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 Le dernier des Médicis

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epistophélès
JeanneMarie
Martine
MORGANE
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epistophélès

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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 2 EmptyJeu 23 Fév - 21:27

Meurtre d'un ami

La princesse Violane-Béatrice, à peine installée parmi nous, se montra si affable, d'un naturel si doux et accommodant, qu'elle s'attacha aussitôt le coeur des Florentins. Humble, désireuse de plaire à tous, elle rangea de son côté jusqu'à ceux que l'invasion un peu trop voyante de ses compatriotes commençait à hérisser contre la gens germanica. Qu'elle parût dans un salon, vêtue avec le goût provincial d'une jeune fille élevée loin du monde, ou que, descendant de son carrosse pour se mêler à la population, elle s'avançât à pied dans les rues, sans craindre de passer devant le seuil malodorant de certaines boutiques, aucun préjugé ne résistait à tant de simplicité, de bonne volonté, de gentillesse.
Dévote à l'église, elle réussit même à conquérir son beau-père. L'atrabilaire souverain se déclara heureux d'avoir une bru d'une soumission si parfaite et d'une piété si louable. Echaudé par le désastre de son propre mariage, il avait craint que l'arrivée à Florence d'une nouvelle princesse étrangère ne ramenât à la cour les caprices et les désordres d'une humeur indocile. Il n'en fut rien. Violante-Béatrice le vengea de Marguerite-Louise. Bien qu'elle fût de traits ingrats, ce défaut ajouta au soulagement du grand-duc et consolida la bonne opinion générale. On se dit que ce manque de beauté serait une garantie de sa vertu.
Plus étonnant peut paraître que le jeune Gian Gastone, étranger à te telles préoccupations, finit par goûter lui aussi la société de la princesse. Fort réservé à l'égard des jeunes filles, plus elles avaient de prestance et d'éclat, plus il les fuyait ; par timidité naturelle à son âge ; par peur que, s'il était surpris à courtiser quelque demoiselle d'une haute et puissante famille, son père, toujours soucieux d'assurer la descendance de son nom et déçu jusque-là dans ses espérances, ne le forçât à l'épouser ; pour le motif, enfin, que je soupçonnais déjà, et qui ne tardera pas à apparaître dans mon récit, à peine le prince aura-t-il pris ses coudées franches.


J'enverrai peut-être un jour une communication à la Nouvelle Ecole, pour exposer les causes qui poussent un jeune homme à montrer de l'empressement auprès d'une femme laide. Puisqu'ils sont si friands de symptômes, en voilà une que les docteurs viennois feraient bien de ne pas négliger. Le peu d'agréments physiques qu'il trouvait à la princesse était pour Gian Gastone la caution qu'aucun élément sensuel n'entrerait dans leur commerce ; avantage inestimable pour un garçon de sa complexion. En outre, elle était sa belle-soeur. Le piège du mariage écarté, les tentations de la chair exclues, il témoigna à la jeune femme, que le frivole et brillant Ferdinand, déçu par une épouse trop simplette, délaissait pour des actrices et des chanteurs, autant d'affection que pouvait en donner sa nature solitaire et rétive. Deux ans furent nécessaires avant qu'ils ne devinssent amis.
Ils avaient eu plusieurs obstacles à surmonter avant de s'accepter sous ce titre. Les jardins du palais Pitti renferment un pavillon isolé. On y accède, sur la gauche du palais, par une côte dite parterre de Ganymède, à cause de la jolie statue qui décore la fontaine. En haut de cette pente, le pavillon consiste en une sorte de cylindre coupé par la moitié. De la façade semi-circulaire qui donne sur Florence, on embrasse, comme d'un observatoire, toute la ville d'un point cardinal à l'autre.
Gian Gastone avait élu domicile dans cette tour. Nul n'avait le droit d'en franchir le seuil, hormis son écuyer Riccardo. L'avarice du grand-duc, jointe à une partialité outrageuse en faveur de Ferdinand, avait limité l'équipage du cadet à ce seul domestique.
Le pavillon lui servait de laboratoire ; il y étudiait les sciences naturelles; et de chambre à coucher, les soirs où, fuyant le dîner d'apparat que son père offrait dans les salles du palais, il cherchait une retraite. Au lieu de s'installer dans la mezzanine, d'où il aurait joui du panorama et contemplé le plus beau paysage du monde, mon élève préférait se tenir au rez-de-chaussée, dont il gardait fermés les volets. La lumière n'entrait que par la verrière ouverte là-haut sur le ciel.

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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 2 EmptyVen 24 Fév - 21:53

C'est ce que je découvris en me présentant un après-midi avec la princesse de Bavière. A moinon plus il ne m'avait jamais permis l'entrée. Désireuse de rendre lesnpolitesses qu'elle avait reçues du jeune homme, sa belle-soeur crut qu'il agréerait sa visite. Elle me demanda de l'accompagner, je saisis l'occasion. Riccardo, jeune et vigoureux Napolitain à qui je dis deux mots dans son dialecte, n'osa pas nous fermer la porte.
A peine soulevée la tenture qui, au-delà de l'antichambre, donnait accès à l'unique pièce, une aigre puanteur nous prit à la gorge. Gian Gastone vint à notre rencontre, de manière à nous cacher l'intérieur de la chambre. J'aperçus un filet à papillons, un lit défait, sans dais ni rideaux, une cuvette sur un trépied, une étagère chargée de bocaux. Gastone, le berger allemand, se souleva, dressa le museau, étira ses pattes puis se recoucha en boule. C'était devenu un grand et bel animal. Quoi qu'il fût un peu moins indigne de porter le nom d'une altesse, j'éprouvais un serrement de coeur chaque fois que le jeune homme abaissait sa propre majesté en criant Gastone ! à un petit de chienne.
S'excusant du désordre, il prétendit qu'il avait la migraine. On l'eût eue à moins, dans cette pestilence de basse-cour. Son mécontentement était visible. Par égard pour la princesse, il s'efforça d'être aimable. Après les quelques civilités d'usage, il lui demanda si elle était venue lui apporter l'heureuse nouvelle attendue par toute la cour. Violante-Béatrice qui, deux ans après son mariage, n'était toujours pas grosse, secoua la tête tristement.
"Ah ! je croyais... la présence de messire le médecins..."
J'étais aussi embarrassé que la princesse. A notre surprise, Gian Gastone changea soudain de ton, comme si la stérilité de sa belle-soeur était pour lui la plus agréable des nouvelles. Il nous pria d'entrer, ordonna à Riccardo de soulever les jalousies, déplaça lui-même une table pour permettre à la jeune femme de se glisser jusqu'au mur où une douzaine de cages étaient suspendues. L'intense gazouillement qui remplissait la pièce ne provenait pas des arbres environnants, comme je l'avais cru, mais bien de cette rangée de cages, mal tenues et fétides.
"Je ne savais pas que vous aimiez la chasse, mon beau-frère !

- Non ! non ! ce ne sont pas des appeaux ! répliqua-t-il, contrarié qu'on lui prêtât un goût si étranger à sa nature. Ce sont des oiseaux exotiques... des échantillons de la plus rare espèce... Que d'histoires pour me les procurer... Voici mon plus précieux, le cotinga du Brésil... Ils auraient besoin d'une volière, spacieuse et chauffée, mais si je la demandais au Grand Chancelier, ces pauvres bestioles auraient le temps de mourir dix fois. C'est pourquoi je les garde avec moi. En maintenant la porte et les fenêtres fermées, j'arrive à leur procurer la température nécessaire."
Il s'embrouillait dans ses explications, s'excusait presque de porter tant d'intérêt à des volatiles que la perte de la forêt natale, la transplantation dans un climat différent, le changement d'air et de nourriture, ternissant leur plumage, délavant leurs couleurs, avaient dépouillés de leur principal attrait. Quoi de plus absurde que cette fantaisie d'emprisonner des oiseaux et de les élever dans une moiteur étouffante de couveuse, alors que plusieurs variétés rapportées par le grand-duc de ses voyages en Europe s'ébattaient librement dans les arbres du parc ? S'il voulait se livrer à l'ornithologie, pourquoi choisir des spécimens arrachés à leur milieu naturel . Pourquoi surtout s'obliger à travailler et à dormi dans cette odeur nauséabonde, dans ces remugles de poulailler ?
"Et là" demanda la princesse en avisant plus loin un enchevêtrement de racines et de tiges.
Gian Gastone la conduisit, à contrecoeur me sembla-t-il, jusqu'aux plantes grimpantes qui occupaient le fond de la chambre. "Des variétés tropicales, qu'on m'envoie d'Afrique, des Amériques, des îles..." Elle ne l'écoutait pas. Elle avait repéré, au milieu d'un fouillis de lianes qui lui servaient d'écrin, le portrait d'une jeune fille en habit de cour, ornée de bijoux et de fleurs. La princesse examina le tableau sans rien dire. Gian Gastone, muet à côté d'elle, pâle, suait à grosses gouttes. Le contraste entre l'infection de ce capharnaüm et la pureté juvénile de ce portrait était si scandaleux que nous nous sentions tous oppressés.
Pour relâcher l'atmosphère, je me risquai à une plaisanterie de toute façon douteur, étant donné ce que nous devinions du prince, et d'autant plus déplacée qu'au moment même où elle sortait de ma bouche, je reconnus, à la coiffure typiquement française du modèle, que Gian Gastone conservait dans le coin le plus reculé de sa chambre, comme dans un tabernacle, l'image la plus sacrée pour tout homme, Vieille t Nouvelle Ecole étant d'accord sur ce point.
"Je m'aperçois que Votre Seigneurie ne se plaît pas seulement dans la compagnie des oiseaux. Elle aime aussi les jeunes personnes !"
Que ne pouvais-je rentrer sous terre ! Gian Gastone me fulmina des yeux ; englobant la princesse dans ce regard de haine, il se jeta devant le tableau pour le cacher à notre vue. Riccardo s'élança pour soutenir son maître, en nous faisant signe de sortir. J'eus le temps, avant de laisser retomber la tenture, de porter un regard de clinicien sur le prince. Un peu d'écume suintait à la commissure de ses lèvres ; son écuyer, d'un bras vigoureux, le conduisait jusqu'à son lit. Les symptômes d'un siple malaise à mon avis ; une contrariété trop vive, qui avait agi sur un organisme débilité par une hygiène déplorable et une ambiance délétère. Rien qui autorisât à diagnostiquer une crise, une défaillance pathologique.

Cet incident refroidit le premier courant de sympathie entre les jeunes gens. Gian Gastone, pendant plusieurs mois, évita sa belle-soeur. Celle-ci, à qui sa stérilité prolongée ôtait peu à peu les grâces du grand-duc, se désolait d'avoir perdu son unique compagnon. On l'appelait maintenant la Tedeschina, "la petite Allemande", diminutif où entrait moins d'attendrissement pour son humilité désarmante, que de mépris parce qu'elle répondait si mal aux calculs dynastiques de son beau-père. Si elle n'avait servi d'appât permanent pour ses compatriotes qui vidaient les tonneaux de bière installés près du Ponte Vecchio et faisaient prospérer les charcuteries, peut-être l'eût-on répudiée. Son mari passait moins de temps auprès d'elle qu'avec son favori, un chanteur de Venise, Cecchino de Castris, dit Checco, de ceux qu'on décore du nom pudique de musico, pour faire oublier à quelle circonstance honteuse ils doivent une voix si aimable.
Toujours docile et soumise, Violante-Béatrice organisa des soirées musicales ; moyen, pensait-elle, de regagner les faveus de son époux. Confiante que le caractère mélancolique de son beau-frère le prédisposait à aimer la musique, elle avertissait par un billet Gian Gastone qu'une académie se tiendrait, tel jour, dans ses salons.
Chaque fois qu'un musico devait s'y produire, elle avait soin de le spécifier, ayant deviné que ses goûts naturels le portaient moins à vitupérer la mutilation des castrats qu'o diviniser leur art. Il ne daignait pas répondre, et, à l'heure du concert, sortait du palais pour aller s'enfermer dans son pavillon.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 2 EmptySam 25 Fév - 18:59

Un soir, pendant qu'elle écoutait au milieu d'un cercle de gentilshommes le maestro Alessandro Scarlatti jouer une sonate au clavecin, elle vit la porte s'entrouvrir et, par l'embrasure, apparaître la tête et le buste de son beau-frère. Il avait mis une perruque propre et, au lieu de sa veste usagée, revêtu un habit neuf. Personne dans le salon ne s'était aperçu de sa présence. La princesse, refrénant sa première impulsion, comprit qu'elle devait feindre de ne l'avoir même pas remarqué. La sonate arrivait justement à sa fin. Arpège, trille et point d'orgue. Elle se tourna vers le maestro et donna le signal des applaudissements. Les courtisans, jusque-là incertains s'il fallait honorer de leur faveur une musique napolitaine, plus variée et libre que le vieux style florentin, battirent des mains à l'unisson de leur hôtesse.
Du coin de l'oeil, celle-ci regarda vers la porte ; le jeune homme avait refermé sans bruit et disparu.
Telles furent toujours, même au zénith de leur amitié, les relations entre les deux jeunes gens : empreintes de mystère, respect tacite, sympathie sous-entendue, tendresse inexprimée, occasions perdues. Le lien le plus fort qui unit le prince à sa belle-soeur fut la conviction qu'elle ne porterait jamais d'enfant. Il aimait en elle que, bréhaigne, elle tînt en échec la politique du grand-duc.
Vengeance contre son père, mais, plus encore, désobéissance à l'ordre des choses, défi aux prescriptions de la nature. Sans se demander à qui revenait la faute de cette stérilité, il y voyait un acte presque volontaire, une rébellion physiologique, non seulement le dégoût d'être bru mais le refus d'être femme - comme lui-même se voyait, commençait à se voir autrement que comme un fils et un homme.

Mal-aimée de la cour, rejetée au rang des parias, elle le rejoignait dans cette zone marginale et ombreuse où étincellent les proscrits.
La jeune princesse n'était pas comme toutes les créatures de son sexe, machines à couches et à lait. Elle ne ressemblait surtout pas aux autres Bavaroises, dont les nattes blondes, les joues vermillon et les mamelles débordantes soulevaient le coeur au solitaire du pavillon. Pressentait-il sa propre infécondités . Le secret professionnel m'empêcha de lui dire qu'ayant examiné, sur l'ordre de Cosimo III, son fils Ferdinand, je l'avais découvert hypospade, preuve que la stérilité du couple dépendait de l'époux, non de l'épouse. Gian Gastone continua à croire sa belle-soeur marquée d'un signe maudit et, par conséquent, dans sa logique qui le poussait à n'aimer les oiseaux que captifs et les plantes qu'en serre, à vénérer comme élue une femme aussi disjointe de ses fonctions naturelles et de son épanouissement biologique que le cotinga en cage ou le ficus en chambre.
J'étais bien aise de lui voir cette inclination, qui le distrayait du sentiment trop vif, à mon goût, qu'il témoignait à Damiano. Vivoli, le fils du pâtissier. Il n'y avait pas de jour qu'il ne se rendit au coin de la rue des Lavoirs : autant par boulimie de gâteaux que par attrait du jeune métis avec qui il passait dans l'arrière boutique et restait enfermé plus de temps qu'il n'eût fallu pour essayer d'une nouvelle friandise. Seyait-il à un prince de la famille régnante d'accorder tant de familiarité à un garçon du peuple ? En outre, pensais-je, il était temps qu'un jeune homme de vingt et un ans cessât de se complaire dans la société d'un ami de son sexe, comme Narcisse dans son reflet. Ces affections-miroirs ne sont pas nuisibles, tant que dure l'adolescence; nous les tenons même pour des étapes utiles ; à partir d'un certain âge, elles retardent ou empêchent l'accomplissement viril. Violante-Béatrice, à la fois d'un autre sexe mais que leurs liens de parenté plaçaient au-delà d'une barrière infranchissable, me paraissait la transition idéale vers la maturité ; en elle, Gian Gastone pouvait apprendre à découvrir la femme, l'autre si nécessaire à l'affirmation de soi, sans avoir à redouter l'épreuve physiologique, l'acte précis, le passage concret à l'âge d'homme, pour lesquels il n'était pas prêt.
Une catastrophe anéantit mes calculs. La princesse s'était prise d'amitié pour le chien Gastone, d'origine munichoise lui aussi. Elle lui parlait dans leur langue. Il remuait la queue de plaisir. Je surpris plusieurs fois les jeunes gens, dans une allée écartée du parc, à jouer avec le chien comme deux enfants. Exclus des privilèges de la cour, ils trouvaient dans ce passe-temps une revanche sur l'étiquette du palais.
Tandis que la princesse, assise sous un arbre, envoyait un bâton au chien, Gian Gastone courait après Gastone, le rattrapait, l'empoignait, roulait avec lui dans la poussière, puis se relevait, tout sali, les vêtements en désordre, les cheveux (il ne portait pas de perruque pour ces occasions) en bataille, l'air vif et joyeux. Autant que l'excitation de la lutte, le plaisir d'enfreindre la discipline allumait le sang à ses joues.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 2 EmptySam 25 Fév - 21:40

Violante-Béatrice eût préféré des jeux plus calmes.
Pourquoi Gian Gastone poussait-il son chien à la violence ? Pourquoi, surtout, s'obstinait-il à ne l'appeler, elle, que d'un seul de ses prénoms, celui qu'elle appréciant le moins ? Violante, toujours Violante, jamais Violante-Béatrice, jamais Béatrice tout court, comme elle eût souhaité. Se sentant bien plus Béatrice que Violante, elle avait cru, en venant s'établir à Florence, se faire aimer, s'imposer sous le second de ses prénoms, dans la ville où le sommo poeta l'avait immortalisé. Et le seul ami qu'elle s'y était fait persistait à lui nier cette parenté idéale avec la non violente par excellence, la florale, évanescente, élégiaque monna Bice !
En Allemande et en Vavaroise, doublement encline au sentiment, à la Gemülichkeit, elle estimait, avec la même ingénuité qui mettait la religion naturelle de son coeur si haut au-dessus du catholicisme étriqué de son beau-père, que le Seigneur n'a rien modelé de sa main qui n'ait une âme, fleurs, oiseaux ou chiens. Un "berger" pour elle, évoquait de fraîches images de pâtures et de troupeaux. Aussi, plutôt que de le traiter en chien, préférait-elle s'adresser à l'âme de Gastone, en lui murmurant à l'oreille, couchée à côté de lui dans l'herbe, la musique de leur patrie perdue.
De tels attendrissements n'étaient pas du goût de Gian Gastone. Les deux jeunes gens, sur ce chapitre comme sur les autres, ne réussirent pas à s'expliquer. La tragédie mûrit en silence. Plus le chien recevait de la jeune femme les égards qu'on a pour une créature de Dieu, plus le prince usait de lui comme d'une bête. Il rudoyait l'innocent animal - je me sens à mon tour obligé de l'appeler ainsi, au souvenir des gémissements que poussait Gastone, des plaintes plus humaines que canines qui lui échappaient lorsque, battu et frappé à coups de pied par son maître, il revenait auprès de la princesse se faire caresser et câliner germanico modo

Elle renonça à ces promenades dans le parc, qui tournaient au supplice du quadrupède. Ils changèrent d'habitudes, choisirent la tombée du jour pour aller marcher, en dehors de la ville, le long de l'Arno. Elle comptait, la pauvrette, sur les influences balsamiques de l'eau et du soir pour combattre les embardées vicieuses du prine. Nature pur et droite, pensait-elle, dévoyée par la dureté des traitement paternels. Fils sans mère, livré à l'arbitraire d'un despote !
Deux gardes du corps suivaient le prince, dans tous ses déplacements hors du palais. Au lieu des deux muets qui l'escortaient dans son enfance, Cosimo III lui dépêchait à présent deux gaillards bien en langue. Outre le devoir d'assurer sa protection, ils avaient ordre de rapporter au souverain les faits et gestes de son fils. Un poignard et un gourdin constituaient leur équipement.
Accrochée à leur ceinture, ballottant bien en vue contre leur jambe, ils portaient aussi, comme tous les sbires du grand-duc, la fameuse corde. C'était l'accessoire obligé de ses argousins, le symbole de sa police, la terreur de ses sujets. Le boutiquier, l'artisan qui refusait ou n'était pas en mesure de payer un des innombrables impôts recevait deux tours de corde. Deux jours de corde également pour l'impie qui restait debout au passage d'une procession. On appliquait la peine séance tenante, en pleine rue. L'agent du grand-duc emprisonnait le poignet ou la cheville du rebelle, serrait le noeud une première fois pour déchirer la peau, une seconde fois jusqu'à entamer les chairs.
Violante-Béatrice, à qui ces châtiments étaient insupportables, se hérissait à la seule vue de la corde. Sur sa demande, il fut convenu que les deux gardes du crops rouleraient leur outil et le cacheraient au fond de leur poche, le temps de la promenade.
Gian Gastone et sa compagne s'asseyaient sur un talus, au bord du courant. Gastone s'allongeait non loin d'eux. Ils regardaient l'eau couler vers Pise, en rêvant de cette ville à laquelle ils prêtaient plus d'attrait qu'à Florence ; possession du grand-duc, mais où le grand-duc leur défendait de se rendre, comme il se le défendait à lui-même, ayant juré que ni lui ni aucun membre de sa famille n'en franchirait les murs tant que l'empereur Léopold ne lui aurit pas restitué le titre de roi de Jérusalem. Pise avait autrefois possédé celui de Chypre.Puisque le roi de Savoie s'était vu reconnaître ses droits sur Chypre, pourquoi lui-même laisserait-il échapper une couronne qui lui appartenait ? Cet entêtement puéril, ce sot dépit empêchaient les jeunes gens d'aller passer quelques jours dans la cité réputée pour la salubrité de son climat et la beauté de ses monuments.
Ils en étaient réduits à imaginer des promenades idéales, sous les grands pins qui bordent le campo santo, la tour de marbre découpant sous la lune son élégante silhouette penchée.

"Sous la lune" : un détail ajouté par la sentimentale princesse, à qui l'obscurité dérobe le froncement de sourcils de son compagnon.
A dix mètres, les deux espions montent la garde. Les ténèbres, le murmure de l'eau, la nécessité de parler à voix basse, tout invite les deux amis, sinon aux confidences, du moins au plaisir de cette complicité que créent le silence et la nuit. La jeune Allemande se crut-elle revenue au bord des rivières de son pays natal ?
Prononça-t-elle, en embrassant du regard la courbe du fleuve et le profil onduleux des collines, le mot fatal de poétique ? Invoqua-t-elle avec trop d'insistance la splendeur des étoiles, les mystères du firmament ? Se risqua-t-elle à une pression de main, pour le remercier d'être accordé aussi pleinement à ses rêves .
En communion mystique avec la nature, perdu dans la même extase, en proie au même ravissement ? Je cherche à comprendre comment naquit dans le cerveau du prince l'idée d'un acte dénué à ce point de raison.
Sans doute cherchait-il depuis un moment lem oyen de prouver qu'il ne fallait pas compter sur lui pour être poète. En matière d'émotions nocturnes et de transports lyriques, il avait un coeur rien moins qu'allemand. Tout à coup, il s'écria qu'il n'en avait niente da fregare, de ce clair de lune et de ce paysage vaporeux. La princesse le regarda stupéfaite. "Niente da fottere, si vous voulez que je sois clair.
- Oh ! mon prince, pas vous !" Plus courageuse que moi, elle osait reprendre mon élève sur la vulgarité de ses tournures, sans se douter qu'il faisait exprès de souiller les grandeurs médicéennes en les roulant dans l'argot boueux de Damiano.
"Si je n'ai pas le droit de dire ce que je pense, vous allez voir ce qui me reste à faire. Un acte dont vous serez la seule responsable !" Il ordonna aux argousins de s'approcher. "Donne-moi ta corde." Le garde rapporta que le prince la lui avait arrachée de sa poche. Puis, avant que ni lui ni son collègue n'eût deviné l'intention du jeune homme, celui-ci lia la corde à une grosse pierre, la pierre au cou du chien, enfin poussa le chien dans le fleuve et regarda couler à pic l'animal. Le cadeau de son frère, la consolation de son amie disparut dans un tourbillon.
La princesse jeta un cri strident. " Fi donc ! vous troublez le calme de cette belle nuit !" dit tranquillement Gian Gastone. Je ne puis croire qu'un sbire ait inventé ces paroles. Elles atteignirent leur but puisque Violante-Béatrice, à qui manquait la malice nécessaire pour lire au-delà des apparences, décidément plus Béatrice que Violante ou Perçante, croyant pervers ou fou l'auteur d'un tel crime, évita à l'avenir sa société.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 2 EmptyDim 26 Fév - 16:57

Portrait du héros en Pollux écuyer

Certes, d'autres et plus graves sujets d'irritation que les fresques du marquis Riccardi tourmentaient le grand-duc. Par exemple : le soulèvement des marchands contre le nouvel impôt sur les perruques. Ou les plaintes, de plus en plus fréquentes, des visiteurs transalpin incommodés par la puanteur. Ces bouchers, quel sans-gêne ! Ils dépeçaient les viandes devant leurs boutiques et jetaient les entrailles dans la rue ; non seulement les bouchers, mais aussi les minugiai - comme on appelle ceux qui découpent dans les intestins de l'agneau les cordes destinées aux instruments de musique.
Le pavé était jonché d'ordures et d'immondices animales d'où s'élevait une odeur infecte. Passe encore que les bouchers n'aient pas un souci trop vif de la réputation de Florence, mais que les luthiers eux-mêmes contribuent à souiller la cité du lis ! Cette circonstance surtout indignait les étrangers. Le grand-duc dut rendre un édit obligeant quiconque trafiquait de bétail ou de boyaux à transporter les déchets au-delà des remparts dans un tombereau fermé ; ordonnance proclamée, selon l'usage, devant la Loggia, au son du tambour, qui souligna de son roulement sépulcral l'abaissement de la conscience morale et du sens esthétique dans une ville où les fabricants de violons se conduisaient avec la même barbarie que les équarisseurs.
J'étais moi aussi offusqué. Un tel outrage à la musique, perpétré dans les murs de Florence ! Florence, où Vincent Galilei, le père de l'astronome (en sorte que sur la science elle-même rejaillissait la honte), avait formulé les principes de la nouvelle monodie ! Florence, lieu de la création du premier opéra ! Florence, où Monteverdi était venu apprendre les secrets de son art !
Florence, enfin, où le Grand Prince Ferdinand, non moins féru de bel canto que ses ancêtres, commandait chaque année, pour son théâtre de Pratolino, un opéra à quelque maestro en vue !
"Votre seigneurie ne niera pas..." Gian Gastone n'était nullement disposé à nier ce que lui disait son pédant de mentor. Cependant, à la stupeur de celui-ci, il parut enchanté que tous ces efforts florentins vers la beauté musicale, la hauteur, la noblesse de pensée (et même vers les étoiles et vers les astres, s'il était vrai que Galileo Galilei faisait partie de la chaîne qui devait aboutir à cette splendeur de l'Orfeo), que toute cette émulation dans le plus pur et le plus éthéré des beaux-arts, toute cette ascension, cet enlèvement au ciel par les anges du chant, toute cette gloire se trouva^t rabaissée, avilie, grâce à (oui, il dit bien : "grâce à", il ne dit pas : "par la faute de") la négligence de tanneurs malpropres et de grossiers mégisseurs.
"Tout est boue, messire. Les cordes des violes et des violons, d'où les archets tirent les notes qui nous transportent au paradis, ont servi d'abord de conduits aux déjections de l'agneau. Agnus Dei."

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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 2 EmptyDim 26 Fév - 18:24

Déjections ? Excréments ? Je ne jurerais pas que, sous l'influence de petit Vivoli, un mot plus cru n'ait échappé à l'héritier de Laurent le Magnifique.
Le conclave qui suivit la mort d'Alexandre VIII fut une nouvelle source de déboires pour le grand-duc. De déboires et d'avanies. Descendant d'une des plus nobles familles de via Tornabuoni, favorable aux intérêts toscans, candidat idéal pour la Maison de Florence, le cardinal Niccolo Acciailoli était donné grand favori.
Depuis plusieurs mois déjà, dans l'éventualité de cette élection, Cosimo III s'efforçait par tous les moyens de complaire au futur pape. Jusqu'où pouvait aller la servilité du grand-duc, on ne l'aurait jamais cru.
Le cardinal avait un neveu, Roberto Acciaioli, chevalier de la sacra milizia de Saint-Etienne. En cette qualité, le jeune homme avait combattu en Orien contre les Turcs et s'y était couvert de gloire. A Florence, il habitait le palais de ses ancêtres, Borgo Sant'Apostoli, en face de la maison plus humble où logeait le capitaine Giulio Berardi, en compagnie duquel il avait si vaillamment guerroyé et porté jusqu'en Asie Mineure le renom du grand-duché et du grand-duc, qui le récompenserait si mal de ses services. Le capitaine, atteint de graves blessures, mourut peu après son retour. Roberto continua à fréquenter la veuve et ses deux enfants en bas âge, restés seuls et sans appui. Il n'a qu'à traverser la rue, il les assiste, il les console. Entre les deux jeunes gens commence une tendre amitié, qui se mue bientôt en amour. Au bout d'un an, ils décident de se marier. La pure et dévouée Elisabetta n'est pas ce qu'on appelle un beau parti ; elle n'a ni fortune ni nom, elle n'a que des charges de famille. Roberto, en lui offrant le mariage, montre sa générosité et son désintéressement. Tous le louent pour ce geste, sauf son oncle cardinal dont il dérange les plans.

Son Eminence entend donner le jeune homme en époux à une demoiselle de la plus haute aristocratie romaine, dont les parents, le jour de l'élection, useront de leur influence pour lui apporter des voix supplémentaires.
Niccolo Acciaioli confie ses projets au grand-duc et le presse d'intervenir. Le grand-duc fait arrêter la jeune femme. Arrachée à ses enfants, elle est enfermée d'abord au monastère de via della Scala puis, pour plus de sûreté, conduite dans un couvent hors de la ville. Que faire ? Ou la force ou la ruse, comme nous l'a appris Machiavel.Roberto soudoie un moine du couvent, lui donne une procuration,, fait célébrer son mariage en bonne et due forme devant le maître-autel de l'église, puis s'empresse de publier la nouvelle et de réclamer la liberté pour celle qui est devenue son épouse légitime. Le grand-duc ordonne à ses sbires d'enlever Elisabetta du couvent et de l'incarcérer dans la forteresse du Belvédère. Craignant d'être arrêté lui-même, Roberto s'enfuit et se réfugie en Suisse. Sur ces entrefaites, Alexandre VIII, depuis longtemps moribond, rend son âme à Dieu.
"E crepato,quoi !" s'écria Gian Gastone, obstiné dans ses sarcasmes et ses entorses à l'usage. La correction lexicale dont il m'accusait de lui rebattre les oreilles n'était selon lui qu'une convention hypocrite. "Les vieux mots, messire, le vernis qui s'écaille sur le grouillement purulent des faits." Comment lui donner entièrement tort ? Je me rends compte que le langage dans lequel j'écris ce récit jette malgré moi un voile de décence sur une matière plus qu'indécente, cet obscène déclin des Médicis, souillé de vilenies et de crimes comme celui que je dois finir de raconter.
Roberto rédigea un récit détaillé de la persécution dont ils étaient l'objet, sa femme et lui, en indiquant que la grand-duc n'agissait que sur ordre de son oncle, le papabile Niccolo Acciaioli. Puis, à chacun des cardinaux réunis en conclave, il envoya une copie de son mémoire.
Les prélats furent si choqués de la machination ourdie par leur collègue, que non seulement ils ne le hissèrent pas sur le trône de Saint Pierre (vieux, vieux style!), mais l'obligèrent à retirer sa candidature. Le scandale se répandit dans tous les Etats de la péninsule ; à la confusion et à la honte de Cosimo III, qui s'attira le mépris de ses sujets, et le dégoût de tous les honnêtes gens.
J'achève l'histoire des deux malheureuses victimes - ne serait-ce que par devoir envers Gian Gastone : si chargé de turpitudes que soit mort ce prince, jamais il ne s'est fait tort qu'à lui-même.
Le grand-duc feignit de leur pardonner. Elisabetta fut remise en liberta, Roberto l'emmena à Venise.

Cosimo III, aussi fourbe dans la vengeance qu'il avait été cruel dans la persécution, enjoignit au résident de Toscane d'obtenir du gouvernement de la Sérénissime République l'arrestation des deux "rebelles", coupables d'avoir désobéi à leur souverain (Sérénissime, lui aussi).
Avertis du complot, les jeunes gens se résolurent à la fuite. Déguisés en moines, ils se cachèrent dans un chargement de foin à destination de Trente. Le charrtier les livra aux argousins. Roberto fut incarcéré dans la forteresse de Volterra, le plus loin possible de Florence, le grand-duc redoutant quelque émeute dans la capitale.
Quant à Elisabetta, il lui mit le marché en main : ou bien elle déclarait que son mariage était nul et redevenait libre à l'instant ; ou bien elle ne soutenait la validité, et dans ce cas rejoignait son mari en prison - dans la même prison de Volterra, mais non dans la même cellule, il va sans dire. La pauvrette, pour ne pas être séparée de ses enfants, choisit le premier parti. Roberto approuva son choix. Peu après, de crève-coeur, il mourut, en pleine jeunesse, entre les murs de son cachot.
Un exemple que Gian Gastone me jetait à la figure , chaque fois que j'essayais de le sermonner sur sa conduite et de le ramener à plus de dignité. "La dignité des Médicis ? Donne-moi le courage de faire aussi bien que mon père !" Et c'était vrai : si bas qu'il fût descendu, le dernier des Médicis aurait été incapable de perpétrer contre des humains le forfait dont Cosimo III a flétri sa mémoire.
L'échec de ses manoeuvres électorales, le dépit de voir un Pignatelli - un Napolitain, un allié de son ennemi Charles II ! - succéder à Alexandre VIII, la réprobation populaire, la multiplication des libelles satiriques causèrent moins d'aigreur au grand-duc qu'un événement survenu en même temps à Florence, de moindre importance politique mais plus pénible à son amour-propre, seul refuge des tyrans.

Son père Ferdinand II avait transporté la résidence ducale au palais Pitti et vendu le palais de ses ancêtres, devenu trop petit pour ce prince fastueux, au jeune Gabriello Riccardi, marchand et banquier. D'origine allemande, les Riccardi étaient arrivés à Florence au XIVe siècle; habiles à s'introduire dans les cercles du pouvoir, ils avaient gagné les faveurs de la cour. Anobli par Ferdinand II, devenu marquis, ayant su conserver son crédit auprès de Cosimo III, Gabriello décida d'agrandir le palais et d'en adoucir la sévérité, par des moulures, des statues, des tentures, des bibelots d'or et d'argent qu'il dispersa dans les salles décorées autrefois de seuls coffres en bois ; initiative des plus insolentes, qui semblait un reproche au goût simple, réservé, des anciens propriétaires.
L'idée d'aménager en outre une galerie pour y mettre en valeur sa collection de bijoux faillit perdre le marquis. Bien que la pièce ne fût pas de dimensions excessives - une sorte de couloir assez large, mais peu étendu en longueur -, il n'avait pas lésiné sur la dépense. Des portes dorées, alignées de chaque côté, ouvraient sur des armoires où les joyaux sans prix étincelaient dans des écrins de velours. De la corniche en stuc doré jaillissaient, splendeurs exotiques de la plus coûteuse des fantaisies, sphinx, chimères, sylphides, griffons, sirènes, en relief et fastueusement ouvrés.
Miroitement d'or et de pierreries, palpitation de boiseries rutilantes, abondance de motifs sculptés ou peints, l'ensemble respire un luxe inconnu à Florence, ville de tradition économe et chaste, qui avait toujours conservé, même au faîte de sa puissance politique et de sa primauté dans les arts, les vertus de Cosimo l'Ancien, homme d'affaires et de discernement.
Le jour où Cosimo III se fit présenter la galerie, sa décoration sans pareille et ses trésors inestimables, le marquis eut l'astuce d'inviter la princesse Violante-Béatrice, ainsi que l'Electeur Palatin en séjour chez son beau-père ; de sorte qu'au moment où le grand-duc cherchait un moyen de se venger de toute cette ostentation de richesse si offensante pour son avarice, le marquis, se tournant vers l'Electeur, lui demanda d'un air confit s'il lui semblait que son modeste Schtzkammer pouvait rivaliser avec les magnifiques cabinets de curiosités dont tiraient gloire non seulement son château de Düsseldorf, mais les résidences de Dresde, Munich ou Cologne. Le mot allemand, si adroitement avancé, et l'allusion aux cours allemandes sur l'amitié desquelles il fondait ses espoirs de redressement économique, obligèrent le grand-duc à rentrer sa colère. Il est probable qu'il n'avait pas compris Schatzkammer, mais il n'osa avouer son ignorance de la langue du pays où il était allé chercher une bru et un gendre.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 2 EmptyDim 26 Fév - 19:21

Fort de ce premier succès, Gabriello Riccardi tenta un nouveau coup d'audace. Le plafond cintré de sa galerie était resté nu ; deux cents perches de voûte, où il demanda au peintre Luca Giordano de brosser à grands coups de son pinceau tumultueux un tourbillon de personnages dans une illusion de dôme céleste. Luca Giordano ! Un Napolitain ! Cette fois, l'effronterie passait les bornes. Dans la ville qui se targuait de la plus illustre école de peinture, dans la patrie de Botticelli, de Michelangelo, de Leonardo, recourir à un artiste allochtone ! Le génie toscan était-il donc épuisé, qu'il fallût confier à des mains étrangères la décoration du plus florentin des palais florentins, l'ancienne demeure des Médicis eux-mêmes ? Et, qui plus est, des mains fort peu respectueuses de la noble tradition toscane, des mains qui se souciaient comme d'une guigne de l'héritage de la Renaissance ! Peindre une fresque en trompe-l'oeil ! Non comme l'avait fait Pietro da Cortona, un Toscan pur sang, avec précaution et mesure, mais en piétinant bon goût, sens des proportions, harmonie ! Entreprendre de contrefaire la nature, de tricher avec la perspective, au mépris de la vérité ! Ceux qui avaient fait le voyage de Naples parlaient d'un bouleversement général, en peinture, en sculpture, en architecture, d'un style qu'on n'avait jamais vu, quelques-unes avec une sympathie amusée, la plupart sans cacher leur réprobation pour les boursouflures et les exagérations d'une emphase incompatible avec la grande école, le courant royal de l'art italien.
Et toi, messire ? (Pour parler comme mon défunt maître) Pino, ne fais pas l'hypocrite. Tu venais de Naples, tu connaissais les travaux de Ribera, de Mattia Preti, de Luca Giodano, tu savais qu'ils avaient inventé une manière de peindre en rupture avec le passé toscan ou vénitien. Cette tradition de mesure, de dignité, de noblesse, ils la bousculaient sans vergogne, préférant la dissymétrie à la symétrie, le mouvement au repos, le clair-obscur à la lumière, le désordre de l'ivresse au calme de la contemplation, la fugacité bruyante de l'instant au silence de l'éternité. De quel côté te rangeais-tu ? Vers qui penchait ton goût ? Eh bien ! J'ai un peu honte de l'avouer ; tout Napolitain que j'étais, il me sembla, en arrivant à Florence, que mes compatriotes s'étaient fourvoyés, que la vraie peinture se trouvait aux murs de Santa Croce, de Santa Maria Novella, du Carmine. Le complexe d'infériorité est si fort, chez nous autres Méridionaux, que je gobai tout cru le lieu commun du courant royal, jusqu'à ce que Gian Gastone - oui, lui-même, l'infidèle héritier de sa race - m'apprît, sinon à être fier des peintres de ma ville natale - je garde une opinion mitigée de leurs audaces et extravagances -, du moins à leur reconnaître talent et originalité.
Le marquis Gabriello subodora que sa position deviendrait périlleuse et sa disgrâce probable s'il n'inventait un moyen d'apaiser le ressentiment du grand-duc. Il donna l'ordre à son peintre de compléter le programme mythologique de la voûte - Mort d'Adonis, Enlèvement de Ganymède, Char de Bacchus, Barque d'Iris, Triomphe de Neptune, Rapt de Proserpine, Nacelle de Charon, Conspiration des Parques, tout le fatras emprunté à Ovide - par une Vision céleste de la famille des Médicis, au centre du plafond. Sur de floconneuses volutes de nuages, parmi une cohorte d'angelots et de thuriféraires, trois générations de Médicis trôneraient au sommet de l'Olympe, Ferdinand II, qui avait anobli le marquis, Cosimo III, à la place d'honneur, et Ferdinand, l'héritier de la couronne. Resté méfiant, le grand-duc chargea son plus jeune fils de surveiller l'exécution des travaux et de lui rendre compte si cette Apothéose familiale était peinte avec le faste et la majesté nécessaires.
Gian Gastone s'acquitta de cette mission avec diligence. J'étais ravi de le voir sauter une visite sur deux à la pâtisserie pour se rendre via Larga et suivre les progrès de la fresque. Le peintre profita de sa familiarité croissante avec le jeune homme pour le prier de poser lui aussi. Gian Gastone commença par se récuser, en garçon qu'une éducation sans caresses n'a pas habitué à aimer son image. Luca Giordano insista : sa composition manquerait d'équilibre s'il ne plaçait les deux frères des deux côtés de Son Altesse. Tels les Dioscures, Ferdinand en Castor et lui-même en Pollux. Modifiant son dessin initial le peintre montra comme il serait avantageux de représenter son père et son grand-père sur un trône de nuages, et les deux jeunes gens à cheval, sur des coursiers fringants.
Je ne fus pas peu surpris de constater que Gian Gastone non seuelment se laissait peindre dans un exercice de voltige, en position instalbe sur un lipizzan cabré - lui qui répugnait à monter et fréquentait peu les écuries - mais encore avait obtenu d'être rajeuni. Le lipizzan, cadeau de Léopold Ier à Ferdinand, plaisait autant au peintre, à cause de sa robe et de sa crinière, qu'il déplaisait à mon élèvre, pour son origine impériale.

Donnant donnant : le lipizzan contre un retour à l'enfance. Bien qu'il eût vingt et un ans lorsque Luca Giordano le figura en Pollux écuyer, Gian Gastone n'en montrait pas plus de quinze sur la fresque.
Petite tricherie, dont le temps a révélé la sagesse, puisque ce portrait est presque le seul qui nous reste du dernier des Médicis, le seul en tout cas qui nous le présente dans son éclat, dans sa force juvénile, intact, malgré une joue un peu lourde, défaut de naissance ; presque beau, à coup sûr glorieux, exempt des symptômes de décadence qui empâtèrent si vite ses traits.
Cambré sur son étalon, le poing sur la hanche, le buste bien pris dans la cuirasse, les cheveux longs en cascade blonde sur les épaules, une étoile au front, l'oeil vif, la bouche mutine, jambes nues sous la tunique courte, ce champion équestre a peu de rapport avec la réalité, mais laisse à la postérité une image plus réconfortante que les tableaux d'apparat peints à la fin de sa vie, quand les abus de gâteaux et de bière eurent ruiné la santé et détruit l'apparence de celui que les portraitistes n'avaient plus aucun plaisir à représenter.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 2 EmptyLun 27 Fév - 17:41

Surintendant des beaux-arts

Parmi les rares mais incontestables mérites qu'il faut reconnaître à Cosimo III, je compte l'entêtement à réveiller dans sa ville l'intérêt pour les arts. Assurément, il tournait à son avantage que les visiteurs étrangers, de plus en plus nombreux, ne fussent pas déçus en arrivant à Florence. Peu importent ses motifs, si le résultat fut à louer sans réserve : un regain de ferveur pour la peinture et la sculpture, grâce à une organisation des musées jusque-là inexistante, la création d'un corps de gardiens, l'établissement et l'affichage des horaires, bref une série de mesures qui, si elles ne pouvaient rallumer le génie créateur chez un peuple qui avait épuisé sa mission historique, ni rattraper un flambeau passé dans les mains de Venise, de Bologne, de Naples, rétablirent Florence parmi les capitales du monde civilisé. pour instrument de sa politique, le grand-duc choisit son plus jeune fils.
"Giovan Gastone - le garçon tressaillit -, par ton zèle à suivre les travaux du palais Riccardi, tu m'as donné entière satisfaction. Je vois avec plaisir que tes aïeux t'ont transmis leur amour de ce qui est beau et noble. Pour te récompenser, et parce qu'il ne convient pas à un homme jeune de rester oisif, je veux te confier une mission plus importante. Surintendant des beaux-arts. A ce titre, et avec l'aide de secrétaires et de conseillers, tu auras à dresser un inventaire du patrimoine, et à me rendre compte de tout ce que renferment les églises, les palais, les cabinets de curiosités, les musées. En outre tu veilleras à enrichir par des acquisitions nouvelles les collections de notre famille. Dès aujourd'hui je fais ouvrir au public les salles de notre appartement décorées par Pietro da Cortona. Elles porteront le nom de Galerie Palatine, en hommage à ta soeur et à son mari, qui nous a apporté en présent des tableaux hollandais de grand prix. Il ne sied pas qu'un marquis Riccardi attire dans son palais plus de visiteurs que le maître de l'Etat."
Gian Gastone nous dupa joliment. A le voir explorer chaque église, chaque palais, relever sur un cahier la liste de leurs trésors, discuter gravement avec les propriétaires, enfin remplir point par point sa mission, nul n'eût mis en doute que l'amour "de ce qui est beau et noble", selon les paroles de son père, régnait souverain dans son coeur. Laurent le Magnifique se serait reconnu dans un arrière-neveu aussi consciencieux. N'était-il pas naturel qu'après l'insolence de la prime jeunesse, où il s'était permis de brocarder l'application scolaire des Allemands, la fatuité des Français toujours anxieux de la dernière mode, Gian Gastone, plus mûr et investi de la charge flatteuse de surintendant, prît goût à inventorier les chefs--d'oeuvre ?


Observons-le, tandis qu'entouré des membres de son cabinet il commence la tournée des principaux monuments. Le voilà qui entre dans Santa Maria del Fiore, remonte la nef de gauche, repère les fresques murales de Paolo Uccello et Andrea Del Castagno, oblique dans le transept où il prend note des différents autels, sarcophages et mausolées, redescend par le côté droit où les bustes ont l'air de se pencher sur son passage et les statues de lever la main à son appel, se dirige vers le choeur, mesure les dimensions de la coupole. Puis il sort par la porte du fond, entre en face dans le musée de l'Opera del Duomo, s'arrête devant les deux tribunes, compare les jeunes chantres de Luca della Robbia à ceux de Donatello, inscrit en lettres capitales la Pieta de Michelangelo, n'a garde d'oublier ni le Boniface VIII d'Arnolfo di Cambio ni la Marie-Madeleine de Donatello ni aucun des vingt-sept tableaux de la vie de saint Jean brodés avec des fils de soie et d'or sur un dessin d'Antonio Pollaiuolo, quitte le musée, accablé déjà d'impressions visuelles et de références historiques. Ses conseillers lui indiquent la via del Proconsolo qui mène tout droit au musée de sculpture, il émerge alors de sa passivité somnambulique, il proteste, dit : "Non, messires, un instant, s'il vous plaît", les entraîne jusqu'à une petite église toute proche, San Michelino, qu'il semble seul à connaître, s'attarde cevant un tableau ignoré de ses conseillers, mais qui éveille en lui, visiblement, une émotion personnelle, la Sainte Famille de Pontormo, aux personnages trop étirés et aux couleurs trop criardes (pour les conseillers), puis leur dit : "Je suis à vous, allons" et les suit, docile, pour explorer les trois étages du Bargello, temple de la statuaire florentine, troix heures de visite au minimum, vingt pages du cahier.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 2 EmptyLun 27 Fév - 19:59

En réalité, sous couleur de classer les tableaux et les statues, il accumule dans le secret de son coeur les raisons de haïr un patrimoine synonyme de convention et d'ennui. Ecoeuré par la dévotion des étrangers pour une ville plus morte qu'Athènes, dégoûté de la présomption des Florentins qui se vantent d'un héritage que leur nullité présente ne légitime plus, excédé de la surabondance même des chefs-d'oeuvre qui transforme la flânerie en marathon et le plaisir en pensum, le jeune homme, tout en feignant de recenser avec le plus grand soin les témoignages du génie florentin, médite déjà par quels moyens tirer vengeance de cet énorme conglomérat d'antiquailles et de mensonges.
Appelé par lui culture, car il a forgé ce mot. Oui, une trouvaille de Gian Gastone, promise au succès que nous savons. Nul ne l'adopta avec plus d'enthousiasme que le grand-duc, décidément aveugle sur les intentions de son fils. Cultura, un terme empreint pour Cosimo III et miroitant de tout ce qui manquait à sa personne et à son règne, hauteur, dignité, noblesse (ses obsessions), un mot qu'il caressa comme un manteau d'hermine à jeter sur le squelette décharné de son Etat. Gian Gastone, au contraire, rangeait avec dédain sous le nom de culture ce qui subsiste quand le pouvoir créateur s'est éteint, l'enveloppe creuse, la dépouille verbale et rhétorique, ni plus ni moins qu'une sujet de discours pour ministre.
Son père lui conféra le titre de surintendant lors d'une cérémonie au palais de la Signoria, dans la salle des Cinq Cents, devant la célèbre Victoire de Michelangelo. La cour loua le jeune homme de se montrer un aussi digne (encore) héritier de sa famille. Pour ne pas être en reste, Gian Gastone qualifia dans sa harangue "ère des touristes" l'heureuse époque où nous vivions." Touristes", une autre des créations lexicales de mon élève, non moins fortunée qu'ironique. Par ce mot, inspiré de la langue de M. de Champigny, il désignait ceux qui entreprennent, sans se douter qu'ils visitent des cimetières, le "tout" des villes de Toscane sacro-saintes dans l'opinion des crédules étrangers.


Par une mystérieuse exception qui excluait ce peintre de la cultura, ou pour dissimuler quelques années encore son dessein, Gian Gastone se prit de passion pour Andrea del Sarto. Si la Galerie Palatine possède aujourd'hui la plus grande collection de tableaux de cet artiste, on le doit à l'obstination du jeune prince. De la villa de Poggio Imperiale, où Ferdinand II l'avait emportée, il fit revenir à Florence une Annonciation. Aux propriétaires du palais Borgherini, il acheta les deux panneaux des Histoires de Joseph. Les frères agostiniens de San Jacopo tra'Fossi lui cédèrent la Dispute sur la Trinité. Il se procura encore une Assomption, une Sainte Famille, l'Annnonciation du palais Madame à Rome, une Madone à l'Enfant chez un particulier. Les autres toiles se trouvaient déjà au palais Pitti, dans les collections du grand-duc ou du Grand Prince. Il obtint de son père et de son frère qu'elles fussent transférées dans la Galerie Palatine. Présent à tous les pourparlers, je suis témoin de l'entêtement du prince, car les propriétaires renâclaient à lâcher leur trésor, même contre des sommes élevées.
C'est grâce à Gian Gastone, irrité d'entendre dire Leonardo, Michelangelo, mais Andrea del Sarto, qu'on l'appelle désormais Andrea, par son seul prénom, honneur suprême en Italie. Tout en me réjouissant que mon élève prit autant d'intérêt à ce grand peintre, et contribuât, par le rassemblement de ses oeuvres en un seul musée, à donner une plus juste mesure de son génie, je ne concevais pas qu'il dût mépriser les autres, ou du moins leur accorder si peu d'attention.
"Votre Seigneurie, en quoi Andrea se distingue-t-il de ses confrères ? Lui aussi n'a peint que des Sainte Famille, des Annonciation, des Assomption, des Madone à l'Enfant."Il va sans dire que je ne cherchais nullement, par ces mots, à refroidir son zèle pour ce peintre.
Puisque des sujets aussi conventionnels ne le rebutaient pas, je ne voulais que l'inciter à élargir le champ de ses curiosités. "Aucun artiste, à mon avis, n'appartient davantage à la culture florentine."
Agacé, il m'entraîna devant l'Assomption dite Panciatichi. "Et le manteau rouge de cet homme, au premier plan, il fait partie de la culture florentine ? Et ces visages - il me montrait la Dispute sur la Trinité -, ces têtes volontaires, ces fronts bas où se dessinent en relief les frontaux, ces paupières lourdes, ces cernes, ces mentons carrés, est-ce un modèle que tu as vu souvent ? Et ce jeune homme, là, à gauche, qui a laissé glisser son manteau de ses épaules, et qui est nu jusqu'aux reins...
- Votre Seigneurie, pour ce qui est des nus virils, Florence possède de quoi tenir tête au monde :"
Une belle calembredaine, si j'y repense. Il eut la bonté d'en sourire.
Ah ! n'essaye pas de me consoler de ce que l'Electeur de Saxe a emporté à Dresde le Sacrifice d'Isaac ! Je n'ai pu obtenir que cette méchante copie."
Abraham saisit par l'épaule et s'apprête à égorger le jeune Isaac entièrement nu. Dans l'attente du coup, l'adolescent courbe le dos et se recroqueville, éperdu, frissonnant. Ses vêtements sont jetés à terre devant lui.
"Que remarques-tu encore ?" demanda Gian Gastone, impatient. Je sentis qu'il était ému par ce corps sans défense. S'identifiait-il à la jeune victime ? Se jugeait-il, lui aussi, "sacrifié" par son père, pour qui il comptait si peu ?

"Votre Seigneurie, je pense que nous avons tous deux raison, vous de regretter le départ de ce tableau pour l'Allemagne, moi de vous faire observer que ce nu a des précédents à Florence, à commencer par le David de Michelangelo.
- O triple mule et quadruple buse ! Il y anu et nu !
Approche-toi du tableau et regarde ! Abraham et Isaac ont marché trois jours dans le désert, pour atteindre le lieu du sacrifice. Le soleil a cuit le visage et le cou d'Isaac, tandis que les autres parties du corps, qui étaient ouvertes par le vêtement qu'il vient seulement de quitter, sont restées blanches, couleur chair.
- Eh bien ?
- Eh bien ! compare ce nu et le nu de Michelangelo, et tu comprendras qu'on ne peut pas employer le même mot. Il y a nu et nu ! Le David de Michelangelo est d'une nudité abstraite, intemporelle. Ce n'est pas un corps soumis aux émotions. Il ne marche pas dans le désert, il ne subit ni le chaud ni le froid, la peur lui est inconnue, il est nu parce qu'il n'a pas besoin de vêtements. Il existe depuis toujours, en dehors des contingences, c'est le nu héroïque, c'est le nu idéal !
Alors que lui, Isaac, il n'a pas l'habitude d'être nu. Rien d'idéal dans sa nudité ! C'est un corps vulnérable et tremblant. Un type comme toi ou moi, qui tout à coup se retrouve... Tu vois bien qu'il est impossible de dire qu'il se retrouve nu ! Il se retrouve... Il se retrouve..."
Gian Gastone rougit et murmura un mot, trop bas pour être entendu.
"Il tremble, dis-je, parce que dans un instant son père va l'égorger.
- Non, messire, Abraham, le couteau, l'ange, le mouton, tout ça c'est le prétexte, c'est la culture.

Andrea était obligé de faire cette concession. Mais son vrai sujet, c'est le désarroi d'un type qui soudain... En quelle occasion te déshabilles-tu, toi ? Pour te coucher dans ton lit, pour entrer dans ton bain. Si tu te retrouvais nu en pleine nature, dans un paysage, là où on n'a pas l'habitude d'être nu, tu tremblerais, comme ce type, tu ne prendrais pas des airs nobles, tu ne ferais pas ton David. A-t-on idée de se déshabiller en plein air ? Tu te sentirais tout petit, presque coupable. Enfin, avec toi, rien n'est moins sûr. Tu te débrouillerais peut-être pour faire entrer cette aventure dans la catégorie du nu idéal !"
Nous rîmes de bon coeur, ce qui mit fin à la discussion. Inachevée, j'en étais convaincu. Gian Gastone, au bord de la confidence, s'y était dérobé. A moins que ce ne fût de ma faute : je n'avais pas su l'amener sur le terrain de son "aventure" à lui, celle qu'il aurait voulu me raconter.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 2 EmptyLun 27 Fév - 21:00

Une autre fois, la controverse eut lieu devant la Madone à l'Enfant entre saint Jean-Baptiste et saint François jadis soutirée aux nonnes par son frère Ferdinand.
Composition symétrique, qui ne prête guère au débat, sauf sur un détail. Le socle qui soutient la Madone est décoré de quatre animaux fantastiques tenant du sphinx, de la harpie et de la locuste. Leur présence paraît incongrue, dans une scène religieuse empreinte de douceur et de majesté. A mon avis, l'artiste avait symbolisé par la laideur et l'emplacement de ces monstres le triomphe de la vraie religion sur les ténèbres du paganisme.
"La Vierge dans sa gloire foule aux pieds, écrase l'hérésie."
Gian Gastone me dévisagea, moqueur. " C'est toi, messire, que mon père aurait dû nommer surintendant. Tu as toujours l'explication parfaite.
- J'attends que Votre Seigneurie daigne décrotter mon intellect chassieux.
- Relis ce que Giorgo Vasari a raconté dans la Vie qu'il offrit à mon aïeul Cosimo Ier. Andrea, pendant qu'il peignait les fresques du couvent des Servites, tomba amoureux d'une belle et jeune femme, fort cupide et autoritaire. Elles exigeait sans cesse de l'argent et conduisit son amant à la ruine, tout en lui interdisant de se rendre à Paris où le roi de France François Ier était prêt à le traiter avec le faste habituel à ce prince. Comprends-tu maintenant ?
Je dus avouer qu'entre la suave Madone sur son trône, le piédestal orné de motifs si bizarres et 'insupportable donna Lucrezia, je n'arrivait pas à établir de rapports.
"Bon. Imagine un peu dans quelle situation impossible il se débattait. D'un côté, cette femme l'avait subjugué, il était trop faible pour se libérer du joug ; d'un autre côté, il avait honte de subir une telle domination. Réduit à la plus vile servitude, Andrea s'est vengé par ce tableau. La Madone, c'est elle, donna Lucrezia; ce visage radieux, angélique, c'est le visage de sa maîtresse; mais ces chauve-souris pelotonnées sur le socle, c'est elle aussi. Pile et face, l'endroit et l'envers, la beauté extérieure et la laideur intérieure, les charmes du dehors et la vérité su dedans. Le ressentiment qui couvait dans son coeur, le dégoût d'avoir été trompé, la haine de toute beauté féminine, il les a exprimés dans ces mégères à la tête de femme et à corps d'oiseau.
- La haine de toute beauté féminine ! Votre Seigneurie...
- Allons, reste dans ton rôle, je n'attendais pas moins de toi. Continue à la défendre, ta fameuse culture, qui nous enseigne à idolâtrer la femme, qu'elle soit une Madone de Fra Angelico ou une Vénus de Botticelli. Andrea est le seul qui ait osé dire la vérité. Décidément, je crois qu'il a peint sur le socle non des sphinx - ce serait faire trop de crédit à la femme que de lui prêter du mystère - mais bien des harpies. Giovanni, ajouta-t-il en se tournant vers un de ses conseillers, veille à faire inscrit au bas de cette toile : Madone aux harpies."
Le nom est resté, comme on sait. Je m'abstins de toute objection, un tel accès de misogynie ne pouvant être attribué, selon moi, qu'à la résurgence inopinée d'un souvenir d'enfance. Je m'étais bien dit que le fantôme de Marguerite-Louise reviendrait, de temps à autre, hanter son malheureux fils.


En dehors des murs de Florence, dans le faubourg populaire de San Salvi, se trouve un monastère inconnu des touristes, pour lequel mon élèvre marquait une prédilection. Andrea y avait peint une Cène avec des personnages grandeur nature, ou même plus grands que nature. Gian Gastone s'enthousiasmait pour cette fresque, au point de concevoir un projet insensé. Ayant découvert les dessins préparatoires que le peintre avait abandonnés aux moines, il constata que les modèles du Christ et des apôtres étaient des jeunes gens nus, de la plus vive et impudique beauté. On reconnaissait, dans cet éphèbe provocant, celui qui prendrait, sur la fresque, le visage plus fade de Jésus ; ce gars ébouriffé deviendrait un vieil apôtre chauve; et ainsi de suite, Andrea s'étant contenté d'habiller de longues robes ceux qu'il avait étudiés nus, et d'ajouter des rides, des barbes, des calvities à ces têtes chevelues et imberbes.
Gian Gastone manda Riccardo Dandini, un peintre attaché à la famille Corsini, et lui enjoignit d'exécuter, dans la salle même de la Cène, sur le mur opposé, une réplique de l'oeuvre d'Andrea, mais d'après les dessins originels, en dépouillant les apôtres de leurs habits et en les peignant comme s'ils n'avaient que dix-huit ans, dans la splendeur de leur anatomie juvénile.
Ordre indécent, commande sacrilège, qui aurait transformé le saint banquet en ripaille de noceurs, l'affection mutuelle des apôtres en louche complaisance, et la tendresse particulière de Jésus pour saint Jean en luxurieux blasphème. Riccardo Dandini fut si épouvanté de prêter la main à ce scandale que, peu après s'être mis à l'ouvrage, il s'enfuit hors du grand-duché, emportant avec lui les dessins, qu'il remit au pape.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 2 EmptyMar 28 Fév - 0:06

Où l'on voit que la Nature imite l'Art


La salle d'audience du palais Pitti renfermait un dernier tableaux d'Andrea, placé trop haut dans la pièce mal éclairée mais précieux pour sa valeur de symbole.
Cosimo III ne voulait à aucune prix s'en défaire, saint Jean-Baptiste, protecteur de la ville, devant présider à toutes les solennités publiques.
On aurait pu donner raison au grand-duc, si le peintre avait choisi de représenter autrement son modèle. Le jeune homme peint sur la toile semble manquer des qualités nécessaires pour la dignité de patron officiel - ou du moins ne les posséder que dans un alliage impur.
Pourquoi est-il nu jusqu'au ventre ? Son torse vigoureusement modelé jaillit d'un fourreau hirsute échancré sur le nombril. Sujet d'un premier doute, qu'atténue ensuite l'examen du visage. Bien différent de l'ascète décrit dans l'Evangile, c'est un jeune dieu, bâti en force, nourri de bonnes viandes, large d'épaules, aux bras musclés, aux pectoraux développés par la lutte. Sur le cou robuste est emmanché une tête presque carrée, qui respire l'énergie. Rien d'austère dan ce visage, rien qui évoque l'ermite, le mangeur de sauterelles ; un menton résolu, des lèvres épaisses, une bouche décidée, un nez droit, des narines charnues, de grands yeux hardis. Tout est ramassé, dur, volontaire chez ce jeune homme. En somme, bien que la pénitence ne semble pas son occupation préférée, et qu'il ait l'air d'avoir passé plus de temps au gymnase que dans le désert, il présente des titres sérieux, physiques et moraux, pour être le génie tutélaire, l'ange gardien de Florence, le soutien de l'Etat.
Seulement, après qu'on a admiré la perfection anatomique de ce buste et la précoce virilité de la physionomie, on continue à s'interroger. Le buste ne correspond pas à la physionomie. Je veux dire que si ce jeune homme était aussi franc, aussi droit que l'indique son regard, si une âme intraitable logeait derrière ces yeux, loin de se présenter dans une tenue aussi négligée, il se couvrirait le nombril en ajustant les deux pans de sa pelisse, et remonterait sur ses épaules ce beau manteau rouge, qu'il a laissé glisser sur son bras. Regarder fixement devant soi quand on est si peu habillé relève moins de la hardiesse que de l'impudence. Un homme n'a le droit de se montrer nu que si son corps n'exprime rien de charnel : tel le David, symbole de courage et de vertu civique. Gian Gastone m'avait éclairé sur ce point, et je m'étais rangé à son opinion. Autant le héros de Michelangelo est froid, académique, intemporel, autant le Saint Jean-Baptiste d'Andrea palpite d'une vie impure, d'une émotion humaine et sensuelle qui adoucit le relief des côtes, creuse les plis du ventre, gonfle les muscles et les veines, jaillit à la pointe des tétons.

Pour être sincère, je dois ajouter que mon impression mitigée devant ce tableau ne tenait pas uniquement à ce que je viens de dire. Il me semblait retrouver, dans ce visage ramassé, dans ces joues pleines, dans ces narines évasées, dans cette tête courte et puissante, quelqu'un que j'avais rencontré dans la vie, quelqu'un qui existait dans Florence, mais qui ? Son nom m'échappait, sa figure s'estompait dans mon souvenir. Ne pas réussir à la reconnaître était une manière de la supprimer, subterfuge bien connu des lâches. J'avait d'autant moins envie d'identifier le modèle du tableau - le modèle ? quelle absurdité, puisqu'Andrea avait peint cette toile quelque cent soixante-dix ans auparavant ! - que je devinais, dans l'obstination de Gian Gastone à se la faire céder par son père, un motif autre que le simple désir d'augmenter les collections de son musée. J'aurais juré que lui aussi avait retrouvé (mais lui, en l'identifiant d'emblée) un Florentin de sa connaissance. Profitant de la liberté dont il jouissait à la cour, Gian Gastone avait noué des relations avec des garçons peu recommandables, maçons, portefaix, lutteurs de foire, manants de la campagne, que je n'aurais pas voulu - c'est le cas de le dire - voir en peinture.
A mes timides objections, il ripostait :
"J'aimerais bien que mon père eût été ouvrier tailleur (Andra del Sarto : Andrea fils du tailleur. - Note de l'Editeur ), pour me donner le génie d'Andrea !"
Pour finir, le surintendant eut gain de cause. Des menuisiers décrochèrent le tableau, l'emportèrent dans la Galerie Palatine et le suspendirent, sur l'ordre du prince, à la place d'honneur.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 2 EmptyMar 28 Fév - 20:48

Maintenant qui'l se montrait en pleine lumière, nous pûmes l'étudier à loisir. Dans le coin droit de la toile, quel accessoire saugrenu ! Je veux bien qu'une croix soit placée ici. Rien de plus naturel, pour le précurseur du Christ, que de disposer d'un tel talisman, sauf que le bâton vertical est fendu dans le sens de la longueur et fixé au bras horizontal par une ficelle tortillée à la diable. A la diable, oui, curieux comme le mot m'a échappé. On admettrait que cette croix soit mal taillée, à peine dégrossie, primitive : pour celui qui annonce la venue du Seigneur, il n'y aurait pas de symbole théologique plus approprié. Mais une croix qui a déjà servi, une croix fendue, une croix rafistolée ! Quel sens peut-elle avoir ? Quelle intention a traversé l'esprit du peintre, quand il a donné pour emblème au Baptiste non une croix d'avant le christianisme, non une ébauche de croix, mais un débris, un assemblage bâclé de bouts de bois au rebut ? Les eût-il récupérés dans la décharge d'un bûcheron et rabibochés avec un lacet, l'objet n'eût été plus minable.
Bizarrerie incompréhensible, hérésie iconographique, qui a encouragé peut-être Gian Gastone à détourner pour des fins profanes le message chrétien du tableau.
Car dans le saint Jean-Baptiste d'Andrea je compris enfin que mon élève, se souciant comme d'une guigne de polluer le souvenir d'un prophète et d'un saint, reconnaissait le portrait du jeune Damiano Vivoli et chérissait l'image de son ami mauresque. "Petit Sarrasin de mon coeur", comme il avait pris l'habitude de l'appeler.

Quoi ! Le fils du grand-duc, sous prétexte de servir la cultura, avait installé à la place d'honneur de son musée, pour être vu et admiré de l'Europe entière, le partenaire de ses débordements sucriers ! Quelle effronterie ! Il était bien normal que mon cerveau se fût refusé à admettre ce qui n'était pas seulement un enfantillage, mais une mystification, d'un goût pour le moins suspect.
Mes yeux dessillés, je trouvais la ressemblance criante, et tous, pensais-je, devaient en être frappés : mêmes cheveux drus et emmêlés, presque crépus, même carrure de mâchoires, même implantation du nez, même écart entre les yeux, même volonté dans la bouche, même beauté mâle et puissante, même charpente courte et musculeuse, même courant de sève sous la peau. Andrea n'avait certes pas prêté au biblique anachorète une ascendance maltaise ou africaine, mais, se fondant sur son origine juive et sur son séjour dans le royame de Juda, le peintre avait infusé du sang exotique à ce Blanc, et, dans les limites consenties par le classicisme florentin, métissé de sensualité orientale le pénitent du désert.
"Pure coïncidence !" m'exclamai-je en moi-même, lorsque, effrayé d'une telle similitude entre le jeune plébéien de la rue des Lavoirs et l'adonis de la Galerie Palatine, je me demandais comment Gian Gastone arriverait à cacher plus longtemps son secret. "En quoi un portrait peint il y a presque deux siècles peut-il fournir la preuve que Sa Seigneurie s'encanaille avec un mitron ?"

Comme s'il avait deviné mes pensées, et qu'il voulût se moquer de mes craintes, Gian Gastone me dit un jour - et ce discours, en même temps qui'l manifeste des capacités intellectuelles peu communes, montre aussi jusqu'où une liberté sans frein peut pervertir un jugement :
"Messire, n'est-ce pas une chose admirable que d'observer comment, depuis l'origine des siècles, la Nature et l'Art rivalisent, chacun s'efforçant tout à tour d'établir sa primauté ? Oh, je vois que tu ne me crois pas ! Tu obéis étourdiment au préjugé, selon lequel la Nature occupe toujours la première place, l'Art imite la Nature, et les peintres ne sont que les humbles serviteurs de ce qu'elle présente à leurs yeux, telle est l'opinion du grand nombre. Tu ne te fais pas honneur en la partageant ! Car si tu utilisais ton propre cerveau au lieu de penser avec celui des autres, tu remarquerais que plus d'une fois cet ordre prétendu immuable se trouve inversé.
"Te souviens-tu de cet édit de mon père contre les bouchers ? Ordre de dépecer leurs bêtes à l'intérieur de leur boutique, interdiction d'accrocher dans la rue les quartiers de viande sanglants. La viande, en effet, était jugée laide et répugnante. Il fallait un peintre pour la contraindre à se rendre belle et attrayante. Le Stathouder de Hollande vient d'envoyer à mon père, contre un chargement de cotonnades et de nouilles, donnant, donnant, un tableau qui représente un quartier de boeuf suspendu à l'étal d'une boucherie. A partir de ce jour, nous ne verrons plus dans la viande quelque chose d'ignoble, la viande va se mettre à imiter les couleurs magnifiques de ce Rinnbrat (quel nom !), la bistecca deviendra un objet d'admiration esthétique, la Nature sera forcée de reconnaître que l'Art l'a devancée.
"Tu n'es pas convaincu ? Songe à tous les trésors de la Nature qui restaient enfouis, que nous n'apercevions même pas, jusqu'à ce qu'un peintre les exhumât de leur obscurité. Non seulement les trésors de choses basses et viles - puisque je comprends à ta mine que jamais un morceau de boeuf hémoptysique n'aura l'heur de te plaire. Tant de trésors poétiques eux-mêmes, selon tes critères de beauté, vont apparaître à la lumière.
Réponds-moi sincèrement : quant tu te promenais sur la plage, à Cumes, à Sorrente, ne repoussais-tu pas du pied, comme des objets dans valeur, les coquillages échoués sur le sable ? La coquille Saint-Jacques n'a commencé à exister, à vivre de sa vie propre, que lorsque Botticelli l'eut choisie comme socle pour sa Vénus.
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MessageSujet: Re: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 2 EmptyDim 5 Mar - 20:31

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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 2 EmptyDim 5 Mar - 21:01

- Permettez, dis-je vexé par ses railleries, votre raisonnement est spécieux. Il a bien fallu qu'un artiste, au moins, commence à copier la Nature, pour nous apprendre à la regarder. La Nature est toujours première.
- Bien vu, chevalier du Bon Sens ! Aussi, par ces exemples biscornus, n'ai-je voulu que piquer ton esprit et le préparer à ce que je vais te révéler maintenant. Ton objection ne vaut que pour les choses inanimées. Même si nous ne les voyons pas, elles existent, c'est vrai. Mais si je te parle à présent d'êtres vivants, et qui vivent bien après l'époque où un peintre les a imaginés ? D'êtres qui pourraient, en quelque sorte, entrer dans le cadre et prendre la place du tableau qui a fixé leurs traits plusieurs dizaines, plusieurs centaines d'années avant leur naissance ? Tu as constaté comme moi que les jeunes filles de Florence sont aujourd'hui beaucoup plus élancées qu'autrefois. Leur cou a gagné au moins un pouce de longueur sur les Madones courtaudes de Giotto. Où ont-elles pris ce cou, ces bras étirés ? Chez Parmigianino et chez Pontormo, qui sont morts cent cinquante ans avant qu'elles ne fussent nées ! Cent cinquante ans avant la naissance de leurs modèles, ces peintres en ont allongé les membres et affiné la charpente. A travers ces jeunes filles, la Nature, aujourd'hui, s'efforcer de rattraper un retard d'un siècle et demi sur l'Art.
"Mais voici le prodige des prodiges, continua-t-il en m'arrêtant devant le tableau d'Andrea. Ne fais pas semblant de n'avoir pas reconnu, dans les traits de ce gaillard qui nous fixe de ses yeux sombres, mon ami Damiano Vivoli, qui aura dix-huit ans la semaine prochaines, qui est donc né cent cinquante ans après la mort de celui qui l'a peint. Que dis-tu de ce miracle ? Un génie de la peinture fait un portrait où il rassemble tous les traits de la beauté virile. La Nature, pendant ce temps, traînant la patte, ne lui donnait à voir que de raides adolescents, du genre de ceux qu'avaient dessinés, au fond de leurs fresques, sur le modèle vivant, les peintres consciencieux d'autrefois. Tirer la copie humaine du type idéal élaboré par Andrea n'était pas encore dans ses moyens. Piquée au jeu, sans savoir quelle patience et quelle persévérance il lui faudrait pour atteindre son but, elle s'est mise à l'ouvrage. On dit que Leonardo a eu besoin de dix ans pour peindre la Joconde, mais la Nature, elle, allait employer plus d'un siècle et demi pour produire un double non indigne de l'original."

Il parla encore longtemps devant ce tableau, s'exaltant de plus en plus, recourant à des formules exagérées, telles que "summum de la beauté humaine", "apogée de la perfection esthétique", "croix et délices de la perception", dérapant du chef-d'oeuvre pictural à sa "copie" plébéienne, oubliant qui'l ne vantait plus devant moi les mérites du peintre mais les grâces d'un garçon de la plus basse extraction sociale.
Je tremblais que quelque sbire, caché derrière une porte, ne recueillit, pour les rapporter au grand-duc, ces paroles sacrilèges. Et puis, sbire ou pas sbire, l'affection sincère que je lui portais se désolait de voir Gian Gastone mettre au service d'un caprice indigne se son rang une théorie de l'art par ailleurs stimulante. Un paradoxe, pour sûr, mais qui élargit l'esprit. Autant j'aurais pu admettre que le cou des jeunes filles s'était allongé pour les faire ressembler aux Madones de Pontormo (moins sublimes, ces Madones, qu'il en le prétendait !), autant je trouvais inquiétant que Gian Gastone puisât dans son légitime enthousiasme pour un bon tableau le prétexte de courtiser un ouvrier. Car il ne s'agissait de de cela, en fin de compte : tous ces efforts pour rassembler dans la Galerie Palatine le plus d'oeuvres possible d'Andrea, toute cette activité officielle, toutes ces sommes dépensées pour enrichir son musée, n'étaient qu'un alibi par le prince pour s'autoriser une fréquentation douteuse.

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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 2 EmptyLun 6 Mar - 20:35

Je me promenais un soir dans les jardins du palais Pitti, curieux de vérifier si la fleur de la patata, légume récemment importé du Brésil, se recroqueville dans l'obscurité. A quelque vingt pieds de l'endroit où je m'étais arrêté, je vis deux silhouettes sortir avec précaution d'un buisson. Pensant que des voleurs s'étaient introduits, je me glissai derrière un arbre pour les épier.
Une des deux ombres prononça quelques mots à voix basse, l'autre répondit en riant. A l'instant je reconnus le rire du jeune prince, bien qu'il cherchât à l'étouffer. Il y eut encore des murmures, des frôlements, des tapes sur l'épaule, puis on se sépara. Gian Gastone se dirigea vers son pavillon, l'autre s'enfuit vers le Belvédère, sans que j'aie pu distinguer si c'était un homme ou une femme.
Le Belvédère étant le siège d'une importante garnison, je savais qu'après leur travail de nombreuses Florentines, servantes de boutiques ou domestiques de palais, montent au fort attirées par cette abondance de soldats. L'idée que le prince avait des rendez-vous clandestins ne me déplut pas. La Nouvelle Ecole estime qu'il n'y a pas de meilleure initiation pour un jouvenceau que l'amour ancillaire. Trop timide encore pour affronter une égale, il surmonte ses inhibitions en payant une inférieure. Stade nécessaire de la dissociation, où ce qui se passe au-dessous de la ceinture n'engage ni le coeur ni l'âme. Excellent, me dis-je, sans réfléchir que les gardes du grand-duc fermant à clef les grilles du parc dès la tombée de la nuit, on doit alors, pour monter au Belvédère, faire le tout par la costa San Giorgio. Le prince avait donc confié une clef du parc à cette personne, ce qui supposait un degré d'intimité supérieur à l'indifférence habituelle qui préside aux rapports vénaux. Devais-je m'en préoccuper ? Je me souvins d'une de nos discussions ; lorsque, devant l'Isaac d'Andrea, Gian Gastone m'avait soutenu que la sensation du "nu idéal" est impossible à éprouver "dans la nature". Par "nature", entendait-il les buissons du jardin paternel ?
Cette hypothèse sur l'identité de la silhouette entrevue dans la pénombre du parc ne m'empêchait pas de soupçonner une vérité moins agréable. Le prince avait désormais vingt-deux ans, l'âge pour devenir un homme. Conscient d'un certain retard dans son développement, je me disais : "Bah ! c'est le cadet de la famille. Les cadets n'ont jamais hâte d'assumer leurs responsabilités, personne ne les y pousse, il est inévitable qu'ils restent un peu à la traîne. Je donne à mon élève encore un ou deux ans." C'est ce qu'ils appellent, à Vienne, un raisonnement-pagode : sous un toit qui se rebique on est à l'abri des trombes d'eau.
Je m'y attendais presque lorsque, un mois ou deux après la scène du buisson (j'avoue que, pendant ce temps, les jardins Boboli m'avaient vu rôder de nuit plus souvent que ne l'eût requis la curiosité botanique), la porte du pavillon s'ouvrit tout à coup (étais-je donc en faction devant le laboratoire du prince ?) et le jeune Damiano Vivoli bondit hors du carré de lumière. J'eux le temps de noter que le prince essayait de le retenir, en lui recommandant de modérer son ardeur ; mais l'autre, donnant libre cours à une impétuosité naturelle, et sans se soucier des complications qui'l pourrait attirer à son hôte, s'éloigna en chantant vers la grille de via Roma, qu'il ouvrit au moyen d'une clef ; et dans une tenue (cheveux en désordre, jaquette déboutonnée, chausses de travers) indiquant sans équivoque que le fils du pâtissier n'était pas venu pour étudier le cotinga. Bien pis, il n'avait cure de compromettre le fis du grand-duc en se laissant voir à la grille aussi débraillé.
Ma réaction ? Aucune indignation morale, bien entendu. D'un médecin, tout blâme eût été déplace. Du souci, oui, à cause de ce que j'ai déjà dit, l'âge plus tout à fait juvénile du prince. Et puis, pour une liaison de cette durée (à qui la silhouette de l'autre nuit eût-elle appartenu, sinon au fils de la Maltaise ?), la distance socilae entre les deux partenaires excédait toute mesure.

Pourquoi Gian Gastone n'avait-il pas choisi un jeune seigneur de la cour, où ces moeurs étaient, sinon à l'honneur, du moins acceptées avec une neutralité bienveillante ? Ou même un chanteur ? Un de ces castrats comme les affectionnait Ferdinand ? Le Grand Prince ne forlignait pas, il pouvait s'afficher avec son Cecchino de Castris et le produire à la cour, sans se cacher se son père. Mais ce bâtard d'Africain ? Un type du denier étage, qui condamnait Gian Gastone aux rencontres furtives, un sang-mêlé, tout juste bon au plaisir clandestin.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 2 EmptyLun 6 Mar - 20:54

Les trois théâtres de maître Gaetano

Le personnage à figure jaune, que nous avons laissé en méditation dans le cloître de la Santissima Annunziata, acquit en peu de temps une célébrité mystérieuse. Appelé à Florence par Cosimo III en raison de son habileté à modeler dans la cire les crèches de Noël, il s'était cantonné d'abord dans ces pieux exercices, en artisan dévoué qui flatte les manies de son maître. Puis, à force de contempler les centaines d'ex-voto qui entrechoquaient dans le cloître les fragments les plus disparates de l'anatomie humaine, il avait conçu une autre manière d'employer la cire qu'à la confection d'Enfants Jésus, rois mages et angelots.
C'est du moins ce qu'on murmurait par la ville, car il fermait sa porte aux visiteurs. Le petit nombre de ceux qu'il avait admis dans son atelier en étaient ressortis effrayés. Il me tardait d'y aller via del Corno et de voir comment il s'y était pris pour représenter ce qu'un médecin connaît bien et affronte sans aucune crainte depuis qu'il a appris à éventrer et disséquer les corps, mais qu'aucun artiste, ni dans l'Antiquité ni dans les temps modernes, sauf Leonardo sans ses dessins interdits à la vue du public, n'a osé ni sculpter ni peindre.
Le grand-duc me promit de m'accompagner lui-même et de le forcer à nous ouvrir. En attendant, j'en était réduit à m'interroger sur les légendes qu'on colportait sur le céroplaste, comme il s'était qualifié lui-même : quatre syllabes qui inculquaient déjà soupçon et frayeur, bien que ce fût le terme scientifique pour désigner celui qui manie, qui forme la cire.
Son lieu d'origine le destinait à ce métier. N'était-il pas né à Syracuse, dans la Grande-Grèce, terre des ruches et des abeilles ? Là où le miel supplée à la stérilité du sol par une abondance de nourriture peu chère ? Il semble même que sa couleur dorée imprègne la pierre des maisons, le tuf des latomies, les rochers de la falaise.
Rien d'étonnant qu'une enfant soumis à cette balsamique influence ait montré un goût précoce pour le travail de la cire. Ni que le jeune homme, tout imbibé de douceur ionienne, ait commencé par des scènes pieuses, des figurines non moins sucrées que sacrées.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 2 EmptyMar 7 Mar - 14:46

Ce qu'on ne comprenait plus du tout - première des nombreuses énigmes de cette vie -, c'est que de tels penchants à l'onction et à la suavité aient subi, peu de temps après son arrivée à Florence, un revirment aussi brutal : au point qui'l était difficile de reconnaître, dans les statuettes qui sortaient maintenant de ses mains, la matière tendre et parfumée sécrétée par les insectes de Minerve. Les théâtres qu'il façonnait avaient gardé la forme, les mesures et la disposition des crèches siciliennes, il continuait à modeler des personnages hauts de six à huit pouces et à les étager par plans dans un décor d'architecture, toutefois, au lieu de mettre en scène l'épisode le plus touchant de l'histoire du Sauveur, il donnait libre cours à une fantaisie qu'un homme honnête n'avoue pas.
On le disait fils d'une esclave, mais ceux qui accueillaient cette rumeur se divisaient en deux camps, les uns arguant de cette extraction misérable pour justifier sa vie retirée - si fort en honneur qu'il fût auprès du grand-duc, il s'entêtait à loger dans l'humble entresol de maître Lorenzo Borucher, perruquier à la cour -, les autres trouvant dans la condition indigne de la mère l'explication des bizarreries où se complaisait le fils.
Pour moi, Napolitain, cette retraite ne paraissait rien de moins que naturelle. Un homme du Sud ne se méfiera jamais assez des Florentins qui, jaloux d'une civilisation déjà florissante lorsqu'ils n'étaient encore que des barbares, essaient de nos humilier de cent façons. Dans les parages de Santa Croce, quartier populaire où les préjugés sont le plus forts, ma femme et mes enfants essuyaient les affronts de leurs voisins. Concetta n'osait plus tendre une ficelle entre deux balcons pour y étendre son linge. En vain l'exhortais-je à leur tenir tête : nous portons en nous un sentiment de fatalité qui nous incline à souffrir leur mépris.
Arrivé à Florence sous le nom de Zummo, le céroplaste se faisait appeler maintenant Zumbo, modification qui alimentait les commérages. Voulait-il égarer ses traces ? Echapper à d'obscures vengeances mûries dans les ruelles d'Ortigia ? Inutile de construire ces hypothèses romanesques. Zummo, un joli nom assurément, quelque choses comme un bourdonnement d'apidés, mais qui trahit à cent lieues sa souche méridionale. Il s'était dit qu'une patronyme aussi accusateur nuirait à sa carrière.
Même parmi ses défenseurs, on avait du mal à admettre qu'il appliquât son attention et son talent à des spectacles dont un esprit sain se détourne. Et qu'il mît plus de minutie dans ses fantaisies sépulcrales que Benvenuto Cellini dans ses ouvrages d'orfèvrerie. Quelque souvenir criminel ? Un écho ténébreux de sa Sicile ? Les suppositions allaient bon train, chez ces gens qui n'étaient jamais allés plus au sud que Rome. Fils du soleil, grandis au milieu de paysages calcinés, soumis à la torpeur des étés immobiles, courbés pendant six mois sous la canicule, entre le désert du sol et la stérilité de l'azur, qu'avons-nous besoin de voir couler le sang pour être obsédés par la destruction et la mort ?

La première oeuvre qu'il acheva fut la Peste. Devant cet amoncellement de cadavres culbutés en désordre, le grand-duc, Gian Gastone et les seigneurs de l'escorte ne purent empêcher de se boucher le nez. Colorés selon toutes les nuances qui vont du nacré de la chair encore fraîche au bistre charbonneux de la putréfaction, en passant par le verdâtre, le violacé, le glauque, les corps gisent cul par-dessus tête. Le seul personnage indemne est un portefaix, lui aussi nu. Il apporte sous le bras un nouveau cadavre qu'il s'apprête à balancer sur le tas. Malgré le bandeau appliqué sur son nez, il se renverse en arrière, comme terrassé par la puanteur. Nul doute qu'il va tomber à son tour et mourir enlacé à son fardeau.
Au premier plan, une vieille femme aux seins flétris, aux yeux révulsés, caresse de sa main décharnée le ventre ballonné d'un bébé mort. Sur le sein d'une jeune femme se tord un nourrisson à la recherche du lait tari. La peste a contaminé jusqu'au paysage de colonnes et d'arcades qui sert de cadre à ce charnier. L'architecture croule, des pans de murs dégringolent. Parmi les pierres qui se désagrègent une charogne de chien pourrit.
La description serait incomplète, si je n'ajoutais que les corps encore intacts - la jeune mère dans les teintes blondes de son trépas récent, un homme couleur bronze pâmé sur les cadavres - rayonnent d'une beauté parfaitement incongrue. Il y a même une sorte d'athlète, dans le coin gauche, dont on ne voit que les jambes et les fesses, des fesses pour Michelangelo, si inquinate loqui permittitur. Cette antithèse me heurta, je l'avoue, moi qui aurais regardé sans dégoût ce luxe de détails qui n'offrent rien de macabre à l'oeil exercé du clinicien.
Le sujet même de cette scène - la peste, une de ces pestes qui ont ravagé l'Italie pendant toute la durée du siècle - en justifie le réalisme, aurais-je dit au grand-duc pour adoucir sa répulsion, s'il n'avait pas été trop suffoqué pour adresser la parole à quiconque. La piété, le scrupule historique avaient poussé Zumbo à reproduire l'abomination de ces charniers où l'on entassait sans sépulture, en attendant de les brûler, les milliers de victimes quotidiennes. Les épidémies sévissaient en Sicile, avec une violence particulière ; à Naples aussi ; j'étais familier de ces imageries funèbres, où des peintres napolitains ont perpétué le souvenir de nos épidémies - à cette différence près que, dans les toiles de Mattia Preti ou de Micco Spadaro, la morte nera est peinte comme un grouillement délétère, sans attendrissements scabreux sur les grâces physiques des victimes.
Parmi les habitudes sinistres attribuées à Zumbo, ne disait-on pas qu'il s'enfermait la nuit dans les souterrains de l'hôpital, pour procéder à la dissection des cadavres, enfonçant lui-même le scalpel dans les chairs, par souci de reproduire ensuite, lors du coloriage de ses cires, la nuance exacte de tel ou tel moment de la décomposition ? Et comment aurait-il pu rendre dans toute leur fraîcheur les entrailles d'un e femme enceinte, s'il n'avait li-même arraché le foetus au ventre de la parturiente ?
Ces bruits augmentèrent lorsqu'il eut dévoilé son deuxième théâtre, le Triomphe du temps.

Doté de ses attributs classiques, barbe, ailes et faux, le vieillard Chronos, calé tant bien que mal dans le coin d'une grotte effondrée, montre du doigt son ouvrage : un chaos de charognes et de squelettes jetés pêle-mêle dans un éboulis de roches et de gravats. Etendue au premier plan, une jeune femme encore intacte, très belle, renverse la tête en arrière, geste qui fait saillir les deux globes parfaitement ronds de ses seins. J'avais noté la même pose, et le même bonheur extatique, mais qui me choquèrent ici, chez la Sainte Thérèse du Cavalier Bernin à Rome. Pour les autres cadavres, Zumbo a renchéri sur les détails de la Peste, car les corps, au lieu d'être entiers, tombent en capilotade, rongés par la purulence. Ici une jambe détachée du tronc, là un ventre ouvert, ailleurs un trou à la place du nez, ou des lambeaux de chairs détachés des os. Des lézards morticoles, des cafards, des rats nichent dans le repli des membres exfoliés. Du ventre crevé d'un nourrisson jaillit en bouillonnant un paquet d'intestins.
Pendant que nous examinions son travail, Zumbo se tenait à côté de nous, sa longue figure jaune aussi insensible que s'il nous présentait une collection de médailles. Il était difficile de se l'imaginer dans ses expéditions nocturnes, lorsque, selon la rumeur, il s'installait à la morgue avec ses couteaux, ses pinces, ses instruments de mesure, ses rouleaux de cire et ses pots de peinture, à la recherche de la nuance de livide ou de vert-de-gris qui imiterait avec la plus de précision la sanie coulant d'un abdomen étripé.
Le grand-duc me demanda enfin mon avis. Ne sachant ce qu'il en pensait lui-même, je me cantonnai dans des considérations scientifiques, louant l'habileté du chirurgien et la conscience scrupuleuse de l'anatomiste.
"Il a réussi à nous donner un compte rendu exact des diverses phases de la décomposition, de l'instant de la mort jusqu'à l'anéantissement de l'individu. Rien n'est plus instructif que l'examen des cadavres. Vous savez, Altesse Sérénissime, que j'ai moi-même tiré de l'observation des pestiférés la certitude que les vers ne se produisent pas par génération spontanée.
- Le protophysique est donc satisfait ?
- On ne peut plus satisfait, Altesse Sérénissime.
- Moins que le grand-duc, toutefois. Le spectacle de la mort ne doit-il pas être une méditation quotidienne pour le bon chrétien ? Nous n'avons que trop tendance à oublier que notre corps n'est qu'un sac provisoire de chairs et d'os. Vanitas vanitatum ! Il périclitera avant de nous donner le temps de nous racheter et emportera dans sa pourriture notre âme damnée in aeternum.
- Vous écoutez trop votre confesseur, mon père. Un jésuite, même s'il parle latin, entend peu aux affaires de l'Etat. Songez que vous allez mettre en fuite les touristes, si vous leur montrez ces abominations.
- C'est juste. Aussi, maître Zumbo, je vous interdis d'exposer vos théâtres ou de les faire sortir de votre atelier. La leçon est peut-être un peu forte pour nos visiteurs étrangers, tu as raison."
Gian Gastone ne tourna vers moi.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 2 EmptyMar 7 Mar - 16:13

"Comment se fait-il, messire, que la médecine n'ait pas trouvé le moyen d'extirper le bacille de la peste ?
- Plaise au ciel, s'écria le grand-duc, qu'elle ne le trouve jamais ! La peste est un fléau divin. Elle est nécessaire à l'équilibre de notre budget. Trop d'individus sont nourris aux frais de l'Etat. Sans les épidémies à intervalles réguliers, cet excès de population sans ressources finirait par vider nos coffres."
Je me demande s'il n'avait pas souligné exprès les difficultés du Trésor, pour se dispenser de laisser une gratification à l'artiste, auquel il n'avait été prodigue que déloges. Partageant sans doute mon opinion sur l'avarice de son père, Gian Gastone tira de sa poche une poignée de ducats qu'il tendit à Zumbo.
" Votre Seigneurie a été généreuse, dis-je quand nous fûmes sortis de l'atelier.
- Gaetano est le plus grand génie de notre temps !" s'exclama mon élève.
En l'appelant Gaetano, par son seul prénom, il le hissait dans le ciel des constellations florentines, au rang des Leonardo, des Michelangelo, des Andrea. Les théâtres de cire le ravissaient encore plus qu'ils ne plaisent à son père, bien que ce ne fût être pour les mêmes raisons. Un véritable enthousiasme, qui me mit mal à l'aise. Quel goût un jeune homme sain pouvait-il prendre à ce déballage morbide pour tout autre qu'un médecin ? Les prédications sur le tempus edax du Père Segneri, confesseur de la cour et plus jésuite que saint Ignace, n'avaient jamais entamé sa gaieté ni freiné sa malice. Il détestait entrer dans un cimetière ou descendre dans un caveau. Avide client des pâtisseries, insatiable dévoreur de gâteaux, ce n'est pas lui qui aurait médité sur la liquéfaction posthume de la bouche et de la langue en pus, purulence et sanie.
Le prince ne me révéla sa pensée que devant le troisième théâtre de Zumbo, la Corruption universelle, où le décor d'architecture occupe une place grandissante.

C'est une crypte, en partie éboulée, où poussent dans les interstices de la pierre des racines maladives, une cave viciée envahie de champignons. Des cadavres en déliquescence gisent, absurde disparate, au milieu d'objets du plus grand prix ; une amphore de marbre d'un travail raffiné, ornée de bas-reliefs et pourvue d'une anse en torsade, ainsi qu'un sarcophage antique, décoré d'un triomphe romain sur la frise. La femme qui rêve, mélancolique, le visage appuyé sur sa main, est une copie de la statue que Vasari a dessinée pour le mausolée de Michelangelo à Santa Croce. Aux pieds de cette figure sublime, ce n'est que pourriture et enttropie : un squelette couché sur le matelas des chairs tombées de ses ossements, une charogne gonflée de gaz, un débris humain dégoulinant d'ichor brunâtre. Cà et là de gros rats, arc-boutés sur le bout de viscères qu'ils essaient de tirer, plantent leurs pattes dans ce magma suintant ; et un cancrelat trottine dans un estomac éclaté.
"Comment expliques-tu, messire, que plus d'un de ces corps et de ces visages que nous voyons réduits à cet état misérable respire la beauté suprême des hommes et des femmes de la Renaissance ?"
Rien de plus vrai. Comme je l'ai dit, ce contraste entre la persistance de l'idéal humaniste et la rage de tourner en dérision la race d'Adam, ce choix de modèles remarquables par la beauté physique pour mieux humilier en eux la perfection de la chair, voilà ce que j'aurais reproché à Zumbo.
"Ma parole, ne dirait-on pas que, au lieu d'un ossuaire lugubre, il s'agit de la plus débridée, la plus impudique des bacchanales ? Regarde, est-ce bien la mort qui les a terrassés ainsi ? Ces corps pâmés, ces têtes renversées en arrière, ces membres alanguis, ces prunelles révulsées, ces mines extatiques !
- Il y a beaucoup de bébés, objectai-je, pour l'empêcher de dérouler jusqu'au bout ses déductions impies.
- Dans les tableaux de la Renaissance aussi. La peinture florentine n'est qu'une suite de Madones à l'Enfant, de Nativités, de Fuites en Egypte, de circoncisions. Comprends-tu enfin le génie de Gaetano ? Toute la grande tradition florentine, aussi bien religieuse que païenne, toute cette haute lignée de Maries, de Davids, de Vénus est présente dans ces théâtres, mais invertie, bafouée, ravalée, avilie. Quel a été le credo des Raphaël, des Leonardo, des Michelangelo ? L'article du catéchisme humaniste qui rendait gâteux Laurent le Magnifique ? Le corps humain, la beauté et la gloire du corps humain. Toute mon enfance on m'a répété que je devais être fier de ma ville, parce qu'elle avait redécouvert, après la longue parenthèse du Moyen Âge, la beauté du corps humain, mesure de toute beauté dans la nature et gage de l'harmonie universelle. Le corps, image de Dieu, signe de la perfection divine, voilà avec quoi on nous bassine, nous autres Florentin. De même que le premier imbécile se vante d'avoir Dante et Machiavel pour ancêtres, le petit Rucellai se croit sorti de la cuisse d'Apollon. Nous sommes les gardiens et les dépositaires de l'idéal, du seul fait que des peintres et des sculpteurs nés entre nos murs ont retrouvé le nombre d'or inscrit dans le corps humain."
Place de la Signoria, il m'arrêta sous le colosse de Michelangelo, puis devant les naïades de Giambologna.

"Gaetano, lui seul, ose dénoncer cette supercherie. Il retourne ce David comme un sac et nous ouvre l'abîme purulent de ses tripes. Il arrache un bout d'entrailles à ces nymphes et tire au jour la dégoûtation de leurs viscères. Il traîne dans la boue toute cette culture florentine que nous essayons de vendre aux touristes, tout ce mensonge de l'homme et de la femme idéals que mon père échange contre des convois de patates et des coffres de thalers. Idéals, ouis, ils ne sont restés idéals que pour embobiner ces nigauds qui continuent à prendre Florence pour la capitale mondiale de l'humanisme, de la culture et de l'art. Pauvres jobards ! Je vais ordonner que les circuits pour Allemands programment une visite à l'atelier de maître Zumbo. Nous verrons bien si ces crétins dûment horrifiés ne désertent pas en masse, pour retrouver leurs vaches de Bavière, ce sépulcre blanchi qu'est devenu Florence. Et pour les Français aussi, détour obligatoire par via d'el Corno ! Je veux qu'ils aient honte d'admirer comme des veaux cette stupide Joconde.
"Tu devrais être fier, ajouta le prince, que ce génie de Gaetano soit venu comme toi, du Sud, du Sud le plus profond. (Oui, mais de ce même Sud provenait le garçon dont il s'était entiché.) Luca Giordano aussi nous est arrivé de là-bas. Mon père ne pense pas si bien dire, en soutenant qu'il faut maintenir des garnisons sur notre frontière méridionale. Seulement, Charles II n'a pas besoin de soldats pour subvertir la capitale du grand-duché. Méfie-toi que mon père ne s'aperçoive d'avoir commis une bévue, en accordant sa confiance à un médecin de la basse Italie."
Je ris sur le baste, pour dissimuler mon embarras. Je n'aimais pas ce jeu de mots. Avec l'air de me complimenter sur mon origine, quel penchant obscur de son âme le prince trouvait-il moyen d'exalter ? A quelle bassesse songeait-il ? De quel abaissement caressait-il l'inavouable désir ?
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 2 EmptyMar 7 Mar - 19:18

Où le père cause encore plus de surprise que le fils

Le bigotisme de son chef couûtait cher à l'Etat. Non seulement les processions, retraites aux flambeaux, prières publiques, messes d'action de grâces presque hebdomadaires occasionnaient de fréquentes et lourdes dépenses, mais l'obligation prescrite à tous les artisans et boutiquiers de chômer lors des cérémonies religieuses faisait perdre à l'industrie et au commerce quelque trois mois par an.
Le grand-duc recommença à échafauder des projets de mariage pour Gian Gastone. Entre père et fils, le ton montait. Plus d'une fois, j'aurais voulu ne pas être présent à leurs disputes.
"Au lieu de convoiter l'or de la princesse de Mecklembourg...
- Comme tu y vas, mon fils ! Je ne permets pas que tu profanes les saints liens du mariage.
- ... Vous feriez mieux d'annuler le Te Deum pour la victoire d'Esztergom. Dix mille écus d'économies.
- Souhait impie ! Sans l'intercession de la Madone, le prince Eugène n'aurait pas mis en déroute vingt mille Turcs...
- Ni pris pour trois cent mille couronnes de butin. Vous comptez sur cet afflux de numéraire dans les caisses de l'empereur pour demander au beau-frère de votre gendre l'allègement de votre redevance. Allez-y donc de vos patenôtres, vous avez raison, la Madone vous aidera à payer moins d'impôts."

Sujet entre tous désagréable au grand-duc. Il avait marié sa fille au frère de l'impératrice dans l'espoir que Léopold Ier l'exempterait du tribut.
"Tu te trompes, reprit Cosimo III, piqué par l'insolence de son fils, si tu crois que la dot est mon souci principal. Je te parle au nom de la raison d'Etat. Le dernier des Médicis à le devoir de prendre femme.
- Et pourquoi ? balbutia Gian Gastone, qui avait fort bien compris.
- Ton frère est condamné à rester stérile, n'est-ce pas, maître Simonelli ? (Ignorant que la malformation de Ferdinand était devenue le secret de Polichinelle, je me contentait de hocher la tête). Ce butor d'Electeur Palatin n'arrive pas à engrosser ta soeur. Rester sans héritier affaiblit le trône.
- Mon père, je ne me marierai pas."
De colère, le grand-duc devint rouge. Je ne savais comment le jeune homme pourrait se justifier lorsque, à l'improviste, il déclara - et, si habitué que je fusse à l'indépendance de son langage, à ses foucades, à son effronterie, je fus pris de court par un aussi formidable aplomb :
"Je ne me marierai pas, mon père, parce que... (lui-même hésitant avant de lâcher le mot fatal, avait rougi) parce que... vous voyez devant vous??? un antiphysique !"
Avais-je bien entendu ? Un fils sortir tout de go à son père une telle énormité ! Le grand-duc, stupéfait, regarda fixement Gian Gastone. Sans doute, avant de décider quelle punition méritait cet aveu : l'exil ? la prison ? le cachot ?, cherchait-il à reprendre ses esprits. O Pino Simonelli ! Tu n'étais qu'un petit médecin de province, un esprit timoré, un sot, l'illustre famille qui t'employait se moquait bien de tes craintes, de tes préjugés ! J'avais trouvé le fils hardi ; l'audace du père me renversa.
Stupeur sur le visage du grand-duc, oui, mais stupeur heureuse, émerveillement des paroles dont j'avais cru qu'il s'horrifiât. Il s'avança vers Gian Gastone et le serra dans ses bras - la première marque de tendresse, peut-être, que mon élève se rappellerait.
"Un antiphysique !... A la bonne heure !... Je me doutais de quelque chose, mais l'époque est si décadente... Tous ces étrangers qui nous visitent apportent avec eux des moeurs si conformistes ! Comme antiphysique, il n'y a jamais eu mieux que Laurent le Magnifique !
Et moi-même, sans me flatter, quelque mignon de couchette, çà et là, je n'ai jamais dit non. Ton frère non plus, il me semble !
- Vous, mon père, le plus intraitable défenseur de la religion romaine ! Raisonner ni plus ni moins qu'une païen !
- Fils dévoué de l'Eglise, je suis d'abord un Médicis !
- L'Eglise vous condamnerait, si...
- Ce qui est interdit aux pauvres, aux obscurs, reste permis aux riches et aux puissants."
Un autre se fût réjoui d'une telle indulgence. Gian Gastone ne semblait même pas soulagé. La bénignité avec laquelle le grand-duc avait accueilli son aveu ne lui causait aucun plaisir. Au lieu d'être content que ses goûts fussent approuvés, il s'obstinait à les juger répréhensibles - et à convaincre son père qu'ils l'étaient.
"Y a-t-il rien de plus vil que d'être antiphysique ? De plus incompatible avec le noble état d'époux ?
- Quels contes de bonnes femmes me débites-tu là ? La grande pédérastie grecque ennoblit l'âme.
- Mais les lois de Moïse... Saint Paul... La destruction de Sodome...
- Chansons ! Ici même, dans cette salle (la salle des Cinq Cents, au palais de la Signoria), devant mon arrière-arrière-grand-père Cosimo Ier, le sculpteur Baccio Bandinelli, pour se débarrasser de son rival Benvenuto Cellini, accusa clui-ci d'être un indigne sodomite. Sais-tu ce que Benvenuto riposta ? "Insensé, tu passes les bornes ! Si seulement Dieu avait permis que je fusse initié à un art aussi noble ! Car on dit que Jupiter l'a pratiqué au paradis avec Ganymède, de même qu'en ce monde les plus grands des empereurs et des rois. Je ne suis qu'un humble avorton qui ne pourrait et ne saurait se mêler d'une chose si admirable !"
- Par ces mots, mon père, il voulait se soustraire aux poursuites que les tribunaux de votre arrière-arrière-grand-père auraient ordonnées.
- Pas du tout ! Il voulait confondre cet imbécile de Bandinelli.
- Vous estiméez vous aussi que l'art pratiqué par Jupiter avec Ganymède est un art noble ?
- Comment donc ! Platon ne nous a-t-il pas enseigné que l'amour des (ici, ce sont des lettres grecques que mon clavier ne peut pas reproduire) nous amène à la découverte de la vérité ? Et qu'il n'y a pas de meilleur moyen pour atteindre les hautes régions du ciel que de se délester de tout sentiment impur ? La passion de la beauté est là seule passion désintéressée. Elle n'a ni but social ni fin utilitaire. On l'appelle antiphysique parce qu'elle soustrait celui qui la cultive aux triviales conséquences de la physiologie. Quand tu caresses une poitrine de femme, tu songes au lait que produiront ces seins et qui nourrira tes enfants. Les jésuites eux-mêmes ont compris la leçon. Ne citent-ils pas le rapt de Ganymède et son ascension au ciel en exemple du ravissement de l'âme qui monte vers son Dieu ? N'aie aucune crainte, mon fils. Tu ne seras pas un avorton. Même marié et soumis aux lois communes, tu t'élèveras jusqu'aux plus grands modèles."
Gian Gastone, de plus en plus sombre malgré les encouragements paternels, cherchait l'argument qui ferait changer d'avis au grand-duc.
"J'ai un ... ami de coeur ! Pour rien au monde je n'y renoncerai !
- La belle histoire ! Un ami de coeur ! J'espère bien que mon fils a un ami de coeur, et qu'il n'appartient pas à la cohorte de ces sots qui ne courtisent que les filles, comme des jars clabaudant autour de l'oie ! Regarde par la fenêtre. Tu vois ce grope de touristes ? Ils s'extasient devant le David, sans se douter que l'ami de coeur de Michelangelo est planté tout nu sous leurs yeux. Et ces imbéciles, plus loin ? N'est-ce pas l'ami de coeur de Benvenuto qu'ils admirent sous les traits du Persée ?"
L'infâme cynisme des Médicis ! ne pus-je m'empêcher de penser. Aux étrangers, ils vantent leurs statues comme des allégories du courage et de la fermeté civique, mais, entre eux, ils se gaussent de leur crédulité.
"Mon père, dit Gian Gastone dans un ultime effort pour refroidir la vienveillance du grand-duc, je ne vous ai pas tout dit.
- Allons, tu ne réussiras pas à me convaincre que tu n'es pas de la noble race des Médicis."
Ce mot de noble avait le pouvoir d'exaspérer le jeune homme.
"Mon amant, il mio drudo (une vraie provocation, dont le grand-duc se contenta de sourire) n'est pas un noble échantillon de l'espèce humaine, il est apprenti pâtissier.
- Platon s'entraînait à la philosophie avec un garçon de bains.
- Il n'est même pas blanc. Michelangelo ni Benvenuto ne l'auraient pris pour modèle. C'est un métis !"
Le grand-duc, cette fois, parut déconcerté.
"Sa mère, renchérit Gian Gastone, est une Maltaise ! Une moresque ! Peut-être la fille d'un esclave barbaresque !
- Excellent ! Murmura Cosimo III, qui s'était repris. Excellent ! Plus que jamais, tu t'inscris dans la haute tradition de la pédérastie antique ! Depuis combien de temps n'as-tu pas relu ton Virgile ? Quid tunc si fuscus Amyntas : qu'importe si Amyntas a la peau brune. Tu es attiré par ce qui reste de soleil sur un corps. On pourrait avoir plus mauvais goût. L'Arcadie des Grecs n'exite plus en Grèce, elle s'est transportée intacte dans les oasis d'Afrique. Il te reviendra l'honneur d'avoir, le premier, élu un compagnon arabe. Bravo, mon fils !
- Vous faites chanter des Te Deum pour les victoires sur les Turcs, sur les Mahométans, et vous tolérez que jem 'abaisse dans la compagnie d'un moricaud !
- T'abaisser ! Où as-tu pris que c'était s'abaisser, que de conformer ses passions à celles de bergers virgiliens ?"
A bout d'arguments, Gian Gastone bredouilla :
"Vous ne pouvez pas à la fois permettre que je me conduise en païen et me pousser dans les saints liens du mariage, comme vous les appelez.
- Sancta semplicitas ! L'épouse est pour la procréation, les amis de coeur pour la récréation. La poésie de l'âme peut et doit coexister avec la prose de la vie. Réserve ce qu'il y a de meilleur en toi à ton ami de coeur, et, pour le reste, obéis-moi. Tu auras vingt-cinq ans le mois prochain. Le trône a besoin d'un héritier."
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 2 EmptyMar 7 Mar - 20:50

Le grand-duc sorti, je restai seul avec le jeune prince consterné. De mon mieux j'essayai de la ranimer, par les bonnes paroles qu'on prodigue dans ce cas : la vie de famille apporte des joies inattendues, point n'est besoin d'aimer sa femme pour vivre en bonne entente avec elle, il serait heureux d'avoir des enfants, et autres niaiseries que, par chance, il n'entendit mêmê pas. Il marchait de long en large dans la salle des Cinq Cents, se rapprochant et s'éloignant de la sculpture de Michelangelo, attiré et repoussé par ce jeune homme ni couronné de chêne qui écrase sous son genou un vieillard accroupi. "Victoire de l'Eglise sur les Infidèles", selon l'écriteau placé contre le socle sur les instructions du surintendant. Version pieuse ad usum Galorum et Germanorum. En réalité, nous le savions l'un et l'autre, victoire du jeune cavalier sur l'amant qu'il a soumis à sa loi, capitulation de l'éraste (un autoportrait du sculpteur) devant la beauté de l'éromène.
J'aurais cru que l'appréhension de son prochain mariage - il n'y avait plus qu'à vendre Gian Gastone, vendre, oui, n'en déplaise au grand-duc, à la princesse la plus offrante - et le dépit d'être traité comme une marchandise occupaient seuls son esprit. Erreur d'appréciation, car, changeant de sujet, il s'écria d'une voix forte :
"Ce n'est pas ce qu'il y a de meilleur en moi qui prend le chemin de la rue des Lavoirs !"
Puis, me saisissant par un bouton de ma veste, il m'entraîna jusqu'à l'extrémité de la salle, devant la sculpture.
"Et toi, continua-t-il en martelant ses mots, crois-tu aussi que c'est la meilleure partie de moi-même qui me rend visite - puisque tu sais tout - dans mon pavillon ? Es-tu d'avis, comme mon père, que Platon approuve mes rendez-vous nocturnes ? Et penses-tu que la haute culture florentine reconnaît en moi un de ses fils ?

"Oh ! ajouta-t-il sans attendre ma réponse (j'aurais été bien embarrassé d'endiguer par des arguments raisonnables ce flot de paroles véhémentes), que ne suis-je né en Sicile, dans la ville de maître Gaetano ! Ou même chez toi, messire, au pied du Vésuve trop sec et calciné pour fournir un décor aux gracieux bergers de Virgile !
Nous n'aurions pas sans cesse sous les yeux (il me montrait le groupe de marbre) ces preuves artistiques de la noblesse morale d'un instinct qui m'attire, moi, auquel je veux céder, mais sans prétendre à m'élever par ce moyen.
En espérant même le contraire ! C'est vrai que ce jeune homme rayonne d'une beauté parfaite, intemporelle, c'est vrai qu'il n'y a aucun trait de bassesse dans cette figure et qu'elle devrait me plaire si j'entrais dans les vues de mon père. Quelle pureté n'est-ce pas ? Quelle distinction souveraine ! Altro che il mio macaco !
Mais trop de pureté justement, trop de distinction, comprends-moi. Pour rien au monde je ne voudrais son semblable pour ami de coeur."
Je l'interrompis.
"Damiano est très beau lui aussi ! Vous ne pouvez pas dire que vous ne suivez pas le grand goût de vos aïeux !
- Tais-toi ! C'est un métis, un nègre ! A mille lieues du type de la Renaissance ! Tu aurais peur de le rencontrer au coin d'un bois. Il n'est d'ailleurs pas mon ami de coeur. Ami de coeur, quelle formule ridicule ! J'ai eu la sottise de l'employer ! La sottise et la lâcheté ! Mon père a cru que je reprenais à mon compte la grande, haute et noble tradition de Florence, alors que... J'aurais dû dire : ami de..."

Le médecin eût aimé savoir, pour décider du meilleur remède, jusqu'où irait cette crise d'abjectio mentis, mais Gian Gastone s'étrangla, et le mot scandaleux resta dans sa gorge. Réflexe de pudeur, selon moi, signe qu'il demeurait malgré ses sorties contre l'idéalisme florentin, un authentique Médicis. Pouvais-je deviner quels moyens extravagants il allait mettre en oeuvre pour se désolidariser de sa famille et de sa race, et pour me convaincre (se convaincre d'abord) que le parc où il introduisait Damiano n'avait rien à voir avec l'Arcadie vantée par son père ?
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 2 EmptyMer 8 Mar - 16:36

Où Gian Gastone recherche une chose inconnue à Florence.

On ne s'étonnera pas que le grand-duc ait obligé ses enfants à apprendre l'allemand. Ni que Gian Gastone, rétif à l'étude de cette langue, en fût resté aux rudiments. Or, peu de temps après la discussion relatée plus haut, le prince se procura une grammaire, un dictionnaire, un ou deux manuels non moins faciles à trouver dans cette ville inféodée au Saint-Empire. Il demanda enfin un répétiteur à son père, que celui-ci, trop heureux de ces bonnes dispositions, paya sur sa cassette personnelle.
Je devinais là-dessous quelque nouvelle tromperie, mais, faute de preuves et même de signes, ne pus qu'encourager Gian Gastone. En quelques semaines, au prix de trois ou quatre heures quotidiennes de réclusion dans son pavillon (autant d'heures soustraites aux périlleux vagabondages favoirsés par l'oisiveté), il avait acquis des connaissances suffisantes pour lire dans le texte un ouvrage à la mode, les Souffrances du jeune Arnold.
Plus d'un touriste, abusé par la propagande du grand-duc qui vantait le bon marché de la vie en Toscane, se retrouvait vite à cours d'argent. Il cherchait alors à se défaire d'une partie des effets qu'il avait apportés. Tout un commerce de revente d'objets usagés s'était ainsi développé à Florence. Foire aux vêtements devant Santa Maria Novella, foire aux bijoux et aux parfums près du Ponte Vecchio, foire aux livres place Santa Croce. Des livres anglais, français, allemands, parmi lesquels Gian Gastone avait déniché ce roman de Johann Kelzer. Je craignais un peu que l'histoire du jeune Arnold qui se consume d'un amour impossible pour Charlotte et finit par se tirer une balle de pistolet ne confortât le prince dans sa misogynie. N'y avait-il pas d'autres lectures plus saines pour mon élève ,
Mon père mourut sur ces entrefaites. Avant de partir pour Naples, j'exhortai le prince à fouiller sur les éventaires. Au moment de monter en voiture, je le vis revenir avec de gros volumes et le félicitai sur sa diligence. Que n'avais-je jeté un coup d'oeil sur les titres !
Il était trop tard, quand je fus rentré à Florence, pour enrayer l'infection. Les abominables théories, qui étaient en train d'empoisonner des générations de Français et d'Allemands, avaient déjà contaminé le prince.

La Nouvelle Ecole, rappelons-le, comptait encore très peu d'adeptes, et encore moins de publications ; aucune en tout cas qui fît le poids avec ces bibles de la sexualité, aussi volumineuses et encyclopédiques que privées de sens commun. Il fallait être allé, comme loi, à Vienne, et avoir suivi les cours du HauptDoktor, dans le cercle très fermé de ses disciples, pour reléguer au rang des antiquités et des mensonges obsolètes les doctrines en vogue à Paris, à Munich, à Berlin.
Les touristes à sec, qui avaient emporté l'un ou l'autre de ces ouvrages dans leur bagage, s'empressaient de les revendre pour reconstituer leur pécule. C'était la marchandise dont ils se débarrassaient en premier, non seulement parce qu'il s'agissait d'in-octavo imposants, chers sur le marché d'occasion en raison de leur valeur scientifique (prétendument scientifique), mais pour une raison plus profonde.
L'étranger le plus obtus, le visiteur le plus attardé dans un moralisme étriqué recevait, à peine arrivé à Florence, un tel choc que toutes ses idées préconçues volaient en éclat. Comment concilier avec les théories dont ces livres l'avaient imbu l'épanouissement d'une civilisation qui glorifie avec tant de naturel, tant d'aisance, le corps masculin ? Comment, devant le David, le Persée (toujours eux),
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 2 EmptyMer 8 Mar - 19:52

plantés sur la grand-place de la ville, sous les yeux des hommes, des femmes, des enfants, ne pas jeter aux orties (aux orties, non : on pensait d'abord au profit, quitte à pervertir les futurs acheteurs) les doctrines qui expliquent par la pathologie l'amour du nu viril ? Comment ne pas juger obscènes de telles compilations ? Certes, tous n'étaient pas prêts à tolérer ce que, avant d'avoir franchi les Alpes, ils stigmatisaient de noms si repoussants : la plupart ne se rendaient même pas compte du travail mental qui s'opérait en eux; et il y en avait beaucoup, sans doute, qui reprenaient, en m^me temps que le chemin de leur patrie, le carcan de leurs préjugés. Unique résultat sûr de leur passage à Florence : l'encombrement des librairies de seconde main par des ouvrages contre lesquels la ville de Leonardo, de Michelangelo, de Benvenuto dresse les preuves éclatantes de leur ineptie.
Je m'en veux de n'avoir pas soupçonné le danger pour mon élève. Dire que, sur le chemin du retour, je m'attardai quelques jours à Sienne, curieux de rencontrer celui qui en était le gouverneur, ce frère du grand-duc déjà légendaire par ses excès. "Son Eminence est indisposée", répondit-on à mes demandes d'audience, non sans insinuer par un soupir ironique que ce n'étaient pas des malaises de la compétence du médecin.
A peine rentré à Florence, je m'en fus trouver Gian Gastone dans son pavillon. Par les fenêtres entrouvertes s'exhalait un agréable parfum. La pièce, à l'intérieur, embaumait de suaves effluves qui avaient chassé la puanteur habituelle.
"Votre Seigneurie, dis-je, est allée se pouvoir au marché du Lungarno."
Il ne prit aucune nouvelle de mon voyage, ne s'enquit même pas si les cérémonies funèbres ne m'avaient pas été trop pénibles. D'un air bizarre, il me tendit une feuille de papier où il avait recopié le passage suivant :
"La composante anale étant forte chez les antiphysiques, on s'étonne de trouver parmi eux beaucoup de gens délicats et raffinés. En réalité, il n'y a pas lieu d'être surpris. La coprophilie et le plaisir olfactif de l'anus sont profondément refoulés chez ces sujets et souvent sublimés sous forme d'esthétisme, de prédilections pour les parfums et d'enthousiasme pour les arts."
"Quel est ce charabia ? m'écriai-je. Vous êtes-vous diverti pendant mon absence à composer un sottisier ?
- Messire, répondit-il gravement, j'espère que vous ne prenez pas trop de goût à respirer mes parfums. Un homme qui se complait dans les exhalaisons de la rose et du jasmin ne peut être que soupçonné des perversions les plus dégoûtantes.
- Votre Seigneurie n'a pas perdu l'habitude de plaisanter", dis-je, en m'efforçant de rire, bien qu'il fût clair, d'après son ton et son visage, que Gian Gastone prenait au sérieux les turlupinades du Dr Fasolt Hunyadi, "de 'Université de Berlin", comme l'indiquait la couverture de son livre, Nosologie de l'inversion masculine.
Hunyadi, un de ces faux savants contre lesquels la Nouvelle Ecole se battait avec énergie. Chose curieuse, le prince, qui manifestait en chaque occasion un sens si spontané, si délicieux de l'humour, perdit toute faculté de discernement et de critique dès qu'il se fut plongé dans ces horribles lectures. Il prêtait foi aux pires âneries qu'on lui débitait, sans même s'apercevoir que ces termes de nosologie et pathologie appliqués à ce qu'il y avait de plus vif, de plus frais, de plus sain en lui constituaient une énorme escroquerie intellectuelle.
Des dizaines de livres qui'l avait achetés place Santa Croce, lus, annotés, recopiés en partie et assimilés avec une crédulité stupéfiante, je fis deux tas séparés, comme un général qui, la veille de la bataille, prend soin d'attirer l'ennemi sur deux positions distinctes.
D'un côté je mis les livres français : c'était le point faible de l'adversaire, la ligne la moins difficile à enfoncer.
Dr Jacques Gorgieu, Etude médico-légale sur les attentats aux moeurs.

"Que ne puis-je éviter de salir ma plume de l'infâme turpitude des pédérastes !" S'exclame dans son préambule ce magister de l'Athénée de Rennes.
"Infâme turpitude, un pléonasme, Votre Seigneurie. Vous avez trop le souci du langage pour ne pas déceler dans cette redondance un vice de la pensée. L'Université d'Ille et Vilaine, tout le monde le sait, ne compte que des cuistres et des sots."
Un autre de ces grimauds rennais, le Dr François Botron, avait pondu, sous le titre de Prostitution antiphysique, un factum où il niait que deux personnes du même sexe pussent éprouver une attirance mutuelle autrement que par un goût dépravé chez l'un, l'aa^t du lucre chez le second, comme si Néron et Sprus étaient le seul modèle de couple socratique. Un passage entre tous pernicieux avait fixé l'attention du prince.
"Le vice de la pédérastie éteint, chez ceux qu'il possède, les sentiments les plus nobles, ceux du patriotisme et dde la famille ; il fait d'eux des êtres inutiles à la société. L'amour de la reproduction, cette loi qui commande à toute la nature, n'existe pas pour ces rebuts de l'humanité."
Les plus nobles : il avait souligné ces mots, et, sans penser que les prêtres et le moines n'ensevelissant pas moins dans les sacristies et les cloîtres la race dont ils devraient être pères, se délectait de pouvoir condamner sur une vraie preuve 'comme il disait, gobant cette prose de charlatans) des moeurs fatales pour la paternité et le sens de la famille. "Abâtardissement des caractères et des courages, dégoût de l'amour naturel et de celui de la reproduction, étouffement de l'altruisme, perte de toute dignité, oblitération complète de tout sens moral, voilà l'apanage général de la vraie pédérastie."
Perte de toute dignité :une autre sornette destinée à retentir dans l'esprit de mon élève, et qui contribua à le précipiter pour de bon où il n'aurait pas dû, si forte est la suggestion de certains mots sur les natures impressionnables.
Cependant, contre des sorties aussi outrées, contre des tirades qui sentent le calotin plus que le savant (sanglant outrage, sale vice, passion honteuse, humiliante infamie), je ne désespérais pas de gagner la partie. Presque impossible, au contraire, me parut la tâche de désarmer la pesante dialectique allemande, cuirassée des pieds à la tête de raisonnements d'acier. Autant les Français, qui ont appris la psychologie dans les maximes de Pascal, les sermons de Bossuet et de Bourdaloue, ont gardé de ces fréquentations la tendance à moraliser et catéchiser jusque dans les questions sexuelles, autant les Allemands ne s'avancent que sous le couvert d'imparables arguments scientifiques.

Au premier rang, le tristement célèbre Sigurd von Beckmesser, tête de turc de la Nouvelle Ecole, celui dont le gros ouvrage, Psychopathia sexualis, avait réussi à pathologiser, en effet, l'instinct le plus naturel, "le plus normal, Votre Seigneurie". Et d'abord, par l'emploi du latin, non seulement dans le titre, mais chaque fois qu'était évoquée l'une ou l'autre des pratiques en usage chez les antiphysiques : comme si la chose était trop montrueuse pour être nommée dans le langage commun. Immissio penis in anum, immissio membri in os, virorum genitalia adspicere, semen in anum alterius effundere, anum amplecti ante actum, tangere membrum alterius membro suo denudato, ejaculatio seminis viri amati in os proprium : de quelles messes noires pouvait-il s'agir, plus crapuleuses que noires, quelles dépravations inédites cachait ce jargon de confessionnal, puisqu'on ne les chuchotait qu'avec des précautions de curé, pour éviter de souiller les oreilles insuffisamment averties ?
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MessageSujet: Re: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 2 EmptyJeu 9 Mar - 16:31

Je lis ca ce soir .
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 2 EmptyJeu 9 Mar - 19:57

Le reste de l'exposé était du même acabit, jusqu'à des conclusions apocalyptiques. Gian Gastone, loin de voir la moindre discordance entre le galimatias mystificateur du Dr von Beckmesser et la gaieté de ses rendez-vous avec Damiano, acceptait sans broncher le verdict du pontife berlinois.
"Regarde, messire, s'écria-t-il en m'accueillant, nul ne pourra plus nous comparer à des bergers virgiliens !"
Il feuilletait le livre d'un air triomphal, choisissant, çà et là, un passage dont il me faisait la lecture, ravi que "la science" (et moi, médecin, comment pouvais-je répondre, sans discréditer ma profession ?) pulvérise les vieilles calembredaines sur la pédérastie "grecque" et autres pieuses fictions ganymédiennes.
"Quelle ascension de l'âme, messire ? Immissio penis in anum, indubitable symptôme de dégénérescence."
Un autre esculape de Berlin, le Dr Hans Froh, renchérissait sur Beckmesser : dans de nombreux cas qu'il avait étudiés, l'inversion était toujours accompagnée d'une "disposition aux états prononcés de dégradation mentale, imbécillité, folie périodique".
"Excusez du peu ! dis-je. Ce Herr Doktor est sans doute un respectable savant, mais il a tort de tirer une théorie générale de l'examen des quelques épaves qui ont échoué dans son cabinet. Votre Seigneurie jouit d'une pleine santé physique et psychique. Sa gaieté, son allant, son amour de la vie apportent un démenti formel à ce baragouin.
- Objection prévue, maître Simonelli !"
Il me sortit un autre ouvrage, Uraniens et uranisme, par le Dr Tristan Pogner, lui aussi gloire de l'Athénée prussien, et me lut ce qui suit :
"Quelles preuves avons-nous que les invertis sont tout à fait sains ? Nous ne pouvons nous fier qu'à ce qu'ils disent. Ils se déclarent bien portants comme un grand nombre de tarés graves. Il leur manque le sens de la maladie. Ce fait semble caractéristique particulièrement pour les invertis. Ils tiennent à faire considérer que leur état est normal. J'en ai examiné d'innombrables. Je n'en ai pas vu un seul exempt de stigmates fonctionnels."
Cette fois, je m'emportai.
"Comment Votre Seigneurie peut-elle avaler semblables billevesées ? La pensée de cet auteur est aussi exécrable que son style. Demandez à Damiano si, chaque fois qu'il sort de sa poche la clef que vous lui avez confiée pour vous rejoindre dans votre pavillon, il a l'impression de sucomber au "processus fondamental de la dégénérescence héréditaire". Il vous rira au nez, oui, en vous demandant si la crème des profiteroles au chocolat n'a pas tourné dans votre estomaac.
- Damiano n'a pas d'instruction, répondit sèchement le prince. Selon la remarque judicieuse du Dr Pogner, il lui manque le sens de la maladie.
- Judicieuse ! Un mensonge éhonté ! Il n'y a pas plus gaillard et costaud que celui qui a eu l'honneur d'être choisi comme compagnon par Votre Seigneurie."

Cependant, je devais me garder de trop lui vanter la fraîcheur et la gaieté de ses rendez-vous avec le petit mitron. Dès que j'avançais cet argument, il se raidissait, se contractait en lui-même et s'obnubilait à l'envi le cerveau avec ces idées folles de "dégénérescence", "abâtardissement", "anomalie fonctionnelle", "symptôme de constitution morbide".
Déçu que son père l'eût non seulement félicité pour son choix mais encore relié, comme un disciple formé par de bons maîtres, à la grande pédérastie grecque
qui va de Socrate à Laurent le Magnifique, maudissant que la philosophie néo-platonicienne eût trouvé précisément à Florence, de Pic de la Mirandole à Marsile Ficin, de Leonardo à Michelangelo, la caution des plus grands esprits, obligé de constater que son surnom de Sodoma, loin de nuire à la carrière du peintre Giovanni Antonio Bazzi, avait contribué à sa gloire, enfin condamné par la noble tradition qui suintait de chaque pierre de la ville à être un maillon de plus dans une chaîne qu'il détestait, une copie supplémentaire d'un modèle haï, Gian Gastone mesurait avec désespoir comme il est impossible, lorsqu'on est un Médicis, de déroger à son nom.
L'inversion sordide (son but secret, je commençais à le comprendre) étant inconnue à Florence - que dis-je ? étant aussi inconcevable à Florence qu'un iceberg dans la mer de Sicile -, il s'était fabriqué une chimère avec les fariboles concoctées dans les encéphales tudesques.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 2 EmptySam 11 Mar - 21:04

Où le bon sens est mis en échec

On me dira : mais la Nouvelle Ecole, ne te fournissait-elle pas les arguments appropriés ? J'ai déjà expliqué comment l'enseignement que j'avais reçu à Vienne m'inclinait à juger temporaires donc bénins les écarts de conduite du prince. Seulement, il n'y avait pas de livre que je pusse opposer aux élucubrations des Beckmesser et des Pogner, aucun texte à mettre sous les yeux de mon élève, paré, d'une autorité scientifique (l'épithète qu'il avait à la bouche pour réfuter mes objections) égale à celle des Diafoirus de l'université berlinoise.
Le ciel voulut que le HauptDoktor se prononçât enfin sur la question, dans un petit ouvrage alerte qui m'arriva par la poste au moment où je désespérais d'arracher Gian Gastone à ses ruminations morbides. Par la modestie de son format et le nombre réduit de ses pages, ce n'était qu'un opuscule. Sa seule vue invitait à ne pas prendre
au tragique une "déviation" (terme nouveau) qui n'était ni une tare ni un vice.
"Mais quoi alors ? me demande le prince, impatient.
Encore une promenade dans les jardins d'Arcadie ? Je te préviens tout de suite : si ce Doktor dont tu me rebats les oreilles me relaxe et m'absout, je le considère comme un imposteur.
- Oh là là ! comme vous êtes pressé de vous vautrer dans la boue ! Le HauptDoktor se montre au contraire assez sévère sur le compte des antiphysiques."
Ce préambule rasséréna Gian Gastone. Il consentit à survoler le livre.
"Il est faux, commençai-je, que la nature pousse l'homme exclusivement vers la femme et la femme exclusivement vers l'homme...
- Ne nous occupons pas de la femme, messire. (Arrogance des Médicis ? Suffisance du mâle italien ? J'avais appris, à Vienne, à répartir mon attention équitablement entre les deux sexes ; sacrifice nécessaire, sur l'autel de la science, de mes préjugés napolitains.)
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