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Détente - amitié - rencontre entre nous - un peu de couleurs pour éclaircir le quotidien parfois un peu gris...
 
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 Le Clézio..............................

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MAINGANTEE
epistophélès
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epistophélès

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MessageSujet: Le Clézio..............................   Le Clézio.............................. EmptySam 26 Fév - 14:04

"La ronde

Les deux jeunes filles ont décidé de se rencontrer là, à l'endroit où la rue de la Liberté s'élargit pour former une petite place. Elles ont décidé de se rencontrer à une heure, parce que l'école de sténo commence à deux heures, et que ça leur laissait tout le temps nécessaire. Et puis, même si elles arrivaient en retard ? Et quand bien même elles seraient renvoyées de l'école, qu'est-ce que ça peut faire ? C'est ce qu'a dit Titi, la plus âgée, qui a des cheveux rouges, et Martine a haussé les épaules, comme elle fait toujours quand elle est d'accord et qu'elle n'a pas envie de le dire. Martine a deux ans de moins que Titi, c'est-à-dire qu'elle aura dix-sept ans dans un mois, bien qu'elle ait l'air d'avoir le même âge. Mais elle manque un peu de caractère, comme on dit, et elle cherche à dissimuler sa timidité sous un air renfrogné, en haussant les épaules pour un oui ou pour un non, par exemple.
En tout cas ce n'est pas Martine qui eu l'idée. Ce n'est peut-être pas Titi non plus, mais c'est elle qui en a parlé la première. Martine n'a pas l'air bien surprise, elle n'a pas poussé de hauts cris. Elle a seulement haussé les épaules, et c'est comme cela que les deux jeunes filles se sont mises d'accord. Pour l'endroit, il y a quand même eu une petite discussion. Martine voulait que ça se fasse en dehors de la ville, aux Moulins par exemple, là où il n'y a pas trop de monde, mais Titi a dit que c'était mieux en plaine ville, au contraire, là où il y a des gens qui passent, et elle a tellement insisté que Martine finalement a haussé les épaules, Au fond, en pleine ville ou aux Moulins, c'est la même chose, c'est une question de chance, voilà tout. C'est ce que pensait Martine, mais elle n'a pas jugé bon de le dire à son amie.
Pendant tout le temps du déjeuner avec sa mère, Martine n'a presque pas pensé au rendez-vous. Quand elle y pensait, ça l'étonnait de s'apercevoir que ça lui était égal. Ce n'était sûrement pas pareil pour Titi. Elle, ça faisait des jours et des jours qu'elle ruminait toute cette histoire, elle en avait sûrement parlé pendant qu'elle mangeait son sandwich sur un banc, à côté de son petit ami. D'ailleurs c'est lui qui a parlé la première fois de prêter son vélomoteur à Martine, parce qu'elle n'en avait pas. Mais lui, on ne peut pas savoir ce qu'il pense de tout cela. Il a de petits yeux étroits où on ne lit absolument rie, même quand il est furieux ou qu'il s'ennuie.
Pourtant, quand elle est arrivée dans la rue de la Liberté, près de la place, Martine a senti son coeur tout d'un coup qui paniquait. C'est drôle, un coeur qui a peur, ça fait "boum, boum, boum", très fort au centre du corps, et on a tout de suite les jambes molles, comme si on allait tomber. Pourquoi a-t-elle peur ? Elle ne sait pas très bien, sa tête est froide", et ses pensées sont indifférentes, même un peu ennuyées ; mais c'est comme si à l'intérieur de son corps il y avait quelqu'un d'autre qui s'affolait. En tout cas, elle serre les lèvres et elle respire doucement pour que les autres ne voient pas ce qui se passe en elle. Titi et son ami sont là, à califourchon sur les vélomoteurs. Martine n'aime pas l'ami de Titi ; elle ne s'approche pas de lui pour ne pas avoir à l'embrasser. Titi, ce n'est pas pareil. Martine et elle sont vraiment amies, surtout depuis un an, et pour Martine, tout a changé depuis qu'elle a une amie. Maintenant elle a moins peur des garçons, et elle a l'impression que plus rien ne peut l'atteindre, puisqu'elle a une amie. Titi n'est pas jolie, mais elle sait rire, et elle a de beaux yeux gris-vert ; évidemment, ses cheveux rouges sont un peu excentriques, mais c'est un genre qui lui va. Elle protège toujours Martine contre les garçons. Comme Martien est jolie fille, elle a souvent des problèmes avec les garçons, et Titit lui vient en aide, quelquefois elle sait donner des coups de pieds et des coups de poing.
Peut-être que c'est le petit ami de Titi qui a eu l'idée d'abord. C'est difficile à dire parce que ça fait longtemps qu'ils ont tous plus ou moins envie d'essayer, mais les garçons parlent toujours beaucoup et ils ne font pas grand-chose. Alors c'est Titi qui a dit qu'on allait leur montrer, qu'on ne se dégonflerait pas, et qu'ils pourraient aller se rhabiller, les types et les filles de la bande, et que Martine après ça n'aurait plus rien à craindre. C'est la raison pour laquelle Martine sent son coeur battre très fort dans sa cage thoracique, parce que c'est un examen, une épreuve. Elle n'y avait pas pensé jusqu'à maintenant, mais tout d'un coup, en voyant Titi et le garçon assis sur les vélomoteurs à l'angle de la rue, au soleil, en train de fumer, elle comprend que le monde attend quelque chose, qu'il doit se passer quelque chose. Pourtant, la rue de la Liberté est calme, il n'y a pas grand monde qui passe. Les pigeons marchent au soleil, sur le bord du trottoir et dans le ruisseau, en faisant bouger mécaniquement leurs têtes. Mais c'est comme si, de toutes parts, était venu un vide intense, angoissant, strident à l'intérieur des oreilles, un vide qui suspendait une menace en haut des immeubles de sept étages, aux balcons, derrière chaque fenêtre, ou bien à l'intérieur de chaque voiture arrêtée."
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MAINGANTEE

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MessageSujet: Re: Le Clézio..............................   Le Clézio.............................. EmptySam 26 Fév - 15:23

C'est qu'il y a du suspense avec Martine  Cool
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Jean2

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MessageSujet: Re: Le Clézio..............................   Le Clézio.............................. EmptySam 26 Fév - 15:38

et des cheveux rouges pour plaire au Marco  Cool 

Merci Episto
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epistophélès

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MessageSujet: Le Clézio..............................   Le Clézio.............................. EmptySam 26 Fév - 15:49

Martine reste immobile, elle sent le froid du vide en elle, jusqu'à son coeur, et un peu de sueur mouille ses paumes. Titi et le garçon la regardent, les yeux plissés à cause de la lumière du soleil. Ils lui parlent, et elle ne les entend pas. Elle doit être très pâle, les yeux fixes, et ses lèvres tremblent. Puis d'un seul coup cela s'en va, et c'est elle maintenant qui parle, la voix un peu rauque, sans savoir très bien ce qu'elle dit.
"Bon. Alors, on y va ? On y va maintenant ?"
Le garçon descend de son vélomoteur. Il embrasse Titi sur la bouche, puis il s'approche de Martine qui le repousse avec violence.
"Allez, laisse-la."
Titi fait démarrer brutalement son vélomoteur et vient se placer à côté de Martine. Puis elles démarrent au même moment, en donnant des coups d'accélérateur. Elles roulent un instant sur le trottoir, puis elles descendent ensemble sur la chaussée, et elles restent côte à côte dans le couloir réservé aux bus.
Maintenant qu'elle roule, Martine ne ressent plus la peur à l'intérieur de son corps. Peut-être que les vibrations du vélomoteur, l'odeur et la chaleur des gaz ont empli tout le coeur qu'il y avait en elle. Martine aime bien rouler en vélomoteur, surtout quand il y a beaucoup de soleil et que l'air n'est pas froid, comme aujourd'hui. Elle aime se faufiler entre les autos, la tête tournée un peu de côté pour ne pas respirer le vent, et aller vite ;
Titi a eu de la chance, c'est son frère qui lui a donné son vélomoteur, enfin, pas exactement donné ; il attend que Titi ait un peu d'argent pour le payer. Le frère de Titi, ce n'est pas comme la plupart des garçons. C'est un type bien, qui sait ce qu'il veut, qui ne passe pas sont temps à raconter des salades comme les autres, juste pour se faire valoir. Martine ne pense pas vraiment à lui, mais juste quelques secondes c'est comme si elle était avec lui, sur sa grosse moto Guzzi, en train de foncer à toute vitesse dans la rue vide. Elle sent le poids du vent sur son visage, quand elle est accrochée à deux mains au corps du garçon, et le vertige des virages où la terre bascule, comme en avion.
Les deux jeunes filles roulent le long du trottoir, vers l'ouest. Le soleil est au zénith, il brûle, et l'ai frais n'arrive pas à dissiper l'espèce de sommeil qui pèse sur le goudron de la rue et sur le ciment des trottoirs. Les magasins sont fermés, les rideaux de fer sont baissés, et cela accentue encore l'impression de torpeur. Malgré le bruit des vélomoteurs, Martine entend par instants, au passage, le glouglou des postes de télévision qui parlent tout seuls au premier étage des immeubles. Il y a une voix d'homme, et de la musique qui résonne bizarrement dans le sommeil de la rue, comme dans une grotte.

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epistophélès

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MessageSujet: Le Clézio..............................   Le Clézio.............................. EmptySam 26 Fév - 15:56

Oups Exclamation Je n'y avais pas pensé Jean2. ... Embarassed J'espère que Marco ne va pas plonger dans un abîme de fantasmes-érotico-bouillants. ... tongue
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MessageSujet: Le Clézio..............................   Le Clézio.............................. EmptySam 26 Fév - 16:20

Titi roule devant, à présent, bien droite sur la selle de son vélomoteur. Ses cheveux rouges flottent au vent, et son blouson d'aviateur se gonfle dans le dos.
Martine roule derrière elle, dans la même ligne, et quand elles passent devant les vitrines des garages, elle aperçoit du coin de l'oeil leurs silhouettes qui glissent, comme les silhouettes des cavaliers dans les films de cow-boys.
Puis, tout d'un coup, à nouveau, la peur revient à l'intérieur de Martine, et sa gorge devient sèche. Elle vient de s'apercevoir que la rue n'est pas vraiment vide, que tout cela est comme réglé d'avance, et qu'elles s'approchent de ce qui va arriver sans pouvoir se détourner.
L'angoisse est si forte que tout se met à bouger devant les yeux de Martine, comme quand on va se trouver mal. Elle voudrait s'arrêter, s'allonger n'importe où, par terre, contre un coi de mur, les genoux repliés contre son ventre, pour retenir les coups de son coeur qui jettent des ondes à travers son corps. Son vélomoteur ralentit, zigzague un peu sur la chaussée. Devant elle, au loin, Titi continue sans se retourner, bien droite sur la selle de son vélomoteur, et la lumière du soleil étincelle sur ses cheveux rouges.
Ce qui est terrible surtout, c'est que les gens attendent. Martine ne sait pas où ils sont ni qui ils sont, mais elle sait qu'ils sont là, partout, le long de la rue, et leurs yeux impitoyables suivent la cavalcade des deux vélomoteurs le long du trottoir. Qu'est-ce qu'ils attendent, donc ? Qu'est-ce qu'ils veulent ?
Peut-être qu'ils sont en haut des immeubles blancs, sur les balcons, ou bien cachés derrière les rideaux des fenêtres ? Peut-être qu'ils sont très loin, à l'intérieur d'une auto arrêtée, et qu'ils guettent avec des jumelles ? Martine voit cela, l'espace de quelques secondes, tandis que sa machine ralentit en zigzaguant sur la chaussée, près du carrefour. Mais dans un instant, Titi va regarder derrière elle, elle va rebrousser chemin, elle va dire "Eh bien ? Eh bien ? Qu'est-ce que tu as ? Pourquoi tu t'arrêtes ?"
Martine ferme les yeux, et elle savoure ces quelques secondes de nuit rouge, dans toute cette journée cruelle. Quand elle regarde à nouveau, la rue est encore plus déserte et plus blanche, avec le grand fleuve de goudron noir qui fond sous les rayons du soleil. Martine serre bien dort les lèvres, comme tout à l'heure, pour ne pas laisser échapper sa peur. Les autres, ceux qui regardent les embusqués derrière leurs volets, derrière leurs autos, elle les déteste si fort que ses lèvres recommencent à trembler et que son coeur bat la chamade. Toutes ces émotions vont et viennent si vite que Martine sent une ivresse l'envahir, comme si elle avait trop bu et fumé. Elle voit encore, du coin de l'oeil, les visages de ceux qui attendent, qui regardent, les sales embusqués derrière leurs rideaux, derrière leurs autos. hommes au visage épais, aux yeux enfoncés, hommes enflés, qui sourient vaguement, et dans leur regard brille une lueur de désir, une lueur de méchanceté. Femmes, femmes aux traits durcis, qui la regardent avec envie et mépris, avec crainte aussi, et puis visages de filles de l'Ecole de sténo, visages des garçons qui tournent, qui s'approchent qui grimacent. Ils sont là tous, Martine devine leur présence derrière les vitres des bars, dans les recoins de la rue que le soleil vide.

P'tite pause. ...
Wink
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MessageSujet: Le Clézio..............................   Le Clézio.............................. EmptySam 26 Fév - 17:53

Quand elle repart, elle voit Titi avant le carrefour suivant, à l'arrêt de bus. Titi est à demi tournée sur la selle de son vélomoteur, ses cheveux rouges sont rabattus sur sa figure. Elle est très pâle, elle aussi, car la peur trouble l'intérieur de son corps et fait un noeud dans sa gorge. C'est sûrement le soleil de feu qui donne la peur, et le ciel nu, sans un nuage, au-dessus des septièmes étages des immeubles neufs.
Martine arrête son vélomoteur à côté de Titi, et elles restent toues les deux immobiles, la main sur la poignée des gaz, sans rien dire. Elles ne se parlent pas, elle ne se regardent pas, mais elles savent que la ronde va commencer, maintenant, et leur coeur bat très fort, non plus d'inquiétude, mais d'impatience.
La rue de la Liberté est vide et blanche, avec ce soleil au zénith qui écrase les ombres, les trottoirs déserts, les immeubles aux fenêtres pareilles à des yeux éteints, les autos qui glissent silencieusement. Comment tout peut-il être si calme, si lointain ? Martine pense aux moteurs des motos qui peuvent éclater comme le bruit du tonnerre, et elle voit un instant de la rue s'ouvrir, se précipiter sous les pneus qui la dévorent, tandis que les fenêtres explosent en mille miettes qui jonchent l'asphalte de petits triangles de verre.
Tout cela est à cause d'elle, d'elle seule : la dame en tailleurs bleu attend l'autobus, sans regarder les jeunes filles, un peu comme si elle dormait. Elle a un visage rouge parce qu'elle a marché au soleil, et sous la veste de son tailleurs bleu, son chemisier blanc colle à sa peau. Ses petits yeux sont enfoncés dans ses orbites, ils ne voient rien, ou à peine, furtivement, vers le bout de la rue où doit venir le bus. Au bout de son bras droit, elle balance un peu son sac à main de cuir noire, marqué d'un fermoir en métal doré qui envoie des éclats de lumière. Ses chaussures sont noires également, un peu arquées sous le poids du corps, usées en dedans.
Martine regarde la dame en tailleur bleu avec tellement d'insistance que celle-ci tourne la tête. Mais ses yeux petits sont cachés par l'ombre de ses arcades sourcilières, et Martine ne peut pas rencontrer son regard. Pourquoi chercher à saisir son regard ? Martine ne sait pas ce qui est en elle, ce qui la trouble, ce qui l'inquiète et l'irrite à la fois. C'est peut-être parce qu'il y a trop de lumière ici, cruelle et dure, qui alourdit le visage de cette femme, qui fait transpirer sa peau, qui fait briller les rayons aigus sur le fermoir doré de son sac à main ?
Tout d'un coup, Martine donne un coup d'accélérateur, et le vélomoteur bondit sur la chaussée. Aussitôt elle sent l'air sur son visage, et la stupeur s'efface. Elle roule vitre, suivie de Titi. Les deux vélomoteurs avancent avec fracas sur la chaussée déserte, s'éloignent. La dame en bleu les suit un instant du regard, elle voit les vélomoteurs tourner deux rues plus loin, à droite. Le bruit aigu des moteurs s'éteint soudain.
A quelques pâtés de maison, pas très loin de la gare, le camion bleu de déménagement démarre lentement, chargé de meubles et de cartons. C'est un camion ancien, haut sur roues, peint en vilain bleu, et que les chauffeurs successifs ont brutalisé depuis un million de kilomètres, à grands coups de frein et en cognant sur le levier de vitesses. Devant le camion bleu, la rue étroite est encombrée de voitures arrêtées. En passant près des bars, le chauffeur se penche mais il n'aperçoit que l'ombre au fond des salles. Il sent la fatigue et la faim, ou bien c'est la lumière trop dure qui se réverbère sur le goudron de la chaussée. Il plisse les yeux, il grimace. Le camion bleu va vite le long de la rue étroite, et le grondement de son moteur s'amplifie dans les protes cochères. Sur la plate-forme arrière, les meubles grincent, des objets s'entrechoquent dans les cartons d'emballage. L'odeur lourde du gas-oil emplit la cabine, se répand au-dehors, dans une fumée bleu qui traîne le long de la rue. Le vieux camion tangue et roule sur les cahots, il fonce droit devant lui, un peu semblable à un animal en colère. Les pigeons s'envolent devant son capot. Il traverse une rue, une autre rue, presque sans ralentir, peut-être que le million de kilomètres qu'il a parcouru à travers les rues de la ville lui donne le droit de passage.
Seconde, troisième, seconde. Les vitesses grincent, le moteur cogne, fait des ratés. Sur les vitres des magasins la silhouette bleue passe vite, un peu semblable à un animal furieux.
Là-bas, au bord du trottoir, la dame en tailleur bleu attend toujours. Elle vient de consulter sa montre pour la troisième fois, mais les aiguilles semblent s'être bloquées sur cette insignifiance : une heure vingt-cinq. A quoi pense-t-elle ? Son visage rouge est impassible, la lumière du soleil marque à peine les ombres de ses orbites, de son nez, de son menton. Eclairée bien en face, elle ressemble à une statue de plâtre, immobile au bord du trottoir. Seule la peau noire de son sac à main et de ses chaussures semble vivante, jetant des éclats de lumière. A ses pieds, son ombre est tassée comme une dépouille, un peu rejetée en arrière. Peut-être qu'elle ne pense à rien, pas même à l'autobus numéro sept qui doit bien venir, qui roule le long des trottoirs vides, quelque part, qui s'arrête pour ramasser deux enfants qui vont au lycée, puis, plus loin, un vieil homme en complet gris. Mais ses pensées sont arrêtées, elles attendent comme elle, en silence. Elle regarde, simplement, parfois un vélomoteur qui passe en faisant son bruit de chaîne, parfois une auto qui glisse sur l'asphalte, avec ce bruit chaud de rue mouillée.

Re-courte pause.
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epistophélès

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MessageSujet: Le Clézio..............................    Le Clézio.............................. EmptySam 26 Fév - 18:49

Tout est si lent, et pourtant, il y a comme des éclairs qui frappent le monde, des signes qui fulgurent à travers la ville, des éclats de lumière fous. Tout est si calme, au bord du sommeil, dirait-on, et pourtant il y a cette rumeur et ces cris rentrés, cette violence.
Martine roule devant Titi, elle fonce à travers les rues vides, elle penche tellement son vélomoteur dans les virages que le pédalier racle le sol en en soulevant des gerbes d'étincelles. L'air chaud met des larmes dans ses yeux, appuie sur sa bouche et sur ses narines, et elle doit tourner un peu la tête pour respirer. Titi suit à quelques mètres, ses cheveux rouges tirés par le vent, ivre, elle aussi, de vitesse et de l'odeur des gaz.
La ronde les emmène loin à travers la ville, puis les ramène lentement, rue par rue, vers l'arrêt d'autobus où attend la dame au sac noir. C'est le mouvement circulaire qui les enivre aussi, le mouvement qui se fait contre le vide des rues, contre le silence des immeubles blancs, contre la lumière cruelle qui les éblouit. La ronde des vélomoteurs creuse un sillon dans le sol indifférent, creuse un appel, et c'est pour cela aussi, pour combler ce vertige, que roulent le long des rues le camion bleu et l'autobus verts, afin que s'achève le cercle.
Dans les immeubles neufs, de l'autre côté des fenêtres pareilles à des yeux éteints, les gens inconnus vivent à peine, cachés par les membranes de leurs rideaux, aveuglés par l'écran perlé de leurs postes de télévision. Ils ne voient pas la lumière cruelle, ni le ciel, ils n'entendent pas l'appel strident des vélomoteurs qui font comme un cri. Peut-être qu'ils ignorent même que ce sont leurs enfants qui tournent ainsi dans cette ronde, leurs filles au visage encore doux de l'enfance, aux cheveux emmêlés par le vent.
Dans les cellules de leurs appartements fermés, les adultes ne savent pas ce qui se passe au-dehors, ils ne veulent pas savoir qui tourne dans les rues vides, sur les vélomoteurs fous. Comment pourraient-ils le savoir ? Ils sont prisonniers du plâtre et de la pierre, le ciment a envahi leur chair, a obstrué leurs artères. Sur le gris de l'écran de télévision, il y a des visages, des paysages, des personnages. Les images s'allument, s'éteignent, font vaciller la lueur bleue sur les visages immobiles. Au-dehors, dans la lumière du soleil, il n'y a de place que pour les rêves.
Alors la ronde des vélomoteurs se referme, ici, sur la grande rue de la Liberté. Maintenant les vélomoteurs vont tout droit, en jetant vite en arrière tous ces immeubles, ces arbres, ces squares, ces carrefours. La dame en tailleur bleu est seule, au bord du trottoir, comme si elle dormait. Les vélomoteurs roulent tout près du trottoir, dans le ruisseau. Le coeur ne bat plus la chamade. Il est calme, au contraire, et les jambes ne sont plus faibles, les mains ne sont plus moites. Les vélomoteurs roulent au même rythme, l'un à côté de l'autre, et leur bruit est tellement à l'unisson qu'il pourrait faire crouler les ponts et les murs des maisons. Il y a les hommes dans la rue, embusqués dans leurs autos arrêtées, cachés derrière les rideaux de leurs chambres. Ils peuvent espionner avec leurs yeux étrécis, qu'est-ce que ça peut faire ?
Presque sans ralentir, le premier vélomoteur est monté sur le trottoir, il s'approche de la dame en bleu. Quand cela se passe, et juste avant de tomber, la dame regarde Martine qui roule devant elle dans le ruisseau, elle la regarde enfin, ses yeux grands ouverts qui montrent la couleur de ses iris, qui donne la lumière de son regard. Mais cela ne dure qu'un centième de seconde, et ensuite il y a ce cri qui résonne dans la rue vide, ce cri de souffrance et de surprise, tandis que les deux vélomoteurs s'enfuient vers le carrefour.
Il y a à nouveau le vent chaud qui souffle, le coeur qui bondit dans la cage thoracique, et dans la main de Martine serrée sur le sac à main noir, il y a la sueur. Le vide, surtout, au fond d'elle, car la ronde est finie, l'ivresse ne peut plus venir. Loin devant, Titi s'échappe, ses cheveux rouges flottant dans le vent.
Son vélomoteur est plus rapide, et elle passe le carrefour, elle s'en va. Mais à l'instant où le deuxième vélomoteur franchit le carrefour, le camion de déménagement bleu sort de la rue, tout à fait semblable à un animal, et son capot happe le vélomoteur et l'écrase contre le sol avec un bruit terrible de métal et de verre. Les pneus freinent en hurlant.
Le silence revient sur la rue, au centre du carrefour. Sur la chaussée, derrière le camion bleu, le corps de Martine est étendu, tourné sur lui-même comme un linge. Il n'y a pas de douleur, pas encore, tandis qu'elle regarde vers le ciel, les yeux grands ouverts, la bouche tremblant un peu. Mais un vide intense, insoutenable, qui l'envahit lentement, tandis que le sang coule en méandres noirs de ses jambes broyées. Pas très loin de son bras, sur la chaussée, il y a le sac de cuir noir, comme s'il avait été bêtement oublié par terre, et son fermoir de métal doré jette aux yeux des éclats meurtriers."

FIN
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MAINGANTEE

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MessageSujet: Re: Le Clézio..............................   Le Clézio.............................. EmptyDim 27 Fév - 8:57

aah de la lecture
Je m"y colle  Cool
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Jean2

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MessageSujet: Re: Le Clézio..............................   Le Clézio.............................. EmptyDim 27 Fév - 12:14

oups mais c'est horrible !
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epistophélès

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MessageSujet: Le Clézio..............................   Le Clézio.............................. EmptyDim 27 Fév - 12:31

Du coup, j'ai lu la 2ème nouvelle (Moloch) avant de vous la taper........ je n'ai rien compris, sauf qu'elle était sinistre.
Le Clézio semble être un joyeux drille. ...
Laughing
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MARCO

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MessageSujet: Re: Le Clézio..............................   Le Clézio.............................. EmptyDim 27 Fév - 17:08

ah oui la première est plombante 
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epistophélès

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MessageSujet: Le Clézio..............................   Le Clézio.............................. EmptyDim 27 Fév - 17:12

Sincèrement, par acquis de conscience j'ai lu la deuxième nouvelle avant de l'engager sur le coin lecture et honnêtement elle était , non seulement sinistre, mais en plus incompréhensible. Je n'ai rien capté Exclamation
Je vais lire la 3ème et si elle vaut le coup je vous l'envoie. Si elle est aussi démoralisante que les deux autres, j'abandonne. ... Laughing ...
Wink
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Jean2

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MessageSujet: Re: Le Clézio..............................   Le Clézio.............................. EmptyDim 27 Fév - 17:17

Moi je m'interroge sur le glouglou de la télé
la vôtre fait ca  ?
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MARCO

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MessageSujet: Re: Le Clézio..............................   Le Clézio.............................. EmptyDim 27 Fév - 17:20

??? Glouglou ???
Apéro corsé aussi J2 ? 
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MessageSujet: Re: Le Clézio..............................   Le Clézio.............................. EmptyDim 27 Fév - 17:32

 le glouglou des postes de télévision qui parlent tout seuls au premier étage des immeubles
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MessageSujet: Re: Le Clézio..............................   Le Clézio.............................. EmptyDim 27 Fév - 17:33

Dis donc tu ne devais pas attendre le 1 er mars pour boire toi ????
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MessageSujet: Le Clézio..............................   Le Clézio.............................. EmptyDim 27 Fév - 17:41

Dîtes, Jean2, Marco, lequel de vous deux entend des dindons dans son poste de télé Question  .......... Z'ont l'apéro hallucinogène Exclamation ... Razz ... tongue

J'ai lu la troisième.......... c'est déprimant : un homme qui apparemment s'est évadé de prison et erre dans un désert de pierres. Mourant de faim et de soif, il voit défiler son passé, jusqu'à ce qu'un gamin apparaisse, lui apporte du pain et une orange, reparte et ramène les flics avec lui. Fin. ... Shocked


Dernière édition par epistophélès le Dim 27 Fév - 18:01, édité 1 fois
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MARCO

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MessageSujet: Re: Le Clézio..............................   Le Clézio.............................. EmptyDim 27 Fév - 17:48

du pain et une orange 
Tu as raison c'est sordide  geek
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Jean2

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MessageSujet: Re: Le Clézio..............................   Le Clézio.............................. EmptyDim 27 Fév - 17:56

Même pas une petite terrine de pâté ?

Le bouquiniste doit te rembourser Episto!
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epistophélès

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MessageSujet: Le Clézio..............................   Le Clézio.............................. EmptyDim 27 Fév - 18:08

Non, Jean2. Ce n'est pas la faute du bouquiniste qui m'a fait un prix pour les 7 volumes de "Histoires d'amour de l'Histoire de France". Il n'avait pas les 10. Ca faisait un moment que je les recherchais car la collection que je possédais est partie en pages volantes à force de la manipuler. Ca faisait plus de 25 ans que l'avais.
Alors un Le Clézio ne vaut pas la peine d'un esclandre. ...
jocolor
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JeanneMarie

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MessageSujet: Re: Le Clézio..............................   Le Clézio.............................. EmptyDim 27 Fév - 18:10

Bon ... tant pis ..
Ca sera pour une prochaine fois
Merci d'avoir essayé LAure  Smile
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epistophélès

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MessageSujet: Le Clézio..............................   Le Clézio.............................. EmptyDim 27 Fév - 18:14

Maisssssss Jeanne-Marie, dans cette rubrique j'ai déjà mis une nouvelle de Le Clézio. Et de suite je me mets à celles de Bellemare. ... Wink
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epistophélès

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MessageSujet: Le Clézio..............................   Le Clézio.............................. EmptyDim 27 Fév - 19:24

UN DIEU GREC (çui-là, il va vous plaire les Copines Exclamation )... tongue

"Le ministre de la santé relit pour la troisième fois une page dactylographiée couverte de chiffres. Il vient de faire une constatation bizarre, inattendue, inexplicable. Dans son bureau du gouvernement des Etats fédérés de Malaisie, installé depuis quelques mois, en 1958, sa première et logique décision a été de prescrire une vérification du rythme de la natalité dans ce nouvel Etat auquel l'Angleterre vient d'accorder l'indépendance;
Il appelle l'un de ses collaborateurs : le docteur Séranblan.
"Dites, mon vieux, vous avez vu cela ? Il y a une chute verticale des naissances chez les Sakaïs du district de Gunong Lavit. Vous avez une explication ?"
Le docteur Séranblan, trente-trois ans, a fait ses études de médecine en Angleterre. Né dans la presqu'île de Malacca, de père et de mère d'origine malaise, il est plutôt petit, le teint mat, les cheveux très noirs, épais et raides. Sur des yeux sombres, il porte des lunettes à monture d'acier.
"Oui... répondit-il à son ministre. J'ai remarqué ce détail, mais je n'ai aucune explication."
Le ministre prend l'air ennuyé, et demande à son collaborateur s'il connaît les Sakaïs, car selon lui l'affaire est non seulement curieuse mais gênante.
"Non. Je sais simplement qu'il s'agit d'une petite communauté perdue dans un endroit inaccessible."
Le problème est d'autant plus préoccupant pour le ministre et son gouvernement que les Sakaïs ont toujours été relativement prolifiques. Ils fournissent depuis la fin de la dernière gueee une collaboration précieuse aux détachements anglais et malais en lutte contre les guérillas communistes en déroute partout ailleurs en Malaisie mais qui s'accrochent dans les environs du Gunong Lavit, le pic qui domine la contrée.
"C'est sérieux, mon vieux... insiste le ministre. Il faut trouver la raison de cette dénatalité."
Le petit docteur Séranblan ôte ses lunettes avec perplexité, il est d'accord, mais ne voit pas d'autre moyen que d'étudier l'affaire sur place :
"Alors, allez-y ! Et bon voyage", dit le ministre.

Sous une faible escorte, après des jours et des jours de cheminement épuisant en pirogue, puis dans une jungle dense - royaume des tigres et des éléphants - le docteur Séranblan atteint la seule et unique agglomération d'un district perdu où sont groupés quelque six cents Sakaïs.
En 1961, la presqu'île de Malacca est partagée entre neuf sultanats qui forment les Etats fédérés malais. Mais si certains de ces Etats sont très évolués dans leur ensemble, d'autres comprennent des régions où la vie garde toute sa sauvagerie primitive. Dans le Tenganou, sur lequel règne un prince spirituel et lettré, les neuf dixièmes des deux cent mille sujets sont parfaitement adaptés aux idées modernes. Mais là où se trouve le docteur Séranblan, dans la zone montagneuse du Gunong Lavit, en principe aucun européen n'a jamais mis les pieds.
Sa surprise n'en est que plus profonde : alors que les Sakaïs viennent tout juste d'abandonner certaines traditions comme de collectionner les têtes ou de faire des colliers d'oreilles... alors qu'ils ont la peau foncée, les cheveux très noirs, les yeux sombes et légèrement bridés et dépassant rarement 1,65 m, les quelques bambins qui suivent le docteur Séranblan jusqu'à la plus importante des cases - celle du chef - ne leur ressemblent pas du tout. Ils sont grands, ils ont la peau claire, le cheveu ondulé souvent châtain et plusieurs d'entre eux ont les yeux bleus !
Curieux, se dit le docteur Séranblan, en pénétrant dans la case du chef, des européens sont passés par là ?

PAUSE Exclamation
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MessageSujet: Le Clézio..............................   Le Clézio.............................. EmptyDim 27 Fév - 19:54

Sur le crâne du farouche et vieux chef de la tribu, quelques cheveux blancs frémissent, au rythme de la grande palme avec laquelle une jeune fille sakaï l'évente. Elle a le front cient d'un collier de fleurs et les seins nus. Accroupi devant un bol de thé, le docteur Séranblan a fini de transmettre les salutations de son gouvernement, et il ne peut s'empêcher de poser la question qui lui brûle les lèvres :
"Est-ce que vous voyez beaucoup d'européens ici ?
- Non.
- Pourtant il semblerait qu'il en soit venu...
- Un seul... répondit le vieux chef. Il y a de cela vingt-trois ans, en 1941 un jour de décembre. C'était un soldat anglais. Il avait fait partie de la poignée d'hommes qui devaient s'opposer au débarquement des Japonais au Nord de la presqu'île. Les envahisseurs étant trop nombreux les Anglais avaient dû se résigner à s'enfuir et dans la jungle, bien entendu, ils s'étaient perdus de vue.
"Cet Anglais qui venait d'arriver en Asie, et manquait complètement d'expérience, errait depuis des jours dans la forêt, jusqu'à ce qu'il tombe au hasard sur notre village. Mes guerriers l'auraient peut-être tué si ma fille Kula n'avait intercédé en sa faveur. Malheureusement cet Anglais n'a pas vécu longtemps. Huit jours après son arrivée, il était mordu par un serpent minute.
- Et vous dites que ce fut le seul Européen et qu'il y a vingt ans de cela ? Comment se fait-il alors que la plupart des quelques enfants que j'ai croisés ont la peau et les yeux aussi clairs ?"
"La peau et les yeux clairs ? Vous trouvez ?"
Le docteur Séranblan regarde autour de lui : contre chacune des nattes qui constituent les murs de la case, des visages d'enfants se pressent. Et dans chaque interstice brillent des yeux généralement bleus ou verts, à la rigueur noisette mais piquetés de vert.
"Mais enfin regardez ! s'exclame le docteur décontenancé.
- C'est peut-être le soleil de la clairière succédant à l'ombre de la forêt qui vous donne cette impression, réplique le chef avec ingénuité, puis il enchaîne avec malice : à moins que vous n'ayez goûté par mégarde à quelques fruits de la jungle ? Il en est qui déforment les couleurs..."
Cette fois, le docteur Séranblan a la nette impression que le vieux chef se moque de lui :
"De toute façon, dit-il, le gouvernement m'envoie pour chercher une explication à un phénomène troublant : il semble que depuis cinq ans les naissances aient diminué chez vous dans des proportions énormes.
- Oui, c'est vrai. Nous avons un peu moins d'enfants.
- Un peu moins ? ... Autrefois, il y en avait une centaine par an, et la moyenne est tombée à trente-cinq ! Comment expliquez-vous ça ?
- Vous savez, les femmes sont changeantes..."
Sur ce trait de philosophie sans réplique, le vieux chef se lève : l'entretien est terminé.

Re-pause dîner.
Je ne vais pas finir ce soir. ... I love you
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