était pas un grand seigneur de la cour, ni le "del" une particule nobiliaire, ce nom ne signifiant rien d'autre que : Andrea, fils du tailleur".
"Alors, dit-il en s'assombrissant, on devrait m'appeler : Carlo del Pazzo."

Revenir en haut Aller en bas
epistophélès

epistophélès


Nombre de messages : 14037
Age : 33
Date d'inscription : 15/10/2009

Le dernier des Médicis - Page 5 Empty
MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 5 EmptyLun 27 Mar - 21:04

Nous savions Philippe V rongé par l'atrabile. A en croire son fils, le cas dépassait toute mesure. Francesco Redi, auteur de la taxinomie classique qui établit sept degrés sur l'échelle de 'lypocondrie, n'a pas calculé assez large pour englober la maladie de ce prince. Le petit-fils de Louis XIV ne quittait plus son lit. Le royaume serait parti à la dérive, sans l'audacieux antidote excogité par son épouse. Ayant appelé de Naples un castrat fameux, elle l'introduisit dans la chambre royale, à l'insu du graataire, et le cacha derrière un rideau. Le premier soir, aux accents de cette voix inconnue, Philippe V se réveilla de sa léthargie. Au bout d'une semaine, il se redressa sur ses oreillers. Huit jours encore, il se leva. Quelque temps après, il gagna on bureau. Enfin, tout ragaillardi, il présida le conseil de la Couronne.
Vie et activité normales, désormais, à une condition cependant : que chaque soir, avant de s'endormir, et chaque matin, à l'heure du lever, il entendit, chantés par la même voix et dans le m^me ordre, les quatre airs qui l'avaient charmé la première fois. Toujours les mêmes, comme une drogue.
Revenu de son accès de tristesse, don Carlo me demanda si j'avais jamais ouï dire d'une guérison plus miraculeuse. Puis, de sa voix qui avait à peine muée, il me chanta un de ces airs. Pendant ce temps, je réfléchissais à une aventure si étrange.
A Vienne, autrefois, le programme du séminaire où je m'étais inscrit faisait une large part aux troubles de l'appétence, tels que claustromanie, anorexie, mutisme, refus de se lever. Jamais, au grand jamais, le maître de la Nouvelle Ecole n'aurait pas envisagé de soigner par des cavatines et des cabalettes des dérèglements aussi graves.
Il est au-dessous de son honneur de médecin, et indigne de la conception qu'il se fait de la mission du savant, que de confier le traitement de ce qu'il a baptisé phobies à d'autres moyens que de complexes séances d'exorcisme où le patient doit remonter jusqu'aux toutes premières années de son enfance, tandis que le praticien écoute dans un silence religieux le jaillissement de ce tumulte souterrain.
Revenir en haut Aller en bas
epistophélès

epistophélès


Nombre de messages : 14037
Age : 33
Date d'inscription : 15/10/2009

Le dernier des Médicis - Page 5 Empty
MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 5 EmptyMar 28 Mar - 0:09

#663333]]Bon Dieu ! me dis-je après le récit du jeune prince, qu'y a-t-il besoin de cette tortueuses anamnèse ? Pourquoi explorer si haut dans la passé, et se livrer à cette pénible rechercher, et déranger père et mère, et se demander quels chocs on a subis nourrrisson, au lieu de changer et d'entendre chanter ? A bas l'Enfant, vive l'Infant ! Philippe V, vivant exemple de salut par les Muses, avait ressaisi les rènes de son Etat sans autre secours que des ruissellements de notes et des fusées d'arpèges. Et tandis que son fils terminait l'allegretto de Porpora sur un trille roulé en fausset, je pris la première idée du mémoire qui va occuper ma retraite.
Du bon usage de la musique, où j'indiquera, comme thérapie des désordres psychiques, le plaisir. Oui, le simple plaisir, l'art physique d'être heureux. On m'objectera, c'est certain, que ma méthode n'a rien moins que la rigueur de la science, qu'elle sent son Napolitain à dix lieues. Le corps médical ne lui accordera aucun crédit, l'Université me décernera un blâme. Napolitain ! N'est-ce pas l'air de Naples, expiré par les poumons du castrat, qui a ressuscité le monarque à bout de souffle ?

[/size]
Revenir en haut Aller en bas
epistophélès

epistophélès


Nombre de messages : 14037
Age : 33
Date d'inscription : 15/10/2009

Le dernier des Médicis - Page 5 Empty
MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 5 EmptyMar 28 Mar - 1:07

Ultime sursaut

Le dimanche 9 mars, en présence du sénat et des principaux dignitaires qui s'étaient portés à sa rencontre, don Carlo rétabli fit par la porte San Frediano son entrée dans Florence.
Le grand-duc avait ordonné de pavoiser les maisons sur le passage du cortège. Par le Borgo San Frediano, le Ponte alla Carraia, la Vigna, la Loggia de'Tornaquinei, la piazza San Michele Berteldi et le Centauro, le jeune prince se rendit à la cathédrale. Le comte de Santo Stefano dut le rappeler à l'ordre, pendant la cérémonie du Te Deum. La tête à demi tournée vers le Morino, que le sévère gouverneur avait relégué trois rangs en arrière, l'Infant écoutait en bâillant le tonnerre des grandes orgues. Il tardait au garçon de rencontrer le grand-duc, pour vérifier si le bonhomme était aussi pittoresque que dans le portrait de ses bizarreries colporté par la rumeur.
Le jour de la présentation arriva. La princesse Electrice réussit à éloigner les ruspanti , en les payant sur sa cassette personnelle. Elle inonda de roses fraîchement cueillies la chambre et le lit de son frère. Celui-ci, assis contre les oreillers, avait revêtu une chemise propre, mais là s'étaient bornés ses efforts. Une literie douteuse, des relents à soulever le coeur. Il y avait trois mois qu'il n'était plus retourné dans la fameuse salle de bains et se contentait d'un débarbouillage sommaire dans une cuvette qu'on posait sur ses draps.
Je ne concevais pas sans peine qu'il renonçât à produire une meilleur impression sur celui qu'il appelait son fils. Ni que la saleté où il se complaisait ne lui parût pas en contradiction flagrante avec le culte qu'il prétendait porter à l'Islam. Où vénère-t-on la propreté avec plus de scrupules que là où foisonnent les bains publics et les hammams ? Qui apporte aux soins corporels plus d'attention que les Arabes et les Turcs ? "Jacob Almansor Rex Saracenorum" et "Solimanu Imperator Turcorum" possédaient plus de titres à orner de leurs médaillons sa salle de bains et à présider à ses ablutions que Charles Quint ou Alexandre. Mais à croire qu'il n'osait plus se présenter devant eux par honte de son laisser-aller serait sans doute se méprendre. Plus vraisemblablement, il avait décidé d'être sale à fond, de pousser jusqu'au bout la négligence des Européens en matière d'hygiène, d'être une sorte de champion de la crasse au pays du Beau idéal.

L'Infant entra d'un pas vif et se jeta à genoux. Le grand-duc le releva d'un geste et l'invita à s'asseoir sur le lit, parmi les miettes de gâteaux, les pépins d'oranges et les taches de chocolat. Quels étaient ses goûts ? Ses passe-temps ? Ses jeux ? Gian Gastone, que je n'aurais pas cru capable d'une telle sollicitude, interrogea le garçon comme si, au lieu d'un étranger sur le point de ravir aux Médicis leur trône, il avait devant lui un héritier de son sang. Don Carlo répondit qu'il aimait la chasse, surtout la chasse aux faucons. Et les peintres ? Les poètes ? Le jeune homme avoua en rougissant que dans son collège on ne lui avait appris qu'à danser, manier les armes, forcer un cert, dépecer un sanglier.
N'avait-il jamais lu Dante ? Non. Machiavel ? Non plus. Les gloires florentines lui étaient aussi inconnues que les poissons du Pacifique. Pic de la Mirandole ? Le nom de ce protégé de Laurent le Magnifique, de ce sommo dottor aui avait prouvé en neuf cents thèses et dix mille pages l'unité de l'esprit humain, n'éveilla aucun écho dans la cervelle du pinson. Trompé par ce patronyme étrante, il crut qu'il s'agissait d'un pic géographique, quelquem ontagne pointue de l'Abruzze.
"Voilà un enfant selon mon coeur !" s'écria Gian Gastone, en attirant à lui lel prince.
Don Carlo, pressé contre les odeurs de tabac et de vomi, eut l'esprit de ne pas se boucher le nez.
"Je suis sûr, mon petit, que vous aimez le chocolat. Emportez donc cette boîte avec vous. Je ne vous ferais pas l'injure de soutenir que la cour de Sa Majesté votre père n'a pas été la première à découvrir les vertus roboratives du chocolat. il n'en est pas moins vrai, vous me rendrez cette justice quand vous aurez goûté de ceci, que mes confiseurs ne se contentent pas de mêler au sucre et au cacao une légère distillation de vanille et de cannelle, comme c'est l'usage à Madrid. Ils ont trouvé la manière d'introduire dans ce mélange des écorces fraîches de cédrats et de citrons, ainsi que de l'essence de jasmin, d'ambre gris, de musc, et même de la poudre de jonquilles et de muguet. Je voudrais bien qu'ils aient la main aussi heureuse avec la rose et le pitanga."

Celui qui tenait à l'imberbe ce discours fleuri recrachait sur son drap des bonbons à demi-sucrés, des bouts de babas spongieux, des noyeux d'abricots confits.
Toujours poli et gracieux, aussi peu interloqué de ce goût baroque des mots rares que de cette goinfrerie de pourceau, le jeune homme accepta sans broncher sur sa joue lisse le baiser fétide du vieillard.
Le grand-duc fut si content de cette entrevue, qu'il ordonna d'ouvrir les jardins Boboli à son hôte et de les approvisionner en gibier. Les fêtes, les concerts, les feux d'artifice, les bals se succédèrent sur les places publiques et dans les palais. Il semblait que le sang frais qui coulait dans les veines de ce vigoureux et sympathique adolescent irriguât aussi d'une sève rajeunie de la vieille cité anémique.
Il ne demanda à visiter ni une église ni un musée.Jamais on ne vit un étranger moins touriste. Les Anglais, qui étudient nos balustrades et nos rocailles pour améliorer leurs jardins, les Allemands, qui rapportent une nomenclature complète des quarante-six églises, trente couvents, trente-deux palais, sept loggias, cinq cénacles et dix-huit musées, les Français, qui espèrent, grâce au change favorable de leur monnaie, dépenser moins en vacances que s'ils étaient restés chez eux, les Suisses, qui mettent leur point d'honneur à terminer leur séjour sans s'être fait voler, tous cherchent à "profiter" de leur voyage à Florence, notion et mot odieux au grand-duc. Rien de semblable à craindre de son petit protégé, qui prenait la Persée de la Loggia pour un chasseur de têtes indien, et le David de la place de la Signoria pour un champion de gymnastique.
Les aristocrates de la haute société se vengeaient de l'attrait qu'il exerçait sur eux en raillant à mi-voix son ignorance. J'était moi-même partagé entre l'amusement d'un naturel aussi candide et l'envie de moucher de gamin. Cependant, à force de comparer ces Capponi, Rucellai, Strozzi, Torrigiani, Ginori, Corsini, Soderini, aussi pauvres de mérites personnels qu'imbus de leur grandeur et fiers du passé de leur famille, à ce jeune et bel animal humain, je finis par trouver non seulement saines les préférences de Gian Gastone, mais plus avisé qu'on aurait cru le sens politique du grand-duc. N'y a-t-il pas des moments, dans l'histoire d'un peuple ou d'un Etat, où leur vitalité ne peut renaître que de l'oubli de leurs traditions ?
Le jour de la Saint-Jean, le grand-duc délégua ses pouvoirs à l'Infant. installé sur le trône qu'on avait dressé, comme chaque année à la même date, place de la Cathédrale, en face du Baptistère, celui que les nobles, par dédain, et le peuple, par affection, n'appelaient plus qu'il monello, reçut, en qualité de prince héritier, l'hommage de la ville. Sénateurs, ministres, prélats, abbés mitrés, consuls des Arts de la Laine et du Change, descendants des familles les plus chargées d'ancienneté et de gloire, tous, sortis des palais de leurs ancêtres, défilèrent devant le chérubin qui n'avait pas plus de rudiments de leur cultura que de barbe au menton. Cette main plus entraînée à tirer la sarcelle qu'à tourner les pages d'un livre fut baisée, devant la porte d'or du Baptistère, par les dépositaires du trésor spirituel de l'Occident.
A la fin de l'année, la tête aussi légère qu'il était arrivé, d'humeur aussi gaie, il partit prendre possession de son Etat de Parme, en promettant de revenir bientôt à Florence, où il résiderait.
Revenir en haut Aller en bas
epistophélès

epistophélès


Nombre de messages : 14037
Age : 33
Date d'inscription : 15/10/2009

Le dernier des Médicis - Page 5 Empty
MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 5 EmptyMar 28 Mar - 2:33

Cloaca maxima, immum barathrum

Un événement inattendu mit fin aux espoirs fondés sur cette cure de jouvence.
Le roi de Pologne Frédéric Auguste II mourut à l'improviste, le Ier février 1733. Pour lui succéder, la France incita les Polonais à élire Stanislas Leszczynski, comte palatin de Posnanie, le propre beau-père de Louis XV. Les Russes et les Autrichiens soutenaient Auguste III, le fils du défunt. Il s'ensuivit des mouvements de troupes par toute l'Europe, un début de guerres, quelques batailles, de laborieux pourparlers.
L'Espagne en profita pour réaffirmer ses prétentions sur le royaume des Deux-Siciles, depuis vingt ans possession des Habsbourg. L'armée française franchi le Rhin, le roi de Sardaigne envahit la Lombardie. Sans attendre le résultat des tractations en cours, Elisabeth Farnese donna l'ordre à son fils de rassembler les soldats espagnols cantonnés à Parme et dans les places fortes toscanes, et de se porter à la conquête de Naples.
Le jeune homme repassa par Florence, où il ne resta que quelques jours, le temps de saluer le grand-duc et de réunir son armée. Bien qu'il emmenât avec lui, comme conseiller politique et mentor, ce Bernardo Tanucci dont il avait suivi les cours à Pise, et que ce choix fût des plus flatteurs pour l'orgueil toscan, nous ressentîmes son départ, plébéiens ou nobles, comme un malheur et une mortification. En tant que Napolitain, je me réjouissais qu'un prince de cet aimable caractère et assisté d'un si bon maître prit en main les destinées de ma patrie. En tant que Florentin d'adoption, médecin et ami de Gian Gastone, je ne pouvais que déplorer ce revirement. Que deviendrait le grand-duché ? A qui serait-il promis si don Carlo, comme il semblait probable, réussissait dans son entreprise et mettait sur sa tête la couronne des Deux-Siciles ?

Gian Gastone tomba dans une dépression profonde. La mort d'un fils ne l'eût pas plus accablé. C'est de ce temps, je crois, que date son parit de ne jamais plus se lever : décision à laquelle il demeura fidèle, pour les quatre ans qui lui restaient à vivre. Dans tout Florence, il n'y eut personne qui ne tirât les plus funestes présages, et de la défection du jeune prince, et de la rechute du vieux souverain.
Où trouver un autre maître, me disais-je, assez vif et gai pour se rétablir d'une variole sans autre remède qu'un bon fou rire ?
Nul, pourtant, n'avait prévu l'ampleur du désastre. Le nouveau traité de Vienne, signé deux ans plus tard, sans que Gian Gastone eût été ni consulté ni même tenu au crouant des négociations, stipula le remaniement de l'Europe le plus odieux à son coeur. La France recevait le duché de Lorraine, auquel elle aspirait depuis longtemps. Le duc de Lorraine, en compensation, obtenait la Toscane. Parme et Plaisance revenaient à l'Autriche, en échange du royaume des Deux-Siciles. Don Carlo, qui perdait les Etats italiens du Nord, devenait roi de Naples.
Je fus si atterré de ce traité, que je n'osai de trois jours entrer dans la chambre du grand-duc. Le duc de Lorraine ! Un prince à demi allemand ! François III, non seulement le chef de la branche des Hasbourg-Lorraine, mais aussi le fiancé de Marie-Thérèse d'Autriche ! Fille de l'empereur Charles VI, celle-ci régnerait un jour à Vienne. Ainsi, me disais-je, le gendre de son ennemi le plus constant, promis lui-même à la couronne impériale, succédera à Gian Gastone. La Toscane deviendra un fief de l'Empire. Ce qu' il a redouté le plus au monde aura lieu dans les formes légales, sans qu'aucune voix de protestation se lève ni en France ni en Allemagne ni en Angleterre ni dans aucune de ces nations qui ont signé ce pacte infâme et dont les ressortissants, voyageurs, touristes, archéologues, antiquaires, mélomanes, par hordes entières de voyeurs et de pillards, s'extasient sur la pureté du génie florentin.
L'Allemagne, depuis son enfance, persécute Gian Gastone ; l'Allemagne plus riche et mieux gouvernée qu'aucun Etat de la péninsule ; l'Allemagne à laquelle son père l'a sacrifié,après lui avoir vendu son frère aîné et sa soeur ; l'Allemagne dont les ressources en thalers, la réussite économique et la puissance politique seront un éternel sujet de fascination pour les Italiens. Plus complet ne saurait être son triomphe par l'annexion pure et simple de l'Etat qui depuis trois siècles, sous la conduite des Médicis, symbolise la perfection de l'esprit humain.

Une seule pensée me consolait dans ce désastre. Les nouveaux occupants veilleraient avec une attention scrupuleuse sur la plus riche collection de chefs-d'oeuvre de l'humanité. Quelle confiance eût méritée don Carlo ? Nous avions vu quel cas il faisait de l'art. Un argument réconfortant pour tout autre, mais que je devais me garder de vanter au grand-duc.
"Est-ce la peine, messire, d'avoir eu pendant un demi-siècle le même médecin, pour mourir assisté d'un homme qui me comprend si peu ?"
Quand je rentrai dans sa chambre, la puanteur me suffoqua. Habitué aux odeurs délétères, je reculai devant cette abjection. Gian Gastone, depuis la plublication du traité, ne se levait même plus pour aller à la garde-robe. Il marinait dans ses excréments.
J'appelai aussitôt Damiano. Le scélérat avait disparu. Enfuis aussi une bonne partie des ruspanti que leur maître, même en triplant ou quadruplant leur salaire, n'avait pu convaincre de rester. Seuls quelques-uns, vieilles connaissances ou recres de dernière heure, lie et suie de Florence, erraient dans les couloirs. Je ne leur avais jamais vu cette livrée marron. Ils étaient accoutumés à des costumes bariolés. Cette vilaine couleur les rendait encore plus patibulaires.
Trois ou quatre servantes du palais, en cette extrémité calamiteuse où s'était réduit le grand-duc, eurent le courage ou la charité de se relayer au chevet du vieillar, un mouchoir attaché sur le nez. Elles changeaient ses draps et lui apportaient à manger, sans demander aucune gratification. A peine si, de temps à autre, il les autorisait à puiser dans une des nombreuses boîtes de chocolat éparpillées sur son grabat. Songeait-il, en les voyant s'affairer près de son lit, oblatives et désintéressées, qu'il aurait placé mieux sa confiance dans des femmes, que dans cette brute de Damiano et ses félons d'acolytes ?
Je dus retenir mon épouse et ma fille qui, touchées de compassion par mes récits, voulaient se rendre au palais et servir d'infirmières.
L'esprit, toutefois, restait intact au grand-duc. Comme je le priai de me dire le pourquoi de cette livrée marron, il me lança une saillie où, tout en ayant l'air de s'appuyer sur un modèle familial, il tournait en dérision la légende de son aïeul.
"Marron ? Pis que cela. Toujours sur ton nuage, messire ! Ouvre tes narines. Renifle. Altro che marrone ! Te rappelle-tu quel valeureux condottiere fut Jean, le père de Cosimo Ier ? Ses soldats lui portaient une telle affection qu'il ne l'appelaient plus que leur frère ou leur père. Quand il mourut de ses blessures, ils prirent le deuil, jurant qu'ils ne quitteraient jamais le noir. Serment qu'ils tinrent avec une fidélité si touchante, que Jean de Médicis fut appelé, depuis lors, Jean des Bandes Noires. Eh bien Francesco et Giovanni ! continua-t-il en faisant signe à deux nouveaux, approchez-vous, et dites si la couleur de votre livrée ne vous associe pas plus tendrement à votre maître. Et si, de valets stipendiés, elle ne fait pas de vous mes frères et mes fils Messire à la vue basse, il faut lui mettre votre couleur sous le nez."
Ce jeu de mots d'un goût plus que douteux les mit en joie. Francesco prit dans la boîte que lui tendait le grand-duc trois bonbons plus noirs que marron qu'il avala d'une seule bouchée.
"Êtes-vous fiers de porter la couleur de votre maître ?
- Couleur du chocolat", dit GIovanni d'un air finaud.
L'autre lui donna une bourrade dans les côtes.
"Altro che cioccolata, imbécile !"
Gian Gastone s'esclaffa avec eux et sortit de sous les draps une poignée de ducats souillés qu'il jeta à leurs pieds. Ils s'empressèrent de les ramasser et de les fourrer dans leur poche.
Ce jeun écoeurant se répétait tous les jours. J'avais beau supplier le grand-duc de quitter son lit, de s'habiller, de faire quelques pas lents dans le jardin, il me tenait tête. Je livre ici sa plus belle réplique, preuve que jusqu'au bout il poursuivit son dessein, sans ramollissement cérébral :
"Le baron de Montesquieu m'a illuminé, quand il m'a dit que Florence est une ville debout. Sache-le, messire, j'ai décidé de vivre couché, par protestation contre ce culte de la ligne verticale."
Les derniers ruspanti déguerpirent à leur tour. Avisé de ce qui se passait au palais Pitti, et craignant que le scandale n'éclaboussât les Habsbourg, accusés d'avoir hâté la fin du dernier des Médicis, le duc de Lorraine envoya une escouade de laquais allemands, à qui le sens de la discipline appris dans les couloirs sévères de la Hofburg et de hauts salaires payés en thalers inspirèrent, sinon du dévouement, du moins une assiduité et une ponctualité convenables. Ils s'acquittaient de leur service sans ouvrir la bouche, sans dire un mot, avec un mutisme qui aurait peut-être trompé l'agonisant si, par les fenêtres qu'on était obligé de tenir grandes ouvertes, ne montaient jusqu'à sa chambre, lors de la relève des sentinelles qui avaient pris la place des soldats espagnols, les ordres gutturaux criés dans la langue honnie de Charles VI.

Que dire de plus ? Le personnel du palais s'étant récusé, ce fut encore à des Allemands qu'il fallut recourir pour embaumer le corps, veiller le cadavre et le transporter à San Lorenzo.Le duc de Lorraine dépêcha le prince de Craon pour organiser les obsèques et les rendre dignes de la famille dont l'ultime héritier mâle venait de disparaître. Sans cette précaution, il n'y aurait eu ni funérailles solennelles ni décoration d'apparat dans la basilique dont Brunelleschi et Michelangelo avaient fait l'emblème du génie florentin. Ce jour-là, plus qu'une homme, on y enterra une civilisation.
Cependant, quiconque se rend dans la chapelle des Princes où reposent les grands-ducs de Toscane constate une anomalie. Le dôme fastueux n'abrite que six sarcophages au lieu de sept. François, les deux Ferdinand et les trois Cosimo sont ensevelis ici, chacun avec son monument où le granit égyptien le jaspe vers de Corse, la malachite de l'Oural et le porphyre de Smyrne composent une parure appropriée à son rang.
Mais Gian Gastone ? Par un mystère inexplicable ou par une offense délibérée, on a relégué son tombeau à l'étage inférieur, dans le caveau blanc et nu de la crypte, parmi les Médicis qui n'ont pas régné. Il a rejoint les rares parents chers à son coeur, tel son oncle Francesco Maria, et le plus grand nombre des autres. Il gît près de son frère, sur lequel il n'a pu obtenir la revanche posthume d'un mausolée princier. Sa soeur détestée, dernière du nom, sera couchée à côté de lui. Une simple dalle ornée d'une inscription latine signale sa sépulture. Ni monument ni statue pour celui qui, faute d'avoir excellé dans le bien et le juste, restera un maître insurpassé d'infamie.
Un autre affront lui a été infligé. Où ses mânes trouveront-ils le repos ? Le prince de Craon a autorisé la plus grande agence de voyages allemande, du nom dans équivoque de Germania, à ouvrir une succursale sous les arcades de la Galerie des Offices. Cette agence n'embauche aucun homme pour vendre les billets ou servir de guide. Des garçons auraient mauvais genre auprès des deux catégories de clients les plus payantes, époux en voyage de noces et familles en congé estival. D'avenantes blondes proposent le tour complet de la ville, en fiacre privé ou par calèche de douze. Visite des principaux monuments et musées, dans le temps garanti et record de deux heures. Prix de 50 à 80 florins par personne.



FIN
Revenir en haut Aller en bas
Contenu sponsorisé





Le dernier des Médicis - Page 5 Empty
MessageSujet: Re: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 5 Empty

Revenir en haut Aller en bas
 
Le dernier des Médicis
Revenir en haut 
Page 5 sur 5Aller à la page : Précédent  1, 2, 3, 4, 5
 Sujets similaires
-
» LE DERNIER BANQUET

Permission de ce forum:Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
Mosaïque :: Bibliothèque :: HISTOIRE D'AMOUR DE ...-
Sauter vers: