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 Le dernier des Médicis

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epistophélès
JeanneMarie
Martine
MORGANE
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epistophélès

epistophélès


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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 4 EmptySam 18 Mar - 20:54

Nous avions vu paraître le jeune Domenico à Florence en août 1702. Encore inconnu, il n'avait alors que dix-sept ans et accompagnait son père, Alessandro Scarlatti, mon illustre compatriote. Je me souviens de l'année et du mois, parce que le Grand Prince avait mandé Alessandro pour son trente-neuvième anniversaire, le 9 août, jour où fut exécuté en l'honneur de cet événement un motet à quatre voix du maestro. Cette musique serait du goût de Gian Gastone, m'étais-je dit, lui qui n'avait renoncé à jouer de la flûte dans son lugubre donjon de Bohème que par dépit d'être seul parmi ces sauvages à apprécier un contre-ut bien placé.
Ferdinand s'était entiché d'Alessandro Scarlatti, qui lui envoyait chaque année un opéra nouveau pour son théâtre de Pratolino. Si aujourd'hui ce compositeur est unanimement vanté, il doit beaucoup de son succès à l'obstination du Grand Prince, qui obligea la noblesse florentine à trouver bons les ouvrages du Napolitain.
Il ne borna pas là sa dévotion aux Muses, comme disait, pour le railler, son frère. Lors d'un voyage en Allemagne, où il était allé voir sa soeur, il poussa jusqu'à Hambourg, attiré par la réputation que venait d'y acquérir un jeune compositeur du nom de Georg Friedrich Händel. Il invita le jeune homme à Florence.
Celui-ci arriva chez nous peu après le retour de Gian Gastone ; et, en présence du grand-duc et de ses deux fils, Rodrigo, premier opéra italien du Saxon, fut représenté avec éclat. Cent sequins et un service de porcelaine récompensèrent l'auteur. Sans Ferdinand, Händel ne serait peut-être jamais venu en Italie ; il n'aurait peut-être jamais écrit d'opéras italiens, ni conquis, avec ses Rinaldo, Giulio Cesare, Orlando et autres chefs-d'oeuvre inspirés de notre bel canto, , une renommée si légitime.
Arcangelo Corelli, de Rome, et Giacom' Antonio Perti, de Bologne, furent aussi parmi les musiciens que s'attacha le Grand Prince. J'insiste moins sur le nombre de jeunes chanteurs et instrumentistes dont il s'entoura, étant de notoriété publique qu'il avait tendance à exploiter cette charmante troupe pour d'autres fins que musicales.

Le chancre, cependant, rongeait les chairs de Ferdinand et commençait à attaquer ses facultés mentales.
Händel à peine reparti, le Grand Prince dut s'aliter.
Dévouée jusqu'au sacrifice, la princesse Violante-Béatrice s'installa au chevet de l'héritier du trône, qui mourrait avant d'y accéder, selon l'opinion générale.
Tout le monde put mesurer la douceur et l'humanité de cette princesse.Elle avait recueilli, dans le pavillon tombé en ruine, le précieux cotinga du Brésil, qu'elle logeait dans son propre appartement. Je me flattais que ce geste rapprocherait le prince de sa belle-soeur.
Elle pensa que la musique serait le meilleur moyen de le consoler de ses déboires conjugaux. Tout en s'acquittant des soins les plus vils auprès du grabataire, elle renoua avec l'habitude des soirées musicales et organisa des concerts où, sans tenir rancune à tel musico un peu trop joli de figure d'avoir naguère dévoyé son mari, elle le priait de chanter Pallido sole ou Ombra mai fù. Elle trouvait encore le temps de nourrir le frileux volatile et de le transporter de pièce en pièce selon les variations de la température, en mémoire des promenades au bord de l'Arno, oublieuse du crime qui y avait mis fin, ou assez miséricordieuse pour le pardonner.
Ce qui eût été une recommandation pour tout autre la desservit auprès de Gian Gastone. Elle fut impuissante à le ramener à de meilleurs sentiments. Aux âmes qui ont décidé de se perdre et mis au point une stratégie de la déchéance, rien ne déplaît autant que de trouver sur leur chemin l'ange de la tolérance et du pardon. Le prince ne fut pas ingrat. Conséquent avec son projet, il rangea au nombre de ses ennemis celle qui multipliait les attentions pour lui rendre le séjour moins pénible.
Trop sentimentale princesse § Vous aviez lu dans les Fioretti que Saint François d'Assise apprivoisa le loup de Gubbio en lui montrant que la méchanceté lupine n'est que le produit du préjugé humain. Mais il y a des loups qui tiennent à leur réputation, et ne viendront jamais manger dans unemain charitable. Une phrase d'encouragement sur les "bienfaits" de la musique était le plus sûr moyen de fermer à Gian Gastone la porte de vos académies. La bonté de votre coeur, craignez d'avoir un jour à la payer de quelque affront plus sanglant !

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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 4 EmptySam 18 Mar - 21:37

On aménagea un appartement pour le prince : trois chambres en façade, six fenêtres sur la place. En prévision de la mort de Ferdinand, qui laisserait vacante la dignité de Grand Prince, Cosimo III ordonna à ses ministres de rendre visite à son fils cadet, pour initier aux affaires de l'Etat celui qu'il avait tenu à l'écart de la cour.
Le premier à se présenter fut Giovan Battista Cerretani, sénateur et ministre des finances. Sans écouter plus de deux minutes l'exposé sur le budget, le prince lui demanda de trpler son allocation mensuelle. Requête extravagante, que l'autre, à juste titre, repoussa derrière le paravent des lois.
"Quelles lois, monsieur le sénateur ?
- Les lois de l'Etat, qui assignent tant au Grand Prince, tant à Votre Seigneurie.
- Vous n'êtes pas plus juriste que moi, et je vous trouve, seigneur Cretineri, bien impertinent, pour un homme dont le métier est de voler dans les caisses publiques.
- Votre Seigneurie aime à plaisanter.
- Pas plus que Salomé quand elle demanda à Hérode la tête de votre homonyme."
Le visiteur se retira, indigné. Gian Gastone courut à une de ses fenêtres. Le ministre remonta dans son carrosse, non sans déverser sa colère contre son cocher, trop lent à ouvrir la portière et à l'emporter loin du lieu de l'avanie.
Sur ces entrefaites, le leggendaio déboucha sur la place. On appelle ainsi à Florence le vendeur ambulant d'almanachs, refrains contre le mauvais oeil, recettes pour le lotto, qui va de maison en maison offrir sa pacotille souvent plus efficace que nos médicaments.
Penché à sa fenêtre, le prince lui ordonna de s'approcher ; d'une voix si forte et stridente, que tout ce qui se trouvait devant le palais leva la tête et fut témoin du scandale. Soldats de garde, laquais, cochers, postillons, lavandières, ménagères revenant de leurs courses dans le Borgo San Frediano, touristes en train de dessiner les bossages de la façade, tous assistèrent à la scène.
"Je t'achète ton lot entier de sornettes, cria le prince, en lançant au colporteur ébahi six sequins qui rebondirent sur le pavé. Porte-le à Son Excellence le sénateur Coglioneri, qui est si fier de sa science juridique, et dis-lui de ma part qu'il apprenne dans ces chansons à truquer plus discrètement ses comptes."
Une plaisanterie qui m'eût amusé, si elle n'avait couru aussitôt dans toute la ville. On blâma le prince et on se gaussa du sénateur, qui fut contraint de se démettre.

Après le leggendaio, le saponaio, Gian Gastone avait pris l'habitude d'ouvrir une de ses fenêtres sur la place et de héler les camelots. Sans se soucier que sa perruque fût de travers sur sa tête, la bouche encore barbouillée de chocolat, il exhibait à tue-tête les ressources de son esprit en bouffonneries et grossièretés. A un vendeur de savons il acheta la totalité de sa marchandise, avec ordre d'aller distribuer les savons, un par un, à chacun des ministres, "afin de leur apprendre à se laver et à regarder si leur conscience était pure avant de tourmenter et de pressurer les honnêtes gens".
Le grand-duc, cette fois, ne peut laisser impuni cet outrage. Bien qu'il trouvât son compte à faire porter aux ministres le poids du mécontentement populaire que le renchérissement des denrées et l'établissement de nouveaux impôts augmentaient de mois en mois, cette facétie assortie d'un élément inattendu de critique sociale l'épouvanta ; encouragement à la sédition, menace pour le trône. Le conseil de cabinet, réuni à la hâte, décida que le prince, ne pouvant plus résider au palais, serait assigné à demeure dans une des villas des environs, le temps d'apprendre à se conduire en homme d'Etat responsable.
Comme on avait besoin, pour le peuple que les pantalonnades du prince auraient fini par ameuter, d'un prétexte à l'éloigner de Florence, on allégua que sa santé, mise à mal par le long séjour dans des contrées barbares, ne pouvait se rétablir qu'au calme de la campagne. Ferdinand, de son lit, envoya un billet où il abandonnait à son frère sa villa de Pratolino. "Puisque, nouvel Orphée, tu as perdu ton Eurydice, nul ne mérite mieux les consolations dont ma fontaine fournit le mode d'emploi. Manoeuvre à bon escient les robinets." Cette allusion à leur lointaine promenade et aux automates du parc ne fut pas comprise du grand-duc. Le tour obscur, et jusqu'au tutoiement inhabituel lui parurent si suspects, qu'il hésitait à contenter le Grand Prince.
J'usai alors de mon autorité pour recommander la villa de Brandolino, située également au milieu des collines, un endroit réputé pour la pureté de son air. En réalité, cette résidence me plaisait parce que voisine - à peine un demi-tour de clepsydre - de Lappeggi. Me souvenant des bonnes dispositions du cardinal pour son neveu, je ne voyais pas en quelle meilleur compagnie celui-ci pourrait éponger l'ennui de vivre dans les champs.
Seulement, était-ce un argument à avancer devant le grand-duc, si monté contre son frère ?
A ma surprise, Cosimo III me dit d'un air finaud :
"Messire a peur que je ne devine ses raisons. Il ignore que j'ai un grand projet sur Son Eminence, projet pour lequel j'ai besoin de sa collaboration éclairée."
Je m'inclinai sans rien dire, curieux de cette nouvelle intrigue.
"Il me convient parfaitement que Brandolino ne soit pas éloigné de Lappeggi, afin que messire, chaque fois qu'il se rendra auprès de mon fils pour me rapporter un bulletin de santé, étende à mon frère ses lumières de clinicien, sans paraître être allé exprès en consultation.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 4 EmptyDim 19 Mar - 19:08

Oncle et neveu

Politique de l'autruche, encore une fois. Exiler Gian Gastone à la campagne, c'était le livrer plus complètement au pouvoir de Damiano.
Il n'eut plus d'autre compagnie que la bande de vauriens que le Maure prélevait à son intention dans les fermes du voisinage : valets d'écurie, bouviers, ouvriers des champs, rustauds employés à l'épandage, jeunes brutes de si basse extraction qu'il eût été chimérique, non seulement d'en attendre un maintien correct, mais même de leur demander d'âtre propres.
Soucieux d'éviter cette clique, j'avais pris l'habitude de m'annoncer de loin. Mon postillon arrêtait la voiture au début de l'allée de cyprès, embouchait son cor et sonnait trois fois. Gian Gastone, à ce signal, s'avançait seul à ma rencontre, dans une tenue plus ou moins décente selon les jours. Chose curieuse et inexplicable, c'est de son séjour à Brandolino que date sa décision de porter une perruque très longue, dont les boucles abondantes tombaient plus bas que les épaules.Il ne quitta plus cette coiffure, moins étonnante à la ville que dans cette retraite hors du monde.
N'ayant aucune envie de m'attarder dans ce repaire, répugnant même à entrer dans la maison, bauge plus que villa princière, comme elle m'apparut la seule fois où j'y pénétrai, je faisais un tour de parc avec mon élève (si je pouvais l'appeler encore de ce nom) qui redevenait Seigneurie pour me parler de ses arbres, parcourir avec moi ses nouvelles plantations et me conduire jusqu'aux trésors de sa serre. Quel miracle préservait dans son esprit dévoyé l'ancienne passion de la botanique ?
Les jardiniers qu'il employait l'abordaient avec déférence et le traitaient comme il convient à des inférieurs : de vrais jardiniers, des hommes du métier, qui n'appartenaient pas à la bande et appréciaient un maître qui était aussi un connaisseur.
Des longues heures d'étude passées autrefois dans son laboratoire, au milieu de sa collection de lianes et de plantes grimpantes, Gian Gastone avait gardé le goût des expériences audacieuses - fidèle en cela, qu'il me pardonne, à une tradition fermement établie chez les Médicis et à laquelle son père lui-même, en acclimatant dans les jardins Boboli le brésilien jacaranda, n'avait pas manqué.

A Brandolino fut créé, grâce à la hardiesse et à l'obstination du prince, le cedrarancio , cet hybride de cédrat et d'orange que les Français ont appelé bigarade, ignorant ce qui fait le caractère principal et l'attrait troublant de ce fruit, le mélange bâtard des essences, aussi bizarre et inquiétant pour l'esprit que la juxtaposition des sexes chez un hermaphrodite.
Je me serais félicité d'avoir choisi pour le prince un endroit si accordé à ses aptitudes, si je n'avais entendu, par les fenêtres de la villa, voler jusqu'à nous les jurements de ses compagnons. Gravelures et blasphèmes éclaboussaient l'agreste sérénité du lieu.
"Lappeggi, oui, quelle bonne idée ! Je profiterai de ton phaéton", me disait-il, déjà fatigué après dix minutes de promenade. Il ne disposait à Brandolino d'aucun moyen de transport. Ni chevaux dans les stalles, ni voiture dans la remise. Le grand-duc avait interdit de laisser à son usage carrosse, chaise, calèche ou berline, peur de voir surgir à Florence le fils scandaleux ; et aussi pour se donner bonne conscience. Pas de voiture, donc pas de cochers ni de palefreniers, engenace de moeurs particulièrement douteuses, comme on l'avait constaté du temps de la grande-duchesse. Cosimo III feignait de croire qu'en supprimant le personnel des écuries, il sauvait Gian Gastone, il tirait son fils ab imo baratbro, latinisme du Père Segneri.
Nous partions pour Lappeggi, où m'attendait la seconde partie de ma mission, l'étude préparatoire à l'exécution du fameux projet sur Son Eminence, un dessein si extravagant, si insensé, si drôle en même temps et hors de toute prévision, que j'oubliais peu à peu sur la route mes angoisses au sujet du prince.
De tous les Médicis mâles en âge de procréer, un seul n'avait pas été mis à contribution, et pour cause : le frère porporato, , Francesco Maria le cardinal. Aussi le grand-duc, en proie à cette idée fixe de la succession, s'était mis en tête de le marier, dernière chance de prolonger la lignée. Il fallait, avant de mettre en chantier cette folie, s'assurer : 1° que le cardinal voudrait bien renoncer, non seulement au chapeau, mais aux bénéfices substantiels attachés au chapeau ; 2° que le pape donnerait son accord ; 3° que les capacités génitales de Son Eminence ne trahiraient pas les ambitions du frère.
Francesco Maria, plus jeune de dix-huit ans n'avait pas même cinquante ans à l'époque où Cosimo III misait sur ses gamètes l'avenir du trône. Sa corpulence, sa goinfrerie, la chasteté qu'il observait depuis trente ans moins par voeu que par paresse pouvaient toutefois soulever des doutes sur son aptitude à sortir victorieux de l'épreuve. J'étais chargé d'étudier si, malgré cette hygiène déplorable, la ruine apparente de son organisme et le sommeil prolongé de sa libido, il restait idoine au sursaut héroïque qui garderait Florence aux Médicis.
Mission pour le moment secrète, le grand-duc m'ayant ordonné de la taire à Gian Gastone lui-même, jusqu'à ce que les pourparlers avec le pape fussent entrés dans une phase décisive.

Oncle et neveu s'entendaient fort bien, liés d'abord par un amour commun des arbres et des jardins. L'oncle goutteux et le neveu podagre puisaient dans un regain de jeunesse l'énergie de monter en haut du parc d'où ils jouissaient d'une vue splendide, sur le Val d'Ema et regardaient à leurs pieds les alignements de buis, le désordre des yeuses, le pailletage des citronniers, la profusion des hortensias et de ces arbrisseaux que d'après le Père Camelli, directeur du jardin botanique de Palerme et Odorato Cavaliere en relation épistolaires avec les académiciens de Lappeggi, on commençait à appeler camélias. Cà et là, une rareté importée du Nouveau Monde ajoutait un prodige exotique digne de leur curiosité planétaire. J'admirais en particulier, dressé comme un candélabre de verdure, un superbe araucaria, nouveauté du Cili. Il étalait ses branches sur une butte devant la gloriette où l'on tenait en permanence pour le cardinal et ses invités une provision de biscuits et de cigares et une bouilloire pour le café - le café, dont la mode empruntée aux Turcs s'était répandue à Florence après la victoire définitive sur le sultan.
Nul n'appréciait plus ce breuvage que Gian Gastone. Nous disputions sur les mérites comparés de l'Orient et de l'Occident. Tout en tirant une bouffée de son cigare, notre hôte nous dit, avec le laconisme voluptueux de l'obèse :
'Sucre, tabac et caffé, trilogie succulente, apothéose du dessert.
- Dont nous serions privés, mon oncle, si l'Asie pour le café et le tabac, et l'Amérique, pour le sucre, n'étaient venues au secours de l'Europe.
- Que Votre Seigneurie me pardonne. Le sucre nous est arrivé par la Sicile.
- Par la Sicile arabe, corrigea le cardinal. La Sicile a servi de pont pour les douceurs de l'Afrique : les tapis, les damas, les oranges et le sucre.
- Tes valeurs européennes, messire, quel piteux fiasco !" renchérit Gian Gastone, pour le plaisir de dauber une fois de plus l'héritage de la Renaissance.
Que répondre à cette pique, puisqu'elle le soulageait par avance de sa charge qu'il aurait à remplir dans plus ou moins de temps à la tête du plus européen des Etats.
Cet arbre venant du Chili, j'étais sûr de plaire tant à l'oncle qu'au neveu en détaillant les beautés de l'araucaria. Le cardinal recevait d'un air satisfait mes compliments. Un jour, pendant que nous allumions nos pergames, je vis une équipe d'ouvriers s'approdher du conifère avec des haches et attaquer le tronc à sa base. "Que font-ils ?" m'écriai-je, non moins indigné de ce massacre qu'alarmé par l'état mental du propriétaire. Faire abattre le fleuron de son domaine ! "Il t'empâchait de regarder les autres", me dit-il tranquillement le cardinal. Puis, quand ce magnifique spécimen de la flore subandine se fut effondré dans le fracas de ses branches écrasées :"[i]Sic transeat gloria mundi!
psalmodia-t-il d'un ton plus cardinalice, plus papelard que nature, allongeant deux doigts pour bénir le cadavre.


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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 4 EmptyDim 19 Mar - 20:37

Je n'osais plus rien admirer, ni dans le parc ni dans la maison, peur que Francisco Maria, imité en cela par son neveu, ne s'amusât à détruire un objet du seul fait qu'autrui le trouvait beau et digne de valeur.
Le pape, jadis, avait donné au nouveau porporato, en cadeau d'élévation, une paire rarissime de chandeliers. Chefs-d'oeuvre d'orfèvrerie byzantine, Jean VIII Paléologue avait apporté à Rome ces trésors. Ils reposaient sur une console d'angle dans le grand salon.
"Pourquoi ne les voles-tu pas ? demanda-t-il un jour au garçon de ménage qui les caressait d'un plumeau amoureux. Tu les trouves moches, peut-être ?
- Oh ! Eminence, on damnerait son âme pour en avoir de semblables.
- Eh bien ! si tu n'as pas le courage de damner ton âme, tu es trop honnête pour cette maison. Je te donne cent florins avec ton congé."
Tous ses serviteurs qui n'étaient pas des fripons, il finissait par les renvoyer. Qui voulait lui plaire et rester à son service devait s'ingénier à le berner. Rien ne l'enchantait autant que d'observer les ruses avec lesquelles ses domestiques bougeaient, chaque jour de quelques lignes, un bibelot sur une table, jusqu'à ce qu'on se fût habitué à ne plus le voir à son endroit.

Les fantaisies de l'oncle n'étaient pas toutes d'aussi bon goût. J'hésiterais à en rapporter une, fort peu à son honneur, si Gian Gastone, devenu grand-duc, ne l'avait reprise à son compte et portée, si je puis dire, à un point de perfection resté tristement célèbre.
Quoique distendu outre mesure et d'une capacité dix fois supérieure à la normale, l'estomac du cardinal finissait par crier merci. Gavé, plein comme une outre, notre Lucullus repu devait interrompre avant la fin ses dîners. Toujours trop tôt à son gré, toujours contraint de renoncer à plusieurs des mets préparés par une brigade de dix ou douze maîtres queux. Ayant lu dans Pétrone que les Romains, pour jouir deux fois de leurs plats préférés, vomissaient sous la table le première moitié du repas, il décida de se mettre à leur école. A cet effet, il transforma sa distillerie de parfums en manufacture d'émétiques, choisissant parmi les fleurs rares de sa serre les plus aptes à produire, par une dénaturation de leurs heureuses qualités olfactives, les spasmes fétides de la nausée. Enchanté de ces inventions, il contracta l'habitude de vomir à tous ses repas, même quand il les prenait seul : un vice qui contribua à abréger ses jours.
Pour passer outre à la répugnance de ses commensaux et les contraindre à l'imiter, il faisait râper en catimini dans leurs plats, en guise de condiment, de l'ipeca, cette racine du Brésil dont on venait de découvrir les propriétés vomitives. De temps à autre, un festin solennel réunissait dans sa villa les Odorati Cavalieri, Chevaliers odoristes de son académie parfumée. Au mépris de ce titre abusivement aromatique, ils devaient subir l'abjecte lubie de leur amphytrion.
La révolution culinaire qui, de Lappeggi, s'est étendue dans les premières années de ce siècle à Florence puis à l'Europe, est due aussi à son initiative, bien que fort peu, parmi les consommateurs des produits qu'il a mis à la mode, sachent qui les a lancés, et par quelles intentions perverses mû.
Au paravant, en Toscane, la chasse et la pêche fournissaient l'essentiel des menus. Nous aimions les viandes robustes et sanguines, les chairs compactes des oiseaux ou fermes des thons. Bonheur de sentir sous la dent l'alerte force musculaire, allégresse de mordre à la vigueur de l'animalité, jubilation de partager la vie et l'élan de tout ce qui court, vole, nage et dépense de l'énergie en contact étroit et permanent avec les éléments. La joie de communier avec les principes mêmes de la nature enrichissait nos bombances d'une franche et solaire euphorie.

Le cardinal introduisit sur sa table des substances, animales ou végétales, inconnues jusqu'alors, puisées dans des basses-fosses où n'entre pas la lumière ; l'huître de Livourne, dont la pulpe flasque et livide soulève le coeur ; les morilles arrachées aux profondeurs humides des sous-bois; la truffe dont la senteur ambiguë conserve le mélancolique souvenir de sa maturation ténébreuse ; les bulbes stériles qui rampent sous la terre ; les tubercules cadavériques qui ont grandi dans l'humus opaque. Nourritures crépusculaires, corps exsangues et funèbres.
Dans le daim et le chevreuil, les bêtes les plus nobles de la forêt, il ne consommait que les tripes. Les lièvres lui fournirent leur cervelle, les sangliers leur vessie. Il n'y avait aucun de ces bondissants quadrupèdes, incarnation de la liberté et de la joie, dont il ne préférât, aux parties saines et charnues, les abats, viscères et viscosités purulentes.
Que le ciel soit remercié d'avoir donné à Gian Gastone le goût des sucreries ! Quelque imagination qu'il déployât plus tard pour rivaliser avec les dégoûtations salées de son oncle, à quelque excès de crèmes et de sirops, qu'il se portât, il ne put jamais descendre au niveau de ces spongiosités innommables, de ces mucosités écoeurantes, de ces magmas gélatineux. Epanouissement de glaçages, trionfi di gola, apothéose de meringues, emphases caramélisées, tous les abus de son intempérance pâtissière se rachetaient par quelque chose de glorieux et tonique.
Le jour de Pâques 1708, le cardinal réunit devant le péristyle l'ensemble de ses domestiques, du majordome aux garçons d'écurie. J'ai un souvenir d'autant plus vif de cette scène que j'en retrouvai, quelque vingt ans après, à la cour de Gian Gastone, la réplique inversée.
Francesco Maria leur enjoignit de se prosterner et de lui demander pardon. Spectacle extraordinaire, que de voir tous ceux qui l'avaient volé et exploité à longueur d'année supplier à genoux leur victime de les absoudre !
"Fieffés coquins, leur dit-il, vos escroqueries, féloneries, filouteries et truanderies vous sont remises. Tout ce que vous m'avez chipé, fauché, subtilisé, escamoté, le ciel m'ordonne de vous en faire cadeau. Profitez de cette aubaine, c'est la dernière fois que le Saint-Père m'accorde le pouvoir de vous donner l'absolution, la dernière fois que vous pouvez, sans remords ni pénitence, jouir de vos larcins et de vos fraudes."

Ces paroles, mystérieuses pour ceux qui les entendaient, m'apprirent que le grand-duc avait convaincu son frère de renoncer à la pourpre. Mgr Salviati, archevêque de Florence, le remplacerait au Sacré Collège. Simple prête-nom, il laisserait à Francesco Maria la totalité de ses bénéfices, moins dix pour cent prélevés par Sa Sainteté. On avait obtenu à ce prix l'accord de Clément XI.
Les choses arrangées ainsi à la satisfaction des diverses parties, restait à dénicher la princesse. Il fallait la choisir assez jeune et vigoureuse pour porter des enfants. Il fallait conclure le mariage dans ses terres, avant qu'elle eût aperçu le promis et récusé l'obèse.
Demanderait-elle à voir un portrait ? L'embarras fut grand, lorsqu'on eut fouillé dans les réserves du palais sans exhumer d'autre tableau que celui que Justus Sustermans, alors peintre officiel de la cour, avait peint quarante ans auparavant. Jeune garçon de huit ou neuf ans, en longue robe noire et collet blanc, c'était là le plus joli des enfants ; appuyé sur la tête de son chien, il porte l'habit de prêtre avec un sérieux dégagé ; mais la princesse eût trouvé suspect de ne recevoir, pour prendre un avant-goût de son fiancé, que le portrait d'un bambin.
Le grand-duc enjoignit à son peintre Arnaldo Cacciaguidi de copier le tableau de Sustermans en ajoutant au modèle quarante ans de vie, de vie studieuse et sainte, telle qu'un homme d'Eglise est censé la mener. Le résultat sembla probant. On découvrit à quel point, délesté d'une centaine de livres, Francesco Maria était beau.
Ces premières conditions remplies, il fallait encore qu'aucune des trois nations qui convoitaient la Toscane ne se crût lésée par le choix d'une épouse originaire d'une des deux autres. Le grand-duc dut se résigner à chercher une belle-soeur ailleurs que dans sa réserve habituelle de brus. Pas plus que française ou espagnole, elle ne pouvait être allemande.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 4 EmptyDim 19 Mar - 21:10

Cette condition se trouva si difficile à remplir, que plus d'un an se passa avant la signature du contrat.
Gian Gastone, en découvrant le projet de son père, exulta. "Tu te souviens, messire, de la première fois où tu me parlas de la dignité des Médicis ? J'avais quatorze ans. Tu me vantais le noble geste de Louis XIV, qui avait bien voulu fleurir de trois fleurs de lis et embaumer de leur arôme distingué les triviales palle de notre blason.
Nous n'étions pas encore descendus assez bas. Des six couilles qui ornent nos glorieuses armoiries, les deux de Ferdinand se sont révéles bonne à rien, les miennes, n'en parlons pas, heureusement qu'il reste celles du frère cardinal. Avoue-moi à présent, monsieur le protophysique, que tu ne viens si souvent à Lappeggi que pour t'assurer et assurer mon dévot de père qu'elles sont bene pendentes, riches de la substance communicative plus utile à son Etat que toutes les oraisons, communions, processions dont il fatigue le ciel."


Oncle et neveu mirent en commun leur savoir botanique, leurs compétences non minces en herboristerie, horticulture, agrumiculture et pomologie, pour concoCter un philtre qui activerait la vis erotica du ventripotent quinquagénaire, assoupie, atrophiée par trente ans de sommeil génital. Je sais bien que toute cette affaire prête à rire, mais quand même, en faire le prétexte d'une telle bouffonnerie ! On aurait dit que le cardinal se préparait, non pas à devenir le chef d'une antique et illustre famille, mais à entrer dans un cirque en qualité de magicien. Avec quelle obscène gaieté, poussé par son neveu, il se lança dans la confection de poudres aphrodisiaque, sirops requinquants, orgeats dynamisants, juleps euphorisants ! Dans la distillerie de parfums transformée en officine de Vénus, ils se stimulaient l'un l'autre à broyer des noix d'arec, presser la tige du quinquina, piler les grains de muse, pétrir l'ambre gris, écraser l'écorce de santal, et cent autres tours de leur burlesque sorcellerie.
De toutes les parties du monde, pendant cette année transitoire, ils firent venir les produits exotiques les plus rares, calambac des Indes, baume de Tolu, gomme du Pérou, bézoard du Mexique, calycanthe de Floride, qu'ils mêlaient dans leurs alambics pour en tirer des mixtures, onguents, pommades, élixirs, mélasses, potions et bouillons propres à secourir la virilité de celui qui se traitai de "grosse ganache impuissante", "académicien de la flanelle", à l'enchantement de son neveu. Un crève-coeur, pour moi, que de voir ces deux valeureux botanistes ridiculiser la science aimée des Médicis et, de la seule discipline où ils excellaient, tourner en dérision les acquis !
Je préférais qu'au lieu de profaner la nature ils fissent un emploi judicieux de ses ressources. Le cardinal commandait à ses cuisiniers une poêlée de testicules d'agneau, réputés pour leur valeur roborative. En dix bouchées il en avalait une vingtaine, huileux du lard où ils avaient sauté, pendant que son poète et parasite Giovan Baatista Fagiuoli célébrait, avec l'emphase typique des courtisans

De mille agneaux pour apaiser ta faim
Tués jeunes à la gloire des six boules
Les grains abortifs du troupeau frit.


Honneur aussi au membre de cerf, animal que sa vibrante luxure consacre à la déesse Cypris, et qu'il dégustait dans une sauce aux fleurs jaunes de cachou, excitant en usage chez les Portugais de Macao.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 4 EmptyLun 20 Mar - 19:05

Fins de vies, fin de règne

J'aimerais sauter ce chapitre. Les événements lugubres qui ont marqué la fin du règne de Cosimo III sont de notoriété publique. Cependant, raconter comment Gian Gastone se comporta dans ces circonstances jettera quelques autres lueurs sur son caractère.
Vincenzo Gonzaga, de la branche mineure des Gonzaga, duc de Guastalla et de Sabbioneta, avait une fille de vingt-trois ans, belle, florissante, épanouie. La génitrice idéale. Ce minuscule duché n'étant allié à aucune des grandes puissances, cette princesse convenait en tout point. Le contrat de mariage fut signé le 13 juin, Mgr Manieri expédié le lendemain à Rome avec le chapeau du cardinal. Cinq jours plus tard, le pape réunit un consistoire secret, pour recevoir la renonciation formelle de Son Eminence. La suite de Mgr Manieri se composait de quatre carrosses, aux armes des Médicis.
Cardinaux, prélats, princes romains se rendirent en cortège à Saint-Pierre : pas moins de deux cents voitures, toutes de gala, comme si le Sérénissime cardinal de Médicis s'était déplacé lui-même pour remettre son chapeau.
Francesco Maria, pendant ce temps, attendait son épouse à la frontière de l'Etat. Si les quatre premiers mariages, de Cosimo III et de ses trois enfants, avaient tourné au désastre, le cinquième et dernier essai conjugal de la famille échoua avant d'avoir commencé.
La belle Eleonora s'enferma à clef dans sa chambre, le premier soir et tous les autres qui suivirent.
On essaya en vain de la dompter. Conseils de cabinet, remontrances de ministres, objurgations de duc et de grand-duc, intimidations de confesseurs, admonestations d'évêques, foudres de pape, aucun résultat. Devoir conjugal des casuistes, carnorum amplexus des théologiens, rien n'y fit. Sommée de s'expliquer, elle donna enfin ses raisons. Originaire d'une terre paisible que la contagion n'avait pas atteinte, elle était sûre, prétendit-elle, qu'à Florence on attrapait la maladie. Suprême irone des choses ! L'infection, refoulée désormais au sud de Naples, ne sévissait plus en Toscane et, de toute façon, la seule personne qu'on ne pût soupçonner, c'était bien Francesco Maria, modèle de continence, parangon de chasteté, que son indolence, non sa vertu, avait mis à l'abri du virus pendant la durée de l'épidémie.
Cette mésaventure le contraria si fort, que sa santé se détériora. Ne pouvant rester couché à cause de la surabondance d'humeurs dont il pensait être étouffé, il restait assis au bord de son lit, soutenu par trois valets de chambre. Moins d'un an et huit mois après le mariage, il mourut à l'âge de cinquante ans, deux mois et vingt-deux jours, dans les bras d'Emanuele, son Maure baptisé.
Ces événements coïncidèrent avec un singulier revirement dans la vie de Gian Gastone. Après la mort de son oncle, il renonça presque entièrement à l'activité sexuelle. Incroyable nouvelle, communiquée par Damiano, qui eut l'audace de venir se plaindre à moi que le prince, désormais, maltraitât les jeunes paysans de Brandolino. "Maltraiter" signifiait, dans la bouche de cet impudent, leur fermer sa porte, rester seul pour dormir.
Je compris que Damiano craignait pour son pouvoir. Il croyait tenir le prince par les plaisirs qu'il lui procurait.
L'avenir montra que Gian Gastone resta dépendant de sa cour de vauriens ; on peut même dire qu'elle lui devint de plus en plus nécessaire, qu'il sut de moins en moins s'en passer. Il continua de les vouloir jeunes et beaux, et de les utiliser à des fins rien moins qu'honnêtes, mais en leur demandant d'autres services que ceux auxquels il les avait accoutumés.

Rien de plus étrange, parmi les folies de Gian Gastone, que ce refoulement, subi et imprévu, de la libido. J'ai déjà dit qu'il n'avait jamais été un libertin.
Mais de là à penser qu'il se prohiberait tout plaisir !
Simple paresse, par imitation rétrospective de l'oncle ? Conséquence d'un régime alimentaire déplorable ? (L'excès de sucre, nous le savons débilite la puissance virile : c'est pourquoi, dans toutes les religions, on offre aux dieux des gâteaux, des fruits, du miel, jamais de nourriture salées ou épicées, qui excitent les capacités génitales). Ou motif plus profond, indépendant de cette cause trivialement mécanique ? Choix délibéré ?
Perversion, selon la définition moderne : toute manifestation de l'instinct sexuel qui ne concorde pas avec le but assigné par la nautre, c'est-à-dire qui ne concourt pas à la reproduction. Oui, mais s'il est vrai (Nouvelle Ecole) que le sentiment antiphysique est lui aussi, d'une certaine manière, dans la nature, que dois-je penser de l'inverti dont l'instinct sexuel se détourne du but que lui assignent ses tendances ? Où visait la volonté du prince ?
A m forcer de le trouver anormal ? Pour un homme qui a le goût des garçons et les moyens de le satisfaire, n'est-ce pas une bizarrerie inqualifiable, un symptôme rédhibitoire de perversion, que d'opter pour la chasteté ?

On ne donnera plus à l'insensé le titre de noble
Et l'on retirera à l'indigne sa dignité usurpée.


Voulait-il me contraindre à lui appliquer la parole d'Isaïe ? A reconnaître que, quelle que soit pour chacun son idiosyncrasie, celui qui s'y dérobe viole l'ordre des choses et encourt la sanction du prophète ?

Après quatre ans de déclin, plus quatre ans de P.G, Ferdinand entra en agonie. Le grand-duc s'empressa de faire enlever de sa chambre, sous les yeux du moribond, un coffre qui ne contenait pas moins de sept mille écus - addition des sommes que Marguerite-Louise prélevait sur sa rente mensuelle et envoyait secrètement à son fils préféré. Elles retournèrent dans le trésor du grand-duc avant même que le Grand Prince n'eût expiré.
Il mourut au palais Pitti, le 30 octobre 1713. Le vol commis par son beau-père donna-t-il de l'humeur à la veuve ? Privée de son conjugal soutien, seule dans une cour étrangère, craignait-elle de n'être plus assez respectée ? Ou bien, déliée de ses devoirs d'épouse et de garde-malade, se souvint-elle qu'elle était d'abord une Allemande ? Toujours est-il qu'après la mort de Ferdinand on nota dans le caractère de Violante-Béatrice moins de bénignité, plus d'aigreur récriminante et de prétention aux égards. Elle présida au transport solennel du défunt et aux funérailles à San Lorenzo, en présence du sénat, de la cour, de la noblesse et du clergé. Le corps, enfermé dans une triple caisse, fut remis au prieur mitré de la basilique, pour être enseveli dans la crypte, au sous-sol de la chapelle des Prince, ce mausolée de marbre et de gemmes où les cinq premiers grands-ducs reposaient.
Ce dôme superbe abriterait encore Cosimo III et enfin, dernier de la dynastie, Gian Gastone. En remontant de la crypte, caveau blanc et nu, dans la chapelle réservée aux souverains, palpitation d'onyx, de jaspe et de malachite, songea-til à cette ironie du destin ? S'il y avait quelqu'un de sa famille qui eût mérité de dormir au milieu de ce décor fastueux, couché dans un sarcophage de porphyre, c'était bien Ferdinand, l'ami des peintres et des musiciens, le dernier mécène. Il fut abandonné dans un sous-sol froid. La dalle qui marque l'emplacement de son cadavre ne signale que son nom, sans mentionner aucun de ses titres à la renommée.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 4 EmptyLun 20 Mar - 19:27

Au sujets habituels d'inquiétude s'ajouta une raison plus précise de craindre pour l'indépendance du grand-duché. On apprit les fiançailles de Philippe V, roi d'Espagne, avec la jeune et avide Elisabeth Farnese. La fille du duc de Parme était aussi, par son aïeule Marguerite de Médicis, l'arrière-petite-nièce du grand-duc de Florence, Ferdinand II. Quand elle aurait un fils, Elisabeth serait en droit de revendiquer pour lui aussi bien la Toscane que l'Etat de Parme. Chacun constata, non sans tristesse ni appréhension, que Gian Gastone, promu à la dignité de Grand Prince et héritier direct de la couronne, ne montra aucun alarme de cette nouvelle menace.

Il refusa de rester plus de deux jours dans la capitale et retourna à Brandolino dès le lendemain des obsèques.
Le grand-duc, renseigné par mes soins sur le changement advenu dans ses moeurs, lui avait rendu ses équipages. La princesse Violante-Béatrice se retira à Lappeggi, dans la villa restée vide depuis la mort de Francesco Maria. Aucun de nous n'établit de lien entre la hâte de Gian Gastone à regagner sa campagne et l'arrivée d'une voisine à laquelle il avait toujours témoigné plus de froideur que d'affection, récompensant les amabilités de sa belle-soeur par d'inélégantes rebuffades.
Après Ferdinand, l'Electeur Palatin. Troisième veuve et, de toutes, la plus encombrante. Ayant hérité de sa mère le caractère altier, autoritaire des Bourbons, et de son père la manie pointilleuse de l'étiquette, Anna Maria fit savoir, avant même de rentrer à Florence, qu'on devrait la traiter en héritière du trône, prétention chimérique dans un Etat soumis à la loi salique. Cosimo III se porta à sa rencontre, avec une suite nombreuse, le soir du 22 octobre 1717, porte San Gallo. Elle revenait après vingt-six ans, cinq mois et deux jours d'absence, ainsi que le consigna dans les registres du palais le greffier d'une cour attachée d'autant plus superstitieusement au calcul du temps que les jours lui étaient comptés.


Ni Gian Gastone ni Violante-Béatrice ne parurent aux cérémonies d'accueil. La princesse invoqua son deuil, trop récent pour lui permettre d'assister à une fête. En réalité, elle craignait, la veuve n°2, comme disait Gian Gastone, d'être éclipsée par la veuve n°3, à laquelle son père témoignait une partialité éclatante. Te Deum à la Santissima Annunziata, feux d'artifice dans les rues, processions dans chaque paroisse, sermons dans les églises, placards affichés sous la Loggia. Cosimo III annonça qu'il réviserait la charte pour laisser le trône à sa fille, femme de tête et de poigne, plus apte à gouverner que son fils, dont les rares apparitions en ville n'avaient pour but que de nocturnes et solitaires promenades au bord de l'Arno, "entre deux et trois heures du matin", selon les rapports des espions, non moins soucieux d'exactitude que les greffiers.
Le plan du grand-duc aurait peut-être réussi, avec l'appui du Sénat qui publia un décret donnant le droit de succession aux femmes, si Charles VI, calculant en outre que Gian Gastone aurait moins longtemps à vivre que sa soeur, n'avait redouté un remariage et l'intronisation à Florence de quelque prince étranger. L'empereur cassa ce décret et proclama à nouveau la suzeraineté de Vienne sur la Toscane.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 4 EmptyLun 20 Mar - 20:22

La frivole question des préséances entre les trois veuves occupait tout ce qui restait d'énergie dans cette cour moribonde. Eleonora, la veuve n°1, oubliant, dès le lendemain de la mort de son mari, toute crainte de la contagion, s'était établie en ville et lancée dans des intrigues tumultueuses avec des gentilshommes locaux.
Ce régime lui réussissait si bien que, de prospère jeune fille, elle devint une matrone opulente. Violante-Béatrice, si on lui refusait la première place dans une cérémonie, se retirait en prétextant son chagrin. Anna Maria jouissait de la pleine confiance de son père, à qui elle pouvait demander n'importe quelle faveur, pour elle ou ses protégés.
Les trois Madones, comme les appelait aussi Gian Gastone, du nom de trois tableaux achetés autrefois pour la Galerie Palatine. "Voici la Madone des Grâces, disait-il en désignant Anna Maria, qui s'arrangeait toujours pour marcher en tête des deux autres. Elle ne te refusera aucune de celles dont tu la prieras, pourvu que tu la demandes assez humblement. Derrière elle s'avance la Madone du Lait, une vraie vache, mon oncle l'aurait traite avec plaisir, pour accommoder son chocolat. Et enfin, regarde-la, la Madone des Douleurs, n'a-t-elle pas l'air de sortir du tableau de Sebastiano del Piombo que j'ai payé trente mille florins à messer Capponi ?"
J'aurai voulu que, pour cette dernière princesse qui avait toujours été si bonne pour lui, Gian Gastone montrât plus d'indulgence. "Pourquoi ne lui rendez-vous pas visite à Lappeggi ?" On le voyait rôder, de nuit, devant le mur du parc, poussé par un sentiment mystérieux qui ne l'avait jamais décidé à franchir la grille ni à s'approcher des fenêtres éclairées.

"L'ombre de votre oncle serait heureuse de vous accueillir. Ses plantations sont peut-être en train de péricliter. Vous seul avez les compétences nécessaires. Ne vous disait-il pas : un arbre est un bien trop précieux pour être confié à des jardiniers ?
- Une Bavaroise, messire ! Tu veux que j'aille trinquer à la bière sous le jacaranda ?
- Elle est seule, elle se fait jouer de la musique dans la grande maison vide, vos tempéraments sont faits pour s'accorder."
Quelque parole de trop, sans doute, car il concluait sèchement :
"Tu la verrais plus souvent à Florence, si elle était sûr d'y être la première."
Pour éviter les disputes et couper court aux doléances, le Sénat décréta que : 1°) la première place, en toute circonstance, revenait à la grande-duchesse Marguerite-Louise (moyen commode de laisser, en permanence, cette place vide) ; 2°) la deuxième place à la Grande Princesse en titre, Anna Maria de Saxe-Lövenbourg (mêê remarque) ; 3° l'Electrice et la Grande Princesse aînée marcheraient de pair en public, suivies par la princesse Eleonora ; 4°) dans les églises, l'Electrice et la Grande Princesse aînée seraient alignées sur le même rang, chacune sur un prie-Dieu rembourré, devant la princesse Eleonora, agenouillée par terre sur un simple coussin. Dieu, sans doute, avait donné l'embonpoint à la Madone du Lait, pour adoucir l'inconfort de ses messes.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 4 EmptyMar 21 Mar - 16:44

Ce délicat problème réglé, on apprit que les puissances, réunies à Londres, avaient conclu une Quadruple Alliance, réorganisé l'Europe et disposé de la Toscane sans même consulter le grand-duc. Philippe V était reconnu roi d'Espagne. L'Autriche, renonçant à toute prétention sur Madrid, recevait en échange Naples et la Sicile. Je fus blessé que Gian Gastone ne songeât même pas à me présenter ses regrets. La Sardaigne passait à Victor-Amédée de Savoie. Don Carlos, fils aîné de Philippe V et d'Elisabeth, hériterait des Etats de Parme et de Toscane à l'extinction de ces Maisons.
Cosimo III affecta de se réjouir que son trône fût promis à un prince de la "glorieuse maison d'Espagne", auquel il avait le bonheur d'être uni par la parentèle. Même si, comme le soutenait Gian Gastone, les Médicis avaient abdiqué depuis longtemps leur dignité, la capitulation du grand-duc, sans doute nécessaire, eût été moins honteuse sans cette marque publique de contentement que personne ne lui demandait. Sa seule excuse : l'âge respectif des parties. Cosimo III avait soixante-seize ans, l'infant don Carlos n'en avait que deux. Dix autres pactes ou alliances pouvaient invalider le traité de Londres. De toute façon, il ne serait plus là pour cautionner cette impiété.
Une nouvelle lubie lui monta au cerveau : dans l'espoir d'une germination miraculeuse qui reverdirait l'arbre anémique des Médicis, appeler au secours les saints et renforcer la garde céleste. Saint Jean-Baptiste et encore moins le modeste saint Zanobi, connu seulement pour avoir ressuscité un cadavre, ne suffisaient plus. La ville avait besoin d'un troisième protecteur. Mais sur qui se porta le choix du grand-duc ? Sur le moins indiqué de tous les champions possibles, sur Joseph en personne, risée des dictons populaires. Il rédigea de sa main un long Voeu qui fut placardé sous la Loggia, comme d'habitude, à côté du Persée, bien que l'impétueux fils de Zeus (Benvenuto n'avait pas lésiné sur ses attributs) en eût usé autrement avec la belle Andromède que le placide charpentier avec Marie. Le 18 décembre, procession solennelle, conduite par Mgr Tommaso della Gherardesca, archevêque de Florence, jusqu'à l'église Saint-Joseph, où le grand-duc escorté des sénateurs et des dignitaires se présenta derrière le clergé et les ordres mendiants.
Gian Gastone, pour une fois, assista à la cérémonie.
Magnifique occasion de se déchaîner contre la stupidité paternelle. Quoi ! Un eunuque pour garantir l'intégrité de Florence ! Trois veuves faisaient-elles donc un sérail ?

Puis, revenant à l'obsession qui tourmentait son père :
"Vraiment, messire, quelle drôle d'idée, pour repeupler la cour, de s'adresser à un type qui a brillé par toutes les vertus, sauf l'aptitude à se reproduire ! Joseph !
Plutôt nullard pour les hormones androgènes ! Les gonades à zéro ! Ni dans l'Ancien ni dans le Nouveau Testament, ce nom n'est entouré du halo de virilité triomphante qu'ambitionne un mâle bien constitué. Déculottage sur toute la ligne ! Après avoir abandonné son trône à un bébé, mon père livre sa ville au plus inepte des maris."
Le grand-duc, en outre, fit frapper une médaille en l'honneur du nouveau protecteur. Je laisse à deviner les sarcasmes du Grand Prince quand il découvrit, au recto : saint Joseph offre à l'enfant Jésus une fleur de lis, Deliciae Domini, Deliciae Populi ; au verso : six chérubins en vol soutiennent les six palle médicéennes.
"Puisqu'elles n'ont été bonnes à rien sur terre, qu'on les emporte au paradis ! A tire d'ailes angéliques ! Pour y être embaumés, empaillées, salées ou confites ! Bravo Giuseppe, qui a sacrifié les tiennes au dogme de l'Immaculée Conception !"

Marguerite-Louise, depuis quelques années, luttait contre les séquelles d'une attaque. Le verre de vin qu'elle approchait de ses lèvres avait échappé de sa main devenue subitement raide. Bouche tordue, un oeil fermé, la moitié du corps paralysé. Mais l'esprit toujours vif, et la haine contre les Médicis intacte. Après la mort de son cousin, le Régent l'autorisa à quitter le couvent de Montmartre et à s'installer place Royale, en plein centre de Paris. Elle mourut le 17 septembre 1721, âgée de soixante-seize ans et deux mois, non sans avoir légué la totalité de ses biens à une parente française éloignée, malgré les efforts des espions florentins pour diriger l'héritage vers les caisses du grand-duc.
Celui-ci ordonna un service solennel dans la basilique San Lorenzo, s'abstenant lui-même d'y paraître. Pendant qu'on ensevelissait dans l'église des augustiniennes de Picpus la grande-duchesse vêtue, selon ses volontés, de la bure des converses, Gian Gastone, assis en face du catafalque sur un trône qu'on avait dû élargir pour l'adapter à son derrière, présida les yeux secs à la cérémonie. Force d'âme ? Sentiment d'être enfin vengé ? Matricide à retardement ? Il resta de bois devant la pompe funèbre de celle qui l'avait abandonné quarante-six ans auparavant. Elle était morte sans une pensée pour son fils, sans lui laisser ni bijou ni souvenir. Rayé de sa mémoire, radié de son coeur, comme s'il n'avait jamais existé.
A quand le tour de Cosimo III ? Plus qu'octogénaire, il avait enterré la plupart de ses rivaux. Louis XIV, plus jeune de neuf mois, était mort il y a six ans. Charles VI avait succédé à Joseph Ier, Innocent XIII à Clément VI.
Le seul de la famille ayant réussi à être veuf finirait bien par y passer aussi. Confit plus que jamais en dévotions et pénitences, il survécut deux ans à son épouse, pendant lesquels le pouvoir des prêtres, moines, congréganistes, évêques, théologiens aurait grandi sans mesure, si les courtisans, pour ménager leur avenir, ne s'étaient efforcés en même temps d'entrer dans les bonnes grâces de Damiano. Rien de plus comique pour Gian Gastone, de plus pénible pour moi et les quelques fidèles du trône, que d'observer avec quelles contorsions les plus nobles essayaient de plaire à un laquais. Le grand seigneur qu'on avait vu le matin suivre à pied une procession et se signer devant chaque église, s'empressait , la nuit venue, d'offrir son propre fils à la convoitise de celui que l'opinion générale donnait comme prochain maître de Florence.

Un soir, à sa table de travail, Cosimo III fut pris de convulsions. Alitement, lancettes, pronostic réservé. On envoya un courrier à Brandolino. " Bah ! fit Gian Gastone, sans bouger de sa campagne, mon père règne depuis cinquante-trois ans, il ne mourra pas avant le cinquante-troisième jour d'agonie." La superstition des chiffres l'avait gagné à son tour. Le règne se terminait dans une atmosphère d'encens, de patenôtres, de singeries onctueuses, de cabales sucrées, si loin de toute raison que la prophétie du Grand Prince fut tenue pour certaine.
De sa chambre, le grand-duc continuait à gouverner, sans faire mine de céder la place. Il eut encore le temps, d'une main rendue tremblante par l'érysipèle mais toujours aussi cupide, de signer le décret d'un nouvel impôt de cinq pour cent sur les revenus et salaires. Puis, le cinquante-troisième jour, pour ne pas quitter ce monde sans avoir donné une fois satisfaction à son fils, assisté du nonce apostolique et des évêques de Florence, Fiesole et Pise convoqués à son chevet, il expira, la nuit du 31 octobre, peu après minuit, par une autre coïncidence qui passa pour miraculeuse, puisqu'elle mettait l'âme du défunt en communication directe avec tous les saints.


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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 4 EmptyMar 21 Mar - 18:37

LE GRAND-DUC


Réformes, prévisions, prophéties

Il a régné quatorze ans.
Nous gardons de ce règne une image si afffreuse que je veux, avant d'en raconter les horreurs, dire comment, à mon avis, s'il l'avait voulu, le dernier des Médicis eût été un souverain éclairé, bienveillant, raisonnable.
"C'est un bon prince, qui a de l'esprit, mais très paresseux, et qui, d'ailleurs, aime un pu à boire... Du reste, le meilleur homme du monde", selon un témoin non suspect de complaisance, malgré l'aimable un peu, euphémisme de diplomate. Charles de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu, était devenu célèbre en publiant les Lettres persanes. Il parcourait l'Italie pour en étudier le climat, l'économie, les moeurs, les institutions.
A Florence, il demanda à être reçu au palais. Gian Gastone répugnait à donner des audiences. Ses ministres eux-mêmes se plaignaient de le voir trop rarement. "Il est presque toujours avec des domestiques", nota encore Montesquieu, pour lequel le grand-duc, se souvenant d'être à moitié français, fit une exception.
"Monsieur le baron, pourquoi être venu jusqu'à nous ? L'attrait de nos oeuvres d'art est-il toujours aussi irrésistible pour vos compatriotes ?"
Les visiteurs tombaient sans méfiance dans le panneau. Celui-ci, plus fûté, trouva le moyen de prolonger l'audience.
"Altesse, j'ai vu surtout des statues de moines, d'évêques, de papes. Il me semble que depuis cinquante ans les sculpteurs ont choisi de préférence ces sujets, non sans porter un grave préjudice à leur art. Les Anciens regardaient avec raison les plis et les draperies comme accessoires et ne songeaient qu'à mettre en valeur le nu. Pour les évêques et les papes, les vêtements sont forcément si chargés que l'on ne devine rien de ce qui peut être dessous. Que serait un Hercule, un David habillé ?"
Cette réponse plut au grand-duc, qui échangea un signe avec Carlo Rinuccini, auquel il avait gardé sa confiance depuis Prague. Le marquis, un de ses rares familiers issus de la haute société, remplissait auprès de lui les fonctions de premier ministre.
Abandonnant le ton persifleur, Gian Gastone se plaignit d'avoir trouvé à Florence, lors de son accession au trône, pas moins de six mille religieux réguliers et quatre mille prêtres séculiers, sur une population de soixante-cinq mille âmes. Son premier soin avait été de chasser les moines et les prêtres de la cour. Et d'abord ce chanoine, qui avait conquis la faveur de son père en faisant mettre une culotte à un crucifix. Si la population avait si peu augmenté en cinquante ans, n'était-ce pas à cause du nombre excessif d'adultes engagés par leurs voeux ?
"Le célibat des religieux, opina Montesquieu, est contraire à la nature et au bien public. Partout où l'on veut avoir plus de sujets, il faut diminuer le nombre des prêtres et des moines. Le czar Pierre de Russie a édicté qu'on n'entrerait dans les cloîtres qu'à cinquante ans révolus, c'est-à-dire à un âge où cette tentation ne prend presque jamais.
- Et où le temps de la paternité est fini", ajouta le grand-duc d'un ton amer qui nous frappa. Il avait cinquante-trois ans à cette époque mais vivait sans femme depuis presque vingt ans.
Ce czar était si soucieux de ne s'entourer que de gens de mérite, qu'il regardait plus à leurs capacités personnelles qu'à l'ancienneté de leur nom. Je craignais que Montesquieu ne citât, pour donner un aperçu de la sagesse de ce monarque, le célèbre Alexandre Menzikoff (Voltaire encore, dans l'Histoire de la Russie sous Pierre le Grand - 1760 -, transcrit ainsi le nom que nous orthographions aujourd'hui Menchikov. A l'époque de cette conversation, Pierre Ier venait à peine de mourir. - Note de l'Editeur -). De ce garçon pâtissier, remarqué par hasard dans la rue alors qu'il livrait des pâtés, Pierre avait fait son favori, qu'il éleva à la dignité de prince et porta au premier rang de l'empire. Le Français avait pris ses informations. Il n'eut garde d'avancer cet exemple, qui eût paru une allusion offensante à la vie privée du grand-duc.
"Son Altesse, dis-je en hâte, a non seulement diminué le nombre des prêtres et des moines, mais rendu dignité et honneurs à leurs adversaires. Elle a restauré dans leurs pouvoirs les professeurs de l'Université de Pise, restitué sa chaire de philosophie à Pasquale Giannetti, fait publier les oeuvres de Gassendi condamnées par l'Eglise. Son plus grand titre de gloire, aux yeux d'un académicien de Paris, sera d'avoir bravé le pape pour rendre dans Santa Croce, le panthéon de nos grands hommes, un hommage solennel à Galilée."
Interrompant mon dithyrambe :
"Venez voir ma salle de bains", dit le grand-duc agacé. Il précéda son hôte dans l'enfilade des salons de la Galerie Palatine jusqu'à la stanza della stufa située tout au bout, humide, enfumée, décorée sur les quatre murs de scènes bucoliques. Par incurie, ou pour trouver un prétexte à espacer leurs ablutions, ni Cosimo III ni aucun de ses fils ne s'était soucié de transporter ailleurs la salle de bains du palais, depuis que Cosimo III avait converti en musée les appartements d'habitation de la famille. C'était une véritable expédition que d'aller se laver. La propreté et les soins corporels ne devant pas être mieux observés à Paris qu'à Florence, cette faute contre l'hygiène ne parut pas frapper Montesquieu.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 4 EmptyMer 22 Mar - 0:21

"Les quatre âges de l'homme, monsieur le baron. Une commande de mon grand-père Ferdinand. De jolies peintures, non ? Mais sans grand intérêt. J'ai fait ajouter au-dessus, regardez, ces huit médaillons en stuc qui représentent les huit souverains qui ont marqué selon moi l'histoire du monde. Charles Quint ne vous étoneras pas, mais n'êtes-vous pas surpris que sur ces huit monarques il soit le seul chrétien ? N'êtes-vous pas choqué que je n'aie mis ni Charlemagne ni aucun des deux Frédéric, et que le seul à défendre la croix soit aussi celui qui, oublie de ma part ? Inconséquence ? Coïncidence ? saccagea Rome et tua pendant le siège de Florence la moitié de la population ? Ninus, roi des Assyriens, Arbace, roi des Mèdes, Cyrus, roi des Perses, Alexandre, César, passe encore, l'Antiquité excuse le paganisme, mais que dites-vous de ces deux derniers ?
Montesquieu lut à haute voix ; "Jacob Almansor Rex Saracenorum" et "Solimanus Imperator Turcorum".
"Altesse, le monde civilisé n'attendait pas moins de vous, que cette reconnaissance des Sarrasins et des Turcs.
- Mis à égalité avec les ratichons ! Mon père versait une pension à tous les mahométans, juifs, luthériens et calvinistes convertis au catholicisme. J'ai supprimé immédiatement ces pensions.
- Qui grevaient lourdement le trésor, ajouta le marquis. L'économie réalisée sur ces sommes a permis d'alléger les impôts. A votre retour en France, monsieur le baron, dites que Son Altesse se préoccupe du bonheur de son peuple. L'impôt de cinq pour cent sur les revenus et salaires, décrété par feue Son Altesse Sérénissime Cosimo III quelques jours avant sa mort, n'a jamais été levé. Les paysans, les journaliers, les artisans, ainsi que ceux qui gagnent moins de cent écus par an ont été exemptés de la collecte, qui n'est plus exigée que des gros propriétaires, des marchands, des banquiers.
Sur l'ordre de Son Altesse, j'ai abaissé le prix des grains à quatre paoli par boisseau. Et, l'année dernière, période de récolte abondante, interdit l'importation des grains.
- Sages mesures, approuva le visiteur, qui pourraient servir d'exemple à mon souverain.
- N'est-ce pas ? Le feu grand-duc avait institué un impôt de sept et trois quarts pour cent sur les dots. Même si vous épousiez une fille qui n'avait rien, on lui supposait une dot pour en tirer les sept et trois quarts pour cent. Cet impôt a été supprimé aussi. Mais voyez toute la sagacité du grand-duc. Son père avait emprunté plusieurs millions à six pour cent. Son Altesse a offert à tout le monde de reprendre son argent, et imposé à ceux qui ne voulaient pas le retirer la diminution de leurs intérêts à trois et demi pour cent. La plupart ont accepté de reprendre leurs fonds. L'Etat a gagné par là quatre-vingt-dix mille écus, et ôté pour autant d'impôts. En sorte que le peuple a été soulagé de quatre-vingt-dix mille écus d'impôts, et de ce qu'il en coûtait pour les lever, qui allait à sept pour cent.
- Je rendrai compte de tout cela."


Une collation de petits fours nous attendait dans la salle de Jupiter. Je tremblais que Montesquieu ne s'arrêtât devant le Saint Jean- Baptiste d'Andrea, sujet de chagrin et de nostalgie pour le grand-duc. Il se levait la nuit, et, seul dans le palais silencieux, se traînait devant le tableau dont il approchait sa chandelle pour méditer sur l'abîme qui s'était creusé en trente-cinq ans entre le modèle idéal et sa copie vivante, entre l'adonis juif intact à travers les siècles et sa parodie maure dégradée.
Montesquieu eut l'esprit de regarder ailleurs, puis concentra son attention sur la Femme au voile de Raphaël, triomphe de l'impersonnalité. Aucun danger qu'en examinant cette peinture reproduite à des centaines d'exemplaires sur les mouchoirs de soie en vente dans les échoppes du Ponte Vecchio, le Français parût s'intéresser au passé amoureux de Gian Gastone.
"Dans le port de Livourne, dit-il, j'ai compté plus de soixante vaisseaux. La ville a l'air prospère, le commerce actif.
- Tel n'était pas le cas lorsque les juifs y étaient molestés. Son Altesse a interdit par décret toute persécution. Six ou sept mille juifs exercent à Livourne.
- J'étais à Pise le jour de sainte Catherine, fête des écoliers. Lorsqu'ils attrapaient un juif, ils le pesaient sur une balance, et il était obligé de leur donner autant de livres de confitures qu'il pesait de livres.


- Une plaisanterie sans conséquences, monsieur le baron. Il y a trois ans, nulle fête n'égayait nos rues. Les écoliers eux-mêmes n'avaient pas le droit de s'amuser.
Vous n'auriez vu que des processions, des cérémonies religieuses, des défilés de cierges et de croix. Depuis que Son Altesse n'assiste plus au Te Deum du 31 décembre, fête que son père n'avait pas manquée une seule fois en cinquante-trois ans de règne, la vie est devenue plus gaie à Florence. La peine, infamante, du tour de corde a été abolie.
- J'ai remarqué beaucoup d'habits à la française, des modes jeunes et gracieuses.
- Mais sans dépense excessive.
- Ni ostentation inutile. Je voudrais qu'en France on se contente d'aussi peu de luxe. Avec une lanterne sourde pour la nuit, et une ombrelle pour la pluie, on a ici un équipage complet."
Gian Gastone, qui rêvait depuis un moment, revint se mêler à la conversation.
"Monsieur le baron a la délicatesse de ne pas faire cas que nous grelottons tous dans cette pièce sans feu. Cherchez, cherchez, il n'y a pas de bûches à mettre dans la cheminée.
- Le feu est malsain, n'est-ce pas, messire Simonelli ? La Faculté a établi que les émanations du bois qui se calcine nuisent aux poumons. Nous accoutumons les enfants à rester dans des chambres sans feu.
- Fi donc, monsieur le marquis ! Si nous ne chauffons pas, c'est par avarice, dit le grand-duc, retrouvant tout à coup, avec le plaisir de railler, entrain et couleurs.
- Ou par nécessité, Altesse. La Toscane m'a paru pauvre en bois de chauffage. Entre Pise et Florence, je n'ai guère vu d'arbres, à part les oliviers, qui sont de peu de ressource pour le chauffage. Mais que Votre Altesse daigne m'expliquer pourquoi, au lieu des vignobles auxquels je m'attendais, j'ai compté tant de plantations d'orge et de houblon.
- Nous nous livrons à certaines expériences sur le lupulin, s'empressa de répondre le marquis. L'arboriculture, la botanique et la phytogéographie ont été la passion constante des Médicis."
Gian Gastone se leva, dégoûté de ces éloges. La surproduction de bière dans le grand-duché resta une énigme pour le Français.
Nous descendîmes dans la cour. Sans demander sa chaise, le grand-duc nous entraîna sur les pentes de jardins Boboli. Quoiqu'il marchât avec beaucoup de difficulté, il voulut, à pied et sans autre aide que le bras d'un des bougres recrutés à Lappeggi, monter jusqu'à son ancien pavillon, qu'il avait fait restaurer. De la terrasse, il nous montra la ville et son cercle de collines. De la flèche de Santa Croce au clocher de Santa Maria Novella, on embrassait du regard toutes les tours et les coupoles de Florence, les dômes de Brunelleschi, le campanile de Giotto, les beffrois crénelés des palais de la Signoria et du Bargello, le belvédère du palais Corsini, la loggia surélevée du palais Davanzati, la cuspide gothique de la Badia, le fronton triangulaire de Santa Trinità, les donjons, les aiguilles, les pinacles.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 4 EmptyMer 22 Mar - 15:22

"Altesse, de toutes les villes que j'ai visitées, je n'en connais pas d'aussi magnifique.
- Ne sentez-vous pas comme une odeur de gel ? Un parfum de crépuscule, de fin prochaine, de mort ?
- Florence est incorruptible, rien de ce qui arrivera ne pourra l'entamer. Toutes les autres villes sont nées couchées, seule Florence a surgi debout. Avec quelle fierté elle dresse ses tours, ses dômes, ses clochers ! Elle restera debout, quoi qu'il advienne, si j'ai bien deviné la pensée de Votre Altesse.
- Parfaitement deviné. Vous parlez à un fantôme, monsieur le baron. Vous croyez rendre visite au grand-duc, mais le grand-duc n'existe plus depuis l'an dernier. Rayé, escamoté de la carte d'Europe. Le traité de Vienne signé entre Charles VI et Philippe V a confirmé le traité de Londres. Florence appartient à l'infant don Carlos. Je ne suis plus le maître chez moi. Le vrai maître de Florence est un enfant de dix ans. La cour d'Espagne me presse de recevoir les garnisons espagnoles et de les installer dans les places fortes du grand-duché avant l'arrivée du jeune prince.
- Je comprends fort bien le chagrin de Votre Altesse, qui doit aliéner à une Maison étrangère les possessions de son illustre famille. L'infant don Carlos n'est cependant pas tout à fait étranger, puisqu'il descend par sa mère de la soeur de votre grand-père paternel et par son père du cousin de votre aïeul maternel. Parent éloigné de Votre Altesse, il sera plus respectueux de l'héritage des Médicis que ne le serait un prince allemand.
- Oh ! pour le respect, on ne trouve pas mieux qu'un Teuton !
- Auriez-vous souhaité pour successeur un Habsbourg ? L'Europe a cru comprendre que Votre Altesse a tout fait pour éviter la solution autrichienne.
- Un prince allemand, dit le marquis, traiterait la Toscane en fief du Saint Empire.
- Leibniz, dit pensivement Montesquieu. Thèses irrecevables.
- Oui, mais les banques de Francfort et de Vienne nous étranglent. La suzeraineté du thaler, elle, n'a pas besoin d'être établie.
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MessageSujet: : Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 4 EmptyMer 22 Mar - 18:40

- Altesse, les Espagnols apporteront le panache des Bourbons, les Allemands, Dieu en soit loué, l'argent nécessaire à l'entretien de la ville.
- Nous avons dû, rappela le marquis, limiter par règlement le quota des cartographes allemands, des restaurateurs de fresques allemands, des opérateurs touristiques allemands, des agents de voyage allemands.
- Ils ont tous catalogué, enregistré, numéroté ! Chaque pavé de la chaussée, chaque pierre, chaque porte, chaque fenêtre ! Ils savent le nombre exact des bossages au palais Strozzi, et combien il leur en coûtera, à dix groschen près, pour redorer la porte du Baptistère !"

A voir le grand-duc s'essuyer le nez avec les boucles de sa longue perruque - geste familier chaque fois qu'il en avait assez d'être pris pour un bon prince, ami éclairé des arts -, je compris qu'il était impatient de faire revenir le Français sur ses pieuses illusions.
"Ma capitale est incorruptible, vous l'avez dit vous-même. Bien que le grand-duché soit à l'agonie, les toits et les murs tiennent bon. Malgré la catastrophe imminente, les coupoles et les tours restent intactes. Regardez comme les façades se découpent dans la lumière !
Comme chaque créneau de chaque donjon se détache dans le ciel ! Les rues sont droites, elles se coupent en équerre. Placez-vous dans l'axe d'une rue, vous pouvez suivre le mouvement d'un piéton comme un jalon sur un plan d'architecte. Ivresse géométrique ! Enthousiasme de la perfection ! Victoire de l'épure et de la ligne ! Triomphe de la Reine Vernunft allemande ! Impossible d'imaginer pour Florence d'autre destin que cette gloire d'ordonnées et d'abscisses, de segments rectilignes et de perspectives axiales !
- Sujet d'orgueil que rien ne lui ôtera !
- Ecoutez, continua le grand-duc en saisissant le bras de son interlocuteur. J'ai connu Prague, et puis vous affirmer qu'il y a un autre moyen pour une ville de composer avec le déclin et la mort. Prague aussi, après la défaite de la Montagne Blanche qui a mis fin à l'indépendance de la Bohême, est passée à des mains étrangères. Prague aussi, comme le sera Florence après ma mort, a été la risée d'envahisseurs sans pitié. Mon coeur est resté à Prague, monsieur le Secondat ! Car au lieu de dresser dans la pureté incolore de ce ciel immuable cette stupide apothéose de pierres bien taillées et de rues tracées au cordeau, Prague est un dédale louche, un enchevêtrement de cours obscures, de passages couverts, d'escaliers moussus. Ruelles de guingois, recoins lépreux, quais blafards, boyaux, décrépits, partout les stigmates de la caducité. Quel fleuve sans esprit que l'Arno ! Si bête qu'il est incapable d'exhaler des vapeurs et de noyer dans le brouillard ces formes raides et sans mystère. La beauté évidente est-elle encore la beauté ? Mes palais sont faits pour n'être contemplés que de face. Pitti, Bianca Cappello, Signoria, Davanzati, Rucellai : ils se livrent tout entiers au premier regard.
D'un seul coup vous avez épuisé leur secret. Ah ! je donnerais Carrare et toutes les carrières de marbre de mon Etat, pour avoir une seule de ces mines de pierre sablière qui se délite avec le temps et transforme les anges du pont Charles en statues rongées et miteuses.

"Toutes les villes sont mortelles, mais toutes ne savent pas, effleurées par la mort, se hâter vers leur métamorphose. Les unes survivent intactes et se figent en musées, buts des voyageurs et des curieux, Mecques des époux en voyage de noces, sources d'émerveillement pour les naÏfs, modèles de toute perfection pour les imbéciles. Ce sera le destin de Florence, de ses églises et de ses palais qui ne s'écrouleront jamais, soyez-en certain ! De vigilans édiles, stimulés a suon di quattrini par les agents de voyage et les compagnies de tourisme étrangères, sauront épargner à nos monuments l'humiliation et la splendeur du désastre.
"Les autres, abandonnant toute dignité, deviennent des repaires, des labyrinthes, elles acceptent pleinement leur sort de villes maudites et damnées. Je ne donne pas cinquante ans à Prague pour s'effriter, moisir, noircir, je la vois glisser déjà dans un abîme fangeux où mûrit sa décrépitude.
"Promenez-vous dans Florence, monsieur le baron, je vous défie d'y découvrir un seul endroit un peu mystérieux, une seule ruelle imprévue, une seule place à l'écart , quelque coin équivoque, une curiosité qui ne soit pas plantée comme une balise sur un parcours obligé.
Ville exclusivement diurne, à ne voir que dans la lumière du soleil ! Ville zénithale, où manquent les ombres, les creux, les secrets ! Où se recueillera la douleur de mon peuple ? Où pleurera-t-il la Finis Etruriae ? Comment s'exhalera l'amère rancoeur, la profonde mélancolie d'une civilisation brutalement interrompue par la conjuration de voisins arrogants ?
"Savez-vous qu'à Prague, tous les trente-trois ans, réapparaît ce qu'ils appellent le golem, un mannequin pétri dans l'argile et doué de mouvement et de vie, un fantôme qui parcourt d'une marche trébuchante les vieux quartiers, un spectre nocturne et larvaire, né de la honte et du chagrin de la défaite ? Promeneur sans but, il résume dans sa personne fantastique le marasme d'un peuple déchu, l'angoisse d'une ville étranglée. Aucune chance, monsieur le baron, que vous le rencontriez ici !
Ce n'est pas une ville pour dériver, une ville pour se perdre. Tout y est trop net, trop clair, trop évident.

Jamais un spectre n'y risquerait son pied erratique. Avec son plan militaire copié sur le castra romain, Florence est condamnée à n'être qu'un boulevard pour badauds, une galerie marchande, un comptoir de souvenirs, un débit d'articles en albâtre et en cuir.
"Si j'avais plus de courage, je crois que je ferais brûler Florence avant de mourir. J'ordonnerais un gigantesque incendie, pour voir chanceler dans les flammes et s'ffondrer ces tours, ces dômes, ces façades bâties au fil à plomb, ces murs qui se coupent à angle droit. Quelles ruines splendides ferait la cité du lis ! Leurs débris calcinés rachèteraient ces monuments de leur dignité compassée, ils retrouveraient la vie dans la poussière de leurs décombres.
"Changée en un monceau de gravats, imaginez ce que sera la couple de San Lorenzo ! Quel spectacle, que de voir ses plâtres fumants s'écrouler sur les tombes des Médicis ! Et le dernier d'entre eux jeté dans le cimetière commun, parmi les tombes marquées d'une simple croix, parce qu'il n'y aura plus de chapelle des Princes pour recevoir sa sépulture ! Songez à tous ces palais, culbutés par l'incendie, noircis par la suie, leurs pilastres fendus, leurs bossages éclatés, leurs planchers en cendres, leurs décorations en fumée ! On plantera des cyprès le long de la via Tornabuoni, pour que cette rue où loge la fleur de ma noblesse ressemble à l'allée des tombeaux sur la voie Appienne de Rome. Connaissez-vous plus prétentieux empilage de parpaings que cette tour d'Arnolfo di Cambio ?", continua-t-il en nous désignant le campanile si célèbre du palais de la Signoria.
Du coin de l'oeil, il nous lorgna.
"J'aime vos mines inquiètes, messires ! Vous me croyez raide fou ! Rome brûlera-t-elle une seconde fois ? A-t-il l'étoffe d'un Néron ? Rassurez-vous ! Gian Gastone Ier des Médicis, premier de ce prénom et dernier de ce nom, laissera sa capitale intacte, en espérant, le lâche, que son successeur présidera à l'oeuvre de ruine. Savez-vous pourquoi vous ne me trouvez pas plus accablé d'abandonner le grand-duché à des mains étrangères ?
"Parce que j'ai de bonnes raisons de penser que ces mains étrangères seront des mains incapables et débiles. Vous m'avez dit que ce parent éloigné de ma famille veillera plus respectueux que tout autre sur les trésors des Médicis. Détrompez-vous ! Il y a dans le ciel d'Espagne une influence pernicieuse qui affaiblit le caractère. La robuste fibre des Habsbourg s'y est elle-même usée. Considérez la décadence de ce royaume sous Philippe III et Philippe IV, et comme ce petit-fils et cet arrière-petit-fils de Charles Quint ont laissé pourrir en eux la vigueur de leur aïeul et désagréger son empire.
Maintenant que le trône est passé à un Bourbon, maintenant q'un petit-fils de Louis XIV a pris possession de l'Escorial, ce changement de dynastie va précipiter le déclin. Philippe V a dans les veines le même sang qui, transmis par leur ancêtre commun Henri IV, corrompait le coeur de la grande-duchesse Marguerite-Louise, ma mère.
"Omment voulez-vous que don Carlos échappe à ce que la postérité appellera la malédiction de sa race ?
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 4 EmptyMer 22 Mar - 19:55

Le voyez-vous, à la tête du grand-duché, veillant à la sauvegarde de ces dômes et de ces tours ? Ordonnant de faire des copies des principales statues et de mettre les originaux dans les musées ? Cherchant à préserver un patrimoine qui n'est même pas celui de ses ancêtres ? C'est tout le contraire qui se produira, si mes renseignements sont bons.
"Avant d'être mon parent, l'Infant est le fils de Philipe V. Le poison ibérique, ajouté aux toxines bourboniennes, est en train de détruire ce monarque. Plaise au ciel que don Carlos tienne plus de son père que de sa mère, la froide et intrépide Elisabeth ! Le roi a déjà perdu Gibraltar et Minorque, comme Philipe IV avait perdu les Provinces-Unies et le Portugal. N'a-t-il pas été par deux fois chassé de Madrid ? N'-t-il pas abdiqué une fois, avant d'être poussé à nouveau sur le trône ? Pis encore, ne dit-on pas qu'il est atteint d'une mélancolie incurable, qu'il ne se lève plus de son lit, garde huit jours la même chemise et abandonne à sa femme les affaires de l'Etat ?
Il a congédié son barbier et se laisse pousser les cheveux et la barbe. Les cheveux et la barbe !" répéta-t-il extasié, comme s'il accordait à cette marque de négligence la gravité d'un symptôme mortel.
"Un Infant né de cette souche laissera crouler sa capitale. Il aura tous les vices de sa race, la paresse, le laisser-aller, l'abandon. Une bonne et criminelle insouciance, de quoi mettre en fuite la cohue studieuse des touristes. Pas besoin d'allumer le feu à mon patrimoine, si celui qui me succède a hérité de son père cette maladie que messire qualifie, si je ne me trompe, hypocondrie du septième et ultime stade. N'est-ce pas, maître Simonelli ?
"Le sacrifice que je n'ose accomplir de mes mains, don Carlos s'en acquittera par une incurie tout aussi meurtrière.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 4 EmptyJeu 23 Mar - 16:32

Une question sacrilège

On les appela les ruspanti, d'après la pièce de monnaie, ruspo, qu'ils recrutait pour son maître : jeunes et de tournure agréable, il va sans dire ; disposés, en outre, à satisfaire les caprices du prince. Celui-ci les examinait lui-même, dans la salle de Vénus, sous le plafond où Pietro da Cortona avait peint l'enlèvement de son père par le bel et vigoureux Hercule.
Bien qu'il usât d'eux pour son plaisir physique que de moins en moins, et plus du tout dans les dernières années de sa vie, ayant décidé après la mort de son oncle, comme je l'ai dit, de rester chaste, cet examen commençait par une épreuve que la plupart, si dénués qu'ils fussent de principes moraux, ne subissaient pas sans répugnance. Ils devaient se dépouiller nus et déambuler dans la grande pièce, de long en large, tandis que le prince et ses favoris commentaient à haute voix les détails de leur anatomie, non sans accabler de brocards et d'insultes celui que quelque imperfection corporelle désignait à leurs quolibets.
Armé d'une baguette graduée, Damiano prenait la longueur des verges, tandis qu'un de ses acolytes, muni d'une sorte de balance romaine, faisait mine de peser les testicules. Nouveaux éclats de rire, nouveaux sarcasmes. Il arrivait que le malheureux, encore imprégné de l'innocence qui'l apportait de sa ferme natale, fondit en larmes; ou bien, incapable de supporter ces attouchements, ces mains qui le palpaient sans vergogne, il esquissait un geste de résistance, puni aussitôt d'une gifle, d'un coup de pied.

Si l'examen avait été probant, le jeune homme était conduit devant le trône du grand-duc. Toujours nu, il devait montrer ses dents. Gian Gastone exigeait qu'elles fussent blanches, régulières et du plus bel éclat. Il ordonnait au jouvenceau de lui souffler dans la bouche et de lui faire goûter son haleine. Puis Damiano tendait une chope de bière au garçon, le forçait à prendre une gorgée du breuvage et à la recracher dans la bouche du prince, fort gâtée et malodorante.
Bagatelle, à côté de ce qui attendait l'infortuné. Gare à lui si, aux questions saugrenues et souvent inconvenantes que lui posait le grand-duc, il répondait en l'appelant, selon l'étiquette dont même ce rustre avait quelque teinture, "Altesse Royale". Une gifle assénée sans douceur l'initiait au nouveau protocole.
"Ici, lui disait Damiano, il n'y a pas d'Altesse qui tienne. Nous sommes tous citoyens de la grande démocratie ordurière. Lui, ajoutait-il en indiquant Gian Gastone, est au-dessus de nous. Aussi tu peux l'appeler, si tu as le sens de la majesté, Salope Royale. Allons, répète."
Le jeune homme rougissait, balbutiait, s'excusait.
"Ah ! je voix ce que c'est. Tu préfères sans doute : Raclure Sérénissime ? V pour Raclure Sérénissime. Dépêche-toi."
Cette épreuve était la plus dure de celles qu'on imposait aux postulants. Un sur deux ne réussissait pas à proférer le blasphème. Tel qui acceptait les actes se refusait aux mots.
Chassé à coups de pied, contraints de retraverser en tenue adamique les interminables salles, couloirs, escaliers du palais, les candidats recalés s'enfuyaient en pleurant, poursuivis par les plus enragés des ruspanti qui ne leur rendaient leurs vêtements que dehors, sur la place, où une petite foule, payée par Damiano, leur infligeait la honte d'une humiliation publique.

Les néophytes restaient avec Gian Gastone et faisaient cercle autour de lui. Il les entretenait pendant quelque temps, les forçant à le tutoyer, à prendre des poses familières, à lui taper sur l'épaule, sans égards pour sa majesté. Quand ils avaient repris confiance en eux-mêmes, il commençait à changer de ton. Quelques propose un peu lestes, suivis d'allusions piquantes, préludaient à des badinages plus gais, à des plaisanteries osées, à des invites voluptueuses.
Que peut-il arriver à des jeunes gens tout nus, livrés aux désirs de leur âge, quand on stimule par des images salaces leur fraîche virilité ? En cette partie de leur corps qui ne peut mentir, l'échange de grivoiseries produisait un effet ostensible. A peine les voyait-il suffisamment excités, qui'l les abandonnait aux plus vigoureux de la bande. Ceux-ci les poussaient vers des matelas disposés dans un coin de la pièce et les jetaient sur cette couche sauvage ; et là, ni portestations ni cris n'empêchaient ces malheureux de subir les plus infâmes sévices.
Ils se relevaient meurtris, endoloris, l'anus défoncé et sanglant, mais aussi applaudis, fêtés, autorisés à se rhabiller, récompensés d'un premier ruspo, grâce à cet adoubement obscène qui tournait, sinon à leur gloire, du moins à leur profit.
Le nombre total des ruspanti varia entre deux cents et deux cent trente. Les candidats se présentaient par groupes de six ou huit. Certains, recrutés à Lappeggi ou auprès des autres villas du grand-duc, provenaient de la campagne. A ce premier lot de paysans, se joignirent des fils de nobles et de bourgeois, les uns par intérêt, les autres par bravade et soif d'aventure. Le goût de la transgression, qui anime les esprits généreux, attira quelques rejetons de la plus vieille et vénérable aristocratie, trop heureux d'échapper au carcan de leur famille.
A son père, l'illustre marquis Serristori, capitaine des armées, qui lui reprochait de trahir l'antiquité et la gloire de leur sang, le jeune Francesco eut le front de répondre qu'il ne voyait aucune différence entre l'ânon dont le père porte des reliques et celui dont le père charrie du fumier.
Infortuné jeune homme ! Il était écrit que tu paierais cher cette boutade. On ne renie pas impunément un grand nom.
Les ruspanti avaient tous les droits. Chevaucher dans les rues sans se découvrir devant personne, pas même en croisant l'Electrice ; entrer à cheval dans les églises; forcer la porte des maisons ; emporter en croupe le garçon ou la fille de leur choix ; saccager les étalages ; voler dans les boutiques ; cracher au passage des processions. Ni règlements de police ni crainte de Dieu ne freinaient ces vauriens. Ils régnaient en maître et répandaient la terreur dans la ville. Leur office principal, cependant, consistait à bouffonner devant le prince, à l'injurier, à le maltraiter. Plus leurs insultes étaient grossières, plus il paraissait s'en réjouir. Un crève-coeur pour moi, non seulement parce qu'ils manquaient de la plus élémentaire retenue et souillaient, en la personne du dernier des Médicis, une famille entre toutes éclatante, mais parce que je ne concevais pas que la passion de s'avilir pût entraîner aussi bas un homme dont j'estimais la valeur.

Il ne suffisait pas que deux de ces scélérats, entrassent dans son lit et, le poussant de côté dans la ruelle, fissent l'amour sous ses yeux. Ils devaient encore le railler et invectiver contre lui en le traitant d'impuissant. Ces excès me choquèrent à tel point, que je voulus en avoir le coeur net. L'examen médical auquel je le soumettais chaque mois, assorti cette fois du test de Wurmser, me permit de constater une virilité intacte.
"Altesse, lui dis-je, vous reprendriez goût à la vie si vous ne vous obstiniez pas à vous refuser ce qui est nécessaire à tout homme dans la force de l'âge. Dans votre palais même, les occasions abondent. Vous n'avez que l'embarras du choix."
Je souhaitais qu'il eût à nouveau un amant, auquel il fût attaché, sinon par un sentiment tendre, du moins par un lien physique. Les sens stimulés, il se fût surveillé de plus près. Il eût ressaisi le pouvoir et mis fin aux exactions des ruspanti. Chaque fois que je l'entreprenais là-dessus, le grand-duc tournait en ridicule ma sollicitude.

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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 4 EmptyJeu 23 Mar - 20:31

"Je ne vous comprends pas, Altesse. Fabio vous plaît, pourquoi le laissez-vous à Marco ?
- Sire Esculape fait sa maquerelle.
- Il ne souhaite que votre bonheur, Altesse.
- Eh ! quel plaisir pourrait me donner Fabio, ou Arnolfo, ou Guido.
- Guido est bien joli garçon.
- Paolino aussi.
- Vous voyez, Altesse, il ne tient qu'à vous...
- Non, messire, par ta faute...
- Par ma faute ?
- Je n'ai plus envie de coucher avec des garçons.
- Par ma faute ?
- Tu m'as convaincu que c'était la chose la plus naturelle du monde...
- Justement.
- Un amusement on ne peut plus anodin...
- Fort bien dit.
- Qui ne tire pas à conséquence...
- Rien de plus exact.
- Et ne sort pas de l'habitude.
- En effet.
- Il n'y a donc ni gloire ni infamie à attendre de ce côté-là. Ne m'embête plus avec tes sermons."

Ce trait, j'aurais dû m'y attendre. Quoique l'étrange folie du prince me fût connue depuis longtemps, je ne trouvais pas tout de suite à répondre.
"Tu vois bien, concluait-il, qu'il me faut autre chose. Si tu étais né voleur, te sentirais-tu heureux dans un pays où le vol ne susciterait que la réprimande molle de quelques prêtres, tout en étant bien vu par l'ensemble de la population ? Quel plaisir y a-t-il à commettre une action criminelle si les autres l'approuvent ? Le voleur vole pour être frappé d'ostracisme et mis au ban. S'il se conforme à l'usage du grand nombre, s'il ne dérange rien, son geste tombe à plat. Il perd son temps, il vole à vide."
L'absurde recherche d'un vice indiscutable, le vice absolu en quelque sorte, de telle nature que son nom et le nom de Florence fussent flétris à jamais, continuait à obséder le prince. Et moi, pendant ce temps, je me demandais si je n'étais pas en partie responsable des crimes dont le nombre augmentait dans la ville.
"Est-ce encore dans la nature des choses (il appuyait ironiquement sur ces mots, par allusion à nos discussions d'autrefois) qu'un fils soit enlevé à ses parents pour être soumis au bon plaisir de mes amis ? Une fiancée arrachée à son fiancé ? Un magasin saccagé ? D'honnêtes marchands réduits à la misère ?"
Je ne me rappelais que trop par quels arguments, à l'époque où il découvrait les insanités des médecins allemands, j'avais combattu leurs préjugés contre l'amour grec. Que ne l'avais-je laissé croire qu'on se rend infâme par ces moeurs, puisqu'il voulait à tout prix l'abjection ! Il était trop tard pour le détourner des forfaits chaque jour plus abominables qui'l ne commettait pas lui-même, mais qui se perpétraient avec son assentiment.
Aujourd'hui, à considérer avec quelle volonté stoïque il s'est refusé au plaisir dans les dernières années de sa vie, serait-il sacrilège de comparer son entêtement dans le mal avec non seulement la rigueur qui gouverne le puritain à la recherche de la perfection mais l'élan qui soulève le saint dans sa quête de Dieu ? L'ermite se retire dans le désert pour se soustraire aux désirs, mais lui, comment le louer assez haut ? A écarter les tentations sans les fuir, ne s'élève-t-on pas à un degré supérieur dans l'ascèse ? Le mal auquel il livrait Florence ne lui était d'aucun profit. Les bougres en tiraient de grands avantages, lui seul dédaignait d'en prendre la moindre part. Au milieu de l'abondance, il se signalait par le renoncement. Tant d'abnégation me donne la hardiesse de croire que, tout en bas de sa chute, après avoir coupé les derniers fils qui le retenaient au monde, il a atterri dans un jardin de sainteté.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 4 EmptyJeu 23 Mar - 21:05

Dernières apparitions en public


Comme il sortait rarement de son palais, et que la population hésitait à rejeter sur son prince la responsabilité des rapts, des viols, des pillages qui se multipliaient à toute heure du jour et de la nuit, le bruit courut qu'il était trop malade pour s'opposer à la prépotence des ruspanti. A l'agonie peut-être ? Peut-être mort ? Cette rumeur ne l'eût guère ému, si la reine d'Espagne, la redoutable Elisabeth Farnese, craignant q'une vacance du trône n'encourageât l'empereur d'Autriche à réaffirmer ses prétentions sur Florence, n'avait manifesté sa volonté d'envoyer sans tarder en Toscane les premières garnisons espagnoles.
Gian Gastone résolut de se montrer en public et choisit la Saint-Jean, fête du patron de Florence. Après de copieuses libations de bière et une orgie de gâteaux à la crème, il monta dans son carrosse de gala. Du palais Pitti jusqu'à la cathédrale, le cortège fit halte devant chacune des principales églises, Santo Spirito, le Carmine, San Frediano de ce côté du fleuve, puis Ognissanti, Santa Maria Novello, San Lorenzo, San Marco, la Santissima Annunziata. Parcours deux fois sacré, par la majesté religieuse qui imprègne ces sanctuaires, par le décor peint et sculpté qu'y a créé le génie humain.
Regardant sur mon plan le trajet du grand-duc, dont le retour par la Badia et Santa Croce compléta cette visite aux lieux de culte les plus vénérés de ses sujets, je n'arrive pas à concevoir comment il perdit cette occasion de regagner leur affection.
La foule, partout, reconnaissait son souverain. On se massait des deux côtés pour l'applaudir. Certains se mettaient à genoux sur le pavé, les mères lui tendaient leurs enfants, comme si sa décision de participer à la fête la plus aimée du peuple était la preuve qu'il n'abandonnait pas son Etat aux ambitions des puissances étrangères.


Pour écouter leurs doléances, il fit descendre le carreau de sa portière. Penché hors de la voiture, il répondait aux vivats.
Une première fois, devant le Carmine, il vomit. Non pas à l'intérieur du carrosse, mais dehors, la tête toujours penchée, en sorte que la déjection de son estomac délabré souilla les armes des Médicis peintes sur le flanc - ou dois-je écrire souillât , au subjonctif, pour indiquer, plus qu'un accident physiologique, l'intention, la volonté expresse de polluer, de salir ?
Puis, soit sous l'effet de l'ivresse, soit qu'il eût absorbé , outre la bière, les profiteroles au chocolat et les vacherins glacés, quelque émétique dont son oncle lui avait fourni la recette, a chaque nouvel arrêt, il vomit, sans plus se cacher que la première fois. Après avoir vomi, il s'essuyait la bouche avec les boucles de sa perruque, au vu et au su de tous. Le carrosse se remettait en route, jusqu'à la prochaine station de ce pèlerinage impie.


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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 4 EmptyVen 24 Mar - 0:11

Les quelques Poverino ! qui avaient d'abord fusé cédèrent la place à une stupeur muette. Sans avoir la réserve inépuisable de compassion des Napolitains, les Florentins sont les fils de la même louve italienne. Ils furent saisis d'une angoisse désolée, en songeant que ce pochard flasque était le dernier descendant de la famille sous le gouvernement magnifique de laquelle, dans ces églises qu'il profanait par ses vomissures, les plus grands artistes s'étaient surpassés.
Peintres, sculpteurs, architectes de Florence, il vous convoqua tous pour être les témoins de sa déchéance.
Tommaso Masaccio, Domenico Ghirlandaio, Paolo Uccello, Miachelangelo Buonarroti, Fra Angelico, Rosso Fiorentino, Andrea del Sarto, Jacopo Pontormo, Filippo Brunelleschi, Giotto di Bondone, au fur et à mesure de ses haltes devant les temples qui servent d'écrins à vos chefs-d'oeuvre, vous grossissiez son cortège d'infamie. Vous étiez là au complet, pour vous faire insulter et faire insulter à travers les créations de votre génie la fleur d'humanité la plus splendide que le monde eût connue. Celui qui vous infligeait ces outrages portait un nom illustré par des princes que chaque Florentin respecte moins en maîtres qu'il ne les révère en mécènes.
Pauvres ou riches, nobles ou bourgeois, artisans, boutiquiers ou manoeuvres, je voyais ses vassaux plus frappés de cette démesure sacrilège que de la violence qui s'attaquait à leurs biens. La colère eût succédé à l'abattement, s'ils avaient su que c'était là sa dernière promenade en carrosse, l'avant-dernière de ses apparitions publiques, et que cette dégoûtation ambulante scellerait dans leur mémoire l'image de leur souverain.


La princesse Violante-Béatrice se trouvait à Pise, où elle s'était retirée après s'être repentie de ses querelles avec les princesses Anna Maria et Eleonora. Son bon coeur ayant repris le dessus, elle préférait vivre à l'écart de la cour, loin des rivalités artificielles et des luttes pour la préséance. Les Florentins l'aimaient et la respectaient de loin, confiants que le grand-duché n'était pas entièrement perdu tant que cette étoile bienfaisante brillait à leur horizon.
Atteinte d'un mal pernicieux, sentant sa fin prochaine, elle se fit conduire au palais Pitti, pour ne pas mourir avant d'avoir revu son beau-frère, auquel elle avait gardé sa tendresse intacte. Le grand-duc, prévenu, refusa de se rendre à son chevet. Elle mourut seule, sans autre compagnie que ses demoiselles d'honneur, tandis que les ruspanti, insoucieux du mystère qui se déroulait dans une des chambres du second étage, remplissaient l'édifice de leurs tapageuses ribauderies.
La princesse avait demandé que son coeur fût placé dans un vase de céramique et déposé dans la crypte de San Lorenzo, au pied de Ferdinand, cet époux qui l'avait si indignement traitée. Son corps devait être inhumé dans le petit monastère de Santa Teresa, sous une dalle du transept, par humilité. Le convoi, suivi seulement de son maître de cérémonies, de deux gentilshommes et de deux pages, sortit du palais, sans autre pompe ni escorte.
Sa réputation de bonté avait attiré devant la porte une foule considérable. Hommes et femmes du peuple pour la plupart, mais aussi riches marchands ou membres de la noblesse, les uns parce qu'il tenaient à manifester leur attachement à la Maison régnante, au moment où la conduite du grand-duc encourageait aux trahisons.
Si modeste, selon les volontés de la princesse, que fût son cortège funèbre, il ne peut avancer que de quelques pas sur la place obstruée. Malchance ou calcul de Damiano, les porteurs, bloqués par la cohue, s'arrêtèrent juste sous la fenêtre d'où Gian Gastone épiait le départ du cercueil.
Que se passa-t-il dans l'intime de son être ? Je voudrais rappeler, avant d'évoquer l'impulsion fatale qui le stigmatise, quels liens l'unissaient à Violante-Béatrice. Comment, attiré par la douceur de la princesse, il renia constamment ce penchant. Avec quelle confiance réciproque, au début de leur amitié, se sentant mal aimés et parias à la cour de Cosimo III, ils se consolèrent par un début d'enfantine idylle. Sa patience à vouloir qu'il l'accepte, elle, en remplacement de la mère qui lui avait manqué. Par quels moyens elle essaya, après l'échec de son mariage, de le rétablir dans une meilleure opinion des femmes. Les promenades, la musique, les fenêtres laissées éclairées pour lui, à la campagne, tard dans la nuit. Et comment, sur le point de céder à ces invites, il se rétractait au dernier moment et l'envoyait paître, qu'on me pardonne une familiarité de langage insuffisante à rendre l'inélégance de ses procédés.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 4 EmptyVen 24 Mar - 0:27

Une suite de relations avortées, de tentatives repoussées, de prévenances méprisées, qui se résument peut-être dans l'entêtement de Gian Gastone à appeler du seul nom de Violante une femme qui n'aurait pas demandé mieux que d'être sa Béatrice. Pia creatura, comme son illustre homonyme, elle eut la malchance de tomber sur un homme qui ne voulait à aucun prix être sauvé.

Dans les fils sombres de cette aventure lamentable, je distingue la trame d'une histoire d'amour inversée.
Violante-Béatrice incarnait pour son beau-frère toute la beauté morale, toute la tendresse, toute la grâce féminine à l'attrait desquelles, pour des motifs que ce récit a dégagés, il s'était juré, dès l'adolescence, de ne succomber en aucun cas. Il aima sa belle-soeur, et, en même temps, il la détesta de susciter en lui des sentiments qu'il haïssait. Elle était pour lui la preuve vivante qu'il n'était pas aussi mauvais qu'il avait décidé de paraître, et, pour cette raison même, il vit en elle sa principale ennemie. Il s'acharna à la rebuter, pour tuer en lui toute velléité de s'attendrir. Bien que bavaroise et de traits ingrats, elle lui rappelait, par sa pâleur fragile, son humeur affable, son dévouement, son humilité, les innombrables Madones de l'école de peinture florentine. Qu'elle évoquât l'idéal poétique et perpétuât le mythe d'une ville prise en exécration, c'était là ce qu'il pouvait lui pardonner le moins.
Il se pencha sur l'appui de la fenêtre, cracha sur le cadavre dans le cercueil découvert et s'écria, d'une voix assez forte pour retentir jusqu'aux extrémités de la place :
"Quand va-t-elle nous déblayer le terrain, cette foutue catin ?"
Un affront si insensé que j'en aurais cru à peine mes yeux et mes oreilles, si j'avais été le seul témoin. La foule recula d'horreur et s'écarta pour frayer un passage au cortège et soustraire le pieux convoi à de nouvelles avanies. Ce cri répercuté aussitôt par des centaines de voix et divulgué dans toute l'Europe voue le grand-duc à l'opprobre unanime. Aucune action n'a porté plus de tort à sa mémoire.
Pourtant, ce serait le spolier de son bien le plus précieux que de chercher à excuser par la folie un tel geste. En tant qu'héritier spirituel du prince et légataire de sa pensée, je le déclare responsable de ce outrage.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 4 EmptyVen 24 Mar - 12:34

Cérémonies secrètes

La journée du grand-duc commençait à midi. Il s'asseyait dans son lit, qu'un ou deux jeunes débauchés de sa cour avaient partagé - plutôt deux, étant donné l'apathie du prince et la vigueur de ses concubins. Par terre, les assiettes sales du repas de la veille, les verres à moitié pleins gisaient en désordre, au milieu des restes de cigares et de la poudre à priser éparpillées sur le tapis.
Gian Gastone dînait et déjeunait couché. Ses draps, qu'on ne lui chanteait q'une fois par semaines, puaient la bière et le tabac. Il se levait de plus en plus rarement, malgré mes exhortations à prendre de l'exercice. Quand il consentait à sortir de son lit, c'était pour monter dans sa chaise et se faire porter dans la salle du trône où se réunissait, présidé par le marquis Carlo Rinuccini, le conseil d'Etat. Après la mort de la princesse Violante-Béatrice, il décida de recevoir les ministres dans sa chambre, en demi-cercle autour de son lit. Il revêtait pour cette occasion une chemise propre. Bientôt ces égards furent eux-mêmes négligés. Il ne se gêna plus pur étaler sous leurs yeux les séquelles de son intempérance. Le plus pénible à supporter était l'odeur, où se mêlait aux relents de nourriture refroidie et de bière aigre l'infection répandue par les matières vomies.
Le peintre Marcuola a représenté, dans un tableau qui a échappé à la destruction après la mort du prince, l'audience accordée au marquis Cosimo Riccardi.
Enveloppé d'une robe de chambre à ramages bordée d'un col rose, Gian Gastone est assis sous un baldaquin, dont les tentures rouges sont relevées sur les hampes. Derrière le lit, dans la ruelle, on distingue un négrillon debout. Une petite fille aux yeux bandés, soutenue par une femme en grande toilette, est assise sur la couverture rouge.
N'étant pas présent lors de la peinture du tableau, j'ignore pourquoi ce négrillon, cette femme et cette enfant sont là, et je n'ose pas chercher à le savoir. En revanche, l'hésitation du visiteur, qui rechigne à s'approcher du lit, et la franche répugnance des gentilshommes de sa suite, qui se tiennent à l'écart dans le coin opposé de la pièce, ne me rappellent que trop un spectacle cent fois vu.
Encore ce tableau, étant une oeuvre d'apparat, ménage-t-il la figure du grand-duc, à peine esquissée dans la pénombre des rideaux. Ces tentures ne sont qu'une pieuse fiction. Les ruspanti, en réalité, les avaient décrochées et taillées pour en faire des parements à leur livrée.
Un tableau plus véridique, peint par Alessandro Magnasco, eût révélé à la postérité l'infamie de ces réceptions, si l'Electrice n'avait ordonné de le brûler après la mort de son frère. Magnasco fut la dernière parenthèse heureuse dans la longue décadence du prince.
Maintenant que Ferdinand était mort et qu'il n'avait plus à être jaloux de son frère, Gian Gastone montra des aptitudes inattendues de mécène. Il invita le Génois à Florence et le garda cinq ans auprès de lui, en le priant de représenter la cour et la ville sans embellir la réalité, selon les dispositions singulières de Magnasco pour la grimace et la satire.
C'est ainsi que la capitale du grand-duché, sous l'action de ce pinceau ingénieux, fut transformée en paysage de ruines, où les silhouettes efflanquées s'agitent entre des pans de murs croulants ou sur des rochers pointus surgis d'un précipice. A regarder de près ces minuscules personnages, on s'aperçoit qu'il s'agit de vagabonds, de bohémiens, de saltimbanques, de soldats avinés, comme si la population de Florence n'était plus qu'une vermine de gitans et de soudards. Le grand-duc se fit peindre dans son lit, tel qu'il m'apparaissait tous les jours. J'ai vu ce tableau, où la déchéance physique s'exhibe sans fard. Sale et débraillé, le dernier des Médicis est occupé à laver dans la bière les boucles de sa perruque souillées de jus de tabac.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 4 EmptyVen 24 Mar - 15:30

Je ne sais combien de temps, malgré la bonne volonté des uns et de la servilité des autres, les ministres auraient accepté de traiter dans ces conditions les affaires de l'Etat. Se son chef, le grand-duc mit fin aux séances. Il comptait sur la compétence et la probité du marquis pour gouverner à sa place. Autour du lit princier, désormais, on vit se réunir une autre sorte de conseil.
Une douzaine de ruspanti, choisi parmi les plus beaux et les plus délurés, s'affublaient de costumes analogues à ceux des ministres. Dans cet accoutrement, rendu grotesque par le contraste entre la solennité de l'habit et la jeunesse et l'insolence du visage, ils s'asseyaient avec des mines compassées. Gian Gastone les interrogeait tour à tour, en les saluant du nom des hommes politiques les plus éminents de Florence. Le petit Fabio Pratesi, qui portait sur sa figure encore ensommeillée les traces de ses dévergondages nocturnes, recevait le titre et les prérogatives de marquis Rinuccini ; à moins que cet honneur n'échût à Paolino Furini, un autre de ses favoris. Les autres noms et rangs étaient attribués selon l'humeur du jour. On se mettait à disputer gravement, du nombre de boutiques à "visiter" sur le Ponte Vecchio, de la taxe à instituer sur les étrangers, des monnaies à frapper pour remplir le trésor vide, du ragazzino à enlever, de la fanciulla à laisser mûrir quelques semaines encore.

Le problème de la succession du grand-duché agitait aussi cette racaille. La rivalité entre Vienne et Madrid, que la signature du dernier traité n'avait pas éteinte, le plus ou moins de probabilité pour la Toscane de devenir autrichienne ou espagnole n'étaient pour eux qu'un prétexte à se demander si les mantecados aux amandes, les polverones à la cannelle vaudraient les lourdes constructions sucrières dont les pâtissiers de Demel amenés à Florence par Gian Gastone les gavaient modo germanico, c'est-à-dire en doublant les doses de sirop et de crème.
Sollicité de donner mon avis, ancien sujet d'un royaume soumis pendant deux siècles et demi aux Aragon, je leur vantais les friandises espagnoles, pour les inciter à recevoir dignement le fils de Philippe V, le jour où selon l'hypothèse la plus vraisemblable, il obtiendrait l'investiture du grand-duché.
Excédés par ce mot trop savant d'investiture, ils se poussaient du coude pour savoir qui lancerait le premier blasphème.
"Faudrait p't-être que c'te vieille ganache se décide à clamser, elle pue trop !" se risquait à dire le petit Fabio, non sans porter lam ain à son poignard, au cas où cette facétie, savait-on jamais, aurait passé la mesure. Cette crainte n'était elle-même qu'un jeu, rien n'étant plus agréable à leur maître que de s'humilier devant ces vauriens.

"Qu'elle crève ! s'empressait de dire le grand-duc pour les mettre à leur aise.
- C'te bûche fétide.
- C'te raclure d'égout.
- Six boules et pas une en état !
- Momie.
- Souche.
- Loque.
- Chiffe.
- Cloaca maxima", concluait en riant Gian Gastone, pour les épater de deux mots exotiques, ou pour s'exciter lui-même à descendre encore plus bas dans l'ordure.
Le fond du cloaque, jusqu'à un point qu'aucun de nous ne pouvait imaginer, il ne l'atteignit que dans les deux dernières années de sa vie.
La grossièreté jugée plus piquante recevait en salaire une poignée de florins. Seule condition imposée par le grand-duc : qu'on l'insultât au féminin. Les tournées de bière aidant, le conseil dégénérait en orgie. Gian Gastone donnait l'exemple, levait sa chope, en répandait la moitié sur le drap, avalait une gorgée, la recrachait sur le mignon du jour, qui devait alors, d'un ton outré, s'écrier : ""Tante lubrique !", pour être récompensé d'une cliquetante abondance de ruspi, appât qui poussait un autre à renchérir d'un "Lope méphitique !" ou d'un "Cochonne hydropique !" payé rubis sur l'ongle par l'ivrogne extasié.
(Pino Simonelli, en fait, a laissé dans son texte les mots en italien, checca, finocchietta, lordura, sozzura, spazzatura, sporcacciona, etc., dont nous avons essayé de donner des équivalents français, pour qu'on ne nous accuse de gommer l'ignominie de ces scènes. - Note de l'Editeur -)

Le dimanche de Pâques, il s'agenouillait - ou plutôt les bougres l'aidaient à sortir du lit et à se mettre à genoux - devant le portrait de Francesco Maria in pompa magna accroché entre deux fenêtres. Se frappant la poitrine avec ostentation, il suppliait Son Eminence de lui remettre ses péchés. Suivait une cérémonie semblable à celle qu'il avait vue à Lappeggi, quand le burlesque cardinal absolvait ses canailles de domestiques. Semblable mais inversée. A genoux devant les jeunes voyous, Gian Gastone en implorait lepardon. Il aurait même, je crois, profité de cette parodie de confession générale pour se faire gifler et battre - son voeu secret, informulé, inassouvi. Moins respect que crainte d'être accusés par les preuves de leur brutalité, les ruspanti se refusèrent toujours à porter la main sur leur maître.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 4 EmptyVen 24 Mar - 20:32

La chapelle des Princes, lieu de sépulture des grands-ducs, dans l'abside de la basilique San Lorenzo, restait inachevée depuis un siècle et demi. On accédait au mausolée de marbre et de pierres colorées par un escalier provisoire de bois blanc. Au-dessus des sarcophages des six premiers grands-ducs, les niches vides attendaient toujours les statues.
"Quand les travaux seront-ils terminés ?" demandait-on à Gian Gastone. Rituelle plaisanterie du 14 juillet, jour anniversaire des obsèques de Michelangelo dans la basilique immortalisée par les deux monuments funéraires des ducs de Nemours et d'Urbino.
"Quand il sera temps d'y trimbaler mon macchabée."
Réponse où perçait, à mon avis, sous l'affectation de vulgarité, la conviction presque magique que le dôme de marbre au-dessus de son sépulcre, l'onyx et la malachite incrustés dans les murs, le jaspe et le porphyre de son tombeau rachèteraient par une magnificence posthume le misérable bilan de sa vie.
Les ruspanti s'étant avisés que l'infant don Carlos n'avait que quinze ans, le plus joli des minois, la tournure des plus agréables, un enthousiasme unanime les rangea dans le parti espagnol. Un jour où ils détaillaient les grâces supposées de l'adolescent, plaisanteries salaces et mimiques indécentes à l'appui, Gian Gastone, sortant tout à coup de sa torpeur, les tança.
Nous fûmes stupéfaits qu'il prit avec tant d'énergie la défense de celui qui s'apprêtait à le déposséder de son trône. Ces crapules qu'il encourageait à bafouer Gian Gastone Ier, pourquoi les obliger au respect du futur souverain ? La dignité de l'Etat s'était donc rappelée au dernier des Médicis ?


La cour - ce simulacre de cour - se déplaçait parfois dans la Galerie Palatine. Gian Gastone s'y faisait porter en chaise. Hésitant entre les salles, il finissait par choisir celle qui a pris son nom d'une tapisserie où l'on voit Saturne dévorer ses enfants. Caution mythologique de ses propres tendances destructrices, un tel sujet l'enchantait.
Si l'on peut répartir les humains en deux grandes familles, selon qu'ils sont influencés par la planète Jupiter ou la planète Saturne, les uns, Jovis filii, joviaux bien nommés, dédiés à la gaieté, les autres à la mélancolie, l'histoire du monde aura connu peu d'aussi parfaits saturniens que le dernier grand-duc. Il se reconnaissait dans ce dieu cruel qui anéantit son oeuvre.

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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 4 EmptySam 25 Mar - 19:47

La salle de Saturne renferme des Madones et des portraits de Raphaël, peintre qu'il n'appréciait guère. Pour distraire ses bougres, il ordonna d'y transférer de la salle de Mars, une composition de Sebastiano del Piombo, artiste mieux inspiré d'habitude. Deux bourreaux arrachent au moyen d'énormes tenailles les mamelons de sainte Agathe. La racaille s'entraînait devant ce tableau à parfaire son langage ordurier. Misogynie primaire, bien éloignée des sentiments complexes qui agitaient le fils de Marguerite-Louise.
L'Electrice Palatine, la seule dans le palais à se tourmenter pour l'honneur perdu de son frère, moins par affection fraternelle que par orgueil de l'étiquette, réusissait de temps à autre à lui rendre la conscience de son rang.
Le 24 mai 1731, jour de ses soixante ans, il se leva, se lava mit du linge propre, des habits neufs, endossa le manteau d'apparat à bordure d'hermine, coiffa la couronne grand-ducale et se fit porter dans la salle de Saturne où l'attendait le printre de cour Ferdinand Richter, appelé de Düsseldorf par la veuve de Johann Wilhelm. Elle lui avait commandé le portrait officiel du grand-duc. Quel autre sentiment que le dégoût, à la fois de sa personne et de sa majesté, avait pu faire accepter au prince, pour perpétuer sa mémoire, un ressortissant de la nation détestée ?
Sur l'ordre du nouveau grand-duc François de Lorraine, on vient d'accrocher ce tableau à l'entrée de la Galerie Palatine. Hommage de la nouvelle dynastie à l'ancienne ? D'un avis contraire, je pense que le fiancé de Marie-Thérèse d'Autriche a coisi cette façon très subtile de justifier son accession au trône de Toscane, en humiliant celui auquel il succède. Gian Gastone reste prisonnier d'une image captée par un pinceau allemand.
La postérité ne retiendra que ce tableau où le peintre, soit impuissance à masquer la décrépitude du modèle, soit volonté de souligner son aveulissement, nous présent un vieillard boursouflé, éteint,paraplégique. Un mandataire stipendié par les cours allemandes n'eût pas accentué avec plus de réalisme les symptômes d'une fin de race. Anna Maria était assez sotte pour confier le soin de relever la gloire de lsa Maison à un agent des puissances intéressées à en faire ressortir l'épuisement.

Au bout d'une heure de pose, le grand-duc excédé interrompit la séance, renvoya le peintre et commanda qu'on apportât son ttrône et l'installât au centre de la pièce. L'imagination nullement affaiblie par les excès de sucre et de bière, il niaugura un rite qui demeur une des plus troublantes inventions du règne. Au lieu de monter lui-même sur le trône, il fit signe à Damiano de s'asseoir, jeta sur ses épaules le manteau d'apparat, posa sur sa tête la couronne, sur ses genoux le sceptre, puis se prosterna devant le valet.
Il s'inclina si bas aux pieds de l'ancien mitron, qu'on aurait cru qu'il honorait, non pas la dernière des fripouilles, mais quelque haut et puissant monarque. Fabio, Polino et les autres, si dévergondés qu'ils fussent, arrogants et sans scrupules, se regardèrent médusés. De mémpoire d'homme, on n'avait jamais vu un prince régant renoncer à ses prérogatives ni abdiquer sa majesté aussi indignement. Courbé devant le trône, il s'adressa à Diamiano en l'appelant "Altesse", prélude à un long discours d'une flagornerie révoltante - mais par cet adejectif comme plus haut par cet adverbe j'avoue que quarante-cinq ans de familiarité avec Gian Gastone ne m'avaient pas encore introduit dans les secrets ultimes de son âme.
D'abord effrayé d'être le héros d'une telle bouffonnerie, Damiano ne tarda pas à se ressaisir. Il ne fallut pas cinq minutes à ce coquin pour trouver naturels les hommages outranciers du prince. L'impudent se carra dans le fauteuil, écarta les jambes et, du pouce de la main d'ivoire emmanchée au sceptre d'or, se cura l'oreille.
Au-dessus du trône, au centre du plafond, Pietro da Cortona avait peint autrefois l'Apothéose des Médicis. De toutes les qualités éclatantes par lesquelles ils s'étaient distingués depuis trois siècles, ne subsistait chez le dernier de la lignée que le génie de la dérision. Apothéose, oui, mais sens dessus dessous. Epanouissement et triomphe inversés. Les deux cent quinze ruspanti durent venir, un par un, se prosterner devant Damiano, baiser sa main et prononcer quelques mots d'éloge. Plus la louange était grossière et disproportionnée au misérable, plus il y avait de florins à empocher. Je constatai cependant qu'ils n'obéissaient pas sans un embarras manifeste. Le peu de moralité qui reste même à du gibier de potence les obligeait à expédier au plus vite une cérémonie qui, à cause de leur nombre, dura plus de trois heures
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 4 EmptyDim 26 Mar - 3:21

Le scandale

Bienheureuse Florence ! où le scandale éclata, non pas quand la majesté du prince fut souillée, mais lorsqu'il porta atteinte à la religion de
l'art ! Dans quelle autre ville pousse-t-on la dévotion pour les tableaux jusqu'à s'insurger contre celui qui les profane ?
Une nouvelle impiété avait germé dans le cerveau du grand-duc : faire monter par ses bougres des tableaux vivants. Comme il ne se fiait pas à la
fantaisie de rustres, il décida de leur donner pour modèles des toiles de maîtres florentins. C'était reprendre, en la modifiant, l'idée qu'il
avait eue autrefois de faire repeindre la Cène  de San Salvi d'après les dessins originaux d'Andrea, où les apôtres ne sont pas des
vieillards chauves mais de beaux et frais jeunes gens. Cette fois, à la fresque peinte il préféra les tableaux vivants. Le jeu consistait à se
grouper par quatre ou six comme dans les toiles d'ensemble et poser dans les attitudes consacrées par la tradition, afin de reproduire en
nature, jusqu'aux plus petits détails, les sujets les plus célèbres de l'école de peinture toscane. De superbes anatopies juvéniles gonflèrent
d'une troisième et juteuse dimension les images posées à plat par les grands maîtres. Une vraie provocation, dans la patrie de Michelangelo et de
Botticelli, mais qui offrait l'avantage d'occuper ces pendards à un travail de reconstitution minutieux. Pendant ce temps, ils penseraient moins
à parcourir les rues, mettre en coupe réglée la ville et commettre ces exactions que leurs victimes supportaient de plus en plus mal.
Quand il fallut choisir entre les oeuvres, Gian Gastone prit soin d'écarter celles qui auraient pu être copiées sans profanation ni scandale.

Parmi les sujets tirés de l'Histoire sainte, il ne retint que les grandes compositions où, pour représenter la Vierge au milieu des saints, on
devait costumer en femme un de ces vauriens,et quelle femme ! la plus pure, la plus éthérée qui eût jamais paru sur terre. S'il voulait bafouer
son peintre préféré, pourquoi ne pas s'arrêter à la   Dispute sur la Trinité  de la salle de Saturne ? Il opta pour l'  Assomption
de la salle de l'Iliade, désigna Paolino pour incarner la Madone, prit une part copieuse aux lazzi et aux gravelures qui ponctuèrent chaque
phase du déguisement.

Pour la Vierge sur le trône  de Rosso Fiorentino, il fit poser Fabio. Le scélérat réclama du rouge à lèvres et du fard. Il se
dandinait dans sa niche de carton en glissant des oeillades à Frabrizio, efféminé et nu en saint Sébastien.
Le résultat plut tellement à Gian Gastone, qu'il ordonna à Ferdinand Richter de surseoir aux finitions de son portrait, pour fixer sur la toile
ce tableau vivant. Laquelle toile fut retrouvée, après la mort du grand-duc, à la porte d'un cabaret louche, où elle servait d'enseigne.
L'Electrice a ordonné de l'emporter et de la détruire.
Craignant que de tels sacrilèges finissent par révolter une population attachée au culte de l'Immacolata, j'aurais préféré des oeuvres à sujet
mythologique, comme la  Bataille de San Romano . Le jour où il visita la Galerie des Offices, à la recherche de nouveaux tableaux, le
grand-duc passa devant celui-ci sans s'arrêter. Négligeant les peintres virils tels que Paolo Uccello ou Piero di Cosimo, il se décida pour les
deux toiles qui seraient le plus maltraitées par l'inversion des sexes.
Les jeunes filles du  Printemps de Botticelli échurent à six des  ruspanti   les moins féminins. Ces jeunes filles ne sont pas nues,
comme on sait, mais recouvertes d'un léger voile qui ne laisse rien ignorer de leurs formes. La manufacture de tissus de Borgo Santo Spirito fut
invitée à fournir des étoffes de la même qualité, assez arachnéennes pour mettre en évidence la musculeuse anatomie de gaillards en qui Platon
lui-même n'eût pas reconnu des moitiés d'androgynes.
La robe de Flore est émaillée de fleurs et de plantes dont le grand-duc exigea la reproduction minutieuse. Il envoya chercher dans les champs ou
les jardins de ses villas le myrte, l'oeillet, le bleuet, la rose, et d'autres variétés plus rares, qu'on ne dénicha pas sans peine, le fraisier
sauvage, la violette odorante, la centaurée bleue, la   bellis perennis, la vinca minor  Il s'entêta à vouloir le specimen exact des
moindres feuilles, des moindres pétales, sans qu'on pût savoir si cette rigueur était une conséquence lointaine de sa passion pour la botanique,
ou si (telle est mon opinion) il entendait, par le contraste entre le rendu méticuleux de chaque détail et le but grossier de cette farce, se
moquer doublement du peintre.
De ce tableau vivant, Ferdinand Richter fit aussi une peinture.
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MessageSujet: Le dernier des Médicis   Le dernier des Médicis - Page 4 EmptyDim 26 Mar - 16:51

Le scandale

Bienheureuse Florence ! où le scandale éclata, non pas quand la majesté du prince fut souillée, mais lorsqu'il porta atteinte à la religion de
l'art ! Dans quelle autre ville pousse-t-on la dévotion pour les tableaux jusqu'à s'insurger contre celui qui les profane ?
Une nouvelle impiété avait germé dans le cerveau du grand-duc : faire monter par ses bougres des tableaux vivants. Comme il ne se fiait pas à la
fantaisie de rustres, il décida de leur donner pour modèles des toiles de maîtres florentins. C'était reprendre, en la modifiant, l'idée qu'il
avait eue autrefois de faire repeindre la Cène de San Salvi d'après les dessins originaux d'Andrea, où les apôtres ne sont pas des
vieillards chauves mais de beaux et frais jeunes gens. Cette fois, à la fresque peinte il préféra les tableaux vivants. Le jeun consistait à se
grouper par quatre ou six comme dans les toiles d'ensembles et poser dans les attitudes consacrées par la tradition, afin de reproduire en
nature, jusqu'aux plus petits détails, les sujets les plus célèbres de l'école de peinture toscane. De superbes anatomies juvéniles gonflèrent
d'une troisième et juteuse dimension les images posées à plat par les grands maîtres. Une vraie provocation, dans la patrie de Michelangelo et de
Botticelli, mais qui offrait l'avantage d'occuper ces pendards à un travail de reconstitution minutieux. Pendant ce temps, ils penseraient moins
à parcourir les rues, mettre en coupe réglée la ville et commettre ces exactions que leurs victimes supportaient de plus en plus mal.
Quand il fallut choisir entre les oeuvres, Gian Gastone prit soin d'écarter celles qui auraient pu être copiées sans profanation ni scandale.
Parmi les sujets tirés de l'Histoire sainte, il ne retint que les grandes compositions où, pour représenter la Vierge au milieu des saints, on
devait costumer en femme un de ces vauriens,et quelle femme ! la plus pure, la plus éthérée qui eût jamais paru sur terre. S'il voulait bafouer
son peintre préféré, pourquoi ne pas s'arrêter à la Dispute sur la Trinité de la salle de Saturne ? Il opta pour l' Assomption
de la salle de l'Iliade, désigna Paolino pour incarner la Madone, prit une part copieuse aux lazzi et aux gravelures qui ponctuèrent chaque
phase du déguisement.

Pour la Vierge sur le trône de Rosso Fiorentino, il fit poser Fabio. Le scélérat réclama du rouge à lèvres et du fard. Il se
dandinait dans sa niche de carton en glissant des oeillades à Frabrizio, efféminé et nu en saint Sébastien.
Le résultat plut tellement à Gian Gastone, qu'il ordonna à Ferdinand Richter de surseoir aux finitions de son portrait, pour fixer sur la toile
ce tableau vivant. Laquelle toile fut retrouvée, après la mort du grand-duc, à la porte d'un cabaret louche, où elle servait d'enseigne.
L'Electrice a ordonné de l'emporter et de la détruire.
Craignant que de tels sacrilèges finissent par révolter une population attachée au culte de l'Immacolata, j'aurais préféré des oeuvres à sujet
mythologique, comme la Bataille de San Romano . Le jour où il visita la Galerie des Offices, à la recherche de nouveaux tableaux, le
grand-duc passa devant celui-ci sans s'arrêter. Négligeant les peintres virils tels que Paolo Uccello ou Piero di Cosimo, il se décida pour les
deux toiles qui seraient le plus maltraitées par l'inverson des sexes.
Les jeunes filles du Printemps de Botticelli échurent à six des ruspanti les moins féminins. Ces jeunes filles ne sont pas nues,
comme on sait, mais recouvertes d'un léger voile qui ne laisse rien ignorer de leurs formes. La manufacture de tissus de Borgo Santo Spirito fut
invitée à fournir des étoffes de la même qualité, assez arachnéennes pour mettre en évidence la musculeuse anatomie de gaillards en qui Platon
lui-même n'eût pas reconnu des moitiés d'androgynes.
La robe de Flore est émaillée de fleurs et de plantes dont le grand-duc exigea la reproduction minutieuse. Il envoya chercher dans les champs ou
les jardins de ses villas le myrte, l'oeillet, le bleuet, la rose, et d'autres variétés plus rares, qu'on ne dénicha pas sans peine, le fraisier
sauvage, la violette odorante, la centaurée bleue, la bellis perennis, la vinca minor . Il s'entêta à vouloir le specimen exact des
moindres feuilles, des moindres pétales, sans qu'on pût savoir si cette rigueur était une conséquence lointaine de sa passion pour la botanique,
ou si (telle est mon opinion) il entendait, par le contraste entre le rendu méticuleux de chaque détail et le but grossier de cette farce, se
moquer doublement du peintre.

De ce tableau vivant, Ferdinand Richter fit aussi une peinture.
Pour la Naissance de Vénus du même Botticelli, décidément la bête noir du grand-duc, le modèle devait poser tout nu. Celui des bougres
que la nature avait pourvu de poils les plus abondants, Gabriele, petit costaud râblé de Colle Val d'Elsa, fut choisi pour être la déesse de
l'amour. Tous s'unirent pour l'épiler avec soin. A quelles explosions de facéties ordurières donna lieu cet exercice, je répugne à me souvenir.
On fabriqua une grande coquille en carton, une vulve en satin, unepaire de faux seins qu'on fixa avec de la gomme adragante, une longue perruque
de cheveux blonds, puis, quand Gabriele, dûment équipé, outillé, remodelé, travesti, eut pris la pose entre la nymphe et les génies des vents,
Ferdinand Richter se mit à nouveau au travail et peignit, sans l'embellir, cest contrefaçon vulgaire du chef-d'oeuvre.
Si ces peintures n'étaient jamais sorties du palais, elles n'eussent choqué que les rares amis sincères demeurés autour du prince, parmi lesquels
je mets au premier rang le marquis Rinuccini, comme on va le voir par l'épisode suivant. Gian Gastone fut assez fou pour les faire transporter
dans la Galerie des Offices et accrocher dans la salle des Boticelli, en face des originaux. Ministres, capitaines des armées, chefs des familles
aristocratiques, membres du haut clergé furent conviés à l'inauguration.
Le grand-duc arriva, dans sa chaise à porteurs, par le passage couvert qui relie le palais Pitti aux Offices. Il dévoila, en présence de tous les
dignitaires, les deux infâmes caricatures, puis leur demanda, le plus sérieusement du monde, de dire s'ils préféraient la copie ou lem odèle.
La Naissance de Vénus avait appartenu, dans l'ancien temps, au marquis Pietro Serristori, avant d'être achetée par le grand-duc
Cosimo Ier. Or il se trouva que, parmi les invités de Gian Gastone, Marco, le descendant du marquis Pietro, assistait à la cérémonie. Homme de
guerre, d'un tempérament rude et franc, il ne se consolait pas que son fils Francesco, enrôlé parmi les ruspanti , eût choisi le parti
scélérat. Elevant soudain la voix, il exprima son indignation.
"Altesse, votre vie privée ne nous regarde pas, mais aujourd'hui c'est la mémoire de votre parent Laurent le Magnifique que vous souillez, en
traînant dans la boue les deux tableaux qu'il avait commandés à Botticelli."
Un murmure mi-approbateur mi-craintif accueillit ces mots. Le grand-duc pâlit, tandis que les dix ou douze jeunes gens qu'il avait amenés dans sa
suite commençaient à jouer avec le manche de leur poignard. Francesco Serristori était du nombre. Le grand-duc le prit par le cou et le poussa
devant son père.

"Oh ! oh ! dit-il avec un rire menaçant. L'âne qui porte des reliques braie contre l'ânon qui charrie du fumier."
Les canailles s'esclaffèrent, tandis que Francesco reconnaissant sa boutade devenue fameuse, ne savait quelle contenance adopter.
"Regarde-moi, si tu l'oses", fit le marquis en s'avançant d'un pas vers son fils.
Père et fils se mesurèrent du regard. Le jeune homme ne soutint pas longtemps le défi. Il baissa les yeux, rougit, ses lèvres tremblèrent, il se
jeta aux pieds du marquis et embrassa ses genoux. Les autres ruspanti se serrèrent autour de Gian Gastone.
"Altesse, vous avez abusé de la jeunesse de mon fils, et dévoyé son âme innocente. Mais sachez que les hommes d'honneur n'ont pas tous déserté
Florence. Ils vous manifestent par ma voix la réprobation des passe-temps où Votre Altesse se complaît.
- Téméraire vieillard, qui te donne la hardiessse de désavouer ton souverain ?"
Le marquis , se débarrassant de son fils qui tomba sur les mains et resta prostré au sol, avança encore d'un pas, écarta les pans de son manteau
et indiqua sur sa poitrine, à la place du coeur, la croix de l'ordre de Saint-Georges, rouge et or, dont les couleurs scintillaient sur le drap
noir de l'habit.
"Altesse, je suis le serviteur de mon souverain, à condition que mon souverain reste le serviteur de Dieu.
- Je t'interdis de blasphémer.
- Vous n'avez le pouvoir de me contraindre au silence qu'en respectant vous-même Celui dont vous tenez votre autorité.
- Tu es un effronté que je vais faire jeter au Belvédère.
- Donnez-moi le cachot de Roberto Acciaioli."
Au souvenir du forfait le plus honteux pour le règne de Cosimo III, un frisson parcourut l'assistance.
"Te tairas-tu, impudent ?
- Votre père usa de la même violence envers ce noble capitaine, mais ne put étouffer la voix de la justice.
- Qu'on appelle les gardes !" s'écria le grand-duc, exaspéré d'être tombé dans la faut qu'il avait tant reprochée à son père.
Aucun des dignitaires ne bougea. Fabio échangea un signe avec Polino qui s'en alla en courant jusqu'au fond du couloir, vers l'escalier qui
descend à l'étage occupé par les bureaux du gouvernement, la chancellerie et le corps de garde.
"Que votre Altesse daigne écouter le plus loyal de ses sujets, reprit le marquis. Je sacrifie mes intérêts personnels s'ils sont contraires à ce
que je dois à mon souverain, mais je désobéis à ses ordres, s'ils sont contraires à ce que nous devons tous les deux à Dieu."
Gian Gastone, qui se délectait aux insultes grossières de ses bougres, trembla de rage à ces paroles mesurées.
Se tourant vers Fabio, il apostropha son favori.
"Lâche ! Tu fais la lope quand on injurie ton maître ! On fanfaronne tant qu'on a le champ libre, mais au premier obstacle on est plus flanelle
qu'un babilan !"

Les drôles n'attendaient que ce signal. Ils dégainèrent leur arme et s'alignèrent sur une file devant le grand-duc. A quelques pas d'eux, le
marquis Serristori, immobile et droit, leur offrait sa poitrine de soldat. Aux pieds du marquis, son fils pelotonné sur lui-même se couvrait les
yeux des deux mains. Derrière ce groupe, les dignitaires se consultaient du regard. L'évêque, marmonnant une oraison, égrenait son chapelet. Le
nombre était de leur côté ; mais la jeunesse, la force, l'arrogance, les poignards et l'absence de scrupules rangés en bataille devant eux.
On entendi, encore éloigné, un piétinement à l'étage inférieur. Le marquis Rinuccini s'esquiva en direction de l'escalier. Fabio, impatient de
venger devant ses camarades l'accusation infamante du grand-duc, n'attendit pas l'arrivée des gardes. Evitant le père, intimidé par le vieillar,
il s'approcha de Francesco et retourna du pied le jeune homme.
"Eh bien ! si tu es assez fille pour tourner casaque à la première engueulade de papa, expliquons-nous, maa belle. Vidons l'affaire sans tarder."
Francesco se releva avec peine et tira le poignard de sa ceinture. Chacun dans l'assistance retenait son souffle. Mal assuré sur ses jambles, le
garçon non seuelement ne se défendit pas, mais jeta par terre son arme au moment où le premier coup l'atteignait. Les dix autres se ruèrent sur
le malheureux et achevèrent la besogne. Il avait roulé au sol qu'il continuaient à le frapper. Sans mêê chercher à se protéger le visage, il
s'abandonna à la fureur de ses bourreaux et rendit l'âme, allongé de tout son long sur les dalles, les bras en croix.
On blâma plus tard son père de n'avoir pas fait un geste pour secourir Francesco. D'autres le louèrent d'avoir montré, en cette époque de
débraillement moral, une vertu aussi romaine. De même qu'il plaçait le service de Dieu avant les volontés de son souverain, il subordonnait ses
affections naturelles à l'honneur de sa famille.
Effrayés de leur crime, les ruspanti se regroupèrent derrière Gian Gastone, le poing serré sur leur poignard sanglant. Le marquis
Rinuccini, qui précédait les gardes, embrassa la situation d'un coup d'oeil. Il avait dix secondes pour se décider. Paolino avait transmis à leur
lieutenant l'ordre de s'emparer du marquis rebelle. Le premier ministre jugea que cette mesure révolterait ce qui dans la noblesse restait
attaché au grand-duc. Donner l'ordre d'arrêter les meurtriers, ce serait déclencher un carnage. Saisissant Gian Gastone par le bras, il le poussa
dans sa chaise et enjoignit aux gardes de raccompagner Son Altesse par le passage couvert.
On comprit que cette précaution n'était pas inutile. La foule qui afflurait vers les Offices commençait à gronder sous les fenêtres. Nul ne sut
comment la nouvelle du meurtre s'était diffusée aussi vite. Je soupçonne le marquis Rinuccini d'avoir envoyé un émissaire et donné lui-même
l'éveil. En véritable homme d'Etat, qui avait entendu Montesquieu exposer ses théories politiques sur l'équilibre des pouvoirs, il profita de
cette occasion pour rappeler au grand-duc l'existence de son peuple et les limites de l'arbitraire princier.
J'avais emboîté le pas aux gardes et reconduit le grand-duc jusqu'à sa chambre. Il réclama Fabio. Fabio s'était éclipsé par une porte secondaire
des Offices et resta plusieurs jours sans reparaître au palais.

Pendant longtemps on ne parla dans Florence que de ce meurtre et des suites possibles d'un forfait si exécrable, qui laissait un des plus grands
noms de Toscane sans descendance. Le repentir de Francesco, son sacrifice volontaire, la force d'âme du vieux marquis, la férocité des suppôts du
prince, qui n'hésitaient plus à tuer, l'hébétude ce celui-ci, témon impuissant de la tragédie, la présence d'esprit du premier ministre, qui
évita une plus grave effusion de sang, la passivité des dignitaires donnèrent lieu aux commentaires les plus variés. Les quelques motifs d'avoir
foi dans un sursaut de l'ancienne virtù florentine altéraient avec les plus sombres présages sur l'agonie du grand-duché.
L'élection du cardinal Lorenzo Corsini, qui prit le nom de Clément XII, rendit un peu d'espoir à ses compatriotes. Il appartenait à l'une des
plus anciennes et nobles familles florentines, dont le palais déploie le long de l'Arno deux ailes autour d'une cour ouverte sur le fleuve. Son
élévation fut considérée comme une victoire pour Florence et un succès pour l'Espagne, qui l'avait appuyé contre le candidat du parti autrichien.
Le grand-duc ordonna trois jours de réjouissances publiques, rehaussés par une messe solennelle les deux premiers jours et un Te Deum le
troisième. Il ne parut lui-même à aucune de ces fêtes, craigant d'être pris à partie aussi bien par les amis du vieux marquis Serristori que par
les compagnons d'enfance du jeune mort invengé. Un des ancêtres du nouveau pape, l'évêque Andrea Corsini, était mort en odeur de sainteté. Sa canonisation avait coûté aux Corsini la bagatelle
de 180 000 écus romains, ce qui faisait dire à chaque nouveau chef de cette famille :
"Mes enfants, soyez honnête, mais ne soyez pas saints."
L'évêque Andrea reposait sous une simple dalle dans l'église du Carmine. Clément XII demanda au grand-duc de faire construire une chapelle en
marbre pour abriter la relique. Le peuple, qui avait exulté de l'honneur rendu à un Corsini pape, grogna en apprenant que la somme de 50 000 écus
nécessaire serait fournie par un impôt sur le blé. Le héraut, qui, selon la coutume, proclama sous la Loggia le nouvel édit, dut se réfugier en
hâte dans le palais de la Signoria pour échapper à la colère de la foule.
Qu'étaient devenues la bienveillance, la générosité du grand-duc au début de son règne ? Une main accrocha au socle du Persée une
feuille de papier avec ces mots :
"Peu de fripons auront coûté autant à Florence que ce saint."
La misère générale, le délabrement du commerce, le remplacement des vignobles par des champs d'orge et de houblon qui rapportaient moins, la
diminution du nombre des touristes et l'abrègement de leur séjour à cause de ce qu'on murmurait de plus en plus haut des excès du grand-duc, le
déclin des rentrées en thalers, les incursions prédatrices auxquelles les ruspanti, après quelques semaines où ils avaient jugé plus prudent
de se cacher, se livraient à nouveau, les pillages, les enlèvements qu'ils se permettaient avec la même impunité qu'avant, les frais
supplémentaires qui incombaient aux marchands résolus à protéger leurs enfants et leurs biens en payant des gardes armés, la levée de 50 000 écus
pour satisfaire à la vanité d'un pape, tout cela ne suffisait-il pas ? On apprit que Ferdinand Richter s'était remis à peindre des pastiches

impies
Le scandale des tableaux profanés, l'horreur soulevée par l'assassinat du jeune Serristori, qu'on avait cru effacés par le temps, se réveillèrent
avec une force accrue. Leur retraite momentanée ayant montré que les ruspanti n'étaient pas tout-puissants, le courage remonta dans les
coeurs. On réclama que les meurtrier fussent traduits devant les magistrats. Des mains anonymes, car la hardiesse n'allait pas jusqu'à défier à
visage découvert les séides de Damiano, fleurissaient chaque nuit la tombe de la victime, comme si Francesco n'avait pas lui-même attiré son
châtiment par une conduite scélérate, ni partagé d'abord les crimes de ceux qui éteient devenus ses justiciers.
Sans la sagacité du marquis Rinuccini, qui prit à l'improviste une décision audacieuse, le mécontentement risquait de tourner à l'émeute. Je me
souvenais de la révolte de Masaniello à Naples, au siècle d
ernier.
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