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 LE DERNIER BANQUET

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Jean2
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epistophélès
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epistophélès

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MessageSujet: LE DERNIER BANQUET   LE DERNIER BANQUET - Page 6 EmptyVen 28 Juil - 17:24

"XXVII

1769

Liberté

Puisque j'écris ceci aujourd'hui, vous savez déjà que je ne suis pas mort en Corse, même si plusieurs semaines et même plusieurs mois se sont écoulés avant ma libération.
Je suis emprisonné dans des maisons et je suis bien nourri. Presque toutes les semaines, de jour comme de nuit, nous changeons de lieu. Ce manège se poursuit jusqu'à ce qu'un jour d'automne, Paoli en personne vienne m'informer que son armée a remporté une grande victoire sur le marquis de Chauvelin. A bout de dix heures de combat, un millier de Français ont été blessés, six cents sont morts, et six cents autres se sont rendus, avec suffisamment de canons, de mortiers et de mousquets pour une armée entière. La Corse est libre et le restera Exclamation
Pascal Paoli a presque raison. Face à l'ampleur de la défaite, notre bon roi Louis XV suggère que l'île n'est pas digne de telles pertes. Mais la réputation du duc de Choiseul, en qualité de ministre des Affaires étrangères, est tellement mise à mal, que Choiseul lui-même supplie le roi d'envoyer davantage de troupes. Charles est contre cette initiative, et Jérôme se déclare consterné par le coût de cette campagne. Pourtant, le roi se laisse fléchir par Choiseul. A la fin de l'hiver, une armée française débarque en Corse, cette fois commandée par Noël, comte de Vaux. Les cabanes où je suis enfermé sont de plus en plus petites, et on me déplace plus souvent. Certaines fois, je reste deux ou trois jours au même endroit, d'autres fois, seulement quelques heures. Un jour, je crois qu'ils m'ont oublié, et le petit berger censé me faire passer du pain rassis sous la porte a si peur qu'il déverrouille la porte et me demande s'il peut dormir à l'intérieur. Une semaine plus tard, les hommes reviennent et auraient battu le gamin si je ne leur avait dit qu'il m'avait menacé de me pendre à un olivier avec mes propres entrailles si jamais j'essayais de m'enfuir.
Ce soir-là, l'enfant m'apporte du fromage pour me remercier. Il est dur, rassis et plein de moisissures, mais c'est la première fois que j'en mange depuis trois mois et son goût est si exquis que j'en ai les larmes aux yeux. L'hiver est rigoureux. Le vent hurle par les fissures des murs; la pluie tombe à verse, la nourriture se fait rare, et le visage de mes ravisseurs se creuse.
Quand le temps s'adoucit, ils deviennent plus amicaux et partagent avec moi un ragoût de lapin et des petits oiseaux rôtis sur un feu de camp, peu importe l'espèce - alouettes, grives, passerins, pinsons et pies-grièches.
Puis leurs regards se durcissent de nouveau, et je comprends qu'ils discutent de mon sort. Ce sont des hommes jeunes, très jeunes même, raison pour laquelle Paoli a estimé pouvoir s'en passer. Tous les autres sont engagés dans des batailles sanglantes contre mes compatriotes."


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epistophélès

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MessageSujet: LE DERNIER BANQUET   LE DERNIER BANQUET - Page 6 EmptyVen 28 Juil - 18:31

"Vers le début du mois de mai, je suis contraint de rejoindre une colonne de soldats en guenilles. Sont-ils en train de reculer Question D'avancer Question L'expression de ces hommes assis par terre, sur la place du village, est indéchiffrable. Mon gardien n'a plus qu'un oeil valide, et l'autre me fait penser à un oeuf mollet. Il me fait marcher sur sa droite, là où il peut me voir, m'appelle le "vieux" et me menace de me riser les jambes si j'essaie de m'enfuir.
- Aujourd'hui, tu arches. Tu marches sans t'arrêter.
- Combien de temps Question
- Tu verras bien.
Je repose la question à un soldat à la voix rauque qui nous rejoint un kilomètre plus loin et donne des ordres au borgne.
- Nous allons à Ponte Novu. A environ quarante kilomètres, peut-être plus.
- Où ferons-nous halte Question
Il me regarde et voit mon grand âge, non ma nationalité. Il voit un être humain, non un titre et une position sociale, si tant est qu'ils sache qui je suis. Il me répond d'un ton amical :
- Pas de halte.
Sa gentillesse achève de me briser et je dois cacher mes larmes.
Nous marchons pendant ce qui me paraît une éternité avec l'armée de paysans de Paoli, qui chantent sans discontinuer. Certaines chansons m'encouragent, d'autres sont interminables, et je finis par me dire que mon épuisement est dû à la monotonie de ces chants. Je titube, jure à haute voix, mais je continue à marcher.
Des femmes se trouvent parmi les hommes, et au moins un sergent est une femme. Le visage crasseux et le regard dur, elle aboie après ses troupes pour les faire avancer et menace d'étriper le premier qui s'arrêtera. Au bout d'environ trente kilomètres, mes côtes me font souffrir comme si je venais d'écoper d'un violent coup de poing. Je vois un soldat s'arrêter pour se plier en deux, un autre pour étirer les muscles de ses jambes, mais je sais que, si je les imite, je ne pourrait jamais me remettre en marche. Un kilomètre plus loin, avec le sunny couchant dans le dos et la colonne tout autour de moi, je suis déterminé à tenir jusqu'au bout.
Mes cheveux et ma barbe sont si longs et emmêlés que je suis obligé des le peigner de temps à autre avec mes doigts. Mes vêtements sont des loques. J'ai l'air si misérable que l'un de mes ravisseurs m'apporte un vieux manteau râpé que je prote avec reconnaissance. Je suis sale, débraillé, affamé et assoiffé et j'ai le visage couvert de poussière. Au final, je ressemble tellement aux hommes qui m'entourent que je ne risque pas d'attirer l'attention. Lorsqu'un gamin devant moi trébuche et manque faire tomber son mousquet, je lui ramasse son arme. L'homme à l'oeil laiteux s'avance, quand le type à la voix rauque lui ordonne de se reculer. Quels dégâts pourrait bien causer un mousquet non chargé au milieu d'une telle foule Question Une fois à bon port, je rends son arme au gamin et lui fais un signe de tête lorsqu'il me remercie en corsu pour ne pas me dénoncer. L'homme à la voix rauque m'apporte un verre de vin en remerciement. N'ayant rien bu d'autre que de l'eau depuis un an, je souris en savourant chaque gorgée.
- Qu'allez-vous faire ici Question dis-je.
- Mourir, très certainement. Vous êtes libre de vous joindre à nous.
- Ce n'est pas ma guerre.
L'homme au regard insondable m'étudie.
- C'est notre guerre à tous.
Il reste à Ponte Novu pendant que je suis mon gardien à travers le village. Quand nous passons devant l'église, je le supplie de me laisser entrer et prier seul. Ce n'est pas Dieu que je recherche, mais un moment de solitude. Et comme Dieu l'a probablement compris lui aussi, si jamais Il existe, il me laisse seul. Cela dit, j'ai pris l'habitude de tremper mes doigts dans la vasque d'eau bénite à l'entrée avant de me signer, puis de faire une brève génuflexion face à l'autel. L'une des hautes fenêtres étroites est cassée et laisse un rai de lumière brillante pénétrer dans le sanctuaire obscur.
"La faim", me dis-je. C'est ce qui rend l'atmosphère si étrange.
Sur une aile, un cercueil de verre repose sur une bière en marbre. A l'intérieur gît une femme à la peau blanche comme l'ivoire, les yeux clos, aux mains paisiblement croisées sur la poitrine, dont le léger renflement apparaît sous le tissu de dentelles jauni. Je suis persuadé qu'elle est en cire, tout comme le prêtre du village est sans doute certain qu'elle est une sainte. Ses cheveux blonds, son visage paisible, ses pieds délicats sous la broderie évanescente... Elle me rappelle tellement quelqu'un que je ne peux détacher mon regard d'elle, jusqu'à ce que l'image de Virginie se matérialise dans ma tête. Je suis sous le choc. Alors, c'est ainsi que je la voyais Question Parfaite, immobile, immuable Question Une femme de cire Question Pas étonnant qu'elle ait été si malheureuse.
L'idée me poursuit dans la lumière aveuglante de l'après-midi, mais la poussière et la chaleur la baleient de mon esprit sans que je trouve de réponses. Ce soir-là, l'homme au regard laiteux m'enferme dans une grotte étroite au coeur d'un haute montagne, dont l'entrée a été murée, avec une prote basse et une fenêtre équipée de barreaux et de volets tordus. Le lendemain, à mon réveil, mon gardien a disparu. Personne ne m'apporte à manger le matin ni le soir. La porte est verrouillée, et les gongs solides. Les volets ont été cloués de l'extérieur.
Personne ne vient non plus le lendemain ni le surlendemain. Durant ces premiers jours, mon régime se compose essentiellement d'araignées. Des araignées et des scarabées trouvés sur le sol de la grotte. Ainsi, si je dois mourir ici, j'aurai bouclé la boucle. Le lendemain matin, je cesse de faire l'idiot et chasse les chauves-souris qui pénètrent dans la grotte à l'aube à travers une haute cheminée naturelle pour dormir durant la journée. Il y en a des milliers.
Enfin, peut-être des centaines, suspendues au plafond rocheux la tête en bas. Je leur jette des pierres, et il en tombe suffisamment, sonnées ou mortes, pour que je puisse me nourrir. Je les dévore crues, puisque je n'ai pas de petit bois, se silex ou de bûches pour faire un feu. Aujourd'hui, quand je regarde en arrière, je me demande pourquoi je n'ai pas simplement arraché un volet pour le brûler. Maintenant les chauves-souris par les ailes, j'en arrache la chair avec les dents. Parfois, elles sont encore vivantes. J'en mange plusieurs par jour pendant environ une semaine, et, même si je n'en consomme jamais assez pour assouvir ma faim, elles me maintiennent en vie.
A la fin de la semaine, je sais avec certitude qu'une bataille fait rage, car j'entends la mitraille des mousquets et le tir des canons. Le combat dure plusieurs heures, même si l'odeur de la poudre a canon est sans doute un effet de mon imagination.
Un autre jour passe, puis je vois les troupes françaises sur la route en contrebas. Je crie, mais ils m'ignorent. Je crie de nouveau. Comme cela n'attire pas leur attention, je les injurie si copieusement que deux soldats quittent la colonne et se frayent un chemin dans les broussailles pour atteindre ma grotte. Ils sont si furieux qu'il m'auraient sûrement battu s'ils ne s'étaient retrouvés devant une porte verrouillée.
- Brisez-la Exclamation dis-je comme un ordre.
Les deux hommes me fixent d'un drôle d'air. Jeunes, la peau tannée par le sunny , ils dégagent une odeur de sueur mêlée d'ail et de vin bon marché. Ils se demandent qui est cet homme en haillons qui leur donne des ordres, et le ton de ma voix les fait hésiter.
- Vous êtes français Question demande l'un.
- Je suis le marquis d'Aumout. Appelez votre commandant, je vous prie."

JE REVIENS. ...
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MessageSujet: LE DERNIER BANQUET   LE DERNIER BANQUET - Page 6 EmptyVen 28 Juil - 19:53

"Ils m'observent d'un air suspicieux, puis se regardent avec l'air impuissant de deux hommes qui regrettent d'avoir quitté le rang. L'un redescend la colline en hâte pendant que l'autre s'emplie à briser la porte à l'aide d'une grosse pierre. Comme la porte s'ouvre ver l'intérieur, il a plus de chances d'y parvenir que moi de l'intérieur.
Peu après, je me retrouve dehors, aveuglé par la lumière du sunny . Un lieutenant aux cheveux grisonnant arrive au même moment. Plus gradé qu'un sergent, me dis-je, me rappelant mes supérieurs à l'académie.
- Vous êtes le marquis d'Aumout Question
Je m'incline légèrement et, se remémorant ses bonnes manières, l'officier me salue à son tour.
- On nous a dit que vous étiez mort. Tout le monde vous croit mort.
- Certains jours, je l'ai moi-même pensé.
Il me demande si je peux marcher, et je réponds que oui, probablement, mais pas très vite. L'homme crie à l'un de ses hommes de me trouver une mule, ce qui oblige trois soldats à porter les caisses de munitions que l'animal transportait.
- J'ai entendu la clameur d'une bataille, dis-je avant de me hisser sur le dos de la bête. Il y a un jour ou deux.
- Oui, à Ponte Novu, répond le lieutenant. C'était un bain de sang. Un de leurs généraux a refusé de se battre. Leurs mercenaires hessois se sont retournés contre eux au beau milieu de la bataille. La moitié de leur armée a déguerpi. Cette guerre est finie. Nous traquons leur prétendu général et ses officiers. Nous allons les trouver, nous inquiétez pas.
Le lieutenant donne une claque à la croupe de ma mule, qui se met en marche. Une longue file d'hommes grimpe au sommet d'une colline avant de redescendre jusqu'au village niché dans la vallée. L'air est doux, les cigales chantent. Je bois de l'eau à la gourde d'un soldat et je mange un pain. C'est si bon - et surprenant - d'être en vie.

Le lieutenant me confie au major, qui m'escorte lui-même dans la maison de Corte, où se trouve le comte de Vaux. Après avoir vérifié mon identité, le comte me donne ses propres quartiers et demande à son valet de me trouver des vêtements décents et de me raser la tête et la barbe. Il me prête également une perruque et me fait porter d'innombrables bassines d'eau chaude pour que je puisse me décrasser.
Pendant une semaine, je suis suivi par un médecin et nourri comme un invalide. De Vaux me répète que tout le monde me croyait mort. Mes funérailles ont été grandioses, et mon nom porté aux nues. Il est heureux de ce dénouement.
Je le remercie de ses bonnes grâces et lui demande à qui je dois m'adresser pour prendre le prochain bateau. J'irai à Paris si ma présence est requise, et je verrai Jérôme, Charles, et tous ceux qui le souhaiteront, mais, d'abord, j'insiste pour me rendre chez moi. Manon et mes enfants m'attendent. Tout comme Tigris. A cette idée, les larmes me montent aux yeux. De Vaux prend les dispositions nécessaires et envoi des messagers pour annoncer mon retour. Puis il me demande comme une faveur de visiter les geôles de Calvi, où sont détenus les prisonniers corses. Pascal Paoli est introuvable, tout comme ses principaux officiers. Il se pourrait qu'ils se cachent parmi les simples soldats qu'ils garderont prisonniers jusqu'à la fin de la guerre. Voyant ma surprise, il ajoute que la guerre est bel et bien terminée, mais que certains Corses doivent encore l'accepter et que la zone ne sera pas sécurisée avant quelques mois.
Le dernier soir, je fais bonne chère et, avant d'aller me coucher, je m'arrête dans un couloir pour me regarder dans un miroir tacheté. Mon visage est émacié, mes joues, creusées. Mes épaules sont voûtées et mon ventre est aussi plat que celui d'un jeune homme. Je n'ai pas été aussi mince depuis l'académie. Ma barbe contient bien plus de gris que dans mon souvenir. Le lendemain matin, je grimpe dans un attelage qui m'emmène à Calvi avec seulement deux changements de chevaux. Là je présente une lettre du comte de Vaux à un major qui me salue respectueusement et m'escorte à la prison. Les cellules grouillent de miséreux. Des soldats armés de mousquets sont présents, au cas où des prisonniers tenteraient de s'en prendre à moi.
Je traverse trois grandes alles remplies de Corses. Certains sont blessés, d'autres, épuisés, mais tous me regardent avec des visages haineux. Dans la troisième salle, le bleu brillant d'un regard attire mon attention.
- Vous avez reconnu quelqu'un, monseigneur Question
Les cheveux et la barbe de Paoli ont poussé, et il prote les vêtement d'un civil. Il a une béquille calée sous le bras et est soutenu par un jeune homme, car il a pris une balle dans la jambe. L'homme qui le soutient est Armand du Plessis. Sans réfléchir, je cherche Héloïse, mais il n'y a que des hommes ici.
- Non. Un aire de ressemblance, mais ce n'est pas lui.
Le major hoche la tête a regret.
- Que va-t-il advenir de ces hommes Question
Il toise les prisonniers avec dédain.
- Nous les relâcherons bientôt. Nous prendrons leurs noms et accorderons la liberté conditionnelle à tous les officiers. Même si la plupart se sont échappés.
Prenant sa montre à gousset, il la consulte et m'informe que mon bateau, le Léopard; part dans trois heures. Je suis libre de dîner avec lui ou bien à bord. Invoquant la fatigue, je lui fais mes excuses, et il fait mander une voiture pour m'emmener au port.
Quelques minutes avant le départ, un gamin se présente à l'embarcadère et demande avec insistance à me parler. Le capitaine, soupçonneux, m'envoie chercher dans ma cabine en promettant au garnement le fouet si jamais il me fait perdre mon temps.
- C'est vous le Français Question
J'essaie de sourire malgré ma grande lassitude.
- Je suis Jean-Marie, marquis d'Aumout.
Il hoche la tête, comme si j'avais répondu à sa question, et me tend un paquet. Comme je ne le prends pas, il étire encore le bras jusqu'à ce que je capitule. Sur quoi, il tourne les talons et disparaît dans la foule.
- Tout va bien, monseigneur Question
Je rassure le capitaine et retourne dans ma cabine le coeur battant, les doigts poisseux à cause du liquide qui suinte entre mes doigts. La mousseline est retenue aux coins par un noeud que mes doigts peinent à défaire. A l'intérieur se trouve un tissu propre, qui protège un beau fromage. J'en prends un fragment et le glisse dans ma bouche. Il est crémeux, avec un léger goût de thym et une pointe de citron. Je me rappelle qu'Héloïse m'a dit que les filles qui donnent leur lait sont nourries des meilleurs aliments. Je m'autorise à en prendre un morceau plus gros, puis referme le fromage dans son tissu et le dépose dans une bassine d'eau pour le garder au frais.
La Corse a ravivé ma curiosité et durci mon âme - pas à la manière dont le pain se solidifie, mais comme l'acier durcit après avoir été chauffé, puis trempé dans l'eau. Longtemps après avoir oublié les traits précis de Pascal Paoli, quand je repense à cette période de ma vie, je me remémore ma faim atroce et les senteurs des herbes sauvages dans le vent chaud. Et la Corse m'a appris une autre chose à propos de moi, une chose inattendue. Je ne suis pas aussi simple et résigné que je le pensais. Dans les maisons, les ruines et les grottes de ma captivité, je me suis accroché à la vie avec une férocité qui aurait rendu Tigris fière.
C'était bien le signore Paoli dans cette prison. Je le sais. Mais il m'a correctement traité, à sa manière, et je suis ressorti vivant de cette expérience. De plus, j'ai redécouvert mon appétit, ma faim et ma passion pour la nourriture. M'offrir du brocciu di Donna semblait logique. C'est le premier aliment vraiment original que je mange depuis dix ans."

FIN DU XXVII
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MessageSujet: LE DERNIER BANQUET   LE DERNIER BANQUET - Page 6 EmptySam 29 Juil - 12:43

"XXVIII

1770

Le retour

A mon retour à la maison, je suis accueilli par une rude étreinte de mon fils, qui a douze ans se croit presque trop adulte pour ce genre de démonstration d'affection. Ma fille de quinze ans se contente d'une petite révérence. Hélène ressemble désormais tellement à sa mère que je m'incline en retour. Quant à mon gros chat, Tigris daigne à peine me reconnaître pendant deux jours, pis ne s'éloigne plus de moi pendant un mois. Quand Manon refuse de la laisser dormir au pied de notre lit, elle se couche en travers de la porte de notre chambre.
Je reviendrai à Manon dans un moment, mais d'abord, laissez-moi vous parler des lettres qui m'attendent. Jérôme m'annonce qu'il renonce aux quatre années de la période de dix ans où je ne suis pas censé recevoir mon salaire de grand maître de la ménagerie. Le Trésor a reçu pour instruction de me remettre vingt mille livres en or, correspondant à l'année encours et la précédente, pendant laquelle j'ai si abominablement été retenu prisonnier...
Je ne prends pas la peine de lire la suite. La lettre de Charles est étrangement formelle. Il me réaffirme son amitié et remercie Dieu de m'avoir gardé sain et sauf. Je me demande ce qui le trouble. La lettre du roi, sans doute écrite par Jérôme, me remercie d'avoir oeuvré pour l bien de la France et me promet une position à la cour pour mon fils. Ou, si je préfère, Laurent peut avoir une charge dans l'armée.
Voltaire aussi m'a écrit. Et j'apprécie bien plus sa lettre.
Il me félicite d'avoir survécu, parle des épreuves qui renforcent les âmes des hommes et finit par rendre hommage à la cause des hommes qui m'ont capturé. Il a entendu dire que j'avais rencontré Pascal Paoli en personne et me demande de lui donner mes impressions sur l'homme, ses partisans et sa politique. Il sait que Paoli a accordé aux femmes le droit de vote, que les femmes corses non seulement se battent aux côtés des hommes, mais remplacent les officiers si nécessaire et commandent même des troupes. Avais-je été témoin de cela Question
En lisant les mots de Voltaire, je me rapelle ceux du Corse sur le pont. "C'est notre guerre à tous."
Pour la première fois de ma vie, je me demande si nous étions du bon côté.
Comme je l'espérais, Manon vient dans ma chambre le soir de mon retour. Elle est mon épouse, la marquise de Saulx, et, en mon absence, elle a veillé sur mes enfants et dirigé le château d'Aumout avec autant de poigne qu'une veuve corse dont le mari aurait été victime d'une vendetta. Dans sa lettre, Charles m'a dit combien elle avait été à la hauteur. Manon frappe un coup à ma porte, entre et me cherche aussitôt querelle.
- Pourquoi ne m'as-tu pas écrit Question Tu aurais dû m'écrire Exclamation
- Manon, j'étais prisonnier.
- Depuis le jour de ton départ du château jusqu'à aujourd'hui Question Tu étais derrière des barreaux pendant tout ce temps Question Ils t'ont lié les mains et t'ont refusé une feuille de papier Question
- J'ai été capturé juste après mon arrivée.
- Tu aurais dûr écrire avant. De Versailles. Et à la minute où tu as été libéré. Quand était-ce Question Il y a dix jours Question Plus de dix jours Question
Elle se tient en chemise de nuit blanche sur le seuil de la porte entre ma chambre (qui a toujours été notre chambre), et mon boudoir, qui lui sert à présent de chambre. Elle serre les poings comme une enfant furieuse. Avec un soupir, je descends de mon lit et m'approche d'elle. Elle me repousse.
- Tu aurais dû m'écrire Exclamation
Sa colère semble forcée.
- Que se passe-t-il, Manon Question
- Je te croyais mort Exclamation
Son regard étincelle d'une colère bien réelle. Mais l'absence de mes lettres ne peut en être la seule cause, même si elle est en droit de m'en vouloir. J'aurais dû lui écrire avant mon départ de Versailles, pis à mon arrivée à Calvi, ainsi que le jour où le comte de Vaux a envoyé des émissaires pour donner de mes nouvelles à la cour.
Mais ce n'est pas la vraie raison de son courroux, j'en suis certain. Et je connais assez bien Manon pour savoir que cette colère est en réalité tournée contre elle(même. Je la connais depuis onze ans, nous sommes amants depuis huit ans et mariés depuis cinq.
- Manon, dis-moi tout.
Mon irritation lui donne le courage de répondre. Levant le menton, elle déclare :
- Charles est venu.
Qu'elle l'appelle "Charles", quand autrefois elle le nommait "le duc de Saulx" ou simplement "le duc" aurait dû m'alerter.
- Charles est venu Question
- Il y a un mois. Il est venu en personne m'annoncer que la campagne du comte de Vaux contre Pascal Paoli avait atteint un seuil critique. Il savait que j'espérais toujours te revoir vivant, mais il m'a dit que cétait peu probable. Il était désolé d'avoir à me l'annoncer, mais il t'avait promis de veiller sur moi. Je lui ai demandé... Et s'il se trompait Question
- Qu'a répondu Charles Question
- Que si tu n'étais pas encore mort, les Corses te tueraient pour t'empêcher d'être repris... Il avait les larmes aux yeux quand il m'a dit cela."

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MessageSujet: LE DERNIER BANQUET   LE DERNIER BANQUET - Page 6 EmptySam 29 Juil - 13:48

"Manon me regarde, et je comprends que, cette fois, elle est vraiment en colère contre moi, alors qu'avant elle ne faisait que semblant.
- Tu n'as pas idée à quel point il t'estime. Il m'a dit que j'avais sa protection, qu'il trouverait un bon mari pour Hélène et traiterait Laurent comme son propre fils. Il prendrait la responsabilité du château d'Aumout jusqu'à ce que Laurent ai tl'âge légal.
- Manon, que s'est-il passé Question
- J'étais seule...
Elle détourne les yeux. Ses paroles ne sont plus qu'un murmure.
- Tu es parti pendant plus d'un an. Et je me sentais si seule...
Elle hausse légèrement les épaules sans lever les yeux.
- Il a dit que tu étais mort. Et je l'ai cru. Et maintenant...
- ... je suis vivant.
Des larmes roulent sur ses joues et tombent sur sa chemis de nuit, dont le coton devient translucide. Elle me laisse poser une main sur son épaule, lui lever le menton et sécher ses pleurs.
- Tu sais que je t'aime.
- Comment le saurais-je Question Me l'as-tu jamais dit Question
Me remémorant le nombre de fois où j'ai dit ces mots à Virginie, même alors que je ne l'aimais plus dpeuis longtemps, comme s'il pouvaient arranger les choses, je me demande ce qui m'est arrivé.
Manon réprime un hoquet.
- Attends ici, me dit-elle.
J'attends dans ma propre chambre, le soir de mon retour, que Manon revienne avec un kimono de soie brodée que je n'ai jamais vu sur elle. Dessous, la cravache à la poignée d'argent que je lui ai offerte quand elle a commencé à monter à cheval. C'était la premièr année de notre mariage. J'étais si fier de moi de lui avoir fait ce cadeau.
- Trois coups, dit Manon.
- Pourquoi trois Question
Après avoir fait glisser sa robe de chambre de ses épaules, Manon la plie soigneusement sur une chaise. Elle ne me regarde pas lorsqu'elle dit :
- Tu le sais bien.
Ce disant, elle me tourne le dos et se pencha au pied de notre lit, sa chimises de nuit relevée sur les hanches. Je ne sais pas si elle entend par là qu'ils ont fauté trois fois ensemble, ou qu'ils ne se sont retrouvés qu'une fois au lit, mais ont copulé trois fois. Je n'ose poser la question. Cette simple idée me rend malade.
- Jean-Marie. Fais-le. C'est cruel.
Elle attend toujours, penchée au-dessus du lit que je pensais partager avec elle, ses fesses nues plus osseuses que dans mon souvenir. Si je la fouette, rien ne sera plus jamais pareil entre nous, mais si je ne le fais pas... Comment puis-je être certain que tout ne sera pas différent désormais Question Jetant la cravache sur le lit, je la fesse si fort qu'elle trébuche en avant, puis se rééquilibre alors que je continue à la frapper encore et encore, mes claques résonnant dans le silence.
Plus tard, Manon dans mes bras après que j'ai répandu ma semence entre ses cuisses, elle me demande pourquoi je n'ai pas utilisé la cravache?. Je lui réponds que, si j'avais commencé, je n'aurais pas pu m'arrêter. Pieux mensonge. Elle m'embrasse l'oreille et me souffle que je suis un homme bien, bien meilleur que je ne le crois. J'en suis flatté et j'ai envie de la croire. Avant l'aube, elle m'avoue, non sans hésiter, une chose que je lui fais répéter deux fois, tant cela me surprend.
Charles lui a confié (sans doute ivre et dans le noir, car ce n'est pas le genre de choses que l'on dit sobre ni à la lumière du jour) qu'il se demandait ce qui se serait passé si Jérôme était monté dans la barque de Virginie à ma place. Si c'était avec moi que Charles avait descendu le cours de la rivière ce fameux jour dans la forêt, quand nous n'étions encore que des enfants.
J'en déduis que Manon est au courant pour cette journée.
Oui, Charles était ivre quand il a prononcé ces paroles, elle le reconnaît. Assez ivre pour lui dire qu'il m'a toujours aimé plus que sa soeur n'aurait jamais pu le faire, et que l'amour de Virginie lui avait coûté le nôtre, même s'il avait fait de son mieux pour ne pas en souffrir.
- Manon...
- C'est ce qu'il a dit.
- Il parlait d'amitié.
Elle m'embrasse l'oreille.
- Evidemment."

FIN DU XXVIII
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MessageSujet: LE DERNIER BANQUET   LE DERNIER BANQUET - Page 6 EmptySam 29 Juil - 18:41

"XXIX

1771

La demande en mariage

 A la fin de  1770, peut-être au début de l'année 1771, environ sept ans après les funérailles de Virginie, Georges Duras se présente à ma porte et me demande une audience. Seul à seul. Sa veste est de bonne facture, mais sans extravagance, ses hauts-de-chausses, flatteurs sans être vulgaires ; ses cheveux bouclés sont poudrés, coiffés en arrière et retombent sur ses épaules, comme le veut la mode. Il monte à cheval aussi beau que ceux de mes écuries et tient une cravache à la poignée d'argent. Sa révérence est courtoise, mais il semble nerveux alors qu'il attend la permission d'entrer sur les marches de pierre.
- Nous pouvons parler dans mon bureau.
Le jeune homme me suit dans l'escalier d'un pas assuré, son chapeau à la main. S'il ose glisser un coup d'oeil aux portraits alignés au mur et à l'immense vase chinois sur le palier, il le fait avec discrétion. Je dois avouer que je suis impressionné par son mélange de confiance et de vulnérabilité qui inspire toujours l'amour des femmes et le respect aux hommes. Le seul moment gênant se produit quand Georges pénètre dans mon bureau : Tigris se lève de son tapis, et Georges recule et lève sa cravache.
- Baissez cela, dis-je sèchement.
- Monseigneur...
- Elle ne vous fera aucun mal si vous ne lui montrez pas votre peur.
Je ne suis pas si sûr de moi, mais Georges me croit et baisse sa cravache. Il reste immobile pendant que le fauve renifle ses bottes, ses hauts-de-chausses, puis son entrejambe. La bête me regarde de ses yeux aveugles, fronce le nez comme pour dire "si tu insistes", et retourne s'allonger sur son tapis, sa place favorite.
- Bien.
Il sourit nerveusement et s'assoit sur la chaise que je lui désigne.
Par compassion, je m'installe sur le fauteuil entre le tigre et le jeune homme pour lui éviter de se sentir mal à l'aise au moment de prononcer son petit laïus - si tant est qu'un jeune homme en tête-à-tête avec le père d'une jeune fille puisse être détendu. Il attend la permission de parler. Je reconnais la situation que j'ai eu la chance d'éviter
- Laissez-moi vous dire...
- Monseigneur...
Nous avons parlé en même temps, et Georges se raidit, accablé à l'idée de ne pouvoir faire sa déclaration, qu'il a sans doute soigneusement préparée et répétée une douzaine de fois pendant son trajet.
- Georges, quel âge avez-vous Question
- Dix-neuf ans, monseigneur.
- Déjà Question  J'ai perdu la notion du temps.
Il sourit timidement. Je me demande s'il pense que seules certaines personnes ont le luxe de pouvoir perdre la notion du temps... Quoique m'est avis que cela vaut pour chacun d'entre nous.
Prenant une carafe sur une table basse, je lui sers un vin fruité et liquoreux, puis m'en verse un. Je découvre un plat d'amandes salées et en mets quelques cuillerées dans deux petites assiettes. Je pose le verre et une assiette d'amandes sur une petite table près de mon invité, et commence à siroter ma boisson. Il en déduit qu'il a la permission de boire à son tour.
- Qu'en pensez-vous Question
- Il est fruité, monseigneur. Et liquoreux.
Je l'observe. Il fait tournoyer le liquide dans son verre, d'une manière qui prouve qu'il sait de quoi l parle, puis reprend une gorgée de vin en inspirant un peu d'air. Il identifie un vin espagnol, vieilli en fût de chêne.
- Bravo.
Il rougit et attend 'être sûr que je n'ai rien d'autres à ajouter. Le gamin ne veut pas être interrompu une deuxième fois. Je suis tenté de le laisser s'exprimer, mais je lève la main avant qu'il puisse commencer.
- Avez-vous préparé votre discours Question
Il paraît confus.
- Oui, finit-il par reconnaître.
- Oubliez-le. Parlez-moi en toute simplicité.
- Hélène et moi nous aimons. Je serai extrêmement honoré si vous me donnez la permission de la courtiser, selon les règles en vigueur, bien évidemment.
Je ne m'attendais pas à ce qu'il s'exprime avec autant de franchise.
- Vous ne l'avez rencontrée qu'une seule fois.
- Trois fois, monseigneur.
Il lève les mains d'un air d'excuse.
- La deuxième fois il y a deux ans, à la réception du sieur d'Alembert. La troisième, c'était le mois dernier, à la foire au vin.
- Trois rencontres ont suffi à faire naître l'amour Question
- Nous nous écrivons. Après la mort de..., après les funérailles de votre épouse..., votre première épouse, j'ai écrit à Hélène pour lui présenter mes condoléances. Elle m'a répondu avec beaucoup de gentillesse et de chagrin. Je lui ai écrit de nouveau et elle m'a répondu. Depuis, nous n'avons pas cessé de correspondre.
Il hausse les épaules, une manière de dire que c'est ainsi que l'amour naît. S'il a raison, ce sont les détresses comme les joies partagées qui lient les hommes et les femmes. Je m'efforce de repenser aux jours qui ont suivi l'enterrement et imagine ma fille de neuf ans lire la lettre d'un gamin de douze ans qu'elle connaît à peine, puis s'asseoir à son bureau pour lui répondre de sa belle écriture soignée, l'une des qualités qu'elle a héritées de sa mère. Je l'imagine recevoir une réponse, répondre à son tour, et ainsi de suite.
- Combien de lettres Question
- Des centaines, monseigneur. Peut-être plus."

JE REVIENS. ...
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MessageSujet: LE DERNIER BANQUET   LE DERNIER BANQUET - Page 6 EmptySam 29 Juil - 18:59

"Tous ces souvenirs partagés. Cela va être plus difficile que je ne le pensais. C'est déjà plus difficile.
- Elle est jeune, dis-je en levant la main pour repousser toute objection.
A dix-sept ans, Hélène se voit apparemment comme une femme. Et si Georges la considère lui aussi comme une femme et ne fait pas que le penser je ne suis pas sûr de vouloir le savoir. Or tous les pères sont censés exiger des réponses à ce genre de questions.
- Laissez-moi y réfléchir.
- Monseigneur...
Georges se lève et s'incline.
Peut-être aurais-je dû rejeter immédiatement sa demande. Cela aurait sans doute été la réponse la plus sincère. A l'évidence, il a lu de l'espoir dans mon indécision, ce qui n'était pas mon intention.
Prenant son verre, il termine son vin d'un trait, laisse les amandes et me fait ses adieux avec une gaucherie qui ternit mon impression première. Un jeune homme mieux éduqué se serait rassis, aurait terminé tranquillement son vin et fait la conversation jusqu'à ce que je lui aie donné son congé.
Les babines de Tigris se retroussent quand Georges ouvre la porte, et je me demande ce qu'elle a senti et qui m'a échappé. Ses muscles sont tendus et elle montre les crocs. Par chance, le jeune homme ne le remarque pas.
- Monseigneur, je ne vous décevrai pas.
- Me décevoir Question
- J'ai toujours admiré votre famille. J'ai toujours rêvé...
Il s'interrompt, examine la pièce autour de lui et fixe son regard sur un portrait ovale de Laurent.
- Je suis enfant unique. Et fils d'enfant unique.
- Laurent serait votre frère Question
Il hoche la tête.
- Absolument. Laurent sera le petit frère que je n'ai jamais eu.
Sa voix triomphante me trouble. On dirait un officier qui vient de réussir une manoeuvre risquée. Peut-être que j'imagine tout cela pour justifier mes doutes grandissants.
- Ne dites rien à Hélène pour le moment.
- Monseigneur, elle sait que je suis ici. Elle attend votre réponse.
- Elle est au courant Question
Georges paraît surpris.
- Monseigneur, c'est elle qui a suggéré que je fasse ma demande. Mon père pensait que je devais attendre une année de plus, et j'étais d'accord. Hélène a insisté ; elle se dit prête à se marier. Je voulais attendre que nos nouveaux bureaux à Bordeaux soient ouverts et que je devienne l'associé de mon père dans les affaires de sa société.... J'ai une maison, ajoute-t-il vivement.
- Comme je l'ai dit, je vais y réfléchir.
Reconnaissant le signal du départ, Georges s'incline et quitte la pièce.
Habitués à la tigresse, la plupart de mes domestiques l'évitent, tandis que les plus nerveux se cachent dès qu'ils la voient. Tigris suit Georges à l'extérieur de la demeure. Je le sais, car, depuis la fenêtre de mon bureau, je la vois apparaître sur le perron juste au moment où le jeune homme grimpe sur sa monture.
Affolé par le fauve, le cheval fait une ruade et jette son cavalier à terre."

PAUSE Exclamation

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MessageSujet: LE DERNIER BANQUET   LE DERNIER BANQUET - Page 6 EmptySam 29 Juil - 19:22

"Georges se relève, rouge de colère, et se tourne vers le fauve, cravache en l'air... Son bon sens lui sauve la vie. J'oublie de préciser qu'avant mon départ pour la Corse, Tigris a tué un gardien qui s'est faufilé dans l'escalier menant à ma chambre au troisième étage.
Il n'avait rien à faire là, et, quand j'ai fait remarquer cet état de fait, tous mes domestiques ont reconnu que l'homme était certainement un voleur et que l'animal n'était pas en tort. Le fait est que Tigris aurait tué Georges s'il l'avait frappée ; or malgré sa fureur, le jeune homme est assez lucide pour s'en rendre compte.
Aussi, se retourne-t-il contre son cheval, qui se cabre et hennit sous les coups de fouet. L'un de mes serviteurs se précipite pour calmer l'animal, et Tirgris se détourne comme si elle avait fait son devoir. En effet. J'avais raison de douter de Georges. S'ils se marient, cet homme traitera un jour ma fille comme son cheval. Hélène est forte, belle et volontaire, alors que lui est faible.
Certains hommes considèrent leurs femmes et maîtresses comme leur possession. Je connais des hommes qui affirment qu'une femme doit être battue la nuit de ses noces pour qu'elle comprenne ce qui lui arrivera si elle déplaît à son maître. Une bonne correction au début du mariage évite les punitions ultérieures. Personnellement, je n'ai jamais fouetté mon épouse, ma maîtresse ou ma fille. Et je n'en ai jamais ressenti le besoin. Je ne laisserai pas un autre homme traiter Hélène comme cet animal.
A une fenêtre de la tour opposée, deux femmes observent la scène. L'une est plus grande, plus âgée et plus modestement vêtue que l'autre. Je le sais parce que je les connais, et ce n'est pas parce que j e peux les voir distinctement à cette distance.
L'une est ma femme, l'autre, ma fille. Bien qu'elles ne soient pas liées par le sang, j'ai la désagréable impression qu'elles ont conspiré pour me garder dans l'ignorance.
- Vilaine fille Exclamation dis-je à Tigris quand elle revient à mon bureau.
La tigresse retourne tranquillement à son tapis, ferme ses yeux laiteux et se met à ronronner. Je sors une feuille de papier à lettres de mon tiroir, trouve une nouvelle plume, ouvre mon encrier et me mets à écrire.

Mon cher Emile,
Votre fils Georges est venu me voir aujourd'hui pour déclarer son amour pour ma fille et me demander la permission de lui faire la cour.
Hélène est encore très jeune et a eu une enfance difficile. Tu sais que je vous tiens - ton fils et toi - en très haute estime. C'est pourquoi je suis au regret de..."

FIN DU XXIX
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MessageSujet: LE DERNIER BANQUET   LE DERNIER BANQUET - Page 6 EmptyDim 30 Juil - 0:37

Désolée, Jeanne-Marie : j'espérais terminer le roman aujourd'hui, mais n'y suis pas arrivée. Je le termine demain, sans faute Exclamation ... Laughing
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MessageSujet: LE DERNIER BANQUET   LE DERNIER BANQUET - Page 6 EmptyDim 30 Juil - 16:58

"XXX

1771

La fugue

Les récriminations de ma fille sont bien pires que la plus violente des tempêtes hivernales. Hélène claque les portes avec colère, me récite la litanie de mes échecs paternels, déplore l'insupportable ennui de ce château et l'injustice de l'existence, alors que je ne cherche qu'à la protéger. Je crains ce qui lui arrivera si elle épouse Georges, j'ai peu qu'il la maltraite. Même si Manon ne me cache pas sa déception. Elle soupire, me regarde tristement et fait semblant de croire Hélène quand elle prétexte une migraine pour se réfugier dans sa chambre et refuse de manger à table pendant cinq jours. Je veux l'envoyer chercher, mais mon épouse m'en dissuade. A la fin de la semaine, Manon vient dans ma chambre en chemise de nuit, son kimono de soie chinois étroitement noué à la taille. Elle porte des chaussons marocains rouges au bout recourbé. Ses cheveux sont maintenus par un bonnet de nuit. Il est évident qu'elle est venue discuter, rien de plus.
- Pourquoi Question demande-t-elle simplement.
- Il a fouetté son cheval.
Comme Manon ne réagit pas, j'ajoute :
- Tu l'as vu. Hélène et toi étiez à la fenêtre. Je sais que tu l'as vu.
- Son cheval l'a jeté par terre.
- Son cheval a eu peur de Tigris.
- Et qui a libéré le tigre Question
- Tigris s'est libérée toute seule. Le fait est qu'il a puni son cheval parce qu'il ne pouvait pas s'en prendre à mon tigre. S'il l'avait fait, nous n'aurions pas ce problème...
- Jean-Marie...
Je lui fais mes excuses sans vraiment être sincère. Je déteste nos querelles et finis toujours par dire le premier que je suis désolé, même si elle prétend que c'est elle qui abdique avant moi. Sans doute sa maniière de préserver mma fierté. Tapotant le lit j'attends qu'elle s'asseye à côté de moi, ce qu'elle fait avec raideur, jusqu'à ce que je me décale pour lui faire comprendre que j'ai deviné ses intentions. Tant de négociations humaines sont tacites et dépendent de gestes que nous apprenons très tôt à déchiffrer.
- Tu dois parler à Hélène.
Mon visage affiche sans doute ma réticence, car elle le répète plus fermement.
- Que crois-tu que ta fille fait dans sa chambre Question
- Elle claque les portes et me maudit.
- Elle boude.
Manon a l'élégance d'ajouter qu'elle claque aussi les portes, gratte les cordes de la guitare que Charles li a offerte, il y a quelques années et lit des poèmes tristes.
- Vous devez faire la paix.
- Comment pourrais-je Question ...
- Dis-lui ce que tu m'as expliqué. Donne-lui tes raisons.
- Ce n'est qu'une enfant.
Manon me jette un regard acerbe.
- Quel âge avais-je, d'après toi, quand je me suis mariée Question Quand j'ai eu ma fille Question Quand je suis venue au château pour m'occuper de Laurent Question
- Tu m'as dit que tu avais dix-neuf ans.
- J'ai menti. J'avais besoin de ce travail, alors, j'ai menti. J'avais quatorze ans quand je me suis mariée. A peine quinez quand j'ai eu ma fille. Seize quand tu as vu mon sein nu dans le jardin, le jour où tu m'as embauchée. Vingt lorsque tu m'as enfin mise dans ton lit. A l'âge d'Hélène, j'étais mariée et j'avais déjà enfanté.
Elle regarde autour d'elle.
- Ce monde qui est le tien refuse de faire grandir les enfants.
"Non, me dis-je. C'est le tien qui les fait grandir trop vite."
Depuis quand était-ce mon monde Question En fait, cela l'a toujours été. Je sais quand Manon fait une différence entre nous. La légère crispation de son visage quand elle entend une idée reçue sur les paysans. Son silence, apèr la visite d'un voisin envahissant. Son aveu qu'elle trouve Jérôme aveugle et arrogant, si loin du monde réel qu'il pourrait tout aussi bien appartenir à une autre espèce. Selon elle, Jérôme est un être à part. Sa grande bouche, ses poches sous les yeux, son habitude de se gratter l'entrejambe sans vergogne, sa manière de ne pas prendre Manon au sérieux... Il est venu nous rendre visite plusieurs fois depuis notre mariage et se montre relativement poli. Jérôme n'est jamais intentionnellement grossier et est bien trop intelligent pour se montrer désagréable envers mon épouse, quoi qu'il pense de notre union. Mais le fait est qu'ilparle à Manon comme si elle était une enfant et se croit obligé de tout lui répéter.
- Vas-y, insiste-t-elle. Parle à ta fille. Laisse Tigris ici."

PAUSE
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MessageSujet: LE DERNIER BANQUET   LE DERNIER BANQUET - Page 6 EmptyDim 30 Juil - 17:38

"Je frappe à la porte d'Hélène et m'annonce lorsqu'elle demande avec humeur qui vient encore la déranger. Surprise par ma réponse, elle déverrouille la porte. Sa chambre est décorée dans les tons bordeaux et pourpres. Je suppose que Manon est derrière ces changements. La dernière fois que je suis venu ici, la pièce était des les teintes roses et ma fille dormait toujours dans un lit d'enfant. Hélène attend, et, puisque je suis son père et qu'il est de mon devoir de lui perler, je m'exécute. Je lui demande si elle a vu Georges fouetter violemment son cheval et lui dis qu'un homme capable de traiter ainsi sa monture fera de même avec son épouse. Je m'inquiète pour elle, qu'elle le croie ou non. En fait je l'aime telle qu'elle est et parce qu'elle me rappelle sa mère. Que j'ai chérie de tout mon coeur. Ces mots sont durs à dire et me surprennent autant qu'elle.
Hélène me rappelle que le cheval a jeté Georges à terre, insiste pour dire qu'il aurait pu être tué et qu'il a réagi sous le coup de l'émotion. Quoi qu'il en soit, jamais Georges ne maltraiterait une femme. Il est bien trop charmant, intelligent, séduisant et ambitieux. Je me fais violence pour ne pas lui rétorquer qu'il est séduisant pour une petite fille et que, même s'il réalise ses plus grandes ambitions, il n'arrivera jamais à la cheville des fils de nos voisins qui ne sont pas moins séduisant et ont des tempéraments moins détestables. Ma seule objection est-elle que je le trouve cruel Question me demande-t-elle. Quand je réponds oui, elle ne paraît pas convaincue.
Bien sûr, lui dis-je, elle sait que je suis un démocrate, que je corresponds avec Voltaire, que j'ai fait mon possible pour aider mes paysans. Je suis heureux du développement des professions. Je ne vois pas pourquoi un homme intelligent issu de la classe moyenne n'aurait pas le droit de progresser. Le regard de ma fille s'adoucit à ces paroles, et elle me serre contre elle. Le lendemain matin, elle est partie. Un cheval a disparu des écuries, et des vêtement manquent dans sa commode. Elle n'a rien emporté d'autre, pas même ses bijoux. Une lettre est posée sur la table de chevet.

Très cher papa,
Georges n'est pas l'homme que tu crois. Il est attentionné, intelligent et m'a toujours montré le plus grand respect. Je sais que vous apprendrez à l'aimer comme loi quand vous le connaître mieux. Il ne souhaite que faire partie de cette famille, comme je veux faire partie de la sienne.
Pardonnez-moi, père.

Votre très chère fille,
Hélène.
"


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MessageSujet: LE DERNIER BANQUET   LE DERNIER BANQUET - Page 6 EmptyDim 30 Juil - 18:23

"Je fais envoyer des messagers aux maires de toutes les villes dans un rayon de cent cinquante kilomètres pour recherche ma fille. J'écris aux évêques pour les informer qu'elle n'a pas la permission de se marier.
Or, comme elle est noble, elle a besoin de l'autorisation du roi. Ils doivent s'assurer que leurs prêtres sont bien au fait de tout cela. J'écris également à Paris pour expliquer toute l'affaire aux autorités. Informé de la fugue de sa nièce, Charles mène ses propres recherches.
Ensuite, je fais atteler mon cheval et vais trouver Emile. Je lui dis que je trouve le tempérament de son fils inapproprié pour ma fille, que je ne peux pas approuver leur union et que cette escapade réduit à néant toute chance de me voir changer d'avis. S'il décide de considérer ma décision comme de la suffisance, tel est son choix et son droit.
Des douaniers arrêtent Hélène à Bordeaux, alors qu'elle s'apprête à embarquer dans un bateau en partance pour le Portugal. La société d'Emile a récemment ouvert un bureau à Lisbonne, et je me demande ce qu'il savait des intentions de son fils. A son retour, Hélène insiste néanmoins pour dire que la fuite était son idée et que Georges a été choqué lorsqu'elle s'est présentée à sa porte à l'aube pour lui déclarer son amour et lui suggérer de s'enfuir avec elle. J'apprends tout ceci de la bouche de Manon, car ma fille se mure dans un silence furieux et obstiné dès qu'elle me voit. C'est Manon qui a la tâche délicate de l'examiner, puisque je refuse d'impliquer le médecin local. Cela se passe dans la chambre de Manon pendant que j'attends devant la porte entrebâillée.
Manon demande à ma fille de s'allonger sur le lit, puis j'entends un froufroutement de jupons et un long silence, brisé par les sanglots de Manon qui exécute mon ordre. Le silence s'étire. Puis les pleurs s'accentuent, et j'entends un soupir de soulagement suivie des bruits d'eau au moment où Manon se lave les mains dans la bassine. Elle ouvre la porte les mains encore humides.
- Intacte, déclare-t-elle laconiquement.
Comme je la regarde avec insistance, elle fait la grimace.
- Tu mets mes paroles en doute Question
- Bien sûr que non.
- C'est plus sage, étant donné les circonstances.
Elle me referme la porte au nez, et c'est la dernière fois que je la vois de la journée. Soulagé d'apprendre que ma fille est toujours vierge, bien qu'elle ait passé trois nuits en compagnie de Georges, je retourne dans mon bureau, où Tigris lève la tête et m'examine de ses yeux laiteux avant de la baisser de nouveau. Même elle semble déçue par mon attitude.
Nous pensons savoir ce que voient les enfants lorsqu'ils nous regardent, et, en me remémorant mes dix-sept ans et l'amour que j'éprouvais alors pour Virginie, je me demande en quoi j'ai échoué. Dois-je simplement laisser Hélène épouser le fils d'Emile Question Est-il encore temps de changer d'avis Question A la nuit tombée, la décision est prise pour moi. Quand je reviens au château, je trouve une lettre de Charles, qui en a envoyé un autre à ma fille.
La lettre destinée à Hélène est une invitation au château de Saulx, où, dit-il, elle pourra guérir de ses récents bouleversements et reprendre goût à la vie. Dans ma lettre, il me promet de faire très attention à Hélène. Je me demande si j'ai tort de me sentir offensé et de déceler dans cette promesse l'idée qu'il réussira là où j'ai échoué.
Quand une lettre arrive de Versailles l'année suivante (signée de la main du roi, mais dictée par Jérôme à un scribe), pour offrir à mon fils une position à la cour, j'appelle Tigris et emmène Laurent et mon gros chat faire une longue promenade. Je dis à mon fils que je respecterai son choix. Peut-être perçoit-il ma réticence, car il me demande quelles est ma préférence.
- Ils ont parlé d'une position à la cour. A mon retour de Corse, il a été question de t'en offrir une quand tu serais assez grand.
D'après son hochement de tête, il est clair que Laurent se considère dès à présent comme assez mûr. Il me dépasse déjà et ressemble tellement à sa mère que cela me met mal à l'aise.
Mon fils part un mois plus tard. Je ne le reverrai guère par la suite.
Après son départ, ma vie s'étiole. Les oiseaux s'éveillent avec l'aube (des grives, des alouettes, des rouges-gorges et des moineaux) et se couchent ave le crépuscule. Comme le font les animaux et leurs propriétaires, des paysans qui vivent eux-mêmes comme des animaux. Les bougies sont chères, et trouver de la nourriture devient difficile pour la plupart d'entre eux. Mon existence prend une orientation similaire. Je me lève tôt, me couche tôt, au rythme de mes terres. Des domestiques prennent leur retraite sans être remplacés. Manon me demande si nous allons devenir pauvres, et je réponds que non, je suis simplement heureux d'être en paix. Elle peut embaucher autant de serviteurs que nécessaire. Nous prenons une nouvelle fille pour frotter les planchers et deux garçons d'écurie. Un valet de pied ou deux. Si elle en engage d'autres, je ne le remarque pas.
Emile meurt l'été 1774, l'année du couronnement de Louis XVI, et, à cause de notre récente querelle, je ne suis pas invité à ses funérailles, bien que je sois son plus vieil ami. Charles est invité et refuse de s'y rendre. Je ne sais pas si Jérôme a été convié. Comme il a cessé de m'écrire, je suppose que les rumeurs à propos d'Hélène et de sa disgrâce sont arrivées jusqu'à lui. A moins qu'il n'ait été offensé par le refus de Laurent de venir à la cour.
Charles, bien sûr, se considère comme au-dessus de tout scandale. Il garde Hélène auprès de lui, la présent aux fils de ses amis et partisans. Le jour où Georges enterre son père, ma fille est mariée. Son mari est un diplomate, moitié français, moitié autrichien, baron par son père, voué à hériter d'un château et d'un titre de comte à la mort de sa mère, laquelle est l'unique héritière de sa famille.
Charles adresse une requête au roi pour que le jeune homme soit autorisé à adopter le titre plus tôt, ce qui lui est accordé. Ma fille devient comtesse et tombe enceinte le même mois. Elle vit à Londres, où son mari représente les intérêts de la France dans cette guerre entre nos deux pays, et m'écrit peu. Quand elle le fait, elle me parle toujours de ses enfants, généralement des banalités. Son fils a appris à monter à cheval et à écrire, il étudie le latin et l'anglais. Sa fille suit des cours de danse. Elle m'envoie des dessins, grossiers et anonymes, de ses enfants que je n'ai jamais vus et ne verrai peut-être jamais, puisqu'elle a emménagé à Londres deux mois avant de mettre au monde son aîné et n'est pas revenue en France depuis."

FIN DU XXX
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MessageSujet: LE DERNIER BANQUET   LE DERNIER BANQUET - Page 6 EmptyDim 30 Juil - 19:12

DERNIER CHAPITRE

"Les barbares aux portes

Je dis mes prières devant le tableau médiocre d'un messie au visage torturé dont l'arrière-plan incite à penser que l'artiste s'est contenté de regarder par la fenêtre et de peindre ce qu'il a vu. Peut-être est-ce le cas ; le paysage sombre et le visage du messie si mal éclairé qu'il a sans doute été peint par un artiste à la journée.
Je récite le credo et Notre Père sans penser à mes paroles. " Car c'est à toi qu'appartiennent le règne, la puissance et la gloire, pour des siècles et des siècles. Amen." Quelle est la chance que cela soit vrai Question
Je réalise que le moment est mal choisi pour avoir des doutes. Tigris ressent vraisemblablement la même chose, car elle vient se frotter à mes genoux.
- Le moment est venu Question
Ses yeux aiteux répondent que oui, et son sourire de gros chat aux dents retroussées fait courir un frisson le long de ma colonne vertébrale. Nous laissons les bougies de l'autel brûler pour ceux qui les trouveront. Un papillon de nuit volette au-dessus d'une flamme et chute, les ailes blessées et roussies.
Ce sera bientôt notre tour, mon gros chat...
Elle m'observe de son regard aveugle. Un homme devrait mourir sur le champ de bataille ou dans son bureau. Dans un lieu inconnu ou peu familier. Imaginer mon château transformé en champ de bataille est déplaisant. J'espère, sans toutefois y croire, que la foule épargnera les peintures et le mobilier. Pourquoi le feraient-ils Question
Les peintures ne signifient rien pour eux, et le mobilier est trop raffiné pour supporter d'être bousculé. Ils vont briser les vitres, voler les rideaux et finiront sûrement par donner la propriété à un homme qui aura tout de moi sauf mon nom. La vieillesse a ses avantages, et l'un d'eux est la résignation. Enfant, j'aurais été terrorisé par le sort qui m'attend. Adolescent, j'aurais été outragé et prêt à me défendre. A l'époque où j'ai rencontré Tigris, nous aurions cherché à nous tirer de ce mauvais pas.
Je ne ressens rien de tout cela. Je sens le poids de l'histoire inéluctable, telle une déferlante qui emporte tout sur son passage. A présent, au terme de mon existence, je comprends enfin ce que je n'ai pas su comprendre avant. L'histoire est en marche. Rien ne pourra l'arrêter. Ce monde à l'agonie est à la fois beau et cruel. Si ma mort est une partie du prix à payer, ainsi soit-il. Une infime partie.
Des cris me parviennent depuis la cour, indiquant que les grilles ont cédé et que les sans-culottes ont franchi les remparts. Les portes intérieures et les fenêtres du château sont verrouillées, ce qi contiendra la vague un peu plus longtemps. Je suis soulagé que Virginie soit morte, que Manon soit partie et que mon fils soit en sécurité aux Indes. Je songe à Hélène à Londres et j'espère qu'elle me regrettera quelque peu. Il est trop tard pour avoir des regrets si je me suis trompé au sujet de Georges. Trop tard pour lui raconter ce qui est vraiment arrivé à sa mère. Il y a des choses que les parents ne doivent pas dire à leurs enfants. Ce ne serait qu'une manière de me justifier à mes propres yeux. C'est plus compliqué que tu ne penses. Il y a toujours deux version de l'histoire. J'ai fait de mon mieux...
Si je suis chanceux, elle me pleurera un jour. Dans le cas contraire, je doute que mon esprit soit encore là pour en souffrir.

- Ignore le bruit, dis-je à Tigris, qui se raidit chaque fois qu'elle entend un bruit sourd ou un craquement à l'extérieur.
D'après le vacarme qui nous parvient, des hommes tambourinent à la porte d'entrée, d'autres aux portes latérales. Ils trouveront les portes intérieures elles aussi fermées, ce qui va sans nul doute attiser leur colère.
- Retourne te coucher.
Mais Tigris est trop agitée, et je dois la laisser là, à se gratter la queue, pendant que je vais au rez-de-chaussée.
Je reviens dans ma chambre, je me lave du mieux possible avec l'eau froide d'un broc sur la table de toilette. Ôtant mes vêtement, je me tiens nu sur un tapis persan et frotte la moindre partie de mon corps. Mon corps est vieux et desséché, mes bras sont plus fins que dans mon souvenir, et mon ventre est petit et bas. Par peur de ne pas être assez propre, je vais chercher un second broc d'eau dans une autre pièce et enlève ma perruque pour essuyer la sueur de mon crâne. Je me rase rapidement le crâne et le rince comme pour mettre une perruque neuve, mais je garde la tête nue.
Cela devrait suffire. Je vais chercher le kimono de soie que Manon m'a acheté avec son propre argent. Je le drape sur mon corps frêle et observe ma chambre. J'ai dormi sur ce lit avec Virginie et avec Manon. J'ai soigné des fièvres et j'ai écrit des lettres à mon fils et à ma fille récalcitrante.
Tigris lève la tête quand j'entre dans mon bureau. Elle attend d'entendre ma voix, mais je garde le silence. La clameur des sans-culotte s'est accrue. Ils sont à l'intérieur du château, énervés de trouver toutes les protes des couloirs fermées. J'espère avoir assez de temps et je décide que oui. J'aurais aimé faire mes adieux à Tigris, mais pourquoi me serais-je frotté si vigoureusement alors Question J'aurais dû m'y prendre bien plus tôt.
"Maintenant, me dis-je, fais-le maintenant."
Je fais courir la lame sur mon poignet en diagonale pour faire couler le sang, mais pas trop vite. Il goutte sur le tapis, et le nez de Tigris se retrousse. Elle se fige comme elle le fait chaque fois qu'elle sent de la nourriture. Ma tigresse est perplexe. Elle croit que c'est moi qui suis dans la pièce avec elle. Presque toute mon odeur a disparu, je ne lui parle pas comme je le fais d'habitude, et maintenant elle sent l'odeur du sang. Elle est affamée. Moi, j'ai eu faim toute ma vie? Je fais une seconde entaille, puis une troisième et grimace tant la douleur devient insupportable. Les poils de sa fourrure sont dressés. Elle tourne la tête pour me faire face et s'aplatit sur le sol. Je sais de quoi elle a l'air quand elle se repose. Là, Tigris ne se repose pas.
Enfin, nous sommes face à notre destin.
Une partie de ce livre est écrite sur du papier, une partie n'est que le fruit de mes souvenirs, à vous d'imaginer le reste. Je vous remercie d'avoir écouté le fantôme d'une existence à présent révolue, vécue dans un monde à l'agonie. Même si cela me peine de le croire, je mérite de mourir. La foule va saccager mon château, le reconstruire en temps voulu et, je l'ai déjà dit, l'un d'eux deviendra moi. J'aurais aimé que cela se passe autrement, mais c'est ainsi.
Plus que tout, je veux dire adieu à Tigris. C'est plus important pou moi que de dire adieu à Manon, Hélène ou à mon fils. Ce qui n'est pas possible. Serrant le rasoir une dernière fois, je l'enfonce dans ma chair et fais une entaille verticale, qui sectionne une artère au moment où Tigris bondit. Je me suis nourri de sa mère, elle se nourrit de moi. Justice est faite et la bouche est bouclée. S'il le faut, je suis prêt à tout recommencer."

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MAINGANTEE

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