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 Pierre Bellemare

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Jean2
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epistophélès
JeanneMarie
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epistophélès

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MessageSujet: Pierre Bellemare   Pierre Bellemare - Page 14 EmptyLun 7 Jan - 20:45

Je vous mets une nouvelle de P. Bellemare, car ensuite, je vais attaquer le roman de H. Troyat. Je vais essayer d'alterner pour que vous ne lisiez pas le second avant qu'il ne soit terminé. ........ Wink
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Martine

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MessageSujet: Re: Pierre Bellemare   Pierre Bellemare - Page 14 EmptyLun 7 Jan - 21:32

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MessageSujet: Pierre Bellemare   Pierre Bellemare - Page 14 EmptyLun 7 Jan - 22:31

DE LA MEDIOCRITE DU CRIME NAÎT LA MEDIOCRITE DE L'ENQUÊTE

Il s'appelle Johann Lettenbauer. Il a soixante-cinq ans. Il est ouvrier d'entretien du chemin de fer. Il vit avec sa femme, quarante-huit ans, sa fille Maria, vingt-quatre ans, mère naturelle d'un petit garçon qui s'appelle Arthur. Il y a aussi une fillette de six ans qu'ils ont prise en pension.
Le 16 juillet 1947, à 10 heures du matin, le vieux Johann sort en courant de sa maison, située près de Landau, en Allemagne. C'est un homme grand, maigre, cheveux gris coupés en brosse. Il traverse un champ, parcourt deux cent cinquante mètres à peu près et entre, essoufflé, chez les voisins :
Il vient de trouver sa fille et son petit-fils, dans la cuisine, assassinés... (Précisions tout de suite que sa femme est absente ce jour-là, ainsi que la petite pensionnaire qui est sortie faire des courses.)
La police arrive. Le vieux Johann Lettenbauer est assis, effondré, devant la table où traînent des miettes de pain et un demi-saucisson.
Tout de suite, le policier voit, sur un canapé (car la cuisine est en fait une cuisine-salle-à-manger-salon), une jeune femme affalée à côté d'un enfant, tous deux avec de grandes plaies à la tête.
Le policier court vers le canapé pour se pencher sur les deux corps.
Johann Lettenbauer, toujours assis, demande :
"Est-ce qu'ils vivent encore ?"
Le policier remarque alors que, si la femme est inerte, et certainement morte, l'enfant remue encore faiblement.
"L'enfant n'est pas mort", répond le policier. Le policier est alors étonné d'entendre, dans son dos, le voix effrayée du vieux Johann s'exclamer :
"Comment ? Il vit encore ?"
Tandis qu'une ambulance emmène l'enfant, le policier jette un regard autour de lui. Sans doute a-t-il suffi de quelques instants pour que le sang coule et que tout devienne misérable, horrible, tragique.
Par terre, le policier trouve des débris de verre. Il s'agit d'une bouteille de bière brisée.
Le policier demande au vieux Johann s'il soupçonne quelqu'un. Non, le vieux ne soupçonne personne. A-t-il quelque chose à dire ? Non, il n'a rien à dire, il ne sait rien. Le crime a dû être commis pendant qu'il était aux champs, où il fauchait. Il n'est rentré que vers 8 h 15-8 h 30.
Le policier observe alors les miettes de pain et le saucisson sur la table.
"Qu'est-ce que c'est que ça ?"
Le vieux répond qu'il a pris un casse-croûte.
"Quand ?
- Maintenant."
Et le vieux réplique au policier, un peu ahuri, qui'l a en effet mangé un morceau de saucisson avec du pain en attendant la police.
"Là ?
- Bah... Oui, là."
Ainsi donc, le vieux Johann, après avoir prévenu les voisins, a "cassé la croûte" près des corps de sa fille morte et de son petit-fils blessé en attendant la police !
Cette insensibilité frappe tellement le policier qu'elle éveille ses soupçons. Il examine alors de plus près le cadavre de la jeune femme dont le corps et les vêtements sont inondés de sang. Le crâne semble avoir été enfoncé par un objet tranchant ou contondant.
Quelques instants plus tard, le policier trouve dehors, près de la porte, une hachette pleine de sang et de cheveux collés. C'est sans doute l'arme du crime.
Lorsque la fillette adoptée par la famille Lettenbauer rentre de ses courses (elle a six ans), l'inspecteur l'intercepte devant la porte, avant qu'elle ait vu le cadavre et lui demande si elle n'a rien à dire. Non elle n'a rien à dire. Elle n'a rien vu d'anormal ? Non elle n'a rien vu d'anormal. Alors, le policier remet la petite fille aux bons soins des voisins afin qu'elle ne voit pas le triste spectacle.
Ayant relevé les indices susceptibles d'aider à l'enquête. Après avoir noté l'emplacement de chaque objet et du cadavre, le policier laisse partir le corps. Avant de s'en aller lui-même, il ne peut s'empêcher de demander au vieillard, impassible, toujours assis près de la table, des miettes de pin et du saucisson :
"Monsieur Lettenbauer, pouvez-vous me jurer que vous n'êtes pour rien dans le meurtre de votre fille ?
- Je suis pour rien !"
Cette réponse, faite sans chaleur ni indignation, ne convainc pas le policier et ses soupçons vont être le départ d'une séérie de fautes qui aboutissent à l'absurde le plus total...

La médiocrité du décor, des protagonistes du drame, on n'ose pas dire :
"La médiocrité du crime", influe sur le jugement du policier. Tout de suite, l'affaire lui paraît à la fois écoeurante et banale. Une affaire à conclure au plus vite, sans chercher midi à quatorze heures.
Dans l'après-midi, le policier prend connaissance de différents témoignages.
D'abord. Johann Lettenbauer est connu comme un homme violent. Sa fille Maria aussi, d'ailleurs. Aussi coléreux l'un que l'autre. Chez les Lettenbauer, il y avait sans arrêt des scènes, et il arrivait même qu'on s'y battait.
Plusieurs personnes avaient aperçu entre 8 h 30 et 10 heures, deux jeunes gens, sans doute des vagabonds de passage, entrer dans la maison puis en ressortir.
Après leur départ, un témoin rapporta qui'l avait entendu Maria perler dans la maison.
Selon le voisin qui habite à deux cent cinquante mètres, quand le vieux Johann est rentré, sa fille vivait encore puisqu'il l'entendait discuter avec elle, puisqu'il l'avait interpellée par trois fois, à haute voix : "Maria ! Maria ! Maria !"
L'examen du cadavre de Maria permit de constater qu'elle ne fut ni violée, ni violentée (sinon par l'arme du crime).
Ce même après-midi, le petit-fils de Johann Lettenbauer expire à l'hôpital.
Alors le policier décide de retourner au plus vite interroger le vieux Johann. Comme le matin, celui-ci l'accueille sans émotion. Il a remis un peu d'ordre dans la pièce, lavé les taches de sang, balayé et ramassé les quelques débris de bouteille de bière que le policier n'a pas emmenés. Sur la table, il n'y a plus les miettes de pain et de saucisson, mais une assiette, un verre et un couvert.
"Vous alliez dîner, monsieur Lettenbauer ?
- Oui.
- Vous avez faim ?"
Le vieillard ne sait pas s'il a faim. Il va dîner parce qu'il a l'habitude de dîner. Le policier s'assoit en face de lui.
"Monsieur Lettenbauer, pouvez-vous me répéter à quel moment, selon vous, on aurait tué votre fille et votre petit-fils ?
- Pendant que j'étais allé faucher.
- Et vous êtes rentré vers quelle heure ?
- Entre 8 heures et quart et 8 heures et demie.
- A cette heure-là, votre fille était encore vivante.
- Quand je suis rentré, elle était morte.
- Pourtant, vos voisins disent qu'ils vous ont entendu parler à Maria, peu avant 10 heures. Comment expliquez-vous ça ?"
Le vieux ne répond rien.
"Monsieur Lettenbauer... J'ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer... (un temps) Votre petit-fils est mort."



Petite pause..........



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MessageSujet: Pierre Bellemare   Pierre Bellemare - Page 14 EmptyLun 7 Jan - 23:53

Le vieux semble apprendre la nouvelle sans réagir. Le policier, agacé et même indigné par l'impassibilité du vieillard, lui dit de ne pas se gêner pour lui, puisque la nouvelle ne lui coupe pas l'appétit.
Alors, le vieux Johann, mécaniquement, va chercher dans le buffet du pain, le restant de saucisson et une bouteille de bière. Il pose le tout sur la table et s'assoit. Mais il n'y touche pas, il reste immobile, les yeux dans le vide.
Le policier fait alors une nouvelle visite de la maison et observe, en retournant dans la chambre du vieux Johann, sur son lit, des billets de banque, des papiers et la carte d'identité de Maria qui ne s'y trouvaient pas lors de la première visite. Le policier retourne auprès de lui :
"Monsieur Lettenbauer, il paraît que vous êtes très coléreux ?"
Encore une fois le vieux ne répond rien. Est-ce un silence prudent, ou bien n'y a-t-il rien à répondre ?
"Un voisin prétend qu'un jour il vous a entendu vous battre avec votre fille.
- C'est pas vrai.
- Monsieur Lettenbauer, j'attends un médecin, je voudrais vous examiner, acceptez-vous son intervention ?
- Oui."
Voilà donc le vieil homme, au milieu de la pièce, en caleçon. Il a jeté ses vêtements sur le canapé où, quelques heures plus tôt, se trouvaient les cadavres de sa fille et de son petit-fils. Le policier observe ses vêtements et s'aperçoit que sa chemise a été déchirée et que la manche droite à été lavée. Le vieux Johann explique alors qu'en relevant son petit-fils pour l'allonger sur le canapé, il a, en effet, taché sa chemise et qu'il vient de la laver. Par contre, il est incapable d'expliquer une égratignure fraîche que le médecin décèle sur la clavicule, et d'autres du même genre sur la cuisse et au bras droit.
Cette fois, la conviction du policier est faite. Le vieux Johann Lettenbauer, dans un accès de folie, après une dispute, a tué sa fille et son petit-fils. Pour le policier, il paraît évident que, la hachette ayant été l'arme du crime, Maria s'est défendue contre son père, à l'aide de la bouteille de bière. Ce sera, d'ailleurs, l'avis de la gendarmerie française de Landau (la ville, en 1947, est située dans la zone d'occupation française en Allemagne), l'avis du procureur, l'avis du juge d'instruction et même du propre avocat de Johann Lettenbauer !
De ce jour, en effet, toute l'instruction ne semble plus qu'une affaire de routine. Après un interrogatoire dans sa cellule, le vieux Johann finit par avouer son crime et en fait le récit détaillé dans un procès-verbal de quatre pages. Le voici en quelques mots :

"Le jour du crime, il aurait fauché de l'herbe et nourri les chèvres. Comme Maria n'avait pas préparé son déjeuner, il l'aurait violemment tancée. Comme elle lui avait répondu grossièrement, il lui aurait donné un coup sur la tête avec la hache, du côté plat de la lame. Dans sa folie, il aurait aussi frappé l'enfant."

Sa déclaration ne déviera plus jamais de celle consignée dans le procès-verbal, du moins dans les jours qui suivront. Tant et si bien qui'l est inculpé, un mois plus tard : le 9 septembre 1947.
C'est sans doute par pur respect des conventions que son propre avocat fait savoir que son client, revenant sur ses déclarations, nie formellement son crime. Il aurait avoué en être l'auteur parce qu'il était ému et désespéré, et que l'on affirmait que ce ne pouvait être que lui. Personne ne tient compte de ce revirement, même pas son avocat, visiblement convaincu de sa culpabilité, puisqu'aux assises, le 25 décembre 1947, alors que Johann nie absolument avoir levé la main sur sa fille et son petit-fils, lui, son défenseur, demande une peine de prison pour blessures ayant involontairement entraîné la mort.
Le vieux Johann s'entend donc condamner à 10 ans de travaux forcés et à la perte de ses droits civiques. Grâce à son âge et à des circonstances atténuantes, il sera interné dans une maison de cure, d'où il ne sortira que dix ans plus tard, ayant purgé sa peine, bien sûr, mais âgé de soixante-quinze ans et bien incapable, désormais, de profiter de sa liberté.
Il faudra attendre encore cinq ans, donc quinze ans en tout, avant qu'éclate le coup de théâtre qui va donner à cette affaire un énorme retentissement.

Pour la police et pour la justice, la culpabilité de Johann Lettenbauer, ce vieillard stupide et coléreux ne fait aucun doute. Pour d'autres, l'innocence de ce vieil homme simplet et sénile est tout aussi évidente.
D'abord, l'institut pathologique de l'université de Tübingen démontre que les aveux de l'accusé ne concordent pas avec les résultats de l'analyse des boîtes crâniennes des victimes. Celles-ci ont été attaquées par le côté tranchant et non par le côté plat de la hachette.
D'autre part, le médecin-chef, le Dr Fuchs, doutant de la responsabilité du coupable, l'a fait admettre, dès son inculpation dans une maison de santé spécialisée.
Là, le vieux Johann a répété pour la énième fois, sa version du crime, sans y changer quoi que ce soit.
Le détail qui convainquit la police, incite au contraire le médecin à examiner plus attentivement le soi-disant coupable, car il lui semble anormal que cette déclaration, cette relation des faits, soit aussi indéfiniment répétée sans qui'l ne s'y glisse, sinon une contradiction ou une erreur, du moins des expression différentes, des appréciations nouvelles, une évolution, dans la façon de l'exprimer. Le récit est toujours fait d'expressions toutes faites et stéréotypées, alors qui'l relate pourtant, avec cette ultime dispute du père et de sa fille, un moment qui aurait dû le remuer profondément.
Poussant son observation plus loin, le Dr Fuchs établit qui'l s'agit d'un être primaire, d'une intelligence en dessous de la moyenne, presque faible d'esprit. De plus, il est sénile ; et s'il essaie de répondre aux questions qu'on lui pose, il est incapable d'exprimer des sentiments intimes et quoi que ce soit de sa vie intérieure. Le Dr Fuchs lui demande d'écrire son curricculum vitae, ce qu'il fait péniblement, en quatre lignes. Tout ce qui'l peut indiquer, c'est sa date et son lieu de naissance, l'école primaire où il a étudié, et mentionner son emploi d'ouvrier d'entretien aux chemins de fer de 1907 à 1945. Comment, dans ces conditions, imaginer qu'il ait pu faire, de lui-même, des aveux en quatre pages dactylographiées ?...
Certes, cela ne veut pas dire que la police lui ait volontairement extorqué des aveux. Mais, toujours selon le Dr Fuchs, la conviction des policiers était réellement établie, qu'elle a été plus forte que la volonté du vieillard. A moins que celui-ci, incapable de fournir des événements une relation cohérente, ait été obligé d'admettre point par point les interprétations logiques qu'en donnaient les policiers, mais qui n'avaient rien à voir avec la réalité des faits.
En réalité, malgré son impassibilité, fortement ému et même commotionné, il s'est senti victime d'événements qui l'écrasaient. Il se sentait pris dans un noeud de circonstances qu'il était incapable de dénouer. Pour échapper aux interrogatoires, il avait selon le Dr Fuchs, réalisé une sorte de fuite en avant... en avouant ! D'autre part, lorsqu'il était seul, le vieux Johann s'adonnait à des gémissements sans fin pour se plaindre sur lui-même, et sur le malheureux sort de sa fille et de son petit-fils.
Mais les explications du Dr Fuchs parurent bien abstraites à côté des éléments concrets que croyait détenir la police. Pourtant, si elle avait voulu jeter sur l'affaire un regard différent, le même regard que le Dr Fuchs, elle aurait pu interpréter les faits autrement, et récolter d'autres éléments absolument contradictoires.
D'abord, elle n'aurait attaché aucune importance aux affirmations du vieillard sénile ; elle aurait seulement retenu ce qui l'accusait. Comme le fait, par exemple, qu'il soit rentré à 8 h 15, alors que des témoins ont certifié qu'il était rentré beaucoup plus tard.
Ensuite, elle aurait interrogé minutieusement la fillette ; et l'affaire aurait pris un tout autre cours, car il se trouve que la fillette assista à la visite et au départ des deux jeunes cheminots qui étaient très en colère ! Ce qui aurait obligé la police à se poser la question : ceux-ci ne sont-ils pas revenus pour commettre le meurtre ? N'est-il pas incroyable qu'on ne se soit pas posé cette question ?
N'est-il pas incroyable aussi qu'on n'ait pas tenu compte du fait qu'aucune trace de sang, de brin de peau ou de cheveux n'aient été retrouvés sous les ongles de la victime ou sur les débris de bouteille, ce qui aurait dû être le cas si les égratignures relevées sur le corps du vieux Johann avait été causées par la lutte ?
Incroyable que l'on ait admis sans discussion, le témoignage d'un voisin qui prétendait avoir discerné la dispute de Maria avec son père alors qui'l se trouvait à deux cent cinquante mètres de là.
Incroyable que l'on n'ait pas pensé que les cris poussés par le vieillard avaient pu être des cris d'alarme en découvrant les deux corps ensanglantés.
Le comble, c'est que, pendant le procès, tout aurait pu être réparé facilement, car la police connaissait le récit détaillé du crime et connaissait le coupable !
C'est inimaginable, mais c'est comme ça !
En 1947, pendant le procès, un jeune bandit est condamné pour vol avec effraction. Il raconte alors à la police que son camarade, Manfred Joung, avait tué, en passant dans une maison de campagne, une femme et un enfant. Ils avaient demandé de l'eau pour se raser. Puis Joung réclama à manger. La femme refusa. Joung et elle se disputèrent. Walter partit, puis revint pour trouver la femme et l'enfant baignant dans leur sang.
Joung les avait frappés avec la hache que la femme avait prise pour se défendre.
La police de Landau, informée de cette déposition, déclara qu'il ne pouvait être question de l'affaire Lettenbauer, puisqu'on était en train de juger le coupable.
Ce ne fut qu'en 1965, soit quinze ans plus tard, lorsque le vieux Johann eut quatre-vingts ans, que Joung, arrêté pour un autre délit, avoua son crime. Il n'avait pas paru nécessaire de prouver la culpabilité du vieux Johann pour le condamner ; pour le rhéabiliter il faudra tout de même une argumentation et des preuves !
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MessageSujet: Pierre Bellemare   Pierre Bellemare - Page 14 EmptyJeu 10 Jan - 22:13

LES SORCIERES D'OLIVET

Voilà comment, à partir d'un banal constat d'accident de la route, la police fut amenée à découvrir un crime comme on en commettait il y a deux mille ans.
C'était le 13 février 1957, à 8 heures du matin. Un laitier découvre, dans le fossé d'une petite route qui relie deux localités des environs d'Orléans, un homme à demi-mort, râlant à côté d'un cyclomoteur endommagé. Il prévient aussitôt la gendarmerie la plus proche.
L'adjudant commandant la brigade prend la direction de l'enquête. Après l'évacuation de la victime sur l'hôpital d'Orléans, il procède aux premiers constats. Le corps, le cyclomoteur, le béret et les moufles de la victimes, sont groupés côte à côte dans une flaque de sang. Les moufles sont tachées de sang. En revanche, sur la chaussée, aucune empreinte de pneu, et pas la moindre trace de sang. Les vêtements de la victime sont trempés, vraisemblablement par la pluie nocturne qui n'a cessé qu'à 4 heures du matin. De l'autre côté de la route, on découvre un enjoliveur de phare en aluminium. L'examen des traces de choc du cyclomoteur donne à penser qu'il a été pris complètement par l'arrière.
Mais le lendemain, tandis que le commandant relit son rapport, son attention est éveillée par l'absence de traces sur la chaussée, et surtout par le fait que la victime et son cyclomoteur sont restés côte à côte, alors que, dans ce genre d'accident, ils sont généralement dispersés. Et s'il s'agissait d'une mise en scène ?
Ces constatations faites, le commandant identifie la victime. C'est un ouvrier de Riffet, qui habite Olivet et dont la femme travaille avec un guérisseur assez connu, un nommé Barnault.
11 heures sonnent. En examinant le fossé, le policier découvre un ongle qui a peut-être appartenu à la victime. Intrigué, il décide de se rendre à l'hôpital d'Orléans pour se renseigner sur la nature exacte des blessures de Riffet. Là, il apprend que Riffet est décédé. Il découvre que le crâne porte des blessures, fort différentes de celles qu'il constate habituellement après une chute sur la chaussée. De plus, l'extérieur des mains porte de nombreuses coupures, et un ongle a effectivement été arraché.
S'agirait-il d'un crime ? La baguette d'aluminium, trouvée sur la chaussée, est identifiée comme un élément de l'enjoliveur avant d'une Dauphine.
A 15 heures ; les gendarmes d'Olivet signalent que le guérisseur Barnault, connu pour être l'amant de Mme Riffet, la femme de la victime, est possesseur d'une Dauphine. Le commandant fait rechercher le guérisseur, puis il interroge sa maîtresse, la femme de la victime : Mme Riffet, trente-cinq ans, un visage émacié avec de grands yeux cernés de bistre, qui "lui mangent la figure" comme disent les gens de la campagne.
Elle déclare que son mari a quitté son domicile la veille au soir, entre 21 h 30 et 22 heures, pour aller dans un village voisin coucher chez ses parents. Mme Riffet explique qu'elle n'a été avisée de l'accident que le matin vers 10 heures. Son fils, âgé de seize ans et demi, confirme ses dires.
18 heures: le juge d'instruction fait remettre au commandant une commission rogatoire pour rechercher "les causes de la mort de Riffet."
19 heures : le guérisseur Barnault, revenu d'un déplacement à Montargis, prévenue qu'on le recherche par sa maîtresse Mme Riffet, se présente à la gendarmerie. Il vient avec sa Dauphine Le commandant remarque des traces de choc à l'avant. L'examen des éraflures l'amène à conclure à un choc récent. La voiture est rapprochée du cyclomoteur, et l'on découvre des concordances troublantes. Certes, la Dauphine est munie de sa baguette d'enjoliveur avant, mais celle-ci paraît plus neuve que le reste des accessoires. Barnault, qui a l'air d'un Pierrot blafard, explique que sa voiture en stationnement a été heurtée cinq jours auparavant, mais qu'il n'y a pas eu de constat, qu'il a quitté Olivet la veille vers 19 heures, pour aller à Montargis chez des amis, M. et Mme Goge, et qu'il est resté chez eux de 20 h 30 à 1 heure du matin.
22 heures : la gendarmerie de Montargis annonce, qu'en effet, les époux Goge, dont le mari est gendarme auxiliaire, ont bien reçu la visite de Barnault. Ils confirment les heures : arrivées, 20 h 30 ; départ, 1 heure du matin.
Evidemment, ce témoignage brise quelque peu l'élan des enquêteurs, l'audition de Barnault, qui se déclare absolument étranger à l'affaire, est alors suspendue.
15 février, 9 h 30 : l'expert automobile conclut formellement que c'est la Dauphine de Barnault qui a heurté le cyclomoteur.


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MessageSujet: Pierre Bellemare   Pierre Bellemare - Page 14 EmptyJeu 10 Jan - 23:35

11 heures : l'interrogatoire de Barnault est repris, à partir des conclusions de l'expert automobile, et d'une découverte faite par la brigade de Montargis : trois garagistes de la ville ont reçu dans l'après-midi du 14, la visite du conducteur d'une Dauphine qui a essayé d'acheter une baguette d'enjoliveur-avant, et se déclarent en mesure de le reconnaître.
11 h 30 :Barnault avoue qui'l a renversé involontairement Riffet en se rendant à Montargis au début de la soirée, et que, pris de peur, il a caché le corps dans le fossé, ainsi que le cyclomoteur.
Midi : les résultats de l'autopsie du corps de Riffet : enfoncement de la boîte crânienne par plusieurs coups d'un instrument contondant ; les coupures et l'arrachement de l'ongle proviendraient de ce que la victime a cherché à se protéger en mettant les mains sur sa tête.
Le procureur décide alors de faire entrer en action la police judiciaire.
A 13 h 30, un commissaire et un officier de police arrivent à Olivet. Ils envoient chercher Mme Riffet et son fils, dont l'attitude paraît suspecte, et commencent à les interroger à fond.
Au début de la soirée, le fils Riffet, un futur colosse de seize ans et demi avoue que c'est effectivement Barnault qui, sur les conseils de sa mère, a tué volontairement son père. Il a été mis au courant du meurtre une heure après. Cette confession entraîne les aveux de Barnault, qui fait le récit de son crime. Enfin, Mme Riffet, femme de caractère, qui tient longtemps tête, est obligée d'avouer à son tour. C'est un crime apparemment quelconque.
Le 16 février, exploitant les aveux de Barnault ; le commissaire interroge les époux Goge et la mère de Mme Goge. Le gendarme Goge et sa femme reconnaissent avoir fourni un faux alibi pour Barnault : Barnault est bien venu les voir dans la nuit du 13 février... mais seulement vers 1 heure du matin. Il les a immédiatement avisés du meurtre, ce qui ne les a pas surpris, car ils étaient au courant de sa préparation. Depuis deux mois !
De son côté, la belle-mère du gendarme Goge avoue qu'elle a vu Barnault dans la nuit du crime, et qu'après avoir lavé ses vêtements ensanglantés, elle en a fait un paquet qu'elle est allée jeter dans le canal du Loing.
De toute façon, les rôles étant distribués, c'est maintenant au juge d'instruction d'intervenir, pour déterminer les mobiles et les responsabilités, et permettre ainsi aux jurés de se faire une opinion sur le degré de culpabilité des différents protagonistes.
Jusque-là, les gendarmes ont mené leur enquête avec ordre et méthode. Nous sommes tous en 1957, entre contemporains, dans un monde rationnel. Or, brusquement, le juge d'instruction va se retrouver mille ans en arrière, dans l'univers de la sorcellerie.
"Pourquoi avez-vous tué Riffet ? demande le juge à Barnault.
- Parce que j'avais un cercle autour de la tête. Je ne pouvais pas me guérir. J'ai donc pensé que j'était envoûté.
- Vous me prenez pour un imbécile ou quoi ?
- Non.
- Alors, vous êtes fou !"
Barnault secoue sa bonne tête, où l'intelligence brille surtout par son absence.
"Avouez tout d e même que c'est étrange, dit le juge... Comment cette idée vous est-elle venue ?
- A cause de la mort de la soeur de Simone. C'était un maléfice.
- Et pourquoi pas une maladie comme tout le monde ?
- Les médecins ne comprenaient rien à sa maladie. Et, chez nous, on fait de la sorcellerie depuis toujours.
- M. Rifflet aussi ?
- Bien sûr.
- Et pourquoi vous aurait-il envoûté ?
- Ben, voilà, monsieur le juge, tout a commencé lorsque je me suis aperçu que Simone avait le "fluide". Alors je lui ai dit de s'entraîner en desséchant des morceaux de viande ou de poisson, parce que si l'on réussit avec la viande et le poisson, on peut passer aux animaux et puis aux malades."
Imaginez la tête du juge qui se permet encore de plaisanter :
- "Et les talents de la jeune Mme Riffet vous sont apparus bientôt si éclatants, que vous en avez fait votre associée, puis votre maîtresse... Qu'en a pensé son mari ?
- A mon avis, il a dû le savoir. Il s'est fâché, mais il ne nous a rien dit : il nous a jeté un sort.
- C'est aussi votre avis, demande le juge à Simone Rifflet ?
- Oui. Il y avait une ambiance telle que ne me contrôlais plus. J'avais l'impression de me heurter toujours à des forces contraires. Je ne voyais pas comment lutter...
- Moi, je perdais la mémoire, dit Barnault, Simone sentait comme des piqûres d'épingle sur tout le corps... Parfois son mari saupoudrait les murs d'une poudre mystérieuse qui renfermait de terribles vertus magiques. D'autres fois, il dérobait le linge sale de Simone et projetait en direction de Simone les "ondes mauvaises". Et puis, il avait trouvé une alliée, car ma femme s'était mise aussi à nous envoûter. C'est ce que j'ai expliqué à Simone : la magie noire s'est toujours pratiquée en famille !"
Tête du juge d'instruction. Il est persuadé qu'ils essaient de se faire passer pour plus bêtes qui'ls ne le sont. Après tout, c'est un excellent mode de défense : s'ils réussissent à convaincre les jurés que Riffet menaçait leur vie par des pratiques de sorcellerie, ils bénéficieront de circonstances atténuantes.
Mais le juge va courir de surprise en surprise. Voici ce qu'un témoin lui raconte :
"Barnault, dit le témoin, voulait savoir si sa femme était vraiment l'alliée de Riffet. Alors il m'a demandé d'aller surveiller la ferme de sa femme pendant la nuit, et de lui dire tout ce qui s'est passé. Alors je me suis posté dans un bosquet et j'ai observé. J'ai vu derrière les vitres des ombres qui passaient et qui avaient l'air de faire des choses bizarres. Et puis, tout d'un coup, j'ai été environné d'une nuée de crapauds. Il y en avait tellement que j'ai dû m'enfuir. A coup sûr, monsieur le juge, j'avais été repéré.
- Qu'est-ce que vous fait ?
- Et bien, j'ai couru chez Barnault... J'étais affolé. Je l'ai réveillé. Je lui ai dit : "Tu ne te trompais pas. Ta femme aussi vous envoûte."
- C'est tout ?
- Oh non, monsieur le juge. A la suite de cette aventure, j'ai eu des tas d'ennuis. J'ai attrapé la furonculose. Ma vache est tombée malade : le lait caillait dans les pis. J'ai failli perdre un cheval. Et, pendant longtemps, j'ai eu des douleurs à la gorge.
- Qu'est-ce que vous en avez conclu ?
- Et bien, on avait tous compris, monsieur le juge, que la femme de Barnault disait des messes noires sur un autel qu'elle avait installé dans sa chambre."
Le juge, de plus en plus perplexe, entreprend alors de vérifier la réalité des démarches que Barnault prétend avoir entrepris pour se désenvoûter, lui et sa maîtresse.
Il est exact qui'l est allé déposer de la poudre devant la porte de sa femme. Il est exact que Simone et lui portent un sachet contenant de la limaille de fer et de soufre.
Il est aussi exact qu'il a fait monter le lit de Simone sur du caoutchouc et disposer des barres de métal dans la chambre.
Il est exact que toutes ces pratiques restant sans résultat, Barnault s'est adressé à des spécialistes.
Il a fait venir des prêtres, car l'exorcisme est prévu par l'Eglise. Encore faut-il que les cas de "possession" soient évidents ! Les ecclésiastiques sont venus, et ils ont haussé les épaules. Barnault a consulté alors un "devin" qui lui a envoyé un ancien séminariste, lequel a prononcé quelques paroles mystérieuses, avant de s'en aller. Mais les esprits, eux, sont restés.


PAUSE Exclamation
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MessageSujet: Pierre Bellemare   Pierre Bellemare - Page 14 EmptyVen 11 Jan - 0:43

Le juge voit tout le monde, même le radiesthésiste à qui Barnault a écrit, et qui lui a envoyé du sel. "Je lui aurais tout aussi bien envoyé une pomme de terre ou un poireau", déclare froidement le radiesthésiste.
Un autre "mage" de Perpignan a conseillé à Bernault de prier. Un célèbre "devin" de Paris lui a demandé une fortune ppour venir. Barnault en conclut :
"Nous sommes pris par le sang. Il n'y a plus rien à faire. Nous sommes perdus..."
En revanche, un détail choque le juge d'instruction : ni chez les Riffet, ni chez Barnault, ni chez sa femme, il en trouve un seul livre de "magie noire". Pourtant, chacun vous le dira, on ne s'improvise pas sorcier. Les dons ne suffisent pas. Tous ceux qui pratiquent la sorcellerie sont convaincus qu'elle est une science. Et puis, il semble bien que le malheureux Riffet, malgré les déclarations du meurtrier et des témoins, soit resté totalement en dehors de ces pratiques.
Alors que conclure de tout cela ! Les coupables croient-ils réellement avoir été envoûtés ? Font-ils semblant de le croire ? Ont-ils fini par se convaincre, après avoir convaincu leur entourage ?
Le 22 avril 1958, s'ouvre à Orléans le procès des sorciers. Va-t-on savoir enfin la vérité ? Et qu'est-ce que les jurés du vingtième siècle vont en penser ?

Voici devant les jurés, Mme Goge, la femme du gendarme qui a menti aux gendarmes ! Elle déclare avoir cru à des paroles en l'air. Quand Barnault et Simone lui disaient : "Ca ne peut plus durer comme ça !" elle répondait : "Surtout, ne faites pas de blagues." Et sa conscience était en repos. Puis, quand elle apprit, que Riffet, blessé, gisait agonisant dans un fossé, elle ne bougea pas, ni pour lui porter secours, ni pour alerter les gendarmes : "J'étais paralysée par la peur", dit-elle pour se justifier.
Son mari, larmoyant, bien que gendarme auxiliaire, prétend que peu de temps avant le crime il avait prévenu la gendarmerie des pratiques étranges auxquelles se livraient les sorciers, et que cela équivalait à dénoncer le crime.
"Peut-être, dit le président, mais lorsque vous avez su que le crime était commis, vous n'avez pas bronché pour prêter assistance à la victime !
- On m'a dit que Riffet était "culbuté". Quand on est "culbuté", on peut se relever.Moi, ça m'est arrivé, mon président, pas plus tard qu'il y a deux mois. Une auto m'a "culbuté" sur la route. Je suis pourtant ici aujourd'hui.
- Dites-moi, poursuite le président, votre femme et votre fille ont été soignées par Barnault ?
- Oui, mon président.
- Et votre fille, Nicole, était bien sa maîtresse ?
- C'est-à-dire, mon président, qui'l l'avait violée.
- Vous savez, Goge, on ne ferre pas un baudet qui trotte", répond le président.
On produit ensuite un témoin nouveau, une petite dame aux cheveux gris, coquette, calme et précise. Elle s'appelle Mme Pan, et elle est cartomancienne. Mme Pan, qui est infiniment respectable, a, sans le vouloir, tué Riffet. Au printemps 1956, elle a reçu la visite de Barnault et de sa maîtresse, qui lui ont présenté deux enveloppes fermées, en lui demandant quelle destiné contenait chacune d'elles. Mme Pan a interrogé les cartes.
"Quand je fais les cartes, dit-elle, j'y ajoute ce que me suggèrent les images qui me visitent à ce moment-là. Or, ce jour-là, le visage d'une amie, morte dans un accident automobile, s'imposait à moi. C'était formel. Il y avait un accident pour une de ces enveloppes. Mes deux clients sont revenus deux mois plus tard avec une photo de M; Riffer, et les cartes ont été également formelles. Or, il se trouve que M. Riffet a justement été blessé, peu après, dans un premier accident de la circulation. Aussitôt, sa femme s'est précipitée chez moi : "Va-t-il mourir ?" J'ai répondu : "Non, ce n'est pas pour cette fois." Un autre jour, c'est M. Barnault qui est venu tout seul, car Mme Riffet était au chevet de son mari malade. Il voulait savoir si cette maladie aurait une issue fatale, et j'ai bien vu que non. Enfin, la dernière visite se situe le 11 février 1957. Je leur ai fait les cartes. Aussitôt, jem 'écrie : "Oh ! la, la !... Quel procès ! Quel ramdam ! Et je vois des journalistes, la radio !" Comme je pensais qu'on allait leur intenter un procès comme guérisseurs, je leur dis : "Prenez donc Me Floriot, il est très bon pour ça. Et prenez donc aussi Me Wedrychowsky".
Dans le prétoire, il y a un moment de stupeur ! Car ils sont là ! Tous les deux : Me Floriot et Me Wedrychowsy, au rendez-vous que les cartes leur ont assigné. Outils du destin, ils sont en effet les avocats des accusés.
Voici donc l'explication ! La mort violente de Riffet était dans les cartes, mais aussi dans les esprits : dans celui de Christian Riffet, le fils de la victime, dans celui de sa soeur et de son mari, dans celui des amis du ménage, du gendarme Goge, de sa femme, de sa mère. Mme Pan les avait tous convaincus que Riffet devait mourir ainsi. Cette idée s'était si bien imposée à eux, qu'un jour, Barnault a fini par donner un coup de pouce au destin, à l'aide d'un coup de clef à molette.
La mort de Riffet était tellement bien écrite dans les cartes, que, lorsqu'il a été "culbuté", comme ils disent tous, personne ne s'est étonné. Christian se précipite seulement chez la cartomancienne. :
"Est-ce que vous croyez que ma mère sera inquiétée ? Barnault est à la police. Il est tellement bête qui'l est capable d'avouer."
"Messieurs les jurés, dit Me Floriot, n'essayez pas de juger cette affaire exceptionnelle avec vos raisonnements de gens sensés. Que ma cliente ait souhaité la mort de son mari, ce n'est pas niable. Qu'elle ait conforté Barnault dans la conviction qui'l fallait le faire disparaître, c'est très problable. Mais, si elle ne s'était pas crue envoûtée, elle n'aurait pas pendant des mois fait des pèlerinages, des neuvaines ; elle n'aurait pas mis dans la confidence de ce malheur, vrai ou supposé, tant de mages, de cartomanciens, d'exorcistes de toute farine, en avouant son droit de voir disparaître celui qui était le véhicule d'un mauvais sort, venu d'on ne sait où ! Ce Riffet, qui n'était pas un mari bien gênant, puisqu'il passait ses journées à l'usine, et ses nuits chez son beau-père."
C'est à Me Albert Naud que revient la tâche écrasante de défendre le meurtrier :
"Messieurs les jurés, dit-il, je vois bien les motifs qu'aurait eus, par exemple Mme Riffet, de se débarrasser de son associé Barnault, qui n'était pas très exact dans ses comptes ; ceux qui auraient pu pousser Riffet à supprimer Barnault, ceux qui auraient pu inciter Goge à tuer l'homme qui avait suborné sa fille. Mais, dans cette affaire, le seul qui n'avait aucun grief contre personne, c'est justement l'accusé. Il a tué, mais son acte ne peut s'expliquer que par la raison qu'il nous donne : il s'est cru envoûté, sans rémission ; et personne ne pouvait le secourir puisque aujourd'hui on ne brûle plus les sorciers. On peut croire, ou ne pas croire, aux forces surnaturelles, mais il est indéniable que 90 p. 100 de l'humanité y croient, sous une forme ou sous une autre. Mon malheureux client a consulté une foule gens, et jusqu'à des hommes d'Eglise ! Et personne, absolument personne, ne lui a dit :"Tout ça, se sont des billevesées. Ne croyez plus à ces diableries et retournez tranquillement chez vous." Au contraire, tout le monde a fortifié son idée fausse, en lui donnant tous les moyens connus d'exorciser sa peur. Il a tué, c'est vrai, mais il a tué sous l'empire d'une force dont il était le jouet. Et il est allé raconter son forfait à tout le monde ? Vous ne pouvez pas ne pas lui accorder votre indulgence, c'est-à-dire, les circonstances atténuantes."
Après deux heures de délibérations, la Cour rend son verdict : travaux forcés à perpétuité pour Barnault et sa complice, deux mois de prison avec sursis aux époux Goge.


FIN

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Martine

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MessageSujet: Re: Pierre Bellemare   Pierre Bellemare - Page 14 EmptyVen 11 Jan - 7:13

Merciiiiiiiiiiiiii
Pas le temps de lire ca ce matin, je le garde pour ce soir 
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Berengere

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MessageSujet: Re: Pierre Bellemare   Pierre Bellemare - Page 14 EmptyMar 22 Jan - 18:39

Et moi, comme la lecture du forum ne m'est plus possible au travail (site jugé dangereux Laughing ) je viens de m'envoyer par mail le copié-collé du text, je le lirai… au boulot. Mais à midi, hein ! Laughing
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MessageSujet: Pierre Bellemare   Pierre Bellemare - Page 14 EmptyMar 22 Jan - 19:00

"du texte" Bérengère Question ....... Il n'y en a pas qu'un Exclamation J'ai même envoyé au Forum un roman de H. Troyat Exclamation ......... Basketball
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MessageSujet: Pierre Bellemare   Pierre Bellemare - Page 14 EmptyMar 22 Jan - 19:51

SEULE LA VIOLENCE HUMAINE EST GRATUITE

Personne n'a compris. Pourtant l'enquête a été simple. Le coupable a facilement avoué. On a peur de penser que si personne n'a compris, c'est qu'li n'y avait rien à comprendre.
Un meurtrier qui tue par amour, par vengeance, par jalousie, ou par intérêt, c'est clair. On arrive à comprendre les crimes de malades, d'obsédés. Mais quand il s'agit d'un homme sain de corps et d'esprit qui n'a pas de mobile, le reconnaît lui-même, on a peur parce qu'on ne comprend pas. Finalement cette violence dont certains font un problème de société n'est-elle pas cachée en chacun de nous ? Certains chercheurs le pensent, et affirment : "L'attaque d'un homme par un autre est due à l'excitation d'un centre de violence. Ce centre de la violence existe aussi chez l'animal, nous avons réussi à l'isoler." Ces mêmes chercheurs ajoutent cependant : "La violence chez l'animal n'est jamais inutile, seule la violence humaine a le privilège d'être gratuite."
Si gratuite, que ce dossier en est le plus extraordinaire exemple.

C'est un couple de Français moyens : lui, cinquante-trois ans, elle cinquante-deux. Ils sont commerçants. Il est un peu rond et sympathiquement chauve. Elle n'a jamais été très belle, mais ils sont mariés depuis vingt ans. Ils se connaissent par cœur. Leur vie pourrait paraître médiocre à certains. Ils s'en contentent.
En fait, qu'y a-t-il de médiocre à vendre des légumes, à se lever tôt, à jouer aux boules le dimanche, et à passer ses vacances à la Bourboule ? En vingt ans de cette petite routine sage et laborieuse, M. et Mme Durand ont acquis un deuxième magasin, puis des actions dans un petit restaurant, et, mises à part les angoisses de la déclaration d'impôts annuelle, la bourse familiale se porte bien. On a un grand fils unique de dix-neuf ans qui fait ses études, on le gâte un peu, c'est normal, et c'est tout. L'existence des Durand est un livre ouvert pour les voisins et les amis. Il ne s'y passe pas de drame que la Sécurité sociale ne puisse prendre en charge.
4 mars 1953, il est 13 heures. Durand ferme le rideau de la boutique jusqu'à 16 heures. A 13 h 15 il retrouve sa femme et monte avec elle l'escalier de leur immeuble. Comme tous les jours, ils vont déjeuner vers 13 h 30 en compagnie de leur fils Gérard. Ensuite, M. Durand fera une petite sieste, sa femme fera la vaisselle, en bavardant avec Gérard. C'est seulement après qu'elle s'installera à la table de la salle à manger, pour faire ses mots croisés, avec un crayon, une gomme et un dictionnaire.
Aujourd'hui est un jour comme les autres. Les événements se déroulent dans l'ordre, sans surprise : déjeuner, sieste, vaisselle, mots croisés. Une routine qui va se figer dans l'horreur.
Il est maintenant 19 heures. Mme Lubie, la vieille concierge de l'immeuble, somnole dans sa loge ; d'un œil seulement. En fait, aucune allée et venue ne lui échappe. Par exemple, elle vient de voir monter la tante des Durand. Comme tous les mercredis, elle vient s'installer chez sa nièce pour aider à la lessive et au repassage.
La tante monte péniblement les cinq étages sans ascenseur. Elle a sa clé, elle ouvre, et hurle. Un quart d'heure plus tard, le commissaire de police du quartier, deux inspecteurs et une armée en uniforme investissent l'appartement des Durand.
Lui, on l'a tué sur son lit, en pleine sieste. Elle, à la table de la salle à manger, en pleins mots croisés. Ni l'un ni l'autre n'a eu le temps de se défendre. Assommés à coups de matraque, défigurés à la hache, gorges tranchées au couteau.
Pour l'instant, rien n'indique que l'on ait volé quoi que ce soit. Rien n'est fracturé. Durand a encore de l'argent dans son portefeuille. Sur le parquet, des vêtements tachés ; ceux du meurtrier, selon toute vraisemblance, dont il a dû se débarrasser avant de s'enfuir. Une chemise, un pull-over, et une paire de chaussettes roulées en boule.
Le commissaire demande à voir la famille, s'il y en a. On lui dit que la tante s'est évanouie dans la loge de la concierge, et que le fils ne va pas tarder à rentrer. L'heure des cours étant passée, nul ne sait où le joindre.
Ce n'est pas une tâche agréable pour un policier, d'attendre au domicile de quelqu'un pour lui annoncer que sa famille a été massacrée.
Le commissaire qui attend le jeune homme, assis sur une chaise de bois dans la petite cuisine, éprouve ne outre un certain malaise. Il arrive très souvent qu'un policier se fasse une idée immédiate, en procédant aux premières constatations. Et il doit se méfier de cette première idée. Cependant, à force de côtoyer le crime, il est normal qu'instinctivement on le classe dans telle ou telle catégorie. Le commissaire a classé celui-ci dans une catégorie bien précise, avant même que ses hommes lui aient fait leur premier rapport. C'est une question d'atmosphère générale.
Il règne dans ce petit appartement de Français moyen, au cinquième étage d'un immeuble moyen d'un quartier moyen, une atmosphère insolite. Ce n'est pas celle d'un crime crapuleux, ou d'un crime de sadique. On dirait plutôt une vengeance. La vengeance d'un être qui connait bien la maison et ses occupants. Une histoire de famille en quelque sorte.
La vieille tante qui a découverte le massacre en ouvrant la porte avec sa propre clé semble hors de cause. D'abord, les vêtements abandonnés par le meurtrier sont des vêtements d'homme. Ensuite, on voit mal une femme de cet âge accomplir un double meurtre à la matraque, à la hache et au couteau.
Le commissaire a décidé d'attendre que le fils rentre. S'il rentre. Ce qui serait bien étonnant, à son avis.
Il est maintenant 21 heures.
Dans la rue, l'ambulance et les brancardiers attendent, car le commissaire a donné l'ordre de ne pas emmener les corps immédiatement.


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MessageSujet: Pierre Bellemare   Pierre Bellemare - Page 14 EmptyMar 22 Jan - 21:44

Pourtant le photographe de l'identité a terminé son travail. On a relevé les empreintes sur toutes les portes, les meubles, la matraque, la hachette, le couteau. Le commissaire a entendu les premiers témoignages des locataires. Un groupe d'une dizaine de personnes rassemblées sur le trottoir commente l'événement avec fébrilité.
Gérard, le fils, n'est toujours pas rentré. La petite foule avide de sensations guette son retour avec autant de sympathie que de curiosité morbide : A 21 h 30, alors que le commissaire pense qu'il ne rentrera plus, Gérard Durand, accompagné d'un ami, arrive devant la porte de son immeuble. Il est immédiatement assailli par les voisins, et avant même que les policiers de garde aient pu l'approcher, il est mis au courant par la petite foule surexcitée :
"Tes parents... assassinés ! Sois courageux ! C'est horrible... Le pauvre garçon... Ne monte pas !"
Gérard Durand est un grand garçon mince, à l'allure dégagée, au visage ouvert. En ces années 50, où la folie de Saint-Germain-des-Prés permet aux jeunes toutes les fantaisies, Gérard est très correctement vêtu d'un complet classique, il porte une cravate et un pardessus sévère. Il a l'air de ce qu'il est d'ailleurs, un garçon de dix-neuf ans, de bonne famille, poli et bien élevé.
Face au commissaire de police, dans l'antichambre de l 'appartement de ses parents, il reste un instant stupéfait et silencieux, le temps de comprendre ce qui s'est passé chez lui, puis il s'effondre. A genoux, dans le couloir, la tête dans les mains, secoué de sanglots, il a besoin d'une bonne dizaine de minutes pour se remettre. Lorsqu'il a récupéré, il suit le commissaire silencieusement, et détourne la tête au moment d'affronter le spectacle épouvantable.
"S'il vous plaît, je préfère ne pas voir. Je voudrais garder un bon souvenir du visage de mes parents."
Dans les circonstances présentes, cette demande n'a rien d'anormale. Elle est même fort compréhensible. C'est pourtant une réflexion qui va convaincre le commissaire de la culpabilité de Gérard.
Il acquiesce cependant à la demande du jeune homme, donne l'ordre de faire emporter les corps, et prie Gérard de le suivre jusqu'à son bureau pour un premier interrogatoire, qui va durer une nuit et une journée entière. En voici l'essentiel :
"A quelle heure avez-vous quitté vos parents le jour du crime ?
- A 15 heures environ. Nous avons déjeuné comme d'habitude. Le repas terminé, je suis allé dans ma chambre faire un devoir de mathématiques, puis je me suis changé pour sortir. Mon père faisait la sieste dans sa chambre, et ma mère faisait des mots croisés.
- Où êtes-vous allé ?
- Chez les parents de ma fiancée en banlieue. J'ai pris le train à la gare Montparnasse. Je suis resté deux heures chez eux, puis je suis rentré à paris, j'ai fait un tour au Quartier latin, j'ai rencontré un camarade, un voisin d'ailleurs, et nous sommes rentrés ensemble.
- Vos parents avaient-ils des ennemis ?
- Absolument pas.
- Les vêtements que l'on a trouvés dans l'appartement, tachés de sang, vous appartiennent ? Un pull-over et des chaussons.
- C'est exact.
- Comment expliquez-vous leur présence, et les taches de sang ?
- Je suppose que l'assassin les a jetés volontairement sur le corps de mes parents, ou bien qu'il s'en est servi pour tuer de façon à faire croire que c'était moi.
- La hache, la matraque et le couteau, vous les reconnaissez ?
- Ils appartenaient à mon père.
- Nous avons retrouvé des chaussettes roulées en boule sous un meuble, et tachées de sang, les reconnaissez-vous ?
- Elles sont à moi, c'est vrai.
- Donc, l'assassin portait votre pull-over, vos chaussons et vos chaussettes ?
- C'est possible. Je me suis changé avant de partir.
- Vous n'avez pas changé de pantalon ?
- Si. C'est un pantalon de velours noir que je porte toujours à la maison.
- Celui-ci ?
- Celui-ci.
- Nous l 'avons retrouvé plié dans le placard de votre chambre. Il porte aussi des taches de sang.
- Je sais. Je suis tombé un jour, et je me suis blessé, il y a longtemps.
- Il n'y a pas d'accroc à ce pantalon.
- Il a été reprisé.
- Il n'y a pas de reprises non plus... C'est vous qui avez tué vos parents ?
- Non. Ce n'est pas moi.
- Pourquoi avez-vous refusé d'identifier les corps ?
- Je l'ai dit. Je voulais garder un bon souvenir du visage de mes parents.
- Comment saviez-vous que l'assassin les avait défigurés ? Comment saviez-vous qu'il s'était acharné sur leurs visages à coups de matraque et de hache ? Personne ne vous l'adit hier soir quand vous êtes rentré !
- Je m'en doutais.
- Acceptez-vous de les revoir maintenant ?
- Non. Je ne veux pas. Je ne veux pas.
- C'est vous qui avez tué vos parents ?
- Oui, c'est moi.
- Pourquoi ?
- Je ne sais pas. J'étais en colère."
Voici maintenant comment Gérard explique sa colère. C'est ce qu'il maintiendra au cours du procès.
Le 4 mars 1953, jour du meurtre, Gérard déjeune avec ses parents comme d'habitude. Le repas se passe sans incident notoire.
A 14 heures tous les trois quittent la table ; le père pour faire la sieste, la mère pour faire la vaisselle. Gérard va aider sa mère dans la cuisine. C'est lui qui entame la conversation.
"Je vais voir les parents de Martine cet après-midi. Ils sont au courant de nos relations. J'ai l'intention de la demander en mariage.
- Tu devrais attendre un peu, tu es bien jeune encore pour te marier, et tes études ne sont pas terminées. Vous avez bien le temps d'y songer.
- Ca m 'est égal, je ne veux pas attendre.
- Mais tu n'as pas de situation ! Sois raisonnable. Ecoute au moins les conseils de tes parents.
- Je n'ai pas besoin de conseils, je ferai ce que je voudrai.
- Tu es mineur, et nous ne te laisserons pas gâcher tes études. Nous sommes tes parents, nous t'avons élevé, et nous avons encore quelques droits sur toi. Tu as encore besoin de conseils, quoi que tu en dises."
C'est tout.
Ecoutons maintenant Gérard se souvenir de ce qu'il a fait.
"Je suis parti dans ma chambre. j'étais en colère. Et là je ne sais pas ce qui s'est passé en moi. J'ai eu brusquement envie de tuer mes parents. Sans hésiter, je suis entré dans la chambre de mon père qui dormait. J'ai pris sa matraque et je suis retourné à la cuisine. Ma mère avait la tête penchée sur son journal. Je me suis approché d'elle par-derrière et je l'ai frappée. La matraque s'est brisée en deux. Alors j'ai pris la hache dans le coffre de bois, et j'ai frappé à tour de bras. A partir de là je ne sais plus exactement comment ça c'est passé. Je me suis retrouvé dans la chambre de mon père, j'ai encore frappé avec la hache, je suis retourné à la cuisine, j'ai pris un couteau, j'ai essayé de les égorger, j'ai jeté la hache. Je me suis lavé les mains, je me suis changé, rapidement, j'ai éparpillé mes vêtements sur le sol, sauf mon pantalon, que j'ai plié soigneusement dans l'armoire. Après ça j'ai pris le train pur aller voir ma fiancée et ses parents. Vous connaissez la suite."
L'enquête qui précède le procès n'apportera aucun élément nouveau, en dehors des aveux de Gérard. Sinon que c'était un fils unique, plutôt gâté, dont l'enfance s'était passée sans histoire ; pas d'instincts morbides, rien qui puisse alimenter un rapport de psychiatre.
Il est passionné de cinéma, et rêve de devenir acteur. Il dispose de pas mal d'argent de poche pour sa vie de jeune homme, il a même une garçonnière.
Quand il est tombé amoureux de sa fiancée et a voulu l'épouser, il s'est heurté au refus de ses parents. Un refus provisoire semble-t-il, essentiellement basé sur le fait qu'il n'avait pas terminé ses études. Les parents de la jeune fille l'avaient accueilli avec gentillesse, et l'on a appris au cours du procès qu'ils étaient favorables à ce mariage. Martine avait cependant refusé d'aller vivre avec Gérard dans sa garçonnière en attendant le mariage. Tout cela était fort convenable, fort bourgeois, et l'on aurait volontiers compris une fugue, ou une rupture entre Gérard et ses parents. Mais un tel massacre ?
Le système de défense du jeune meurtrier est extrêmement simple :
"J'ai été poussé au crime par une impulsion subite, mais je n'ai gardé aucun souvenir des faits eux-mêmes. Je n'ai pas de mobile."
Bien entendu ses deux avocats, dont Me Maurice Garçon, vont plaider la folie ; le seul moyen pour eux de sauver la tête de ce criminel de dix-neuf ans.
Une folie passagère bien entendu, car les cinq médecins psychiatres nommés par le Ministère public refusent catégoriquement de considérer Gérard Durand comme un malade mental. Bien au contraire. Pour eux, c'est un garçon intelligent, hautain, qui affecte une impassibilité et un sang-froid remarquables. Il ne regrette rien de ce qu'il a fait, n'en éprouve aucun remords, et n'en garde, prétend-il aucun souvenir.
Les jurés vont cependant suivre la thèse du moment de folie, la seule possible pour eux d'ailleurs. Et Gérard est donc condamné à la réclusion perpétuelle.
Impossible de guillotiner un homme qui n'a pas de mobile. Impossible de condamner à mort quelqu'un qui ne sait pas lui-même pourquoi il a tué. Impossible d'empêcher de vivre ce jeune homme bien élevé, bien habillé, beau, dont le regard pâle et hautain ne se détourne pas ; qui se tient droit dans son box et répond poliment à l'avocat général.
"J'ignore ce qui s'est passé. J'ai eu le sentiment d'être un spectateur, rien qu'un spectateur. Je souhaite que l'on ne me parle plus de ce crime, il ne m'intéresse pas. Je vis dans le présent. Je veux vivre."
Il vit sûrement quelque part au moment où paraissent ces Dossiers extraordinaires, il doit avoir la cinquantaine, il doit être libre, il l'est sûrement, car il a dû bien se conduire en prison. Peut-être même lit-il ces lignes.
Un jour peut-être, ceux qui ont découvert ce fameux centre de la violence dans le cerveau du singe ou du rat, ceux qui, à volonté, peuvent faire d'une souris pacifique, une souris agressive, et d'un matou enragé un minet apathique, un jour peut-être comprendront-ils ce qui se passe dans le cerveau humain. Et comment on peut tuer dans être un fou, ni un gangster.
Mais pourra-t-on jamais avoir pourquoi l'homme est le seul être au monde à tuer gratuitement ?


FIN Exclamation
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MessageSujet: Pierre Bellemare   Pierre Bellemare - Page 14 EmptyJeu 24 Jan - 0:26

LE CLAN DES YOUGOSLAVES

"Qu'est-ce qui vous fait penser qu'elle a pu se noyer ?" demandent les policiers.
A 7 heures du matin, le 7 février 1974, l'ouvrier yougoslave Stepan Lozer, petit homme brun, d'apparence assez chétive, mais au visage fin, régulier et aux cheveux longs, vient d'arriver à la police de Schwechat, une petite ville à cinquante-six kilomètres, au sud-est de Vienne. Il s'explique dans un langage plus ou moins compréhensible. Sa femme q quitté l'usine de la brasserie Dreher, où ils travaillent tous les deux, la veille au soir vers 10 heures et elle n'est pas rentrée. Il craint qu'elle ne se soit noyée.
Il est assis sur le rebord de sa chaise, penché en avant. Il fait manifestement un effort pour rester calme et s'exprimer clairement. Il a vingt-quatre ans, il est vêtu d'un blue-jean, d'un pull-over à col roulé et d'un blouson doublé de peau de mouton. Les policiers remarquent qu'il est très propre, qu'il paraît intelligent, mais que son regard est fuyant.
"Nous travaillons tous les deux, explique-t-il, comme ouvriers auxiliaires dans une brasserie, à dix minutes de chez nous à pied. Mais nous sommes dans des équipes différentes. En ce moment, ma femme travaille de jour et moi de nuit. Elle a quitté l'usine à 10 heures hier soir, peu après que j'y suis entré. Ce matin, quand je suis rentré à la maison vers 6 heures, la maison était fermée et Véra n'était pas dedans. En venant de l'usine, j'ai trouvé près de la rivière un sac en plastique avec des objets et un porte-monnaie qui appartient à Véra. Alors voilà, je crains qu'elle ne soit tombée à l'eau."
Les policiers, d'abord sceptiques, entreprennent de le questionner :
"Il y avait de l'argent dans ce porte-monnaie quand vous l'avez retrouvé ?
- Oui, un peu. A peu près la même somme que la veille.
- Vous avez cherché dans votre maison ?
- Evidemment... D'ailleurs, il n'y a qu'une seule pièce.
- Quel âge a votre femme ?
- Vingt-trois ans.
- Vous avez une photo ?
- Je n'en ai pas sur moi, mais sur ses papiers, à la maison, il y a sa photo d'identité.
- Rien d'autre qu'une photo d'identité ?
- Non.
- Vous êtes mariés depuis combien de temps ?
-Depuis trois ans."
Le policier demande machinalement :
"Comment se fait-il que vous n'ayez pas d'autres photos ?
- Parce qu'on me les vole", répond le jeune homme.
Les policiers regardent Stepan avec un peu plus d'attention.
"On vous les vole ? Mais qui ?
Le jeune Yougoslave hausse les épaules.
"Les hommes.
- Ah... Et pourquoi ?
- Parce que ma femme est très belle..."
Cette fois, le sergent tique sérieusement. Il faut voir ça de plus près.
"Allons-y, montrez-nous le chemin, on vous suit."

Le sergent et les deux policiers suivent le jeune Yougoslave sur un chemin carrossable, mais rendu malaisé par les cailloux et les flaques d'eau, et où ils trébuchent et pataugent dans le jour blafard. Ils longent la rivière sur environ quatre cents mètres jusqu'au logis de Stepan Lozer et de sa femme. Le cours d'eau, qui donne son nom à la ville est un affluent du Danube, le Schwechat. Durant les quatre cents mètres où il longe le chemin, il accomplit deux ou trois boucles. Il a quatre mètres de largeur, sa profondeur oscille entre quarante et soixante-dix centimètres et le courant y est d'environ soixante centimètres par seconde. On doit ces détails au Dr Heinrich Tegel, Oberpolizeirat de Vienne, qui a rédigé son rapport avec une méticulosité toute germanique.
Le chemin n'est pas éclairé la nuit. Il n'est d'ailleurs fréquenté que par la quinzaine d'ouvriers Yougoslaves qui habitent les maisons bordant l'une des rives, à portée de voix les unes des autres. Dans la clarté de l'aube on distingue les champs en friche sur la rive opposée. Un endroit lugubre, pour travailleurs immigrés. Lozer s'arrête brusquement et montre du doigt des plantes aquatiques ; c'est là, accroché dans ces plantes, qu'il a trouvé le sac en plastique. Un peu plus loin, le sergent, qui marche en avant, étale les bras en travers du chemin pour arrêter les autres. A ses pieds, une flaque dans laquelle on distingue des reflets rosâtres. Le sergent échange un regard avec les autres policiers et regarde le jeune Yougoslave, qui pâlit mais ne dit rien. Ce sont des gouttes de sang diluées par la pluie. Et l'on distingue à proximité une traînée dans le sol boueux, comme si l'on avait tiré un corps.
Un peu plus loin encore, les policiers mettent la main sur une chaussure de femme, puis sur l'autre. "Ce sont les chaussures de Véra", dit le jeune homme, cette fois blême.
Enfin, des empreintes e bottes en caoutchouc, assez nettes et profondes pour qu'on puisse en faire un moulage.
Le sergent, convaincu cette fois qu'un meurtre a été commis, fait venir un chien policier pour tenter de reconstituer le chemin du meurtrier et retrouver le corps de la victime. La trace des bottes en caoutchouc tourne court. Par contre, vers midi, huit cents mètres plus bas, on trouve le cadavre de Véra, près d'un pont. Il est resté sur le ventre, dans l'eau basse. Sans chaussures, il porte tous ses vêtements et sous-vêtements. On saura plus tard qu'il n'y a pas eu viol. Le front porte une grande plaie et l'os frontal est brisé, ainsi qu'un os de la face. Véra a été violemment frappée avec un objet très dur. Elle a dû lever le bras gauche dans un geste de défense, car celui-ci est brisé en plusieurs endroits, comme la main gauche d'ailleurs.
Pendant l'examen superficiel du cadavre, le malheureux Stepan s'effondre. Il entoure la civière de ses bras. Et, quand la porte de l'ambulance se referme, il s'évanouit.
Il a suffi de quelques mots échangés auparavant entre le sergent et le jeune Stepan pour que les soupçons se tournent vers la petite communauté de Yougoslaves qui vit dans les maisons au bord de la rivière. Stepan et Véra n'avaient de relations qu'avec une douzaine de couples : des compatriotes qui vivent là en vase clos, ne se mêlant pas à la population autrichienne, un peu dans un ghetto. D'ailleurs, beaucoup d'entre eux parlent l'allemand encore plus mal que Stepan. Pendant que celui-ci est hospitalisé pour une dépression nerveuse, le sergent doit faire appel à un interprète pour enquêter auprès des autres.
Stepan lui a montré la photo d'identité de Véra. Même l'horrible Photomaton ne peut masquer l'extraordinaire beauté de la victime. Le sergent va d'abord de maison en maison et l'évidence s'impose. Il compare mentalement le physique de chaque nouvelle femme qui lui ouvre avec la beauté de la jeune victime. Pour ces femmes sans grâce, Véra devait constituer un redoutable problème. D'ailleurs, il voit le front de l'une se plisser à l'évocation de la jeune femme. L'énorme poitrine d'une autre se soulever pour un soupir de soulagement en apprenant sa mort, et sent la haine que ces femmes primitives ne peuvent masquer.
Quant aux maris, ils ont beau prendre un air détaché, ou surpris, comme s'ils n'avaient jamais fait attention aux charmes de la jeune femme, ils ne font que renforcer l 'impression du policier. Certains, plus hypocrites, prétendent même : "Je n'aimais pas son genre", ou bien : "La beauté des femmes ne m'atteint pas", ou encore : "Elle aurait pu être ma fille !"

Le policier comprend que Véra plaisait à tous ces hommes.Même s'il n'y avait rien à lui reprocher, du moins à première vue, Véra a dû être cause de disputes dans ces ménages. Mais aucune langue ne se délie. Impossible de pénétrer plus avant dans ce petite groupe fermé. Comme il le confiera plus tard à un journaliste, le sergent a l'impression d'avoir affaire "à une coquille d'huître que le couteau a surpris trop tard : quand vous ouvrez une huître avec un couteau, si vous la saisissez alors qu'elle est encore entrouverte et que vous y introduisez la lame immédiatement, vous l'ouvrez sans effort... Si vous avez attendu qu'elle se referme complètement, il vous faut chercher avec la pointe l'endroit névralgique..." C'est ce que fait le sergent pendant plusieurs jours, mais en vain.
Sans doute s'en est-il fallu d'une demi-journée, peut-être même de deux ou trois heures. S'il avait commencé son enquête avant que tous ces couples, plus ou moins séparés par les vacations de l'usine, aient eu le temps de se retrouver, il aurait connu la vérité. Maintenant, il ne rencontre plus qu'un silence manifestement concerté.
La jalousie des femmes est évidente. Mais il ne découvre, dans les agissements de la jeune victime rien qui ait pu fournir un motif réel pouvant servir de pointe de départ à une piste.
Quant aux hommes, aucun d'eux ne paraît avoir dépassé le stade du désir.
Personne ne peut être complètement écarté. Personne non plus, ne peut être suspecté. D'ailleurs, ils se fournissent tous mutuellement des alibis.
Telle femme affirme que son mari a passé la nuit avec elle de 10 heures du soir à 7 heures du matin, tel couple affirme avoir passé la soirée avec tel autre, deux hommes affirment avoir joué aux échecs. Les positions restent inébranlables, les alibis se perfectionnent, s'ornent de multiples détails. L'enquête piétine, Stepan se déclare incapable de fournir aucune indication.
L'idée qu'après tout le criminel peut se trouver en dehors du clan des Yougoslaves finit même par effleurer le sergent. Mais cela ne résiste pas à l'examen. Puisque le meurtre n'a pour motif ni le vol ni le viol, reste la jalousie ou la vengeance. Et comme Véra et son mari ne fréquentaient que le clan des Yougoslaves, c'est là qu'il faut chercher.
C'est alors que le Dr Heinrich Tegel, chef de la police de Vienne, décide de percer le mur de silence. Dans ce genre d'affaire, quand les hommes se taisent il faut faire parler les choses et les objets. Puisque le cadavre porte de terribles blessures au crâne, il a dû saigner abondamment. Comme le meurtrier l'a transporté le long du ruisseau, il a dû se tacher de sang. Le chef de la police fait donc examiner les vêtements des hommes du clan.
On ne trouve qu'une tache de sang, grosse comme une tête d'épingle, sur le pull-over d'un certain Djurie. Encore cette minuscule tache est-elle desséchée, impropre à toute analyse. Difficile de tirer une conclusion quelconque d'un détail aussi minuscule. N'importe qui peut avoir une telle tache sur ses vêtements.
Evidemment, le chef de la police ne néglige pas de soupçonner le jeune Stepan, qui pourrait tout aussi bien avoir tué sa femme dans une crise de jalousie. Sa dépression nerveuse ne prouve pas son innocence. Il parvient à le faire interroger dans la clinique où il a été admis.
"Pourriez-vous me donner votre emploi du temps entre 6 heures, le moment où vous êtes arrivé à votre maison, et 7 h 15, heure à laquelle vous êtes venu alerter la police ?
- Lorsque j'ai trouvé la porte close, je suis retourné à l'usine, pendant que ma femme y était revenue, ou qu'elle aurait laissé un message pour moi.
- Et après ?
- Comme elle n'y était pas, je suis allé chez une amie de Véra, qui n'était pas chez elle non plus.
- Quand avez-vous donc trouvé le sac en plastique ?
- C'est en retournant chez moi.
- Comment se fait-il que vous n'ayez trouvé ni les chaussures, ni les traces de sang, ni les traînées sur le sol ? Parce que, si je comprends bien, vous êtes passé quatre fois au même endroit.
- Il faisait très sombre... le jour n'était pas encore levé."
non seulement le chef de la police n'est pas convaincu, mais il l'est encore moins lorsqu'il apprend que l'amie de Véra, chez laquelle le Yougoslave prétend s'être rendu, était bien chez elle à cette heure-là.
Explication du jeune Stepan :
"Je n'ai pas vu de lumière à sa fenêtre. Si ma femme avait passé la nuit chez elle, elle aurait déjà été levée pour venir m'accueillir à la maison, comme elle le faisait tous les jours. Alors je n'ai pas frappé à la porte, pensant qu'il n'y avait personne."
Mais dans ces conditions, pensent les policiers, Stepan aurait pu quitter l'usine pendant dix à vingt minutes sans qu'on s'en aperçoive, accomplir son crime et revenir. Certes, on imagine mal que le jeune homme, assez chétif, ait pu traîner ou porter un cadavre de femme sur ce chemin.Mais la colère pourrait avoir décuplé ses forces.
On en est là des suppositions, lorsque les policiers trouvent dans le lit du ruisseau un câble en acier, une barre de fer et une hache, trois objets qui auraient pu servir d'arme au criminel. Hélas, l'eau courant a effacé toutes traces de sang.
Une armée de policiers visite tous les commerçants, cinémas, restaurants et cafés fréquentés par le clan des Yougoslaves. On montre des photos de la victime à tous ceux qui, de près ou de loin, auraient pu la connaître. Le chiffre des personnes ainsi interrogées est précis : 240. Deux cent quarante interrogatoires qui ne donnent aucun résultat. On publie dans la presse locale, puis dans la presse nationale, et dans le journal imprimé en yougoslave, des articles et des photos. Rien. Le silence.
Et c'est finalement une infirmière d'hôpital qui va fournir à la police un petit début de piste. Elle vient déclarer qu'il y a environ trois mois un dénommé Djurie a été hospitalisé pour avoir eu un bras démis au cours d'une lutte qui l'avait opposé à l'un de ses compatriotes. C'est tout ce qu'elle sait. Mais le chef de la police de Vienne le renseignement est providentiel. C'est sur le pull-over de ce Djurie qu'on a trouvé une goutte de sang.
L'homme interrogé, ne nie pas s'être battu avec un de ses compatriotes. Mais il refuse de dire lequel. "Pourquoi, pense le chef de la police, sinon parce que le nom de son adversaire pourrait mettre les policiers sur la voie ? Et avec qui se battre, sinon avec le mari de Véra ? Essayons."
Stepan, interrogé, finit par admettre qu'il y a trois mois, en effet, ayant appris par sa femme que Djurie lui avait fait des "propositions malhonnêtes", il en a demandé raison à celui-ci. Une bagarre s'en est suivie, au cours de laquelle le jeune homme chétif, four de colère, a bel et bien réussi à déboîter le bras de son adversaire, deux fois plus fort que lui. Depuis, les deux ménages étaient brouillés. Cela donne à la police deux coupables possibles : Djurie, qui pourrait avoir tué Véra par dépit et vengeance, et Stepan, qui pourrait avoir tué sa femme par jalousie. Au cas où (bien qu'il prétende le contraire) elle aurait cédé aux "propositions malhonnêtes".
Mais Djurie prétend que depuis trois mois, cette rixe est devenue une "vieille affaire" qu'il s'efforce d'oublier. Et sa femme lui fournit un alibi formel : ce jour-là, elle a travaillé dans la même équipe que Véra, elle a quitté l'usine en même temps qu'elle, et, en rentrant chez elle après 22 heures, elle a trouvé son mari au lit où il est resté jusqu'à 7 heures du matin. Elle n'en démord pas.
De son côté, Stepan refuse d'admettre une quelconque inconduite de sa femme qui ait pu entraîner chez lui la jalousie.
Le plus irritant pour le chef de la police, c'est qu'il est convaincu que tout le monde ou presque, dans le clan yougoslave, sait qui est le coupable. Pas un instant, ces fens qui se fréquentent journellement, dont certains sont originaires du même village, ne peuvent ignorer une vérité aussi grave : l'assassinat d'un des leurs, par l'un des leurs. Mais ils se taisent : parce qu'ils craignent une vengeance, par respect d'une solidarité mal comprise, parce qu'ils ont le sentiment que, pour faire une vraie justice, il faut éviter l'intervention d'un police étrangère. Les comptes se règlent entre compatriotes.
Finalement, le chef de la police comprend que cette solidarité ne sera brisée que lorsque le criminel sera définitivement découvert et sa culpabilité clairement démontrée. Alors, il a une idée. Il demande à un policier yougoslave d'enquêter officieusement dans la famille de Véra, dans son village du fin fond de la Serbie. Un village qui s'appelle Zupania. Un autre monde.
C'est une idée lumineuse car, quelques semaines plus tard, le policier fait parvenir le télégramme suivant :

VERA S'EST RENDUE A NOËL, 1973 AVEC SON MARI DANS SA FAMILLE. ELLE A CONFIE, SOUS LE SCEAU DU SECRET, A SA SOEUR AÎNEE QU'UN OUVRIER YOUGOSLAVE, QUI TRAVAILLE DANS LA MÊME USINE ET HABITE A PROXIMITE, A TENTE DE "L'ABORDER SEXUELLEMENT", QU'ELLE L'A RAPPORTE A SON MARI, QUE LES DEUX HOMMES SE SONT BATTUS ET QUE L'OUVRIER EN QUESTION A ETE BLESSE. ELLE A EGALEMENT CONFIE A SA SOEUR QUE, DEPUIS, ELLE CRAIGNAIT TERRIBLEMENT CET HOMME AU POINT D'AVOIR PEUR QU'IL ATTENTE A SA VIE. ELLE NE VOULAIT PAS QUE SON MARI SACHE QU'ELLE VIVAIT DANS CETTE CRAINTE, MAIS PAR MOMENT, ELLE SONGEAIT AU SUICIDE ET, AVAIT- ELLE DECLARE : "SI JE MEURS, TOUT LE VILLAGE DOIT SAVOIR POURQUOI."

Dès la réception de ce télégramme, Djurie est mis en état d'arrestation. Mais, et c'est là que de dossier reste extraordinaire, le clan des Yougoslaves n'en demeure pas moins silencieux.
La loi du silence est telle, que des personnes originaires du même village que Djurie prétendent ne pas le connaître. D'autres, qui ont joué presque tous les jours aux échecs avec lui, disent ne l'avoir jamais vu. Bien mieux : Stepan lui-même, dès le premier jour, a sûrement considéré Djurie comme l'assassin de sa femme. Et il n' a rien dit à la police ! Quant à la femme de Djurie elle maintient toujours aussi formellement son alibi, de sorte que la police est impuissante.
Heureusement, il existe à Schwechat de petites écluses qui permettent de régulariser la profondeur de l'eau. Ces écluses se trouvant à cent mètres en amont et en aval de l'endroit où a été retrouvé le sac. La police parvient à abaisser le niveau de l'eau de vingt-cinq centimètres, et l'on sort finalement de la rivière une paire de bottes en caoutchouc correspondant au moulage relevé sur le chemin. Alors, le chef de la police use d'un stratagème. Il prétend à la femme de Djurie que l'analyse de la sueur que contiennent les bottes prouve qu'elles appartenaient à son mari. Mais la femme n'en croit pas un mot et maintient son témoignage...
Reste l'usure, le travail de sape. Les policiers se relaient chez elle, empêchant qu'elle ait le moindre contacte avec ses compatriotes et l'interrogeant sans cesse. Ils lui jouent une comédie destinée à lui faire croire, petite à petit, que ses compatriotes se solidarisent, puis condamnent son silence et, enfin, que ses compatriotes avouent qu'ils ont toujours soupçonné Djurie.
C'est bien entendu, complètement faux. On saura plus tard qu'ils ont toujours su, comme Stepan, que Djurie était l'assassin. Et, ils garderont le silence jusqu'au bout. Mais la femme de Djurie, peu à peu dupe de la comédie des policiers, se croit abandonnée par le clan. Elle avoue la vérité par paliers. D'abord, elle reconnaît être rentrée à la maison avant son mari. Celui-ci ne serai venu que lorsqu'elle dormait déjà. Puis, pressé de questions, elle avoue qu'elle ne dormait pas encore. Son mari est rentré avec des habits trempés, il s'est complètement changé et a emporté ses effets mouillés. C'était de vieux vêtements usagés, dont ses collègues n'avaient plus le souvenir. Finalement, elle avoue. Son mari lui a confié qu'il avait tué Véra. Elle devait répondre, si on l'interrogeait, qu'il dormait lorsqu'elle était rentrée et qu'il n'était pas ressorti de la nuit.
Même Djurie, lorsqu'il apprend que sa femme a avoué, ne révèle la vérité que bribe par bribe. Il faut retrouver ses vêtements dans un vieux puits, et prouver qu'ils sont tachés du sang de Véra pour qu'il accepte d'avouer qu'il l'a tuée dans un moment de colère. Il a été frappé par elle, prétend-t-il, alors qu'ils se croisaient sur le chemin. Il faut prouver qu'elle ne s'est pas approchée de lui et qu'elle a tenté de fuir pour qu'il admette que c'est lui qui l'a agressée. Il faut prouver qu'il avait une barre de fer à la main pour qu'il reconnaisse la préméditation, etc. Enfin, il faut l'autopsie pour prouver qu'il s'est acharné sur elle et l'a finalement noyée.
Le 7 mars 1975, la Cour d'assises condamne Djurie à dix-huit ans de travaux forcés. Et le clan des Yougoslaves s'est refermé.


FIN Exclamation

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MARCO

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MessageSujet: Re: Pierre Bellemare   Pierre Bellemare - Page 14 EmptyLun 4 Fév - 16:40

Je n'avais pas vu qu'il y avait du neuf ! 
je m'y colle Merci! 
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JEAN

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MessageSujet: Re: Pierre Bellemare   Pierre Bellemare - Page 14 EmptyLun 4 Fév - 20:34

study
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epistophélès

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MessageSujet: Pierre Bellemare   Pierre Bellemare - Page 14 EmptyLun 4 Fév - 21:34

LE MONDE EST BIZARRE

Une route nationale, au mois d'août 1956, qui traverse le Puy-de-Dôme. C'est la nuit. Une bonne nuit d'été un peu chaude, calme et remplie d'étoiles avec une bonne lune bien tranquille, bien pleine, qui surveille son petit monde.
Un homme marche sur le bas-côté de la route, les bras ballants, les mains vides, une très vieille casquette enfoncée sur le crâne, aussi défraîchie que le reste de ses vêtements. Il est seul. Tout seul sur la route, où passent, de loin en loin, quelques voitures pressées, dans un éclair de phares. L'homme marche lentement, et se dirige vers le carrefour d'une petite route, à peine visible, marqué seulement d'un panneau indicateur. A cet endroit, l'ombre est totale. Les grands arbres cachent la lune. Pas une maison, pas une lumière à moins d'un kilomètre. L'homme s’asseoit dans le fossé, et ne bouge plus. Invisible, il regarde la route à hauteur de son nez. Il attend.
A quelques kilomètres, un autre homme au volant de sa voiture se dirige vers le même carrefour. Il roule vite, la route est déserte et les deux phares l'éclairent bien régulièrement. Dans quelques minutes il sera rentré chez lui, si tout va bien. Et il n'y a aucune raison pour que quelque chose aille mal.
Cet homme conduit normalement.
Dans le fossé, l'homme accroupi aperçoit bientôt le rayon des phares à deux cents mètres du carrefour. Il se redresse légèrement. Cent mètres. L'homme rampe sur le bas-côtés, les mains sur le macadam.
Cinquante mètres, il est presque debout. A vingt mètres de la voiture, à surgit brusquement dans les phares. Il court, face au véhicule, tête baissée, coude au corps, à la rencontre de la mort.
Le coup de frein ne sert à rien, il est trop tard. Le conducteur, affolé, cramponné au volant, à l'impression de vivre un cauchemar d'une lenteur insupportable : les chocs successifs du passage des roues de la voiture, ce cri, puis le silence, qui revient avec cette évidence : sur la route, derrière la voiture, un corps disloqué qui ne bouge plus. Lorsque les gendarmes arrivent sur place, il tremble encore :
"Il s'est jeté sous la voiture, en courant, il l'a fait exprès ! Il courait sur la route, face à moi, comme un fou. J'ai vu son visage, un quart de seconde dans les phares, on aurait dit qu'il hurlait ! Mais je n'entendais rien ! Et puis il a disparu sous les routes. Je n'ai rien pu faire, j'ai freiné, mais la voiture est passée sur lui."
Très vite, on trouve l'identité du mort : Paul G. ..., commis agricole, sans domicile fixe, condamnation pour vol de bicyclette, deux mois de prison ferme. On ne se suicide pas pour un vol de bicyclette. Par contre, si on a fait deux mois de prison ferme pour un délit aussi mineur, c'est qu'il y a eu quelques chose avant.


P'tite pause
Exclamation Wink
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MessageSujet: Pierre Bellemare   Pierre Bellemare - Page 14 EmptyLun 4 Fév - 23:35

En fait, la silhouette disloquée de cet homme sur une route nationale, c'est la fin d'une pauvre histoire, la clôture d'un dossier que les chroniqueurs judiciaires, sept ans plus tôt, avaient jugé tragi-comique. Au vrai, plus comique que tragique. Personne n'avait imaginé à l'époque que Paul, ce pauvre garçon laid, rustre et pour tout dire sans intérêt, serait le héros mort d'une histoire d'amour aussi aberrante.
Reprenons les faits, sept ans plus tôt.
Paul est ouvrier agricole. Il a cinquante ans. Au hasard des chemins, il se présente un jour dans une ferme auvergnate, où l'on accepte ses offres de service. La ferme est une grande bâtisse, quelque peu délabrée, isolée dans une petite vallée du Puy-de-Dôme. Il y a là deux cochons, trois ou quatre lapins, une douzaine de poules, et quelques arpents de vigne.
La patronne, c'est la "Belle Anaïs". Entendons-nous : Anaïs approche des soixante-dix ans ! Si on l'appelle la "Belle Anaïs", ce n'est certes pas à cause de son physique. Disons que c'est à cause de son tempérament. Anaïs a de l'âge, de l'embonpoint, un large visage rougeaud creusé par les rides, mais de la santé. A soixante-dix ans, elle est encore capable de soulever toute seule une charrette de foin, de couper de bois, et de porter à bout de bras un tonneau de trente livres ! Pourquoi ne serait-elle pas capable du reste ? Seulement Anaïs a un problème : si elle n'a besoin de personne pour soulever le foin, couper le bois et charrier des tonneaux, ce qui représente en quelque sorte sa vie professionnelle, pour "le reste", par contre, elle a besoin de quelqu'un... dont la santé soit égale à la sienne, et dont l'appétit ne soit pas rebuté.
Il se trouve qu'Anaïs n'est pas seule à la ferme. Elle est mariée, depuis fort longtemps, si longtemps que les noces d'or ne sont pas loin. Le mari c'est Etienne, même âge que sa femme à peu de chose près. Depuis quarante-cinq ans qu'ils vivent ensemble, Etienne a bien baissé. Au début on aurait pu penser qu'il amènerait la ferme et sa femme avec la même vigueur. A vingt ans, Etienne était aussi peu séduisant qu'Anaïs, mais ils s'aimaient, et travaillaient dur tous les deux. A trente ans, ils n'étaient guère plus beaux et travaillaient toujours dur. Puis, au fur et à mesure des années, chacun a pris son petit chemin sans se préoccuper de l'autre. Et la verdeur d'Etienne a diminué en proportion inverse des appétits de sa redoutable matrone. Anaïs a eu quelques aventures. Etienne s'est consolé avec quelques verres.
En 1950, l'année ou Paul, ouvrier agricole en chômage, se présente à la ferme, la situation est claire : Anaïs conserve une santé à toute épreuve. Etienne n'est plus que l'ombre de lui-même. Si on en croit le médecin du village, il n'en a plus pour longtemps. De petits verres en petits verres, la cirrhose s'est installée, le coeur est gravement atteint, une hémiplégie le condamne au fauteuil la plupart du temps. Etienne est parfaitement conscient de son état. Il accepte d'avaler les gouttes de digitaline, ne renonce pas pour autant au réconfort de l'alcool dans les moments graves, et fait son testament. A ce stade, l'arrivée d'un ouvrier agricole est vivement souhaitée. L'engagement de Paul se fait en quelques mots.
"Tu fais la vigne ?
- Oui.
- C'est d'accord. Anaïs te montrera."
C'est tout. On ne cherche pas à savoir d'où vient Paul. Ce que l'on apprendrait sur lui, d'ailleurs, ne changerait sûrement rien.
Paul a été garde républicain. Pas longtemps. Disons qu'une certaine faiblesse d'esprit l'empêchait d'assurer l'ordre. Disons aussi que le bureau du chômage qui l'a reçu à plusieurs reprises n'avait pas d'idée précise sur la réinsertion des gardes républicains faibles d'esprit. Disons finalement que Paul s'est débrouillé comme il a pu, c'est-à-dire qu'il a fréquenté quelques temps les chômeurs professionnels dans les bistrots de la ville, s'est rendu compte qui'l avait de plus en plus faim et a décidé que la campagne était plus accueillante. La preuve : à la ferme, Anaïs fait la soupe, fait les lits, paye régulièrement la semaine, et ne demande qu'une chose. Une seule chose toute simple, qu'un gaillard robuste de cinquante ans d'une grande simplicité d'esprit, assimile sans efforts aux travaux agricoles... la vie rurale a des obligations. Qu'Anaïs ait soixante-dix ans et un physique redoutable, ce n'est pas gênant pour cet homme limité, pauvre et laid, qui n'a jamais dû approcher que de modestes prostituées.
Bien sûr, il y a le mari, mais qui gêne-t-il ? Personne. Il n'est pas jaloux, et il se moque complètement du tempérament de sa femme. Ca ne le concerne plus depuis longtemps.
Une situation, en somme, qui pourrait durer, puisqu'elle assure l'équilibre et la paix du trio : le mari dans son fauteuil, le verre à la main, Paul dans les vignes, Anaïs à ses fourneaux, et, de temps en temps, Paul et Anaïs dans la grange.
Et cela va mal tourner.
Pour commencer, Paul dit qu'il est amoureux d'Anaïs. Il dit ensuite qu'il est jaloux. Anaïs quant à elle, ne supporte plus son mari. Il est devenu inutile, voire encombrant. Le seul qui ne pense rien, c'est Etienne : Il ne faut pas lui demander de penser dans l'état où il est.
On devine l'affreux projet qui germe dans l'esprit d'Anaïs : supprimer le mari. Mais si Anaïs médite un petit crime parfait, elle ne s'attend sûrement pas à ce qui va suivre.
Un matin du mois d'août, le vieux mari ne sent pas bien. Al a mal dormi. Une douleur angoissante lui serre la poitrine. Il fait chaud. Dans ce cas, le seul remède est la digitaline, qu'Anaïs lui prépare tous les matins dans un verre, sur la table de la cuisine.
Le verre est là, comme tous les jours. Et comme tous les jours, Etienne, pour le faire passer, y adjoint un remède de sa pharmacie personnelle, "le rince-cochon". Un mélange rafraîchissant de limonade et de vin blanc. Tout le monde ne supporte pas ça au petite déjeuner, à 6 heures du matin. Pour Etienne c'est une habitude... comme aussi, dans ses moments de faiblesse, de compléter ce traitement de choc par un autre. Péniblement il descend l'escalier de la cave, s'installe sur un petit tabouret dans la fraîcheur des tonneaux, et se sert largement d'une eau-de-vie réconfortante. Il est à peu près 6 heures du matin.
A 6 h 30 il est mort. Cela n'étonne personne. Depuis des mois, il se disait dans les fermes : "Etienne, il est pas raisonnable, il en a plus pour longtemps." Aussi enterre-t-on Etienne sans autre oraison funèbre. Et, avec une belle simplicité, Anaïs offre la place du maître à son amant méritant.
Maître de ferme ! Paul devrait être heureux. Mais ce n'est pas si simple de l'être. Devenu responsable, Paul a des soucis de patron... Il s'occupe moins de la "Belle Anaïs", qui rencontre de ci-de-là un fermier complaisant.
Un an passe. Un beau jour, Paul s'en va. C'est un perdant, qui n'a jamais su se battre et que les difficultés paralysent. Le remords aussi. Car, après six mois de silence, il se présente à la gendarmerie du village.
"Anaïs a empoisonné Etienne, son mari. Le matin de sa mort, elle a pris le flacon de digitaline. D'habitude elle en mettait dix gouttes. Je l'ai vue ne mettre la moitié dans la limonade, et l'autre moitié dans le vin.
- Pourquoi n'as-tu rien dit avant ?
- Parce qu'elle m'aimait, elle a fait ça pour moi, pour me garder avec elle. Et moi, j'ai du remords."
Si le gendarme de servie a du mal à croire à cette tragique histoire d'amour, sa conscience professionnelle lui commande cependant de vérifier les faits.
Et l'on découvre qu'Anaïs a bel et bien acheté, sans ordonnance, un flacon de digitaline supplémentaire. Le registre de la pharmacie en fait foi, et le médecin du village s'en étonne. Chaque ordonnance qu'il délivrait ne prescrivait qu'un seul flacon, lequel devait durer dix mois. Anaïs en a acheté deux en trois mois !
"Pourquoi ça, madame Anaïs ? demande le gendarme.
- Ca lui faisait du bien, cette drogue. J'ai continué à lui en donner. J'avais pas à payer une visite du docteur à chaque fois, c'était pas la peine.
- Paul dit que vous avez empoisonné votre mari.
- Il ment, j'ai empoisonné personne."
Mais l'amant bourré de remords maintient son accusation et la "Belle Anaïs" est inculpée de tentative d'empoisonnement.
Le procès qui va suivre est assez unique dans les annales criminelles. En effet, pour une fois, les experts et le médecin légiste sont tous d'accord. Si Etienne a absorbé une forte dose de digitaline, il n'en est pas mort. Il aurait dû pourtant ! Mais l'explication est simple : Il faut six heures à la digitaline pour tuer un homme. Or Etienne est mort en un quart d'heure. Donc il est mort avant que le poison ne fasse de l'effet, selon toute vraisemblance d'une congestion cérébrale, donc, si on a voulu l'empoisonner
, on a raté complètement son affaire : donc Anaïs est innocente.
Pas si vite ! Anaïs a bel et bien exagéré les doses, elle reconnaît elle-même qu'elle en donnait tous les jours à son époux, alors que le médecin n'en avait ordonné que cinq jours par mois. Elle en mettait partout, dans le café du matin, dans son vin, dans sa soupe,, dans l'eau-de-vis. "Ca lui faisait du bien ! De toute façon il était près de mourir, le docteur l'avait dit." Anaïs ne veut pas reconnaître qu'elle voulait tuer son mari. La seule chose qu'elle veut bien reconnaître c'est qu'elle lui a donné beaucoup de "drogue" pour son bien. Libre aux jurés de penser ce qu'ils voudront. Libre à l'avocat général de s'énerver.
"Mais enfin, votre amant vous a vu verser le médicament, il reconnaît lui-même avoir enterré le flacon vide dans le jardin. Il s'accuse lui-même en vous accusant.
- C'est des menteries. J'ai acheté la drogue au grand jour, à la pharmacie, il avait pas besoin de cacher la bouteille.
- Mais vous souhaitiez la mort de votre mari ?
- Pas plus que tout le monde !
- Alors vous attendiez qu'il meure ?
- Comme tout le monde !"
Il apparaît évident qu'Anaïs ment avec aplomb, et se veut plus bête qu'elle n'est en réalité. Evident aussi que la matin de la mort de son mari, elle avait tout fait pour le tuer. Seulement voilà, le destin l'a devancée de quelques heures.
Et c'est là quel es chroniqueurs judiciaires parlent de tragi-comédie. Au banc des accusés, la "Belle Anaïs", soixante-dix ans, les poings sur les hanches, affronte ses accusateurs avec autant d'effronterie que de désinvolture.
"Son mari ! Etienne il est mort tout seul. Tout ça c'est des menteries !"
L'amant, lui s'accroche désespérément à une vérité qui ne cesse de lui échapper.
"Elle l'a tué pour moi, je vous dis ! Je l'ai vue verser la drogue, c'est ma faute. C'est ma faute !"
Par moments même, le dialogue s'engage directement de Paul à Anaïs, et les deux amants s'expliquent avec un romantisme douteux, en plein prétoire.
"J'avais pas besoin de tuer Etienne pour qu'on s'aime tranquillement !
- Madame Anaïs, c'est pas vrai ! Tu m'avais dit que ça irait plus vite !"
Car le malheureux Paul donne du "Madame' à sa patronne et tutoie sa maîtresse en même temps.
Bref, la situation se résume ainsi pour les jurés : Anaïs n'est pas une criminelle de fait, mais d'intention. A cinq heures près. Résultat, cinq ans de prison. On serait tenté de dire : une année de prison par heure de retard.
Quant à Paul, un an pour non-dénonciation de criminel.
Ce sera lui le perdant. Toujours lui.
Complice d'un crime pour rien, bourrelé de remords pour rien, accusateur pour rien, il n'a même pas la consolation d'expier autant que sa maîtresse. Il ne lui reste plus qu'à l'attendre humblement. Toujours amoureux, le pauvre garçon se précipite à la rencontre de sa belle, lorsqu'elle retrouve la liberté, en 1956.
Mais Anaïs ne veut plus de lui (étonnant Exclamation ... geek ). Il vole une bicyclette pour partir à l'aventure ( Rolling Eyes ). Un gendarme l'arrête, il retourne deux mois en prison, et c'est en sortant qu'il apprend avec certitude qu'il a définitivement perdu "l'amour" d'Anaïs. Un autre (sans doute moins stupide geek ) a pris sa place.
Alors il part tout seul sur la route, avec tout ça qui tourne dans sa pauvre tête. Peut-être prend-il vaguement conscience de l'énorme farce, de la comédie lamentable dans laquelle il joue l'éternel idiot.
Il a dû marcher toute la journée, les bras ballants, en s'éloignant de la ferme, tout droit sur la route, jusqu'à la nuit, jusqu'au carrefour, jusqu'à cette voiture anonyme qu'il a attaquée de face, en courant de toutes ses forces.

A la "Une" du journal qui relate le suicide de Paul, dans la même colonne, un article du professeur italien Giorgio Costanzo sur une tribu de l'Amazonie :
"Les Indiens Piaroa ne connaissent pas le crime. Il ne connaissent rien de ce qui fait les malheurs de notre civilisation. Non seulement ils ne tuent pas, mais ils ne se suicident jamais".
Le petit article s'intitule : "Connaissent-ils le bonheur ?"
Juste ne dessous on peut lire : "Repoussé par la femme qui avait tué pour lui, il se jette sous une voiture."
Le monde est bizarre.


FIN

Mouais, un pauv'e garçon, sans doute en manque d'amour maternel et une femme avec autant de pédagogie qu'un boulon
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MessageSujet: Pierre Bellemare   Pierre Bellemare - Page 14 EmptyMar 12 Fév - 21:38

LE "E 605"

Qu'est-ce que le "E 605" ? Le lecteur nourri de romans d'espionnage peut imaginer une réponse de ce genre : "le E 605" est une invention diabolique, mise au point par un chimiste allemand en 1939, perfectionnée sous le régime nazi, réalisée par les laboratoires Bayer, le trust allemand de la chimie, confisquée en 1945 par l'armée américaine...
Or, le "E 605", c'est exactement cela. Voici son dossier.
Christa Lemann, de la petite ville de Worms en Allemagne, à vingt-neuf ans ce matin du 27 septembre 1952, lorsque son mari la quitte quelques instants pour aller chez le coiffeur se faire raser : il n'arrive pas à le faire lui-même, car il est alcoolique et sa main tremble. A part cela, il est carreleur de son métier. Il a trente-neuf ans, donc dix ans de plus que Christa, et c'est un homme spontané. Il n'y a en lui ni calcul, ni fourberie. Très spontanément, il a à moitié assommé Christa le soir de ses noces. Il faut dire qu'elle lui reprochait d'avoir trop bu.
A vingt et un ans, elle l'a épousé pour avoir enfin une famille à elle. Trois enfants, coup sur coups, auraient dû la satisfaire sur ce point. Mais le mari a continué à boire... Aussi, ce matin du 27 septembre 1952, lorsqu'il la quitte pour aller chez le coiffeur, Christa rentre dans la cuisine, songeuse. Elle mijote une décision.
Les photographies de Christa la montrent ni brune ni blonde, ni petite ni grande, ni jolie ni laide. Elle serait banale si elle n'était, malgré ses malheurs, une jeune femme enjouée, optimiste, aimant la vie facile et les distractions. Elle est surtout, comme on va le voir, pragmatique, résolue, prompte dans ses décisions.
Elle rentre dans sa cuisine pour préparer le petit déjeuner de son mari. Comme beaucoup d'alcooliques, celui-ci éprouve le besoin de boire du lait en quantité... raisonnable. Le lait n'est-il pas le plus naturel, le plus sûr, le plus efficace des contre-poisons ? Sauf dans un cas précis : quand il y a du poison dedans.
Or, c'est justement l'intention de Christa Lemann : mettre du poison dans le verre de lait de son mari. Et son hésitation tient exclusivement au fait qu'elle ne sait pas exactement quelle quantité y verser. Pour le reste, elle a acheté un paquet de six ampoules de "E 605", produit antiparasites pour les plantes. Elle n'avait jamais entendu parler de ce produit. Sur l'emballage, elle a vu le mot "poison", accompagné d'un croquis de tête de mort qui lui a semblé une garantie d'efficacité. Elle a été rassurée par le mode d'emploi qui accompagnait le produit, assorti d'une mise en garde suffisamment explicite, pour qu'elle en déduise qu'une bonne moitié d'ampoule dans un verre de lait devrait suffire. D'ailleurs, si ça ne suffit pas, il ne sera pas difficile de recommencer. Le poison versé, elle remue le ait avec une petite cuillère qu'elle passe ensuite longuement sous le robinet. Puis elle arrose les fleurs de son balcon, ayant ajouté à l'eau une dose de "E 605", cette fois parcimonieuse ainsi que le recommande la notice.
Son mari revient, l'air légèrement bestial, il faut le dire, d'autant qu'il a les cheveux rasés sur les tempes et que le rasoir vient d'aviver sa couperose d'alcoolique. C'est alors que Christa prononce une phrase qui va devenir quasiment historique :
"Tiens, voilà ton truc."
Il y a de l'honnêteté. Elle ne peut plus dire que c'est seulement du lait. Elle ne peut pas dire que c'est du poison. Elle dit : "Tiens, voilà ton truc."
Cela fera l'enchantement des chroniqueurs judiciaires.


Pause Exclamation Comment ça "déjà Exclamation " J'm'arrête quand j'veux Exclamation Na
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MessageSujet: Pierre Bellemare   Pierre Bellemare - Page 14 EmptyMar 12 Fév - 23:09

Pour l'heure, le carreleur de Worms ne dit rien. Il boit son "truc". Il ne fait aucune observation, ne trouve aucun goût particulier à son lait. Christa, qui s'en est tenue à la dose raisonnable d'une demi-ampoule de crainte qu'il ne s'aperçoive de quelque chose, commence à regretter. Il fallait, pour une telle brute, une ampoule entière de "E 605"...
Lorsque l'homme a fini, il repose le verre sur la table de la cuisine, reprend son blouson et s'en va, gaillard, où le carrelage l'appelle.
"Raté", pense Christa en rinçant soigneusement le verre vide, tandis qu'elle voit par la fenêtre son mari s'éloigner de la maison. M. Schroder, l'homme qui a inventé le "E 605", pourrait expliquer à Christa que ce n'est pas du cyanure, et qu'il y a lieu de patienter.
Vingt minutes plus tard, d'ailleurs, Christa éprouve enfin la satisfaction de voir son mari réapparaître, titubant, grimaçant, se plaignant de fortes douleurs et de vertiges. "Ca marche", pense-t-elle. Le carreleur s'étend sur son lit, gémit très fort, réclame un docteur et perd connaissance.
A partir de ce moment-là, tout se déroule très vite. Christa va chercher le Dr Bayer. Ce n'est qu'une coïncidence, s'il porte le nom de l'usine qui fabrique le "E 605". Et cette particularité ne doit pas le rendre particulièrement méfiant : il soigne habituellement Lemann pour une maladie d'estomac. De toute façon, pour l'heure, il est absent. Christa retourne chez elle pour chercher son vélo et demande à une voisine de rester auprès de son mari, toujours évanoui.
Elle pédale jusque chez son beau-frère, qui tient un magasin à quelques kilomètres de là. Elle lui explique que son mari souffre beaucoup et qu'il est "tout bleu". On va chercher le Dr Watrin, qui arrive juste à temps pour constater la mort du carreleur. Il se fait décrire ses douleurs. Quand il entend Christa lui parler des abcès gastriques dont son mari souffrait, il fait une déclaration de décès "causé par éclatement d'abcès et écoulement dans le ventre". Un peu plus tard, devant Christa éplorée, qui gémit : "Que vais-je devenir, seule avec mes enfants", son voisin le Dr Bayer confirme paisiblement le diagnostic. Il pense que les ulcérations d'estomac de l'alcoolique ont fini, malgré ses soins, par l'emporter.
Christa vêtue de noir, est une veuve très digne pendant trois mois. Puis, avec sa camarade Anna Amann, elle commence à fréquenter les lieux de plaisirs de la ville et connait plusieurs hommes.
Toutefois, elle garde dans son armoire à vêtements les cinq ampoules de "E 605" qui lui restent. "On ne sait jamais !" commentera plus tard le procureur.
Il est des femmes à qui le noir va bien. C'est sans doute le cas de Christa, car l'agent de police Strup ne rate pas une occasion, lorsqu'il passe devant la maison, de la lorgner par la fenêtre, de lui faire un petit signe ou de lui adresser la parole. Son uniforme n'inquiète pas Christa. Strup est un ami. Il lui fait la cour. Il n'est pas le seul. Christa a eu plusieurs amants et, de ce fait, quelques soucis : elle est enceinte. Une personne de sa connaissance, à qui elle vient de demander de la faire avorter, lui a refusé.
Ce jour-là, l'agent de police Strup, passant devant la maison de la veuve, s'arrête et frappe aux carreaux. "Pourrais-je vous voir ?" demande-t-il. Quelques instants plus tard, installé dans le salon, Strup, après un échange de banalités, se décide à faire à Christa la confidence qui, pense-t-il, va lui attirer ses bonnes grâces.
"Christa, j'ai quelque chose à vous dire... Mais c'est confidentiel... Il faut me promettre de n'en parler à personne.
- C'est promis.
- Il s'agit de Valentin", dit l'agent de police Strup à voix basse, en regardant le plafond.
Valentin habite au-dessus. C'est le frère du carreleur victime du "E 605", donc le beau-frère de Christa.
"Alors, qu'est-ce qui'l a fait, Valentin ? demande Christa sans élever la voix.
- Il est venu me voir.
- Qu'est-ce qu'il voulait ?
- Vous ne devinerez jamais !
- Parlez, voyons !
- Il m'a demandé s'il n'était pas possible de vous faire surveiller par la police des moeurs.
- Et alors ?
- Je lui ai dit qu'à mon avis ce n'était pas possible... mais qui'l pouvait toujours aller voir mon chef.
- Et alors ?
- C'est tout ce que je sais."
Quelques minutes plus tard, Christa se retrouve seule. Elle a eu vite fait d'expédier l'agent de police Strup, car l'instant est sérieux. Plus question de gaudriole. Christa est convaincue que Valentin, son beau-frère n'ignore pas qu'elle est enceinte, connaît son projet de se faire avorter et qu'il va la dénoncer. Il faut faire quelque chose. Elle ouvre son armoire à vêtements. Les cinq ampoules de "E 605" sont là : dix fois plus qu'il n'en faut.
C'est Christa, malgré son antagonisme, qui assure le ravitaillement de Valentin et lui porte chaque jours, notamment, un pot de yaourt. Ce soir-là, le 10 octobre 1953, elle frappe à la porte de son beau-frère, qui lui répond hargneusement comme d'habitude (précisera-t-elle plus tard) :
"Voilà, j'arrive !"
La porte ouverte, ils se regardent "en chien de faïence" pendant quelques secondes. Puis, Christa lui tend le pot de yaourt :
"Tiens, voilà ton "truc" !"
Valentin, pas plus que son frère, n'est frappé par cette précaution oratoire. Le lendemain à son réveil, il absorbe son yaourt, saute sur son vélo pour se rendre à l'usine et tombe à terre, secoué par de terribles crampes. Les passants l'étendent sur le trottoir, et voient "un liquide blanc" se déverser de sa bouche : le yaourt qu'il rend avec son dernier soupir.



Re-pause Exclamation Nananèreuuuuuuuuuu Exclamation .....
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MessageSujet: Pierre Bellemare   Pierre Bellemare - Page 14 EmptyMer 13 Fév - 0:12

Une amie de Christa, quelques minutes plus tard crie par la fenêtre : "Ton beau-frère est mort dans la rue !" Pour Christa, d'ailleurs, la mort de son beau-frère est un événement si bénin, qu'il ne lui vient pas à l'idée qu'on puisse l'en prévenir ! A tel point qu'elle croit que son amie lui annonce la mort de son père ! Elle se précipite affolée dans la rue et court jusqu'au trottoir où l'homme est allongé au milieu des badauds. Elle se penche sur le cadavre, reconnaît son beau-frère et se redresse aussitôt en disant :
"Ah bon, c'est Valentin !"
Sur ce, elle rentre tranquillement chez elle.
Le médecin de Valentin l'a soigné en 1946 pour une angine de poitrine. Il conclut à une mort naturelle, due aux suites de la maladie. Christa n'est pas inquiétée. Mais cela n'est rien encore : c'est maintenant que l'affaire du "E 605" va devenir digne de ces dossiers extraordinaires.
Après la mort de son beau-frère, Christa continue sa vie de débauche en compagnie d'une veuve de guerre de son âge, cette Anna Amann qui est devenue son amie. Ensemble elles vont danser. Comme Christa est de plus en plus enceinte, Anna est très mécontente à l'idée que sa compagne ne pourra plus sortir et s'amuser avec elle. Christa, de son côté, est très ennuyée à l'idée de perdre la compagnie d'Anna, qui continuera certainement à sortir alors qu'elle-même devra rester à la maison. Comment faire pour obliger Anna à rester avec elle ?
Christa considère le problème. Au fond, il est simple. Si Anna peut sortir, c'est parce qu'elle vit avec sa petite fille et ses deux frères chez sa mère, Eva Ruth, une veuve de soixante-quinze ans qui s'occupe de tout dans la maison y compris de garder l'enfant. Christa se rappelle qu'il lui reste du "E 605". Son amie Anna pouvant se permettre de sortir grâce à sa mère qui s'occupe de tout, il suffit de supprimer la mère pour qu'elle ne puisse plus sortir. Logique d'Aristote. Reste à l'appliquer.
Le samedi 13 février 1954, Christa va acheter avec Anna, dans un grand magasin de la ville, cinq bouchées de chocolat en forme de champignons. De retour chez elle, elle fait un trou à l'aide de ciseaux dans le fond d'un des champignons de chocolat pour en sortir un peu de liqueur, qu'elle remplace par la moitié d'une ampoule de "E 605". Puis elle referme le trou en fondant le chocolat à l'aide d'une lame de couteau chauffé sur le gaz. Vers 21 heures elle se rend chez son amie Anna, pour l'emmener danser comme chaque samedi. Elle bavarde quelques instants avec les deux frères et la vieille dame, qui est d'ailleurs charmante et s'est toujours conduite avec elle comme une véritable mère. Mais le problème n'est pas là. Ce n'est qu'avant de sortir que Christa distribue les fameux champignons de chocolat. Elle se donne beaucoup de mal pour que la mère d'Anna prenne celui qui lui est destiné.
Malheureusement celle-ci, qui vient de dîner, pose la bouchée sur le buffet de la cuisine, dans une assiette.
Christa, qui s'apprêtait à sortir, voit les deux frères, la fillette et même Anna manger leur champignon de chocolat... et la grand-mère ne touche pas au sien. Alors, Christa traîne, et trouve un nouveau sujet de conversation chaque fois qu'Anna, qui s'est habillée pour sortir la pousse vers la porte. Enfin, ne trouvant plus aucun prétexte, elle va droit au buffet, prend l'assiette et tend le champignon de chocolat à la grand-mère.
"Allons, maman, il faut manger votre "truc" !"
La grand-mère a pris l'assiette :
"Tout à l'heure, mon petit, tout à l'heure..."
Deux heures du matin, Anna et Christa rentrent du bal. Christa jette un coup d'oeil sur le buffet de la cuisine. La bouchée est toujours là, trônant dans son assiette. Christa ne peut pas la reprendre en présence d'Anna. Elle retourne donc chez elle.
Le lendemain dimanche, elle revient plusieurs fois chez Anna. Chaque fois elle aperçoit, dans son assiette sur le buffet, le champignon de chocolat. Le lundi, vers 15 heures, Anna et sa mère sont dans la cuisine.
"Je vais sortir avec Christa, déclare Anna, pour aller acheter un landau d'occasion."
Le chien de la maison, qui a reniflé la bouchée de chocolat, est assis devant le buffet.
"Tu ne veux pas manger ta bouchée de chocolat, maman ? demande Anna.
- Je n'en ai pas envie, ma fille..."
Le chien s'appelle Click. Anna prend la bouchée, la lève au-dessus d'elle et dit :
"C'est pour Click ça !"
Le chien frétille, se dresse sur les pattes de derrière, se lèche les babines.
"Mais la liqueur, c'est pas bon pour les toutous !" ajoute Anna. Et elle mord dans le champignon pour sucer la liqueur. Aussitôt elle regarde sa mère :
"Pouah... c'est amer !
- Recrache-le, dit la mère, et donne le reste au chien."
Pendant que le chien avale goulûment la bouchée de chocolat, Anna va cracher dans l'évier. Mais comme l'amertume s'avère tenace, la vieille dame prépare une tasse de thé pour sa fille.
Anna boit la tasse de thé et va dans sa chambre pour se coiffer. Brusquement, la vieille dame entend sa fille lui crier :
"Je deviens aveugle, maman ! Aide-moi !"
Elle se précipite pour voir sa fille, qui n'a même pas eu le temps de gagner son lit, s'écrouler sur le parquet. Le médecin ne met pas plus de quelques minutes pour arriver. Il fait aussitôt une injection à la jeune femme. Il est trop tard, elle meurt.
Il est 15 h 18. Le "E 605" a mis moins de dix-huit minutes pour accomplir son ouvrage. Et pourtant, Anna en a recraché une partie. Cette fois, le docteur ne peut faire autrement que diagnostiquer un empoisonnement. Et Christa est arrêtée.
Mais l'affaire du "E 605" ne s'arrête pas là. Après quelques dénégations, Christa finit par avouer. Bien entendu, on la suspecte d'avoir empoisonné bien d'autres personnes, notamment sa belle-mère, un commerçant de Francfort, un hôtelier de Worms et même l'un de ses trois enfants. Dans le même temps, des consignes rigoureuses sont données aux journalistes allemands pour qu'ils ne mentionnent pas le nom du poison dans leurs articles. Il ne faut pas qu'on sache que ce poison, qui, rappelons-le, est en vente libre à ce moment dans toutes les drogueries allemandes et américaines comme insecticide, agit avec une promptitude fantastique ne provoquant que des douleurs fulgurantes extrêmement brèves. Mais il devient impossible d'empêcher quelques fuites. Avant que le "E 605" soit retiré du commerce de vente libre, on évalue à plus d'une centaine les personnes qui se donnent la mort en Allemagne avec ce produit, à l'époque du procès de Christa Lemann.
Un dernier détail éclairera la logique particulière de cette femme.
Elle propose à son père le marché suivant : "Ou bien tu m'envoies à la prison les ampoules qui me restent dans l'armoire à vêtements pour que je me suicide, ou bien tu te suicides toi-même pour que je puisse te charger des trois meurtres."
Le père ayant refusé l'un et l'autre, elle paraîtra aux assises habillée d'une robe "giftgrün". C'est le nom d'une couleur qui veut dire "vert poison".
Reconnue mentalement responsable, elle s'entendra, sans émotion apparente, condamner aux travaux forcés à perpétuité. Devant un public énorme, presque exclusivement composé de femmes et de jeunes filles, elle dira simplement :
"Je regrette que la peine de mort n'existe plus en Allemagne."
Peut-être aurait-elle aimé qu'un matin, comme on le fit pour Socrate, un geôlier ouvre la porte de sa cellule et lui dise, en lui tendant un verre :
"Tenez, voilà votre "truc !"


FIN :!
:
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MessageSujet: Pierre Bellemare   Pierre Bellemare - Page 14 EmptyMer 13 Fév - 23:03

LE PETIT SALOPARD

L'escalier est en bois, les marches sont hautes, la rampe lisse, polie par des centaines de mains, depuis des générations.
L'escalier c'est l'âme de la maison. Il craque, comme tout bon escalier qui se respecte.
En haut, les chambres. En bas, la grande salle commune de la ferme.
Et, en dessous, une cachette. Un grand coin d'ombre, d'où l'on peut tout voir sans être vu. C'est une sorte de débarras. Il y a là, pêle-mêle, des bûches de bois, des vieux journaux pour allumer le feu, des sacs de pommes de terre, des balais, des cageots.
Et, de temps en temps, il y a Colas. Colas a sept ans. C'est le seul endroit de la ferme où il soit sûr de ne pas prendre une taloche pendant au moins une heure. Le seul endroit où la vie soit possible en quelque sorte. A condition de ne pas y rencontrer la peur.
"Colas ! Sors de là, petit salopard !"
Pris au piège, terrorisé pour le reste de sa vie, le petit salopard est sorti de là. Il a vu, et "on" a vu qu'il avait vu !...

Colas n'est pas le seul petit salopard de la ferme. Il y en a deux autres, plus petits, deux frères de quatre ans et deux ans. Une fois pour toutes la grand-mère les a baptisés sans distinction d'âge "petits salopards". Drôle de grand-mère : elle déteste les enfants. Quand elle a vu arriver ces trois-là chez elle, les murs ont retenti d'une sainte et méchante colère. "Je ne veux pas de ça chez moi ! Dehors ! Et la mère avec !" Sainte colère, parce que la mère était une traînée, comme on dit, une femme ramassée on ne sait où. Méchante colère parce que les trois petits n'y comprenaient rien. Même pas Colas le plus grand. Ils étaient là, plantés tous les trois à l'entrée du petit chemin, devant la grande bâtisse. Ils regardaient leur mère, qui criait après le monsieur qui les avait emmenés là. Et le monsieur criait après la vieille aussi.
Tout le monde criait, au milieu des valises et des baluchons posés par terre.
Quand le paysan qui avait conduit tout le monde était retournée au village, il avait raconté la scène à sa façon : "Je ne sais pas ce que ça va donner là-haut, mais la vieille n'a pas l'air d'accord avec son fils. Il faut dire qu'il a ramené une femme, et trois petits ! Pour une fois qu'il se décide à se mettre en ménage, il n'y a pas été de main morte, René ! La femme et les gosses, d'un coup !"
Donc, René a ramené chez lui une femme. Pour la première fois, à cinquante-trois ans, il s'est permis de ramener une femme, une divorcée, bien plus jeune que lui d'une bonne vingtaine d'années. Sa mère n'en revient pas. Et sa colère est d'autant plus grande, que pour la première fois aussi ce grand benêt de cinquante-trois ans n'a pas peur. Du moins apparemment. Il pousse devant lui sa compagne et crie presque aussi fort que sa mère.
"Je suis chez moi ! J'ai le droit d'amener ici qui je veux ! Et si j'ai décidé de me marier, tu ne m'en empêchera pas !
- Te marier ! Pauvre imbécile ! Tu t'imagines que c'est pour tes beaux yeux qu'elle va t'épouser !
- Que tu le veuilles ou non, elle vivra ici, avec moi.
- Et tu vas élever des gamins qui ne sont même pas à toi ? Tu 'as pas beaucoup de fierté !"

Les cris et les injures se calmant un peu, le dernier baluchon a franchi la porte d'entrée, et les envahisseurs sont entrés dans la place.
Une place forte. Jalousement gardée depuis des années par "la mère Gabrielle" pour son fils René, pour lui tout seul. Jusque-là, tout allait bien. Avant de devenir la mère Gabrielle, cette vieille femme de quatre-vingts ans, Mme P..., avait connu des jours meilleurs. Veuve très tôt, mais dure au travail, elle avait mené cette grande bâtisse, les champs, les bêtes, jusqu'à ce que son fils soit capable de l'aider. Encore sa mère estimait-elle qu'il n'était pas suffisamment capable. Comment avait-elle pu mettre au monde un gringalet pareil, elle, si grande, si forte, si belle... René, à vingt ans comme à cinquante, rentrait toujours les épaules devant sa mère, et se faisait encore plus petit qu'il n'était. Il n'avait pas ces yeux durs, ce nez droit, et cet air de dominer le monde. Il ne l'aurait jamais. La mère Gabrielle, à quatre-vingts ans passés, le domine encore. Et René ne sait jamais si elle le méprise totalement ou si elle l'aime.
Or, la mère Gabrielle aime son fils, plutôt deux fois qu'une. Mais c'est une sorte d'amour difficile à comprendre, dont la caractéristique principale est l'exclusivité. On pourrait traduire cela par un commandement extrêmement simple : "Tu n'aimeras personne d'autre que moi." De ce commandement découle un certain nombre de conséquences. Solitude pour René, impossibilité de mariage, et même de relations un peu suivies du côté féminin. De dix-huit ans à cinquante-trois ans, René a toujours eu dans l'oreille la voix de sa mère quand il rentrait un peu tard :
"D'où viens-tu ? Où est-ce que tu as été traîner ? Tu sens la femme ! Ne me raconte pas d'histoires... Si tu crois qu'elles s'intéressent à toi, tu te trompes. Tout ce qu'elles veulent, c'est la maison et la terre !"


Devinez ......................... p'tite pause Exclamation .........
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MessageSujet: Pierre Bellemare   Pierre Bellemare - Page 14 EmptyJeu 14 Fév - 0:25

Et quand ce genre d'argument a fait long feu, il y en a d'autres...
"Personne ne te soignera jamais comme moi.
- Tu n'as pas le droit de m'abandonner. Je t'ai tout sacrifié. Je n'ai que toi au monde, etc".
Bref ce que l'on appelle couramment une mère abusive.
Et c'est donc dans ce climat qu'arrivent un jour d'avril 1957, Yvette et ses trois petits garçons. C'est vrai que René a tort. C'est vrai qu'il a ramené cette femme sur un coup de tête, et qu'elle s'intéresse beaucoup plus au confort matériel qu'a René lui-même. C'est vrai qu'elle vient d'on ne sait où... Mais pour une fois, le fils faible a décidé d'imposer sa volonté.
Beaucoup plus pour être contre sa mère, que par amour pour cette femme, d'ailleurs.
Au milieu de ce conflit, il y a les trois petits salopards. Dès le lendemain de leur installation à la ferme, c'est ainsi que la mère Gabrielle les baptise ; surtout Colas, le plus grand. Colas a le privilège d'être le petit salopard le plus important, car il a sept ans, il mange plus que les autres, il faut l'envoyer à l'école, répondre à ses questions, bref c'est déjà un homme pour la mère Gabrielle.
Heureusement pour lui, Colas apprend très vite à éviter les rencontres. Et c'est ainsi qu'il découvre une cachette idéale, un endroit où plus rien ne peut l'atteindre, le dessous de l'escalier. Il y a déjà un locataire. Une sorte de sac à puces baptisé Pinaud, le chien de la mère Gabrielle. Lui aussi a l'habitude de s'y réfugier, la nuit surtout, pour éviter qu'on le mette dehors.
C'est ainsi que les mois passent, tant bien que mal, au milieu des criailleries et des insultes ; la grand-mère dans sa chambre, René et Yvette dans la grande salle commune, et le petit Colas sous l'escalier avec le chien.
Le crime se prépare. Sa réussite serait totale, si le petit salopard ne s'en mêlait pas.
Avril 1958. Il y a presque un an que la guerre froide s'est installée dans la ferme. L'hiver a été rigoureux. A force d'être enfermés ensemble, sans guère de possibilité de s'éviter, les trois grandes personnes sont arrivées à une telle tension nerveuse que les taloches sont de plus en plus fréquentes sur la tête de Colas. Tout le monde en distribue, la grand-mère, lam ère, le beau-père.
Le soir du crime, Colas n'a même pas terminé son repas. La grand-mère l'a expédié dans sa chambre pour une bêtise, la mère s'en est mêlée, le père a tapé sur la table et les petits frères se sont mis à pleurer.
A 8 heures du soir, pourtant, tout est calme dans la ferme. Dans la chambre des enfants, Colas ne dort pas. Il se lèvre sans bruit, descend lentement les marches de l'escalier de bois se guidant à la faible lumière de la cheminée. Il arrive à la dernière marche sans encombre. S'il a l'air d'un voleur et s'il prend tant de précautions pour ne pas être entendu, c'est qu'il a une idée derrière la tête.
L'ennui c'est qu'il n'est pas le seul. En chemise de nuit, il se dirige à tâtons vers la cuisine. Si son but n'est pas avouable, il est bien compréhensible. Son estomac est vide, et il espère récupérer dans la cuisine de quoi le contenter.
C'est au moment où il s'apprête à réaliser son projet qu'une craquement le fait sursauter. Quelqu'un descend l'escalier derrière lui. Son réflexe immédiat est de se réfugier à l'endroit habituel, sous l'escalier, derrière les sacs de pommes de terre. Il y retrouve sans surprise le vieux chien Pinaud et d'une caresse l'empêche de grogner. L'un comme l'autre sont invisibles.
D'ailleurs curieusement, la lumière ne jaillit pas, et le personnage qui descend l'escalier le fait tout aussi prudemment que Colas.
C'est René. Il s'approche lentement de la cheminée, tisonne les braises, rajoute quelques bûches, et attend en silence.
De longues minutes passent. Puis quelqu'un d'autre descend à son tour. Colas reconnaît sa mère. Une conversation s'engage à voix basse que le gamin ne saisit pas. René et Yvette semblent pourtant se disputer. N'osant toujours pas bouger, Colas voit enfin René se lever et, remonter l'escalier toujours aussi silencieusement. C'est au tour d'Yvette d'attendre devant la cheminée.
Un long moment passe encore. Enfin, Colas entend la voix de René qui appelle doucement du premier étage :
"Yvette? monte !"
Anxieusement, Cola attend que sa mère ait grimpé l'escalier. Il entend ses pas au-dessus de sa tête, puis le bruit d'une porte que l'on ouvre prudemment. Il laisse passer quelques instants, puis se décide à son tour.
Il est au milieu des marches, lorsqu'il entend à nouveau du bruit.
Terrorisé, Colas regagne sa cachette. Il était temps. On piétine lourdement au-dessus de lui, et le chien se met à grogner légèrement. Si Colas n'avait pas si peur des taloches, il ne serait pas là, coincé entre deux sacs de pommes de terre, serrant le museau du chien aussi fort qu'il peut entre ses deux mains, pour l'empêcher d'aboyer. Dieu sait pourtant qu'il vaudrait mieux que le chien aboie, et qu'on le découvre, même pour une volée de coups.
Mais c'est trop tard. Le souffle coupé ou presque, le chien se tient tranquille. Le gamin s'est couché sur lui pour l'empêcher de bouger.
Là-haut, péniblement, René et Yvette marche après marche, ont entrepris de descendre le corps de la grand-mère. Colas ne comprend pas ce qui se passe pour l'instant. Il ne voit rien. Malheureusement, cela ne dure pas. La grande table devant la cheminée est juste en face de lui, et c'est là qu'il voit sa mère et son beau-père déposer la vieille dame. Il distingue parfaitement, à la lumière du feu, les deux silhouettes penchées au-dessus d'elle.
René maintient sur la visage de sa mère une sorte de voile noir, qu'il soulève de temps en temps pour examiner le résultat des ses efforts. Colas voit bien, mais il ne peut pas comprendre que René étouffe lentement la vieille dame. Le chien s'agite tout contre lui, et il a du mal à l'empêcher de bondir.
René et Yvette prennent ensuite la table chacun par un bout, la soulèvent pour l'approcher du feu, le plus près possible. Une dernière fois René entoure le visage de la grand-mère et maintient le voile, puis l'enlève, et ordonne à voix basse :
"Soulève la table. Fais-là glisser..."
Même à sept ans, on comprend ce que ça veut dire. On comprend que le feu, ça brûle. Du fond de sa cachette, sous l'escalier, Colas assiste à l'épouvantable scène, sans crier, sans bouger, paralysé de peur. Une peur qui va bien au-delà de tout ce qu'il a connu. Et il n'aurait pas bougé du tout, si le chien ne s'était pas débattu avec l'énergie du désespoir, si, pour se dégager, il n'avait pas mordu méchamment le bras qui l'empêchait de hurler à la mort.
Colas a crié. Le chien a bondi hors de la cachette, et la voix de René a tonné :
"Colas ! Sors de là, petit salopard !"
La taloche est partie violemment, sans pour autant régler le problème.
"Il a tout vu ! Ce petit salopard a tout vu ! Mais fais quelque chose ! C'est ton fils !"
Que faire ? Plantée devant son fils, Yvette ne sait pas. Alors, affolé, René prend le gamin sous le bras et grimpe l'escalier en courant. Arrivé dans la chambre des enfants, il jette Colas sur son lit.
"Ecoute-moi bien ! Si tu dis un mot de tout ça, je te corrigerai ! Tu m'as compris ? Tu n'as rien vu ! Tu ne sais rien ! Si on te demande quelque chose, tu diras que tu dormais ! C'est compris ?"
Pour que le scénario initialement prévu se déroule, René doit faire vite.
Sans plus s'occuper du gosse, car il n'a plus le temps, il redescend en courant pour achever sa mise en scène : remettre la table en place, renverser le fauteuil à bascule de la grand-mère, et simuler un accident.
L'idée du crime "accidental" lui est venu au cours de l'hiver. Une vieille dame était morte de cette façon, et les secours étaient arrivés trop tard. La pauvre s'était endormie près du feu et avait glissé dans la cheminée. Assommée par la chute, elle avait brûlé sans se réveiller.
C'est ainsi que, vers 21 heures, René et Yvette courent tous les deux sur le chemin qui mène au village. La porte, prétendent-ils, fermée à clé de l'intérieur, la grand-mère ne répond pas, et ils ont remarqué une fumée suspecte.
Voisins et gendarmes se précipitent. On enfonce la porte. Bien entendu, il est trop tard. Dans l'affolement général, personne n'a remarqué que René a lui-même mis la clé dans la serrure, à l'intérieur, et qu'on a enfoncé une porte ouverte. Grand-mère est morte.
Le lendemain matin, Colas ne va pas à l'école. C'est normal, et personne n'y fait attention. Pendant trois jours, Colas ne va pas à l'école, sous les prétextes les plus divers. Et l'instituteur s'en inquiète. Il en parle au maire, qui en parle à René qui affirme :
"Tous ça nous a bouleversé, le gamin retournera en classe demain.
Le lendemain effectivement, Colas retourne à l'école. Il a l'air bizarre.
C'est tout juste s'il arrive à dire "Oui, monsieur", quand on lui pose une question. A croire qu'il est devenu muet d'un seul coup. Muet avec une drôle de petite mine, toute chiffonnée, et des yeux fixes. L'instituteur s'en inquiète à nouveau, et en palre au maire, qui cette fois ne va pas en parler à René. Il va attendre Colas à la sortie de l'école, et l'emmène chez lui.
"Dis-moi, Colas, tu es malade ?
- Non, monsieur..."
Au bout d'une demi-heure de "Non, monsieur", de plus en plus apeurés, le maire se décide.
"Tu as vu quelque chose Colas ? Quelque chose qui t'a fait peur ?"
La réponse vient trop vite, beaucoup trop vite, avec de gros sanglots...
"J'ai rien vu, monsieur ! J'ai rien vu ! Je dormais ! J'ai rien vu !"
A sept ans, on peut mentir facilement pour une broutille, mais pas pour ça impossible. Et Colas raconte tout ; tout ce que sa mère et son beau-père seront bien obligés d'avouer par la suite. Colas se fera traiter une dernière fois de petit salopard. On entendra même la voix de son beau-père lui hurler :
"Elle ne t'aimait pas non plus !"
Oh, pour ça, non. La grand-mère n'aimait personne. Pas plus Colas que les autres. D'ailleurs, qui aimait qui dans cette histoire ? La dernière page de ce dossier, c'est la fiche d'entrée de Colas dans la grande famille des enfants assistés : "Né de père inconnu. Mère condamnée à la réclusion perpétuelle, beau-père condamné à mort. Enfant instable et caractériel..."
Pourvu que le "petit salopard" ait réussi à oublier quand même.


FIN
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Martine

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MessageSujet: Re: Pierre Bellemare   Pierre Bellemare - Page 14 EmptyMar 19 Fév - 7:38

J'ai de la lecture de retard ! 
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MAINGANTEE

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MessageSujet: Re: Pierre Bellemare   Pierre Bellemare - Page 14 EmptyDim 28 Avr - 16:00

Je viens de finir ! 
merci Episto
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