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Détente - amitié - rencontre entre nous - un peu de couleurs pour éclaircir le quotidien parfois un peu gris...
 
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 AU TEMPS DE L'AIGLON

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epistophélès

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MessageSujet: AU TEMPS DE L'AIGLON   AU TEMPS DE L'AIGLON - Page 5 EmptyVen 24 Mai - 16:41

LA COMTESSE DE CHAMBORD SE TROUVE TROP LAIDE POUR ÊTRE REINE DE FRANCE



Le peuple pardonne aux rois d'être bêtes, jamais d'être laids!... - BALZAC -


PENDANT que Gambetta faisait de la gymnastique dans le lit de Mlle Léon, les députés royalistes s'efforçaient de réconcilier la branche aînée et la branche cadette, séparées depuis la révolution de 1830.
(La branche aînée - les Bourbons - était représentée par le comte de Chambord, fils du duc de Berry - mort assassiné en 1820 - et petit-fils de Charles X. La branche cadette - les Orléans - était représentée par le comte de Paris, fils du duc d'Orléans - mort accidentellement en 1842 - et petit-fils de Louis-Philippe.)
Ce rapprochement était indispensable pour que la monarchie pût être rétablie. Le comte de Paris se trouvait être, en effet, selon l'ordre de primogéniture l'héritier du comte de Chambord dont l'épouse ne pouvait avoir d'enfants. Et il était inconcevable que le futur roi et son "dauphin" continuassent à se faire la guerre...
Après bien des démarches, et tandis que l'Assemblée préparait au nez et à la barbe des républicains une constitution où le mot "République" n'apparaissait pas (ainsi, ce texte pouvait s'appliquer automatiquement à un autre régime), le 5 août le chef de la Maison de France, qui était retourné à Frohsdorf, accepta de recevoir le comte de Paris.
L'entrevue fut chaleureuse. Les deux hommes sympathisèrent et la famille royale se "ressouda". Dès lors, il apparut à tout le monde que la restauration était imminente.


Aussitôt, Mac Mahon, ravi, commença à régler le protocole d'arrivée du souverain. La France allait de nouveau avoir un roi
Le peuple qui était resté très monarchiste (on comptait un républicain pour cinq Français) s'en réjouit bruyamment et le prtrait de Henri V, vendu par les colporteurs, apparut dans les chaumières.
Les paysans le collaient sur la hotte de la cheminée entre celui de l'empereur, mort à Sainte-Hélène, et l'image coloriée de saint Saturnin, patron des moissonneurs.
Submergés par la droite, les Républicains, dépités, voyaient s'évanouir tout espoir de constituer une troisième République.
Un détail, pourtant, retardait le vote de l'Assemblée : le comte de Chambord ne voulait pas renoncer au drapeau blanc.
Les députés monarchistes, navrés, s'efforçaient de lui faire comprendre que son entêtement était insensé et qu'il risquait, en refusant le drapeau tricolore auquel le peuple et l'armée demeuraient attachés, d'interdire à jamais le rétablissement des Bourbons sur le trône de France.
En vain.

Au mois d'octobre, un ambassadeur, M. Chesnelong, fut dépêché à Froshdorf avec mission de faire accepter au prétendant la formule suivante qui réservait habilement l'avenir : "Le drapeau tricolore est maintenu ; il ne pourra être remplacé par un autre qu'avec l'accord du roi et de l'Assemblée."
Les royalistes, confiants, pensèrent que ce texte aurait l'agrément de Henri V puisqu'il lui permettait de satisfaire l'opinion et, s'il le voulait, de faire broder, après le sacre, les fleurs de lys sur le drapeau de Valmy.

Chesnelong se présenta en souriant et remit la proposition de ses amis. Le comte de Chambord y jeta un coup d'oeil et dit simplement :

- Le principe que je représente et le drapeau ne peuvent être séparés!

"Obstination démentielle", écrira plus tard Octave Aubry. Chesnelong, fort ennuyé, proposa alors un drapeau à deux faces : blanc d'un côté, tricolore de l'autre.
A ce moment, tout était encore possible, et cet étendard Janus pouvait fort bien symboliser l'union de la France traditionnelle et de la France révolutionnaire. Mais le prétendant sourit :

- Je n'accepterai jamais le drapeau tricolore!

Chesnelong fut atterré.

- Monseigneur me permettra de ne pas avoir entendu cette parole, dit-il.
- Soit! Mais vous voyez quel est le fond de ma pensée...

Finalement, le délégué, découragé, plaça le comte de Chambord devant ses responsabilités :

- Avec une concession sur le drapeau dont, telle que je la comprends, votre honneur n'aurait pas à souffrir, et dont la France vous serait profondément reconnaissante, je ne dis pas seulement que la monarchie se fera, je dis qu'elle est faite et que, demain, la France l'acclamera.
"Si, au contraire, Monseigneur se refuse à toute concession sur le drapeau, si je dois, après-demain, rapporter à Paris cette réponse que votre résolution est inflexible, que vous n'acceptez pas même que la question, renvoyée jusqu'après votre prise de possession du pouvoir, soit résolue alors par l'accord du roi et de l'Assemblée, non seulement, la monarchie ne se fera pas, c'est ma prévision absolue, mais on cherchera dans d'autres voies des solutions précaires et fatalement impuissantes..."

Le comte de Chambord ne sourcilla pas. Il se leva, tendit la main à Chesnelong et se contenta de dire :

- Mme la comtesse de Chambord prend le train ce soir à sept heures. Nous allons dîner et je l'accompagnerai à la gare. Après quoi nous reprendrons notre entretien. Je suis charmé d'avoir pu causer avec vous des intérêts de notre chère France!...

Cette fois, le délégué fut désespéré. Il alla faire un tour dans le parc en imaginant la déception de ses amis. Puis il pensa que le dîner allait peut-être lui permettre de se faire une alliée de la comtesse et cette idée le rasséréna.
Hélas! dès le potage, il devait avoir une fâcheuse surprise en constatant que l'épouse du dernier Bourbon était atrocement sourde. Parlant de la nappe quand on discutait du pape, toute espèce de dialogue était impossible avec elle...
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MessageSujet: AU TEMPS DE L'AIGLON   AU TEMPS DE L'AIGLON - Page 5 EmptyVen 24 Mai - 18:55

A huit heures, le prince étant revenu de la gare, les deux hommes reprirent leur entretien. A minuit, Chesnelong fut autorisé à rapporeter à Paris la déclaration suivante :

Mgr le comte de Chambord ne demande pas que rien soit changé au drapeau avant qu'il ait pris possession du pouvoir.
Il se réserve de présenter au pays à l'heure qu'il jugera convenable une solution compatible avec son honneur, et qu'il croit de nature à satisfaire l'Assemblée et la Nation.


Chesnelong, pensant qu'il avait remporté une victoire, rentra à Paris tout joyeux. En lisant le texte de la déclaration, ses amis crurent comprendre, eux aussi, que le comte de Chambord acceptait le drapeau tricolore. Aussitôt, on rédigea dans la fièvre et l'enthousiasme, un texte de motion qui devait être présenté à l'Assemblée. En voici le premier article :

La monarchie nationale, héréditaire et constitutionnelle, est le gouvernement de la France. En conséquence, Henri-Charles-Marie-Dieudonné, chef de la famille royale de France, est appelé au trône. Les principes de cette famille lui succéderont de mâle en mâle, par ordre de progéniture.

L'Assemblée n'avait plus qu'à rappeler le roi.
Le lendemain, la presse annonça que l'accord était fait avec le comte de Chambord, que toutes les libertés civiles, politiques et religieuses qui constituaient le droit public seraient garanties et que le drapeau tricolore serait maintenu.
Aussitôt, la France se prépara à recevoir son roi.
Des ordres furent donnés pour que le comte de Chambord n'eût pas à subir les formalités de la douane. On décida qu'il descendrait du train à la dernière station avant la frontière, pénétrerait en France à cheval, ce qui semblait plus noble, remonterait ensuite en wagon et filerait sur Paris où une entrée triomphale était prévue.


Sans attendre le vote de l'Assemblée (qui était acquis), on commanda pour le souverain un uniforme de lieutenant général, on chargea Binder de fabriquer les carrosses de gala, on acheta les chevaux, on fit exécuter par un sellier de la rue Caumartin le harnachement portant l'écusson royal, on exposa rue Vivienne le tapis fleurdelisé destiné à la voiture du roi, on publia l'itinéraire du cortège, on confectionna des cocardes, des lampions, des brassards, ornés de l'inscription "Vive Henri V". Enfin, on prépara le Louvre.
Personne ne pouvait plus en douter : Henri V allait monter sur le trône.
Mais tous ces préparatifs devaient être inutiles à cause d'une femme qui ne se jugeait pas assez belle pour devenir reine de France...


Le 30 octobre 1873, une lettre du comte de Chambord parvenait à M. Chesnelong.
Le négociateur la lut et demeura foudroyé.
Au moment où tout était prêt pour le recevoir, Henri V, revenant sur sa décision d'accepter provisoirement le drapeau tricolore, déclarait ne pouvoir rentrer en France qu'avec le drapeau blanc.
Le prétendant écrivait notamment :

"L'opinion publique, par un courant que je déplore, a prétendu que je consentais à devenir le roi légitime de la Révolution... On me demande aujourd'hui le sacrifice de mon honneur... Les prétentions de la veille me donnent la mesure des exigences du lendemain, et je ne puis consentir à inaugurer un régime réparateur et fort par un acte de faiblesse... Il est de mode, vous le savez, d'opposer à la fermeté d'Henri V l'habileté d'Henri IV ; mais je voudrais bien savoir quelle leçon se fût attiré l'impudent assez osé pour le persuader de renier l'étendard d'Arques et d'Ivry..."

C'était une véritable renonciation au trône. Atterrés, les royalistes voyaient s'échapper une occasion qui, sans doute, ne se représenterait jamais plus.
Chesnelong crut avoir trouvé le moyen d'éviter l'irréparable :

- Il faut tenir cette lettre secrète, dit-il et continuer à préparer l'arrivée du roi. Peut-être finirons-nous par le convaincre.
Mais le comte de Chambord avait pensé à tout.
Le soir même, sur ses ordres, le texte de la lettre était publié par L'Union...

A Paris, la déclaration du prétendant fit l'effet d'une bombe. Sur les boulevards, une foule fiévreuse, agitée, entoura les kiosques à journaux où étaient affichées les éditions spéciales. Des républicains hilares et des royalistes désespérés se battirent rue Le Peletier. La Bourse dégringola.
Dans le faubourg Saint-Germain, les ducs et les duchesses était furieux :

- C'est à croire qu'Henri V ne veut pas régner, disaient-ils. Car cet entêtement au sujet du drapeau est ridicule. Tout le monde sait bien qu'avant la Révolution, la monarchie n'avait pas de drapeau...
Ils avaient raison. Sous l'ancien régime, chaque régiment possédait son étendard propre. Quant à la cornette blanche, elle n'était que l'enseigne personnelle du colonel-général "dont l'ambition était justement de faire croire que sa troupe n'appartenait pas à la couronne".
Aucune bannière royale, en effet, ne fut jamais de cette couleur. L'oriflamme de Philippe Auguste était d'azur, celui de Saint Louis rouge, le pennon de Louis XI bleu, la cornette d'Henri IV, bleue, blanche et orangée, etc. (I)

A la Restauration, Louis XVIII avait, certes, adopté le drapeau blanc, mais en 1830, Louis-Philippe s'était empressé de reprendre les trois couleurs.
Le comte de Chambord n'avait donc aucune raison de vouloir à tout prix un drapeau qui n'était demeuré notre emblème national que pendant quinze ans sur dix siècles...
Ainsi son obstination est-elle étrange, extravagante et, pour tout dire, suspecte. Car enfin, pourquoi exiger un drapeau qui n'a aucune signification et qui, de plus, est refusé par tout le monde ?
Ne s'agirait-il pas d'un beau prétexte pour ne point monter sur le trône ?
Quelques historiens l'ont pensé et l'on écrit, ajoutant même que ce prétexte avait été soufflé à Henri V par une femme...
Une histoire d'amour serait à l'origine de cette attitude incompréhensible du prétendant. Une histoire d'amour bien mélancolique.


(I) A. Maury nous dit qu'en 1670, les chefs de corps choisissaient pour leurs soldats les couleurs qui s'alliaient le mieux entre elles, "ou plaisaient à telle maîtresse adorant le bleu pâle ou à telle idolâtrant le cramoisi". Emblèmes et drapeaux de la France.
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MessageSujet: AU TEMPS DE L'AIGLON   AU TEMPS DE L'AIGLON - Page 5 EmptyMer 29 Mai - 0:54

En 1845, le comte de Chambord rencontra aux eaux de Toeplitz le duc de Modène et ses deux filles.
La cadette, Béatrice, était d'une éblouissante beauté, et le jeune homme en tomba immédiatement amoureux.
Quelques jours plus tard, il demandait sa main.
Tremblant d'émotion, le duc de Modène courut annoncer l'extraordinaire nouvelle à sa fille :

- Mon enfant, il nous survient une grande joie. Dieu distingue notre Maison. Tu vas être reine de France!

Béatrice secoua ses longues nattes :

- C'est impossible, mon père, j'aime mon cousin don Carlos et je me suis promise à lui.

Le duc insista, disant qu'on ne refuse point la main du descendant de Louis XIV. En vain, la princesse ne voulait que don Carlos ou le voile.
Lorsqu'on lui apprit que la femme qu'il aimait n'était pas libre, le comte de Chambord sut qu'il ne serait plus jamais heureux. Désespéré, il décida d'épouser Marie-Thérèse, la soeur de Béatrice, petite adolescente noiraude, sans charme, sans grâce, dotée d'un nez en pied de marmite, d'un regard torve, d'une trop grande bouche, de seins plats, de jambes grêles et de fesses tombantes...
Le mariage, qui ressemblait à un suicide, eut lieu en 1846.
En 1873, Marie-Thérèse, consciente de sa laideur, eut-elle peur d'être une cible facile pour les caricaturistes, les chansonniers et les pamphlétaires parisiens ? De gêner son mari ? De faire ricaner les cours étrangères ? De faire sourire de pitié Eugénie qui avait été si belle ? D'être tout simplement trop malheureuse ? On ne sait. Mais il est certain qu'elle fit tout pour empêcher Chambord de monter sur le trône.

Merveilleux du Vignaux, qui la rencontra à Frohsdorf, écrit dans ses Souvenirs : "Si la Cour s'installe bientôt à Versailles, pensai-je alors (il venait de constater l'extraordinaire surdité de Marie-Thérèse), les entrevues avec la reine n'y seront guère faciles.
Sans doute, les amateurs de vie et de mouvement préféreront-ils rendre visite à la comtesse de Paris, jeune, spirituelle, très apte au rôle de dauphine.
Quel partage inégal aurait à s'établir entre cette nièce brillante et la pauvre princesse infirme, sans beauté ni gaieté ? Et je me demandais si le trône était tentant pour celle-ci et si nous trouverions chez elle, au moment décisif, l'appui dont nous avions tant besoin auprès de son mari."


Robert Burnand est plus catégorique encore :
"Il suffit de penser à Mme la comtesse de Chambord. Si Henri V n'a pas été roi, c'est qu'à ses côtés Marie-Thérèse ne voulait pas être reine.
La perspective ne lui souriait guère, de régner sur une nation qu'elle tenait pour capricieuse, frivole, irrespectueuse pour ne pas dire sacrilège - mais l'idée l'épouvantait d'avoir à subir les regards des Français, des Françaises surtout, d'affronter Paris en atours de Parme ou de Modène, ou tout au plus de Vienne, l'idée de surprendre une ironie derrière tous les hommages.
"C'est pourquoi il est permis de croire que, lorsque tout était prêt pour recevoir le roi, les lampions, les carrosses, les chevaux piaffants, quand il suffisait, pour gagner la partie, de la plus élémentaire souplesse diplomatique - quand on voit avec surprise qu'à peine le terrain déblayé, la route aplanie, une main invisible élevait des obstacles nouveaux - on peut croire que, patiemment, travaillait à détruire l'ouvrage commencé, celle qui priait Dieu de tout son coeur d'épargner au roi l'épreuve de la couronne."

Il est donc permis d'avancer que si le comte de Chambord avait épousé la jolie princesse qu'il aimait nous n'aurions peut-être jamais eu de Troisième République...
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MessageSujet: AU TEMPS DE L'AIGLON   AU TEMPS DE L'AIGLON - Page 5 EmptyMer 29 Mai - 18:58

LE PREMIER SCANDALE MONDAIN DE LA IIIe REPUBLIQUE


Ce n'était pas la peine,
C'n'était pas la peine, assurément
De changer de gouvernement !...




LE printemps de 1874 eut sur Léon Gambetta d'affligeants effets.
A l'Assemblée, le tribun, sans se soucier de ses voisins hilares ou peinés, traçait avec fébrilité, sur les feuilles de papier que le Corps Législatif mettait à la disposition des élus, des dessins d'une abominable grivoiserie ; à la rédaction de son journal, il rédigeait pour Léonie des rondeaux libertins auprès desquels nos chansons de salles de garde eussent semblé* mièvres et maniérées ; au comité de la Gauche Démocratique, il rêvait en soupirant, l'oeil fixé sur les seins de marbre d'une statue fort dénudée qui représentait la République Française.
Bref, Gambetta donnait tous les signes d'une vive agitation intérieure...

* Dans le livre c'est écrit ainsi : "eussent semblées", mais j'ai un doute. Qu'en pensez-vous ?

Pour retrouver son calme, il sautait, le soir, dans sa voiture et se faisait conduire rue Bonaparte. A peine arrivé dans l'appartement de Léonie, il jetait son haut-de-forme sur un fauteuil, dispersait ses vêtements aux quatre coins de la pièce, déroulait à toute vitesse la bande Velpeau dont son gros ventre était entouré et bondissait dans le lit où, l'instant d'après, il accomplissait des exploits dignes du Grand Turc...
C'est à cette époque qu'entre deux rondeaux lascifs, il écrivit à sa maîtresse cette lettre passionnée :

[i]Chère femme adorée,

Nous nous sentons bien ensemble; nos âmes n'ont jamais été plus à l'unisson, et je savoure à longs traits l'amour tel que l'ont rêvé de tout temps les plus nobles esprits de l'humanité. Toi seule, entre toutes les femmes, as pu me transporter sur ces sommets éblouissants de la passion et de la communion des intelligences. Je ne distingue plus entre les sensations ; elles sont toutes délicates, exquises, et les plus charnelles s'épurent par la domination de l'esprit. C'est un thème infini de méditations et de joies intérieures, et c'est toi, à toi seule, que je dois d'avoir découvert ce monde supérieur et éblouissant que tant de grands coeurs ont cherché à travers les honteuses tentatives de la vie de désordre, sans pouvoir jamais y pénétrer. Aussi je t'adore comme les saints adorent Dieu, comme un pur esprit. Je te serre à te briser dans mes bras ; viens demain à l'heure que tu voudras ; je me mettrai à tes pieds...


Gambetta, dans sa frénésie, ne se contentait pas de serrer Léonie Léon "à la briser". Parfois, il la battait. Pour un regard qu'elle avait jeté à un sergent de ville ou à un garde de la Chambre des Députés, il la giflait et lui donnait des coups de bottines. La malheureuse se jetait alors sur son lit en gémissant, et le gros député, honteux et repentant, venait s'agenouiller à son chevet :

- Je suis le plus immonde personnage des temps modernes, hurlait-il. Pardonne-moi, Léonie ! Pardonne à ton tyran !

Quand elle tardait trop à lui tendre la main, il se martelait le crâne de coups de poing.
Un jour, à la suite d'une scène particulièrement violente, il descendit dans la rue à demi-vêtu, réveilla son cocher, remonta dans sa voiture et rentra chez lui en poussant des plaintes lugubres.

Le lendemain, pour se faire pardonner, il fit faire, en or, la reproduction exacte de l'anneau offert par Saint Louis à sa femme, Marguerite de Provence, et l'offrit à Léonie.
A l'intérieur étaient gravés ces mots : "Hors de cette annelle point d'amour..."
Ce cadeau réconcilia les amants tapageurs.
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MessageSujet: AU TEMPS DE L'AIGLON   AU TEMPS DE L'AIGLON - Page 5 EmptyMer 29 Mai - 19:21

Léonie, ayant passé l'anneau à son doigt, pensa qu'une alliance en serait le complément normal.
Un matin, au lit, elle en parla à Gambetta. La réaction du tribun la stupéfia. Il commença par se mettre en boule comme un gros hérisson, s barbe touchant son nombril. Elle répéta sa phrase :

- Je voudrais que tu m'épouses...

Il se recroquevilla encore un peu plus et resta muet.
Elle se serra contre lui :

- Je veux être ta femme... Je ne peux plus supporter cette vie dans l'ombre. J'ai envie d'être Madame Gambetta, d'être reçue avec toi, d'avoir une vie normale...
Gambetta faisait toujours le gros dos. Alors, elle parla longtemps, pria, pleura, demanda des explications. Finalement, il se redressa et dit, d'un ton gêné :

- N'insiste pas. Je ne veux pas me marier.


Pourquoi refusait-il d'épouser cette femme qu'il aimait pourtant avec passion ?
Emile Pillias propose trois réponses à cette question : "Etait-ce un reste de défiance envers la femme qui s'était jetée dans sa vie, et que certains de ses amis persistaient à soupçonner d'avoir été "de la police"? Gardait-il encore quelque attachement à Marie Meersmans ou redoutait-il ses représailles ?
Ou, mieux encore, voyant la carrière éclatante qui s'ouvrait devant lui, craignait-il de la compromettre par un mariage discutable, et se réservait-il pour de plus brillantes unions (I) ?

Léonie Léon se fit sans doute les mêmes réflexions car elle tomba malade de chagrin.
Par la suite, et pendant des mois, elle renouvela sa prière. Hélas ! "au seul mot mariage, nous dit Léon Peneau, le gros Cadurcien blêmissait, ses mains tremblaient et sa barbe, l'instant d'avant brillante, agressive et presque horizontale, se cachait craintivement dans les plis du gilet".
Devant un tel désarroi, Léonie finit par être prise de pitié. Puisque l'idée d'une union apeurait tant son amant, elle se résigna à vivre dans l'ombre et à n'être qu'une compagne en marge, celle dont on murmure le nom dans les salons et que l'on ne désigne que par des initiales discrètes dans les articles de journaux.



(I)"Singulier retour, ajoute EMILE PILLIAS, quand, plus tard, ayant compris que sa vie, chair, coeur et esprit, est indissolublement liée à celle de Léonie Léon, il voudra l'épouser, c'est elle qui, à son tour refusera". Léonie Léon amie de Gambetta.[i]
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MessageSujet: AU TEMPS DE L'AIGLON   AU TEMPS DE L'AIGLON - Page 5 EmptyJeu 30 Mai - 20:42

La fin de l'été fut douce et l'automne lumineux.
Le 22 septembre, le ciel était si beau que Gambetta eut envie de passer plusieurs jours à la campagne avec Léonie. De son bureau de l'Assemblée, il écrivit cette charmante lettre de collégien :

Chère mignonne adorée,

Moi aussi, je regrette de voir s'envoler une à une de belles et douces journées d'automne loin de toi, t'appelant sans cesse et ne voyant rien venir ; ha! que nous les regretterons sur le tard de la vie ces belles heures amoureuses de la jeunesse, et il ne sera plus temps!
Arrive donc au plus vite et allons nous remplir les yeux et le coeur de lumière, de sensations et d'images.
Tu sais bien où je veux t'entraîner. Que tardes-tu, mignonne, et pourquoi te laisser embarrasser à chaque pas des vulgarités ou des exigences sociales ? Nous sommes nos maîtres ; la nature nous réclame ; elle a mis ses beaux atours pour nous faire fête. Donc, je t'attends jeudi ; nous partirons vendredi et nous reviendrons samedi soir au plus tôt. Réponds-moi clairement, car il faut que je prévienne.
Je t'adore et t'embrasse à perdre haleine
.

Ayant définitivement renoncé à "s'embarrasser" comme disait Gambetta "des vulgarités et des exigences sociales", Léonie accepta. Ils allèrent s'installer incognito dans l'auberge d'un village du Hurepoix ; et là, pendant deux jours, secrètement, avec une sorte de volupté douloureuse la jeune femme se donna l'illusion d'être Madame Gambetta...

Rémy de Gourmont dit que "la bête que l'homme tient recluse en lui a besoin de prendre périodiquement des vacances".
Les deux jours passés à Saint-Léger-en-Yveline furent exactement ces vacances-là pour la bête qui rongeait son frein au coeur de Gambetta. Le député - qui n'avait emporté aucun dossier, aucun projet de discours, aucune épreuve d'affiche à corriger, put se consacrer entièrement au corps brun et satiné de Léonie...
Il s'en donna à coeur joie et rendit à sa maîtresse de si nombreux et si fréquents hommages qu'un observateur superficiel eût pu croire qu'il s'agissait d'un tic...
L'extraordinaire jouteur ne connaissait, en effet, aucun repos. La trêve du repas même n'était pas respectée. Dès le premier soir, l'aubergist, stupéfaite, vit son client se lever brusquement de table et entraîner Léonie dans la chambre avec un oeil brillant auquel Mgr Dupanloup, alors évêque d'Orléans, eût sans doute trouvé à redire. Dix minutes plus tard, le couple redescendit et, nous dit-on, "dévora en riant un rôti de veau aux girolles".
Le lendemain, la fête continua. Les promenades dans le bois furent coupées de haltes tumultueuses qui froissaient les fougères et laissaient les oiseaux étonnés.
Après cette véritable cure, les amants rentrèrent à Paris dans un état d'apaisement qu'ils n'avaient encore jamais connu ni l'un ni l'autre.
Aussitôt, avec l'allant des gens dispos, ils se remirent au travail. Une fois de plus, on vit Gambetta monter sur des estrades, participer à des congrès, plastronner dans des banquets, parler, gesticuler, s'égosiller.

- Quel génie ! criait-on.


Personne alors ne se doutait que, dans l'ombre où on la tenait volontairement, c'était Léonie qui tirait les ficelles de la grosse marionnette...

"Femme jusqu'au bout des griffes", comme l'a écrit Pierre Vatrin, la jeune Israélite n'utilisait pas seulement les ressources de son intelligence pour aider Gambetta à triompher. Les jours où avaient lieu d'importants débats à la Chambre, elle "dopait" son amant par d'étourdissantes caresses.
Le lendemain, le tribun lui envoyait des lettres délirantes de reconnaissance. Le 13 janvier 1875, par exemple, il lui adressa celle-ci :

t]]Chère mignonne aimée,

Tu es bien la plus incomparable charmeuse qui soit sortie des mains de la nature et je me sens tous les jours plus pénétré de reconnaissance pour la destinée qui m'a choisi entre tous les hommes pour assister à cette éblouissante féérie de grâce et d'enchantements.
Je ne parviens jamais à distinguer au fond de mon être ce qui est le plus séduit de mon coeur ou de mon esprit : au moment où je vais prononcer, où je crois que mon coeur est le plus attendri, l'esprit réclame et démontre que c'est lui qui a le plus sujet d'être ravi et enamouré. Hier, tu m'as dépassé et tu t'es surpassée ; je ne suis pas sorti du charme : ton petit mot, si délicieux, si attachant, a prolongé mon extase et ouvert ma journée sous la plus heureuse étoile.
Aussi quelle belle et immense victoire nous avons remportée aujourd'hui! L'armée française est sauvée.
L'avenir assuré, la Patrie se refera ; nous vivrons juste assez pour saluer les revanches du droit et de l'honneur national ; et ce jour-là, nous pourrons dire avec orgueil : notre amour fut le génie inspirateur de ces efforts du patriotisme, et c'est ma Léonie qui en fut l'âme.
Je t'adore, je t'embrasse, je suis à tes pieds.[/i]

LEON
.[i]

La veille, l'Assemblée Nationale, émue par le discours passionné de Gambetta, avait voté la création de bataillons à quatre compagnies fortes, au lieu de six compagnies faibles. C'était "la belle et immense victoire" annoncée.
Ainsi, l'armée française renaissait quatre ans après Sedan, parce que Mlle Léon s'était livrée sur son amant à des attouchements dignes d'une courtisane grecque...
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MessageSujet: AU TEMPS DE L'AIGLON   AU TEMPS DE L'AIGLON - Page 5 EmptySam 1 Juin - 19:54

Malgré les bons soins de Léonie, Gambetta n'était pas pleinement heureux. En effet, la République qu'il appelait de tous ses voeux, n'avait toujours aucune existence légale. La droite se faisait d'ailleurs un plaisir de le souligner, en n'appelant jamais Mac Mahon "Président de la République", mais "maréchal-président".

Or, le 30 janvier, une initiative imprévue d'un député catholoique du Nord, M. Wallon, allait, par hasard, créer la IIIe République.
Ce jour-là, en fin de séance, parès de nombreux discours sur l'organisation des pouvoirs publics, M. Wallon proposa candidement l'amendement suivant :


"Le président de la République est élu à la majorité des suffrages par le Sénat et la Chambre des Députés réunis en Assemblée Nationale..."

Ce texte, qui reconnaissait tacitement le régime républicain, fit bondir de joie les députés de gauche.
Ceux de droite, naturellement, en refusèrent les termes avec énergie.
Finalement, l'amendement fut voté par l'Assemblée à une voix de majorité (I).
La République avait désormais une existence officielle.
Gambetta et Léonie fêtèrent cette victoire inattendue d'une façon qui eût surpris Platon
.

(I) Cette voix, les républicains ne l'auraient pas eue sans le concours inattendu de la prostate d'un homme de droite.
"Au moment où circulaient les urnes, écrit le Dr Valensin, le monarchiste Mallevergne, député et haut magistrat, fut pris d'un besoin de se précipiter aux toilettes... La voix royaliste qui aurait pu empêcher la République se perdit dans les latrines..." La Prostate, grandeur et servitudes.
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MessageSujet: AU TEMPS DE L'AIGLON   AU TEMPS DE L'AIGLON - Page 5 EmptySam 1 Juin - 20:23

Pendant quelques jours, le public se passionna pour les conséquences de l'amendement Wallon. Puis il eut un autre sujet d'intérêt. Plus frivole, à la vérité, car il s'agissait d'une aventure fort leste qui venait d'arriver à Mme C..., l'épouse d'un député.

Mme C... était une jeune femme ravissante, distinguée, et ardente démocrate, qu'un diable, probablement antirépublicain, avait dotée d'un feu qui la poussait à des excès regrettables.
Les dimanches d'été, il n'était pas rare de la voir, à Bougival, au bain de la Grenouillère, barboter dans la Seine et même, nous rapporte un témoin, "attraper au vol des pommes de terre frites que des hommes lui jetaient de la berge.


"Après quoi, excitée par ces ébats fort équivoques, elle se rendait derrière des buissons, où, toute heureuse dans son coeur républicain, de donner le pistil d'une grande dame à un homme du peuple, elle se roulait dans l'herbe en compagnie de robustes canotiers." (ALAIN PROUX, La Troisième République)

En ce mois de février 1875, c'était à des jeux moins champêtres, on s'en doute, que s'amusait Mme C...
On devait en être informé d'une curieuse façon.
Un soir, une rafle eut lieu dans une maison de prostitution clandestine, située quai de la Tournelle.

Toutes les filles furent incarcérées. L'une d'elles déclara s'appeler Denise Labat. Son langage châtié éveilla les soupçons de l'officier de police.

- Vous n'êtes pas une prostituée de métier! lui dit-il.

La femme, que l'on avait trouvée dans une chambre avec deux mariniers, éclata de rire.


- Et si cela était ?
- Qui êtes-vous ?
- Cherchez ! Mais sachez que vous feriez mieux de me relâcher. Cela serait préférable pour votre carrière. Mon mari est au gouvernement...

Le policier, perplexe, fit reconduire la prostituée dans sa cellule et se livra à une enquête.
Le lendemain, il apprenait que M. C..., député de la Seine, avait signalé la disparition de sa femme.
Mme C... - car, bien sûr, c'était elle - fut relâchée immédiatement, et son mari s'efforça d'étouffer l'affaire.

Mais un journaliste qui avait eu vent de l'aventure, publia un article fort documenté, intitulé : "Le mari de Messaline siège à l'Assemblée."

Le premier scandale mondain de la IIIe République venait d'éclater. Il allait être suivi de beaucoup d'autres...
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MessageSujet: AU TEMPS DE L'AIGLON   AU TEMPS DE L'AIGLON - Page 5 EmptyLun 3 Juin - 19:11

LEONIE LEON FUT-ELLE UN AGENT DE BISMARCK ?


Toutes les questions sont possibles à propos de cette femme. - HENRI DE ROCHEFORT -



PENDANT l'été de 1875, Gambetta connut la tentation qui guette tous les députés républicains : il fut
attiré par les femmes titrées. Tout d'abord, il devint l'amant de la ravissante comtesse de Beaumont,
belle-soeur de Mac Mahon, ce qui - lorsque le maréchal l'apprit - n'améliora pas, on s'en doute, les
rapports entre les deux hommes (I) ; puis il désira être reçu chez la Païva.
L'ex-courtisane était maintenant flétrie, peinturlurée, emperlée et boursouflée, mais elle possédait
toujours son fastueux hôtel des Champs-Elysées. De plus, elle était devenue comtesse..
.

En 1870, à la déclaration de la guerre, elle avait quitté précipitamment la France pour se réfugier en Silésie dans un château appartenant à son amant, le comte Henckel de Donnersmarck. Celui-ci avait combattu dans les armées prussiennes et s'était montré si zélé que Bismarck l'avait nommé préfet de Sarreguemines, puis de Metz.

En janvier 1871, il était à Paris et, lorsque les armées allemandes avaient défilé sur les Champs-Elysées, une seule maison était demeurée ouverte avec un air de fête : l'hôtel de la Païva où le comte, en grand unifrome, coiffé du casque à pointe, avait regardé passer les drapeaux de son pays.


Quelques mois plus tard, la Païva était rentrée à Paris, et Guido Henckel l'avait épousée officiellement le 28 octobre, dans un temple protestant (2)
En novembre, sans pudeur, elle s'était montrée au théâtre. Le public l'avait huée. Mais le lendemain, l'ambassadeur d'Allemagne, le prince de Hohenlohe, s'était présenté chez Thiers pour exiger des excuses et une réparation.
Le petit président avait dû s'incliner. La semaine suivante, au cours d'une soirée à l'Elysée, la Païva s'était assise à sa droite...


Pendant des mois, les Parisiens qui ne pouvaient oublier ni leurs deuils, ni leur ruine, avaient affecté d'ignorer l'ex-espionne. Puis, peu à peu, des artistes, des journalistes, des écrivains (les Goncourt, Taine, Renan, Théophile Gautier, Emile de Girardin, Arsène Houssaye, entre autres) "gourmands d'un bon dîner" avaient repris le chemin de l'hôtel des Champs-Elysées.
La comtesse avait exulté. Ainsi, elle prenait une revanche sur les familles aristocratiques qui continuaient de la repousser.

- Après ces bourgeois, disait-elle en ricanant, j'aurai la duchesse. Un peuple battu ne peut pas toujours être arrogant.

Pourtant, elle ne pouvait supporter qu'on l'appelât encore "Païva". Ce nom qu'elle avait été si heureuse de porter jadis, l'exaspérait.
Elle eût été plus furieuse encore si elle avait connu les anecdotes qui couraient sur son passé.On racontait , par exemple, qu'au lendemain de son mariage avec le marquis de Païva, elle avait tenu ce langage à son époux :


- Vous avez voulu coucher avec moi, et vous y êtes parvenu en faisant de moi votre femme. Vous m'avez donné votre nom, je me suis acquittée cette nuit. J'ai agi en honnête femme, je voulais une position, je la tiens, mais vous, monsieur de Païva, vous n'avez pour femme qu'une putain, vous ne pouvez la présenter nulle part, vous ne pouvez recevoir personne ; il est donc nécessaire de nous séparer, retournez en Portugal, moi, je reste ici avec votre nom et je demeure putain...

Païva, honteux et confus, ajoutait-on, avait suivi le conseil de sa femme et s'était empressé de retourner chez lui, soucieux d'oublier sa déplorable aventure.
Une autre anecdote réjouissait les salons parisiens.
La voici telle qu'elle nous est racontée par Viel-Castel :


"Un de ses soupirants, à bout de patience, lui exprima un jour, crûment, la volonté bien arrêtée de coucher avec elle ; il le lui dit, si bien et si souvent qu'une matin elle le prit à part et lui parla ainsi :

"- Vous voulez absolument coucher avec moi, vous y tenez, c'est votre idée fixe, il faut donc en finir pour vivre désormais en paix avec vous. Que pouvez-vous m'offrir ? Vous êtes pauvre, vous possédez tr"ente mille livres de rentes, j'aime l'argent, je n'en ai jamais assez, pourtant j'en ai plus que vous ; je veux vous faire acheter la faveur que vous sollicitez. Avez-vous dix mille francs ?

"- Non, répondit le solliciteur.
"- Vous avez bien répondu, car si vous aviez avoué posséder dix mille francs, je vous en demanderais vingt mille. Puisque vous n'avez pas dix mille francs, apportez-les moi, nous les brûlerons, et je serai à vous aussi longtemps que ce feu de dix mille francs durera.

"L'amoureux salua et dit :

"- A demain, marquise.

"Le lendemain, la marquise, assise sur le divan de son boudoir, était sous les armes les plus coqettes ; un guéridon de marbre comme un autel antique semblait attendre une victime ; l'air était parfumé, et le jour pénétrait à peine à travers les épais rideaux des croisées?
"L'amoureux arriva jusqu'à la déesse, non pas orné de' bandelettes, mais paré de douze billets de mille francs de la banque de France ; il avait voulu rendre son sacrifice plus complet.
"La Païva, sans changer d'attitude, et avec un sourire et des regards de vipère amoureuse, palpe les douze mille francs, les trouve adorables, et, les disposant sur la table de marbre du guéridon de façon qu'ils ne puissent brûler que les uns après les autres, met le feu au premier.
"Aussitôt, le jeune homme vole dans les bras de la Païva. Laissant de côté les préliminaires, il arrive droit au but et profite de sa bonne fortune en homme qui connaît le prix du temps.
"Quand tous les billets furent brûlés, l'amoureux satisfait et la Païva "souriante, chiffonnée et goguenarde" arrêtèrent leurs ébats.

"- Partez maintenant, dit-elle.

"Il se leva sans protester et commença à s'habiller.
Du fond de son lit, elle le regardait en ricanant.
Alors il dit d'un ton suave :

"- Il faut tout de même que tu saches, ma pauvre enfant, que je me suis f... de toi ; les billets avaient été si admirablement photographiés par mon ami Aguado que tu y as été trompée.

"A ces mots, la Païva bondit comme une panthère vers l'imprudent. Ni Camille, ni Hermione dans leur fureur, ne pourraient faire comprendre la colère de la courtisane bafouée : elle aurait voulu poignarder, étrangler l'insolent. Mais il y a des cours d'assises.
Elle se contenta des coups de poignard que la langue peut porter ; elle les prodigua, elle accabla de termes de mépris le satisfait qui n'était plus amoureux, et qui partit en époussetant ses genoux."

Le comte de Viel-Castel conclut : "Quand la Païva logera dans son palais, les gens comme il faut feront des bassesses pour y être admis."

Léon Gambetta allait être de ceux-là...


(I) D'après ANDRE GERMAIN, cette liaison aurait permis à Gambetta d'espionner son adversaire : "L'irrésistible comtesse, écrit-il, se faisait faire la cour par divers jeunes gens politiques, notamment par un très grand seigneur attaché à la personne du maréchal. Dans l'effervescence d'une amitié troublante, des secrets politiques échappaient au jeune grand seigneur : la comtesse s'empressait d'en faire part au tribun." Les grandes favorites, 1815-1940.

(2) Ainsi Thérès Lachmann, juive d'origine, se maria tour à tour en l'église russe, en l'église catholique et temple protestant.
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MessageSujet: AU TEMPS DE L'AIGLON   AU TEMPS DE L'AIGLON - Page 5 EmptyLun 3 Juin - 19:27

Or, en août 1875, lorsque Gambetta pénétra pour la première fois dans le fastueux hôtel des Champs-Elysées,
la Païva voluptueuse et enchanteresse dont le corps admirable avait rendu fous tant d'hommes sous le Second Empire,
n'existait plus que dans le souvenir ébloui de quelques personnes douées d'une bonne mémoire.
Qu'était donc devenue cette faunesse qui posait nue devant Paul Baudry ?
Marcel Boulenger va nous le dire sans détours :

"Parlons simplement et déclarons net, écrit-il, qu'elle était devenue horrible; d'abord, elle s'était empâtée,
première et irréparable faute. Ensuite, elle se teignait en blond, prétendent les uns, en roux, en noir,
assurent les autres ; en un mot, elle usait de perruques, ce qui la rendait plus ridicule et la vieillissait de dix ans,
au lieu de porter avec élégance et esprit ses cheveux gris qui l'eussent rajeunie d'autant.
Enfin, elle se fardait, mais ce n'est point assez dire que farder, elle se peinturlurait, se bariolait la figure ;
comme si, avec tout son rouge et son blanc et son noir, elle eût voulu forcer chacun à la regarder au visage,
pour aussitôt penser tout bas : "Mais comme elle marque mal, cette Carabosse, avec son badigeon!".
Ajoutez à cela des boisseaux de perles et des kilos de pierreries, et jugez de l'arrogante caricature
qu'on appelait alors la Païva."

Le naïf Gambetta n'en fut pas moins subjugué. Il était chez une comtesse :
cela seul comptait. Tout frétillant, il promena son gros ventre sous les plafonds peints, se contempla dans toutes
les glaces, baisa des mains, but du vin de Tokay, engloutit le bouillon de moules à la crème fouettée, la poularde et
les truffes que lui servirent des valets à perruque ronde, fuma d'énormes cigares, parla de chasse à courre, se passionna pour le blason des Donnersmarck et eut l'impression enivrante de vivre la vie légère, facile et désuète des grands princes européens.
Merveilleuse soirée pour un républicain.

En quittant ses hôtes, Gambetta, ravi, dut promettre de revenir souvent. Il tint parole, et, tous les vendredis,
à la stupéfaction de ses amis politiques, de Juliette Adam, qui ne pardonnait pas au comte son attitude odieuse lors de l'entrée des Prussiens à Paris, et de tous ceux qui considéraient avec raison les Henckel comme des espions allemands, il alla dîner sous les lambris dorés de l'hôtel des Champs-Elysées.
Lorsqu'on le lui reprochait, le tribun protestait :

- La guerre est finie ! D'ailleurs, ce sont des gens charmants, et la comtesse est d'une intelligence supérieure. Ses vues politiques sont d'une grande originalité.

Le "pauvre benêt", comme l'appelle Marcel Boulenger, ne se doutait pas que la comtesse voulait lui faire jouer
un rôle dans une entreprise audacieuse à laquelle elle rêvait d'attacher son nom.
Il s'agissait rien de moins que de pousser Gambetta à se rendre secrètement chez Bismarck - qui était inquiet de voir la France se relever si vite - et de conclure un accord avec lui.

Pendant des mois, les Henckel endoctrinèrent habilement leur invité. Celui-ci hésitait pourtant.
Mme Adam, soupçonnant ce qui se tramait, lui démontrait, en effet, que tout rapprochement avec l'Allemagne était une trahison qui révolterait les Français.
L'année 1877 se passa donc sans que le "Locarno de la Païva" eût un commencement de réalisation.
Mais au début de 1878, l'ancienne courtisane fut aidée par une alliée inattendue : Léonie Léon. Et ce fut elle, finalement, qui décida Gambetta, l'homme de la guerre à outrance, à désirer une conversation avec celui que les Français appelaient
"le Monstre".
Une lettre prouve nettement le rôle joué par Léonie Léon dans cette "conversation". La voici :

23 février 1878

Chère mignonne adorée,

Non, non, il faut toujours m'exprimer librement ton avis, j'en ai besoin : c'est le contrôle le plus sûr,
le plus sagace de ma propre pensée, et, dans l'amour que je t'ai voué, il est entré, depuis qu'il existe, une dose
toujours grandissante de raison et de jugement. La tentation la plus hardie, et probablement la plus féconde
de ma carrière, est né de ton inspiration et des clartés de ton intelligence.
Tout ce qui se passe et s'accumule de ce côté démontre que tu as vu juste et que j'aurais vainement cherché
dans d'autres directions la voie du relèvement et de la réparation dus à notre malheureux et noble pays...
N'oublie pas que j'aurai toute la journée delundi et que je te conjure de me la réserver, en m'indiquant
l'heure la plus matinale pour en jouir. Mignonne chérie, je t'attends sans faute et je baise tes belles mains
et suis pour toujours ton adorant...


Quelques jours plus tard, Léonie voyant que Gambetta craignait les réactions de son parti, rédigea une note
sur la nécessité d'un accord avec l'Allemagne.
Le député lui répondit aussitôt :
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MessageSujet: Re: AU TEMPS DE L'AIGLON   AU TEMPS DE L'AIGLON - Page 5 EmptyMer 5 Juin - 20:11

Va va jusqu'où au fait ces histoires ?
Y aura Giscard et tutti quanti ?
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MessageSujet: AU TEMPS DE L'AIGLON   AU TEMPS DE L'AIGLON - Page 5 EmptyJeu 6 Juin - 8:00

J2, c'est le dernier volume. Il s'arrête à la IIIè République. Je vais quand même faire des recherche pour savoir si nos politiciens contemporains sont racontés de façon aussi "festive" que les précédents.... Very Happy
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MessageSujet: AU TEMPS DE L'AIGLON   AU TEMPS DE L'AIGLON - Page 5 EmptyJeu 6 Juin - 8:22

2 mars 1878

Chère femme aimée,

Je t'assure que je ne perds pas un mot de ta jolie prose et que tu n'as jamais mieux écrit et plus finement tourné un mémorandum. Tu as pu juger de l'effet électrique que m'a causé ta harangue.



Il ajoutait il est vrai :

Mes perplexités me reprennent et tu me trouveras demain en pleine agitation, en pleine casuistique...


Alors, Léonie fit venir Gambetta chez elle et lui parla longuement sur l'oreiller. Le lendemain, elle résuma ses arguments en une lettre tendre et persuasive.
Cette fois, vaincu, Gambetta lui écrivit :

11 mars 1878

Ma chère mignonne aimée,

Tu as triomphé de mes dernières résistances. C'est fait, nous irons là-vas avec toutes sortes de précautions.
Je t'embrasse de toutes mes forces...


Le comte et la comtesse de Henckel pouvaient se frotter les mains : Gambetta acceptait de se rendre en Allemagne comme le désirait Bismarck.


Quel jeu jouait donc Léonie Léon ?
De nombreux auteurs intrigués par l'attitude singulière de la jeune femme se sont posé la question.
Certains, comme Léon Daudet qui avait recueilli des renseignements dans l'entourage de Gambetta, comme Francis Laur, qui connaissait Léonie, et comme le marquis de Roux qui s'était soigneusement documenté pour écrire son ouvrage sur l'Origine et la Fondation de la Troisième République, ont apporté une réponse effarante. D'après eux, en effet, Léonie eût été un agent de Bismarck.
L'accusation, il faut bien l'avouer, paraît tellement extravagante que l'on est tenté de l'écarter sans même l'examiner. Pourtant, certains bruits qui coururent un moment nous prouvent qu'il y a dans la vie de Léonie Léon de grandes zones d'ombre et de mystère.

C'est ainsi que plusieurs historiens l'accusent d'avoir été non seulement la maîtresse du policier Hyrvoix, mais attachée elle-même aux services de la police, et, à ce titre, chargée d'une mission de surveillance auprès de Gambetta. Ce qui expliquerait - toujours selon eux - la persévérance dont elle fit preuve pour entrer dans l'inimité du député.
Après quoi, comme dans un roman pour midinettes, la tendre Léonie serait tombée réellement amoureuse de l'homme qu'elle espionnait.

A ce propos, P.-B. Gheusi, cousin et principal biographe de Gambetta, écrit notamment :"Avait-elle été chargée de l'épier, de gagner sa confiance et de rendre compte de ses plans politiques ? C'est possible... L'espionne prise au piège de séductions irrésistibles devint l'esclave amoureuse de celui qu'elle avait eu, peut-être, mission de charmer et de trahir."

On ne saura sans doute jamais si Léonie appartint ou non à la police impériale. Mais le fait qu'un historien de la valeur de P.-B. Gheusi ai pu en émettre l'hypothèse, rend le personnage douteux et équivoque. Et l'on comprend que des auteurs, troublés par les lettres écrites au début de 1878 par Léonie, aient soupçonné la maîtresse de Gambetta d'être à la solde de Bismarck.
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MessageSujet: AU TEMPS DE L'AIGLON   AU TEMPS DE L'AIGLON - Page 5 EmptyJeu 6 Juin - 8:51

Léon Daudet est formel : "Elle était entrée dans la police politique où elle avait été habilement distinguée et happée par Henckel, écrit-il. Aventurière sans méchanceté, lancée sur la piste du tribun, elle avait trouvé en lui une confiance, une générosité de nature et aussi un bouillonnement qui l'avaient rapidement séduite entraînée à son tour. D'abord indifférente entre ses bras ardents, elle s'était peu à peu associée à ses élans, à ses espérances, à son ambition, même à ses embryons de pensées."
Plus loin, il précise :"Chargée auprès de lui d'une besogne louche, et accomplissant avec ponctualité sa mission (qui était de le soumettre à l'Allemagne et de le capter par ses baisers), la Léon participait à son ascension. Si bien qu'il y avait des minutes où la Païva, corrompue par une longue existence de ruse et d'espionnage, elle aussi, en éprouvait quelque jalousie. Elle et son mari considéraient non sans un étonnement pervers, la conjonction solide en apparence, fragile en réalité, de cette belle créature et de ce faux dictateur ; Roméo de la quarantaine dont la Juliette était guidée en sous-main par la Wilhelmstrasse et émargeait indirectement au budget de Henckel (I)."

Ainsi, à en croire Léon Daudet et quelques mémorialistes, Léonie Léon aurait manoeuvré habilement Gambetta et se serait efforcée d'éteindre en lui tout désir revanchard. Certains auteurs ajoutent d'ailleurs qu'en obéissant aux ordres de Berlin et aux consignes de la Païva, Léonie ne croyait pas trahir son amant, mais pensait au contraire l'aider à devenir le créateur d'une ère de paix, et l'arbitre, avec Bismarck, de la politique européenne.

"Elle savait certes, écrit Paul Marion, qu'en se rendant en Allemagne chez le Chancelier, Gambetta risquait de décevoir les patriotes qui voyaient en lui le champion de la revanche. Elle savait qu'il pouvait ruiner à tout jamais sa carrière politique. Elle savait aussi, en fille d'officier, que notre pays était honteux de sa défaite militaire et saignait de l'amputation de l'Alsace et de la Lorraine. Mais elle pensait sincèrement que la France et l'Allemagne unies avaient toutes les chances d'être les maîtresses du monde et que, si les Français acceptaient d'oublier leur rancoeur et leur désir de vengeance au profit d'une paix durable, Bismarck et Gambetta pouvaient créer le noyau des futurs Etats-Unis d'Europe. Entreprise merveilleuse à laquelle le nom de son amant serait lié jusqu'à la fin des temps.

(I) LEON DAUDET, le Drame des Jardies. L'auteur précise que Léonie touchait, chaque trimestre, une somme d'argent de la Païva et qu'elle rencontrait Henckel dans un appartement "loué par intermédaire", dans la rue de l'Université.
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MessageSujet: AU TEMPS DE L'AIGLON   AU TEMPS DE L'AIGLON - Page 5 EmptyJeu 6 Juin - 11:28

"Léonie Léon croyait en la parole de Bismarck.
Elle pensait agir pour le bien de l'humanité en transmettant aux Henckel le nom des généraux que fréquentait Gambetta, et en s'efforçant de soustraire celui-ci à l'influence de patriotes belliqueux comme Mme Adam ou Paul Déroulède."


Patiemment, elle se faisait l'interprète de Bismarck dont le dessein était de parvenir à un accord franco-russo-allemand destiné à intimider l'Angleterrre. Cette alliance qui devait empêcher toute nouvelle guerre entre la France et le Reich supposait naturellement, de notre part, l'abandon définitif de l'Alsace et de la Lorraine. C'était là le point délicat pour Gambetta dont la popularité était fondée sur une attitude résolument revancharde. Après avoir juré au peuple de tout mettre en oeuvre pour reprendre les provinces perdues, pouvait-il sans dommage devenir le partisan d'un rapprochement franco-allemand ?

"Léonie, nous dit encore Paul Marion, s'ingéniait à présenter le problème sous son meilleur aspect. Pour cet homme généreux et bon qu'était Gambetta, la perspective d'une ère de paix constituait l'argument le plus convaincant. Aussi la jeune femme en usait-elle abondamment."

Joseph Fleury va plus loin encore :

"Parce qu'elle n'était point aveuglée par un patriotisme ridicule, qu'elle haïssait la guerre et désirait un rapprochement franco-allemand, on a voulu faire de Mlle Léon un agent de Bismarck et une espionne.
C'est un absurde mensonge, une de ces accusations inspirées par la haine, la bêtise et l'étroitesse d'esprit des revanchards, ces imbéciles qui, jusqu'à la fin des temps, désireront venger la France des désastres d'Azincourt, de Fachoda, de Waterloo et d'Alésia.

"En réalité, Mlle Léonie Léon était une femme qui voyait juste et loin. L'idée d'un pacte d'alliance franco-germanique n'étonne plus personne. En 1878, elle était d'une audace inouïe, mais prouvait un sens politique exceptionnel. Si Gambetta avait écouté son amie (et si les Français avaient bien voulu suivre Gambetta), nous n'aurions sans doute pas eu de guerre en 1914."

D'après cet historien, Léonie Léon aurait donc été un fin politique n'hésitant pas à prôner, contre l'opinion publique attachée à des idées de revanche, le plus spectaculaire des renversements d'alliances afin de permettre la création des Etats-Unis d'Europe; une sorte de Talleyrand en jupons, en avance de quatre-vingts ans sur son temps.
Pourtant, il est un fait extrêmement troublant qui empêche de croire au complet désintéressement de la jeune femme.

Ce fait, le voici : avant d'être atteint par la maladie qui devait l'emporter à l'âge de vingt-six ans, Alphonse Léon, fils que Léonie avait eu du policier Hyrvoix, fut employé pendant quelque temps dans une usine de Bédarieux.
Or, cette usine avait été créée avec des capitaux fournis par le comte Henckel de Donnersmarck.
Alors ?
Que fut donc en réalité Léonie Léon ?
Une nymphomane illuminée désirant tout à coup, pour de simples raisons humanitaires, rapprocher l'Allemagne de la France ? Une femme passionnée de politique et comparable aux plus grands diplomates de l'Histoire ? Ou un agent de Bismarck saisi par la débauche au contact de ce député braillard et sensuel qui avait fait de Mirabeau son maître dans tous les domaines ?
En l'absence de documents (les agents des services secrets n'ont pas l'habitude de laisser traîner des papiers), il est difficile de répondre. Le doute subsistera donc toujours. Et l'on ne pourra pas empêcher certains historiens de continuer à penser que, lorsque Léonie, sur son grand lit de la rue Bonaparte, faisait, en compagnie de Gambetta, le "cor de chasse amoureux" ou la "toupie galante", elle travaillait pour le roi de Prusse..
.
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MessageSujet: AU TEMPS DE L'AIGLON   AU TEMPS DE L'AIGLON - Page 5 EmptyJeu 6 Juin - 14:05

Léonie Léon demeurera à tout jamais un personnage énigmatique car, comme l'écrit dans son style particulier M. Florent Thomasi, "on ne saura jamais si sa mamelle était française ou si elle constituait un avant-poste allemand dans la rue Bonaparte".

Quoi qu'il en soit, la jeune femme était parvenue à convaincre son amant de la nécessité d'une rencontre avec Bismarck, et le comte Henckel, ravi, s'était rendu à Berlin pour informer le chancelier des bonnes dispositions du député français.
A son retour d'Allemagne, le mari de la Païva désira s'entretenir avec Gambetta. Le 6 avril, il lui adressa un émissaire qui revint fort piteux. Le tribun avait quitté Paris pour se rendre à Nice où sa chère tata, Mme Jenny Massabie, était morte le 29 mars.

- Les obsèques ont eu lieu il y a cinq jours, dit Henckel, il ne tardera pas à revenir, attendons.

Il ignorait que Gambetta avait décidé de faire un petit voyage en Italie avec Léonie pour oublier son chagrin. Le 12 avril, n'ayant aucune nouvelle du député, Henckel, fort inquiet, envoya à Bismarck un télégramme en langage convenu et assez savoureux :

Prince Bismarck. Berlin.

Primeurs demandées pour le moment introuvables malgré recherches minutieuses. Envoi ne pourra arriver avant huitaine. Détails partent ce soir. Henckel.
("Les primeurs, écrit en souriant M. André Germain, c'était le tribun déjà faisandé..."

Gambetta rentra à Paris le 22 avril. Aussitôt il se mit en rapport avec Henckel et lui confirma son intention de se rendre en Allemagne le 29. En sortant de l'hôtel de la Païva où les modalités du voyage avaient été fixées, le tribun écrivit à Léonie pour la prier de hâter son retour de province où elle était allée rendre visite à un prêtre :

Mignonne adorée,

J'ai reçu la dépêche, et j'ai ressenti à distance la joie de Mignonne et de son heureux et pieux ami. Mais j'ai bien d'autres choses et des plus graves et des plus hautes.
Arrive, Mignonne, il n'est que temps.
J'ai vu, j'ai promis. Le Monstre rentre pour me recevoir, et j'ai besoin de te voir; donc à jeudi, il le faut.
Je ne peux en dire plus long : ce sont des choses qu'on ne peut ni écourter ni délayer. Je t' embrasse et je te supplie de me porter le viatique de ta sagesse. A toi toujours.

LEON.


Ainsi la Païva, Henckel et Léonie avaient réussi à vaincre les craintes de Gambetta : l'entrevue tant redoutée par les revanchards allait avoir lieu. Un télégramme de victoire fut adressé à Bismarck.
Or, le lendemain, Henckel, atterré, recevait la lettre suivante :


Cher monsieur de Henckel,

L'homme propose... le parlement dispose. Quand j'ai accepté, hier, avec empressement, je n'avais pas compté avec l'imprévu qui nous tient tous en échec.
Les questions relatives au ministère de la Guerre ont pris les proportions les plus considérables. On me prévient qu'un grand débat sera ouvert sur le ministère de la Guerre dès la réunion des Chambres.
Je ne peux abandonner mon poste parlementaire en pareil moment et laisser derrière moi un incident gros de conséquence.
Je me trouve donc dans la dure nécessité d'ajourner tout au moins après la session, qui sera probablement très courte, l'exécution d'un projet à la réalisation duquel vous avez prêté un concours si efficace et si sympathique.
J'en conserve un vif sentiment de reconnaissance, et après la séparation des Chambres, vous me permettrez, s'il est toujours temps, de faire appel à votre intervention.
Veuillez agréer, avec tous mes regrets, l'assurance de mes sentiments dévoués.

L. GAMBETTA.


Le débat de la Chambre n'était évidemment qu'un prétexte puisque Gambetta en connaissait la date depuis son retour à Paris.
Que s'était-il donc passé ?
C'est bien simple : comme à tous les moments importants de notre Histoire, une femme était intervenue.


Le 24 au soir, le député avait été invité par Mme Juliette Adam qui, nous dit Emile Pillias, "ne voyait pas sans irritation, depuis quelques mois, le tribun échapper à son influence égérienne au profit de Léonie Léon, et son patriotisme très vif mais ombrageux s'inquiétait (...) d'une politique nouvelle dont, à tort ou a raison, elle tenait sa rivale pour responsable".
Après le dîner, Mme Adam, d'un ton enjoué, avait dit à Gambetta :

- Cher ami, vous savez que j'ai un petit talent de devineresse. Je vais vous tirer les cartes.

Sans se méfier, le gros député l'avait suivie dans un coin du salon. Quelques instants plus tard, il s'était inquiété en voyant Mme Adam perplexe devant les cartes qu'il avait étalées sur un guéridon :

- Quelque chose vous tourment dans mon jeu ?
- Oui. Ce quatre de pique signifie danger.? Ce cinq de pique : déshonneur. Ce roi de pique : le diable. Vous courez le danger de perdre votre prestige dans une rencontre diabolique...

Gambetta s'était contenté de baisser son gros nez sans rien dire. Alors Mme Adam avait ajouté, en montrant une dame de pique :

- Les cartes disent de vous méfier des femmes et de leurs conseils. Les unes vous poussent à l'abîme, les autres vous attireraient sur des sommets aussi dangereux. Soyez amant, ami, mais n'ayez que des hommes pour confidents!...
(Mme Adam, Mémoires.)

Le député était rentré chez lui fort troublé et avait envoyé à Henckel la lettre que nous avons citée plus haut.
Ainsi, l'entreprise de Léonie et de la Païva échouait à cause d'une troisième femme.
Les patriotes félicitèrent naturellement Mme Adam pour son habileté et ses talents de "cartomancienne".

- On peut vraiment tout faire avec des cartes, répétaient-ils en riant, même de la politique...

Ils devaient apprendre quelques semaines plus tard que les cartes pouvaient être utilisées dans bien des domaines et qu'une autre grande dame de la IIIe République naissant s'en servait à des fins beaucoup moins austères que la charmante Mme Adam...
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MessageSujet: AU TEMPS DE L'AIGLON   AU TEMPS DE L'AIGLON - Page 5 EmptyJeu 6 Juin - 19:21

Cette dame, que nous appellerons Mme G., était la maîtresse d'un député parisien. Elle organisait chez elle des soirées fort lestes où, nous dit-on, le goût du jeu se trouvait allié à celui de la volupté. Voici, d'après un de ses intimes, comment les choses se déroulaient :

"La maîtresse de maison qui - on me pardonnera cette affreuse plaisanterie - n'allait pas tarder à être celle de tous ses invités, nous offrait un dîner composé de mets choisis, pour leurs qualités aphrodisiaques. On nous servait des asperges, du céleri, de la moelle de boeuf, du piment, du gibier poivré, des morilles, des artichauts cuits au vin, des truffes, de l'oignon, des écrevisses et autres aliments connus pour échauffer le tempérament.
"De plus, je soupçonne notre hôtesse d'avoir bien souvent versé dans les boissons quelques pincées de cette poudre de moche dont les vertus excitantes étaient déjà connues de nos aïeux.
"Lorsque le repas était terminé, Mme G. nous entraînait à sa suite dans un salon où une grande table couverte d'un tapis vert avait été disposée sous le lustre."

- Asseyez-vous, disait-elle. Nous allons jouer aux cartes.


Les invités, qui ignoraient à quel traitement ils avaient été soumis, commençaient à se demander quel feu, soudain, les brûlait dans leur intimité. Les femmes regardaient les hommes en se tortillant de façon impudique, tandis que les hommes, l'oeil allumé, la parole brève, considéraient les femmes en s'efforçant de cacher, sous des vêtements trop étroits, une émotion grandissante. ........ Razz
Tous ces gens venaient pour la première fois et ne soupçonnaient pas à quel genre de divertissement ils allaient être conviés.

Lorsqu'ils étaient assis, Mme G., dont le regard devenait "lourd et gênant", ouvrait un coffret d'acajou et prenait des cartes.

- Nous allons jouer au Pélican amoureux, disait-elle. C'est un jeu suédois. Vous savez que, dans ce pays, règne un froid intense. Les habitants cherchent donc toutes les occasions de se réchauffer.

Et elle riait "d'un petit rire nerveux".


- Cela ressemble un peu au jeu des "mariages" ; mais c'est beaucoup plus passionnant. Voici deux jeux de cartes : un rose et un bleu. Je vais distribuer le rose aux dames. Nous sommes treize, nous aurons chacune quatre cartes. Le bleu restera en tas sur le tapis. Voici maintenant des dés qui sont destinés aux messieurs. A tour de rôle, ils les feront rouler sur ce plateau. Ceux qui, en trois coups au maximum - parviendront à réunir trois points semblables ou une "suite" auront le droit de prendre au hasard une carte dans le paquet bleu. De cette carte, ils énonceront la couleur et la valeur à haute voix. La dame qui aura la même carte en main devra alors se lever et dire :

- Je suis à vos ordres!

Lorsque Mme G. en arrivait à ce point du règlement, il y avait généralement chez les dames, nous dit le témoin, des "colorations de visages, de petits cris effarouchés et des soupirs qui en disaient long".
Pour vaincre les dernières hésitations, Mme G. avait soin de faire ce petit couplet :


- Nous sommes dans un monde où règne l'hypocrisie. Le jeu auquel vous allez jouer va vous permettre de vivre pendant quelques heures en complète harmonie avec vos tendances profondes. Je suis sûre que, déjà, vous vous sentez attirés les uns vers les autres. Les obligations et les hasards du jeu vous permettront de former des couples auxquels vous n'auriez peut-être pas songé... Vous êtes tous beaux, nous sommes toutes belles, je ne pense pas qu'il puisse y avoir de mécontents... En outre, ajoutait-elle en souriant, chaque dame, je vous le rappelle, possède quatre cartes...

Pendant que Mme G. distribuait les cartes, les invités, fort émoustillés, mais un peu émus tout de même, s'examinaient du coin de l'oeil.
Enfin le jeu commençait.
Dès qu'un joueur avait réussi son coup de dés, les dames qu'un embrasement local rendait nerveuses, se trémoussaient sur leur fauteuil.

"Je tirai un valet de trèfle, raconte l'auteur du Paris nocturne. Aussitôt, une ravissante jeune femme blonde, dont j'avais admiré la gorge pendant le dîner, se leva, les yeux hors de la tête.
" - Je suis à vos ordres ! cria-t-elle.
"Je n'eus pas besoin d'aller la chercher. Elle fit le tour de la table, me prit par la main et m'entraîna sur le tapis.
"Pendant qu'elle me montrait toutes les ressources d'un beau tempérament, autour de la table le jeu continuait.
" - Sept de coeur ! dit un joueur.
"La maîtresse de maison se leva :
" - A vos ordres, capitaine!
"Deux minutes plus tard, le capitaine montait à l'assaut...
"Le jeu dura cinq heures, et le hasard me fit tirer trois autres cartes aussi savoureuses que la première."
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MessageSujet: AU TEMPS DE L'AIGLON   AU TEMPS DE L'AIGLON - Page 5 EmptyJeu 6 Juin - 19:41

Hélas ! les belles parties de Pélican amoureux de Mme G. devaient se terminer de façon bouffonne.
Un soir, un curieux incident se produisit : comme le député, amant de la maîtresse de maison, annonçait : "As de trèfle", un homme se leva et dit :
- Je suis à vos ordres!

C'était un avocat de Versailles à qui le port de la robe avait donné des goûts particuliers. Razz

- Il doit y avoir une erreur, bredouilla le député...
- Pas le moins du monde! Voyez plutôt!

Et l'avocat exhiba, en effet, un as de trèfle.

- Vous avez triché!
- Ce qui comte, c'est la carte que l'on a en main. Peu importe la façon dont on se l'est procurée!... Vous devez donc vous plier à la règle du jeu!

Le député haussa les épaules :

- Il ne saurait en être question, monsieur!
- Pourquoi ? demanda l'avocat ; vous n'aimez pas les habitants de Seine-et-Oise ?

Le mot fit rire ; mais la maîtresse de maison, qui ne voulait point que son amant fut maltraité en public, intervint :

- Il y a tricherie!
- Non, non! crièrent plusieurs joueurs "ravis à la pensée de voir le Pouvoir succomber sous le bon Droit."

Les invités se partagèrent alors en deux camps.
Il y eut de la hargne, de la rogne, de la grogne, et le député gifla l'avocat. Une poursuite s'ensuivit.
Rejoint, maintenu, l'amant de la maîtresse de maison fut amené au milieu du salon. A ce moment, on vit Mme G. brandir un petit pistolet et tirer sur l'avocat qu'elle atteignit à la jambe droite.
Des hurlements éclatèrent ; les femmes à demi vêtues coururent dans l'escalier en criant : "Au secours" ; les voisins alertèrent la police et le lendemain tout Paris sut à quelles curieuses parties de cartes s'amusaient Mme G. et son amant.
Est-il besoin d'ajouter que le scandale fut rapidement étouffé ?

Une autre aventure érotico-politique allait bientôt montrer au bon peuple de France que, décidément, la République n'était pas ce régime austère qu'on lui dépeignait dans les discours officiels et qu'il avait craint un moment de voir s'implanter dans notre pays.
Malgré leur air grave, leurs favoris, leur redingote noire et impressionnant gibus (chapeau), certains hommes du gouvernement pensaient, en effet, beaucoup plus à la bagatelle qu'à l'avenir de la Démocratie.
Malheureusement, et cela navrait les citoyens de bonne race, ces personnages ne savaient pas être libertins. Timorés, honteux, oeuvrant en cachette, consommant à l'écart et en tremblant, ils manquaient de savoir-aimer comme d'autres manquent de savoir-vivre. Aussi la satisfaction de leur désir prenait-elle souvent l'aspect de basses turpitudes.
Aucun d'eux ne montrait cette belle santé qui caractérise les vrais grands. Leurs prédécesseurs avaient été paillards. Les hommes de la IIIe République allaient être libidineux...

"Sous leurs gilets barrés de grosses chaînes de montre, écrit Jules Varin, leur coeur d'hommes du XIXe siècle contenait le pire cochon qui soit : le cochon bourgeois, c'est-à-dire le cochon triste..."
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MessageSujet: AU TEMPS DE L'AIGLON   AU TEMPS DE L'AIGLON - Page 5 EmptyJeu 6 Juin - 20:33

Ce cochon triste devait conduire un ministre dans une fort gênante situation.
M. F. (je ne peux pas citer le nom de ce personnage par respect pour ses descendants) était un habitué de certaines maisons de tolérance où l'on donnait des spectacles émoustillants à l'usage des érotiquement faibles. Ces maisons étaient alors nombreuses à Paris, ainsi que nous le dit F. Carlier qui fut chef du service des moeurs à la Préfecture de Police à la fin du XIXe siècle.

"Les unes, écrit-il, donnaient des représentations auxquelles le public était admis, comme au théâtre, en payant sa place. Au milieu d'un grand salon dont les murailles et le plafond étaient garnis de glaces, on plaçait un grand tapis noir sur lequel un groupe de femmes nues selivrait, en présence de nombreux spectateurs, aux pratiques les plus lascives, les plus obscènes.
"Les autres organisaient des représentations de même nature mais d'un autre genre, et à l'insu des acteurs eux-mêmes.

Tel qui, se croyant seul avec la femme qu'il avait choisie, se livrait, dans une chambre luxueuse, brillamment éclairée, à toutes les exigences d'une lubricité effrénée, avait pour témoins de ses ébats, dans une pièce voisine tenue dans une obscurité complète, des spectateurs des deux sexes, confortablement assis dans des fauteuils, à proximité de petits tubes traversant la muraille et garnis de verres grossissants.

"Cinq ou six avaient fait de leurs tolérances des maisons de débauche à l'usage des femmes entretenues et de femmes du monde. Messalines modernes qui s'en allaient là, mystérieusement le soir, dans le plus strict incognito, pour y trouver des satisfactions senseulles qu'elles ne pouvaient se procurer ailleurs.
Les unes, en se livrant au premier venu, y faisaient, pendant une heure ou deux, métier de filles publiques ; les autres prenaient part à des orgies collectives pour lesquelles le concours de plusieurs filles leur était nécessaire.
"Toutes ces spécialités, défendues par le règlement, étaient exploitées aussi discrètement que faire se pouvait. L'appât des redevances importantes que payaient ceux ou celles qui venaient chercher là un assouvissement à leurs passions érotiques faisait braver par les maîtresses de maison les peines sévères qui les menaçaient.

Il se produisit d'énormes scandales.
Un riche négociant qui venait, de temps à autre, dans une de ces maisons, assister, invisible, à des représentations lubriques, vit son gendre se livrer à des actes de sodomie. Il tomba évanoui ; on l'emporta chez lui. Le lendemain, il mourut des suites d'une attaque d'apoplexie.
"Un membre haut placé du corps diplomatique étranger compromit sa dignité personnelle à la suite d'un rôle grotesque joué par lui dans une représentation qu'on lui faisait donner à son insu, et qui avait eu pour spectateurs plusieurs membres du club auquel il appartenait.
Des femmes du monde furent reconnues.
"Une d'elles se trouva, un jour, en présence de son mari, venu pour son propre compte."

L'aventure survenue à M. F... fut plus bouffonne encore.
Il se trouvait, un soir, dans une maison accueillante de la rue de Courcelles et contemplait les ébats d'un couple à travers "l'espionne (miroir sans tain) d'un petit cabinet qui lui était réservé. "Soudain, nous dit Jules Varin, le spectacle auquel il assistait prit une tournure orientale. La pensionnaire de l'établissement qui avait lu un bréviaire hindou entraîna son client sur le tapis pour l'initier aux subtilités du "lotus écartelé".
Intrigué, le ministre s'approcha de "l'espionne" et se haussa sur la pointe des pieds pour essayer de suivre les péripéties de cette étrange figure. En vain. "Les deux jouteurs, nous dit-on, se trouvaient trop près du mur de séparation pour qu'il pût les apercevoir même en se dévissant le cou."
Alors, à tâtons - le cabinet était naturellement dans l'obscurité - M. F... grimpa sur une chaise et colla son visage contre la fausse glace. Cette fois, il réussit à voir ses voisins et fut stupéfait. Jamais il n'aurait imaginé que de telles acrobaties amoureuses pussent exister. Voulant en découvrir davantage, il descendit, plaça la chaise sur une table, et remonta sur cet échafaudage. Parvenu sur le faîte, il se pencha avidement. Hélas ! ce geste eut les plus navrantes conséquences. La chaise, en effet, glissa et le ministre, perdant l'équilibre, passa d'un seul coup à travers la glace.
En voyant atterrir à côté d'eux ce monsieur qui avait un visage connu, les deux amateurs du "lotus écartelé" furent extrêmement surpris.

- Mais c'est M. F...! dit le client . Que faites-vous ici ?

Le ministre, fort piteux, se releva, épousseta sa barbe, et bredouilla en gagant la porte :

- Excusez-moi, je ne fais que passer! ......... Razz

Le client, malgré sa tenue sommaire, le prit de haut :

- Vous n'êtes qu'un dégoûtant personnage, monsieur ! Et demain toute la France connaîtra vos sales manies!...

Le lendemain, en effet, grâce aux petits journaux satiriques de l'opposition, toute la France savait que M. F... ministre revanchard et égrillard, n'avait pas seulement l'oeil fixé sur la ligne bleue des Vosges...
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MessageSujet: AU TEMPS DE L'AIGLON   AU TEMPS DE L'AIGLON - Page 5 EmptyVen 7 Juin - 17:36

LEONIE FUT-ELLE LA CAUSE DU DRAME DES JARDIES ?


Une femme et un revolver ne peuvent coexister dans la même maison.
Car il suffit qu'elle entre pour qu'il parte...
- MAX GALLAI -



EN juillet 1878, fuyant Paris, Gambetta loua aux "Jardies", sur le territoire de la commune de Ville-d'Avray, la maison du jardinier d'une propriété habitée jadis par Balzac, et s'y installa.
Le 27, Léonie Léon, qui devait désormais vivre avec lui sans se cacher, vint le rejoindre avec une partie de ses bagages. La main dans la main, ils visitèrent les bois environnants et consacrèrent leurs journées - malgré la présence des gardes champêtres - à des exercices qui devaient plus au Kama-Soutra qu'au "Petit Guide du cueilleur de fraises".


Le soir, la jeune femme décida de reprendre le train pour Paris. Gambetta l'accompagna à la gare.

- Tu ne crains pas de faire jaser ? demanda Léonie en chemin.
- J'y ai pensé. Regarde.

Et, désespérant de candeur, il plaça sur son célèbre nez une minuscule paire de lunettes bleues.

- Ainsi, personne ne me reconnaîtra.

Quand le train s'ébranla, le tribun, sûr de son incognito, tira de sa poche un gigantesque mouchoir et l'agita longuement. Deux heures pls tard, les habitants de Ville-d'Avray se répétaient que "monsieur Gambetta avait décidé de vivre dans un concubinage officiel et qu'un destin aveugle ou injuste lui avait fait choisir leur cité pour y commettre ses"saletés" "...

Les dames patronnesses horrifiées décrétèrent que cela constituait un exemple navrant pour les jeunes filles de la ville et qu'elles allaient être obligées de se cloîtrer chez elles pour ne point courir le danger de rencontrer la "créature". ... tongue
A la même heure, Gambetta, inconscient du scandale qu'il avait provoqué, bourdonnait joyeusement dans sa maison comme un gros hanneton.
Le lendemain matin, il se leva en chantant et fit porter à Léonie cette lettre de collégien :


Chère femme adorée,

Tu es venue et tout est illuminé; ma chartreuse me paraît toute rayonnante et toute embaumée de tes parfums. Je m'éveille le coeur joyeux et palpitant encore des émotions de la veille; je me lève en toute hâte pour aller courir les bois et chercher les lieux désignés de nos prochaines promenades; je songe, en riant comme un enfant, que demain lundi je te ramènerai sous le toit de ma chaumière et j'exulte.
Je t'embrasse comme je t'aime, sans fin ni trêve et je te dis à demain.


Puis Léonie vint s'installer définitivement aux Jardies et le couple vécut heureux "comme au premier jour du monde".
Le matin, Gambetta tirait au pistolet pendant que Léonie lisait, et l'après-midi, tous deux s'en allaient faire des promenades en voiture découverte.
De temps en temps, on voyait le terrible tribun arrêter l'attelage, descendre, courir dans les champs, s'accroupir et là, gentiment, cueillir des coquelicots.
Parfois, ils allaient à la pêche dans l'étang de Villeneuve. Un jour, un petit incident amusa les habitants de Ville-d'Avray à l'affût des moindres faits et gestes du député. Gambetta était en barque avec Léonie. En voulant ramasser sa ligne posée sur le bord, il glissa et tomba à l'eau. La jeune femme dut lui tendre une rame pour l'aider à regagner la berge.
Lorsqu'il fut en sécurité, les autres pêcheurs assistèrent à une scène curieuse. Ils virent Léonie déshabiller Gambetta dont les vêtements étaient trempés - ne lui laissant qu'un caleçon long - et, soigneusement, comme une lavandière, lui tordre la barbe pleine d'eau.
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MessageSujet: AU TEMPS DE L'AIGLON   AU TEMPS DE L'AIGLON - Page 5 EmptyVen 7 Juin - 18:41

Tant de soins, tant de tendresse, tant d'attentions quasi conjugales finirent par donner à Gambette le désir d'épouser Léonie. En 1879, alors qu'il était au faîte de sa carrière politique, il lui proposa de devenir sa femme.
Léonie, qui avait naguère tant désiré ce mariage, refusa.
Pourquoi ?
Emile Pillias a cherché, naturellement, une réponse à cette question. Il écrit :

"Quelles raisons pouvaient donc lui faire repousser maintenant ce qu'elle avait demandé naguère avec supplication ? Elle-même, plus tard, songeant à ce refus, ne se l'expliquait plus.
"On peut cependant, dans les regrets, les remords de ses lettres de vieillesse, discerner certains motifs.
"Un sot orgueil, d'abord - elle en a fait l'aveu - orgueil de femme blessée qui, malgré son amour, n'avait pas oublié...
"Puis la certitude d'être seule et définitive maîtresse du coeur et de la vie de Gambetta. Si, au début de leur liaison, elle avait souhaité d'être épousée, c'était pour se l'attacher ; à quoi bon maintenant qu'elle était sûre de sa fidélité ?
"Bien plus, un mariage ne risquait-il pas de compromettre, de ruiner cette paisible union par le scandale qui en résulterait sans doute ? Quelle belle occasion pour les ennemis de Gambetta de faire contre lui une nouvelle campagne de diffamation, d'évoquer les tristesses oubliées d'un passé douloureux ?"

Quoi qu'il en soit, Gambetta fut désespéré de ce refus. Pendant trois ans, il supplia la jeune femme de devenir son épouse. Chacun de ses voyages politiques en province ou à l'étranger lui fournissait une occasion de renouveler par lettre sa prière. Le 12 août 1879, il écrivait :

Je t'aime et tu m'aimes. Quand tu diras oui, je serai prêt et tout sera consacré.

Le 10 novembre :

Je ne cesserai de reproduire mes voeux jusqu'à ce qu'ils soient exaucés. Penses-y bien, chère femme, et reviens un beau jour les yeux brillants, la face illuminée de joie, me dire : "Oui, je consens", et nous serons heureux...

Le 27 janvier 1880 :

Je sens au fond de mon âme une confiance grandissante que nos deux existences se confondent de plus en plus étroitement et que nous touchons au moment béni où tu prononceras le mot sacramentel et décisif... Je mets toute ma vie dans le creux de ta petite main...

Le 13 février 1881 :

Quant au gage suprême de ton amour, il est encore plus facile à donner : tu n'as qu'un mot à dire, qu'une signe à faire, il est vrai devant M. le Maire, et nous entrons dans la terre promise. Tu entends bien : promise.

Au mois de mars, Léonie lui conseilla, pour sa carrière, d'épouser plutôt une riche héritière. Il répondit aussitôt :

Non, mignonne, cette main s'est réservée, elle sécherait plutôt que de s'allier à une autre que la tienne, sois bien assurée de ceci : ou elle restera tristement vide ou elle sera tienne. Quant l'accepteras-tu ? C'est le mot par lequel je finirai désormais tous mes discours à ton oreille.

Le 6 avril 1892, nouvelle prière :

Tu oublies trop qu'il y a quelque part un homme toujours prêt à te recevoir dans ses bras, à te donner son nom et à t'arracher au sort qui t'accable... Je ne vis que pour toi, de toi, en toi. Je te veux tout entière et pour toujours.


Evoquant cette période, Léonie Léon écrira plus tard : "Nuit et jour je revois le pauvre Gambetta se traîner à mes genoux, tout en larmes, non pas une fois mais dix, mais vingt fois et plus encore, me conjurant de l'épouser au plus tôt ; et moi, cantonnée dans un sot orgueil et dans la peur des journaux si déchaînés contre lui, refusant, refusant toujours et puis ajournant enfin à une heure qui n'est jamais venue."

Au mois de juillet, un événement allait amener pourtant Léonie à changer d'attitude : la mère de Gambetta mourut. Devant la douleur de son amant, la jeune femme fut prise de pitié. Un soir, elle vint lui dire qu'elle consentait au mariage.
Pleurant, tremblant, bégayant, Gambetta l'étreignit. Puis, comme il ne perdait jamais une occasion de faire une belle phrase, il dit :

- Mignonne, j'ai le vertige, car je suis au sommet de la passion!

Pour des raisons de convenances, la cérémonie fut fixée à la fin de l'année. Gambetta vécut dès lors des heures exaltantes. Il fit faire de nombreux aménagements aux Jardies, arrondit son domaine, fit construire des écuries et rêva d'un avenir heureux.
Le 19 novembre, il écrivit cette lettre pleine d'espoir :

Chère femme adorée,

Ah ! que j'ai d'impatience d'en finir avec cette vie hachée. Je me console en songeant que nous touchons au terme et que bientôt nous ne nous quitterons plus.
Je t'embrasse comme je t'aime, à l'infini.


Hélas ! un fait inattendu allait empêcher Gambetta de toucher à la "terre promise...".
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MessageSujet: AU TEMPS DE L'AIGLON   AU TEMPS DE L'AIGLON - Page 5 EmptyVen 7 Juin - 20:11

Le 27 novembre 1882, vers dix heures du matin, le député raccompagna à la grille du jardin le général Thoumas qui était venu lui faire une visite. Le temps était sec et froid, et Gambetta pensa un instant marcher dans le jardin. Mais il rentra et monta dans sa chambre. La maison semblait dormir.
Soudain, il était onze heures moins le quart, un coup de feu éclata.
Les quatre domestiques, Paul Violette, le valet de chambre, Louis Roblin, le cocher, Francis, le jardinier et Sidonie, la cuisinière, furent alarmés.

Gambetta, depuis un duel maladroit avec M. de Fourtou, tirait presque tous les jours au pistolet.
Mais il s'exerçait au fond du jardin, jamais dans la maison.

- Pourvu qu'il ne soit pas arrivé un malheur, dit Sidonie. Allons voir.

Tous coururent vers la chambre. La porte était ouverte. Ils entrèrent et virent leur maître "un peu étourdi, regardant sa main droite blessée d'où coulait un filet de sang comme un petit ruisseau (1)"
Léonie Léon se tenait, en pleurant, près de son amant qui la rassurait. Elle était livide et tremblait.

- N'ai pas peur, ma chérie, ce n'est rien.

Le revolver était sur le plancher. Paul voulut le ramasser.

- N'y touchez pas ! cria le blessé.

Léonie se tourna vers le cocher :

- Louis, allez vite chercher un médecin, et vous, Sidonie, apportez-moi de l'eau salée tiède.

Puis elle fit asseoir Gambetta dont le sang continuait de couler abondamment.

- Tu n'es touché qu'à la main, tu es bien sûr ?
- Oui, oui, à la main seulement.

Il se tourna vers Paul et Francis qui n'osaient dire un mot :

- Je ne sais comment cela est arrivé, dit-il. J'ai pris ce revolver où il restait une balle que j'avais oubliée et le coup m'est parti dans la main.

Il montra sa paume.

- La belle est entrée là. Elle ne peut être loin. Il sera facile de l'extraire.

Sidonie revint avec une cuvette d'eau tiède. Elle aida le député à retirer sa veste et remonta la manche de la chemise. A cinq centimètres du poignet il y avait une tache de sang.

- Regarde, dit Léonie, la balle est ressortie par ici.


(1) Cf. LANNELONGUE, Blessure et maladie de M. Gambetta. "Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie, 19 janvier 1883.
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MessageSujet: AU TEMPS DE L'AIGLON   AU TEMPS DE L'AIGLON - Page 5 EmptyVen 7 Juin - 20:49

Tandis que Gambetta plongeait sa main dans l'eau tiède - ce qui eut naturellement pour effet d'accroître l'hémorragie - Paul inspecta les murs.

- Je l'ai, cria-t-il bientôt. Elle est venue se loger à côté du portrait de Mirabeau.

Avec un couteau, il parvint à arracher la balle et la donna à Léonie qui eut les larmes aux yeux en la contemplant.

- Elle aurait pu te tuer, murmura-t-elle.

Gambetta l'attira de son bras valide et la pressa contre lui :

- Ne pense plus à cela...

A onze heures et quart, le docteur Gilles et le docteur Guerdat, de Ville-d'Avray, vinrent faire au blessé un pansement légèrement compressif qui arrêta enfin l'hémorragie. Et à une heure, le chirurgien Lannelongue arriva de Paris. Il palpa le poignet et hocha la tête :

- Vous avez de la chance, dit-il. La balle a pénétré à peu près au milieu de la paume. Elle a suivi un trajet très superficiel, parallèle à celui des gaines musculaires, sans occasionner de lésions trop graves.

Le médecin fixa la main du député sur une planchette de bois pour empêcher la rétraction des doigts et ordonna le repos complet au lit.

- La maison est humide, c'est encore là que vous serez le mieux. Montrez votre langue... Oh ! là, là ! Comme tous les hommes politiques vous faites de trop bons repas... Je vous mets à la diète.
- Quand sera-t-il guéri ? demanda Léonie.
- Dans une semaine environ.
- Nous devions nous marier dans trois jours, dit Gambetta. La cérémonie sera un peu retardée, voilà tout.

Il remua l'annulaire de la main gauche et sourit :

- Le principal est que ce doigt-là soit intact !...

Puis il se coucha.
Quand le chirurgien fut parti, Gambetta appela Léonie :


- Mignonne, je vais te dicter quelques lignes que tu feras porter à la rédaction de La République Française pour le numéro de demain. Ecris : "M. Gambetta,en maniant hier matin un revolver, s'est légèrement blessé à la main. La balle n'a fait que traverser les chairs et la blessure ne présente aucune gravité."
Il ajouta :

- Voilà qui doit couper court à toute espèce de commentaires tendancieux. Par cet note, je musèle à l'avance mes adversaires politiques.

Gambetta avait tort d'être aussi optimiste car, déjà, des bruits couraient à Ville-d'Avray.
On racontait qu'un drame passionnel s'était déroulé aux Jardies et que Sidonie avait entendu, en montant l'escalier, une voix crier : "Mon Dieu, je l'ai tué !". Certains prétendaient que c'était Léonie qui avait tiré dans un accès de jalousie, d'autres que c'était une rivale de la jeune femme, d'autres encore, qu'il s'agissait d'un crime commis par une soeur maçonne armée par la Chambre des Lords d'Angleterre (?), d'autres, enfin, que la meurtrière était une belle amante délaissée, fille d'un ingénieur des Ponts et Chaussées de l'Ariège. Bref, le peuple, avec son goût inné du drame, refusait de croire à l'accident.

Vers le soir, un charcutier du village émit son opinion :

- Moi, je crois, dit-il, que Mlle Léon, qui est à moitié folle, a voulu se suicider et que M. Gambetta s'est blessé en cherchant à la désarmer...

Cette dernière hypothèse allait être reprise par de nombreux journalistes.

Le Ier décembre, Henri de Rochefort écrivait en effet dans l'Intransigeant :

"C'est comme une fatalité, mais dans tout ce qui concerne le Génois néfaste que nous considérons comme le pire ennemi de la République, il y a quelque chose del ouche. On dit que le dictateur en retrait d'emploi aurait été la victime d'une vengeance intime du caractère le plus délicat..."

Et le 2, le créateur de La Lanterne donnait des détails :

"La mésintelligence entre Mme L... et M. Gambetta règne paraît-il depuis longtemps; mais depuis quelques mois, les scènes qu'elle a occasionnées ont atteint une violence inouïe. Il paraît que dimanche dernier Mme L... alla à Ville-d'Avray. Une explication orageuse eut lieu, mêlée de reproches et de récriminations d'une extrême vivacité, que Mme L... adressait à Gambetta. Tout en parlant, en proie à une grande excitation nerveuse, Mme L... avait pris machinalement sur une table un revolver..."Faites attention", s'écria Gambetta, "il est chargé !" En même temps, il aurait étendu instinctivement le bras, le coup partit, on sait le reste."

Le lendemain, Rochefort précisait : "Nous croyons pouvoir ajouter que la scène est née d'un projet de mariage que M. Gambetta serait résolu à contracter."
En lisant ces lignes, Léonie fut atterrée.
Elle allait en lire bien d'autres...
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MessageSujet: AU TEMPS DE L'AIGLON   AU TEMPS DE L'AIGLON - Page 5 EmptySam 8 Juin - 12:00

Une deuxième version du drame ne devait pas tarder à circuler dans les salons revanchards où Léonie continuait d'être considérée comme un agent de Bismarck.
Cette version, qui a été reprise par quelques historiens, est bien entendu combattue violemment par les admirateurs jeune femme. Par souci d'objectivité, nous la livrons telle que Léon Daudet l'a présentée dans son ouvrage Le drame des Jardies.
D'après l'écrivain, qui fit une longue et sérieuse enquête auprès des intimes du député, Gambetta, le 27 novembre au matin, reçut - alors que le général Thoumas se retirait - la visite du facteur qui venait lui remettre une lettre recommandée contenant une effroyable révélation.
Ecoutons Léon Daudet :

"C'était une enveloppe de toile jaune, dûment cachetée de rouge, et qui portait le timbre du bureau central de la Bourse à Paris. Le tribun signa le reçu, regarda l'écriture de la suscription qui ne lui rappelait rien, rentra dans la salle à manger, où Paul mettait le couvert, et ouvrit la lettre. Il y avait là-dedans quatre pièces séparées qu'il dissocia de ses gros doigts fébriles et une photographie. Les premières étaient trois reçus d'une même somme de quatre mille francs, portant sur trois trimestres consécutifs, et où se lisait, avec le nom du comte Henckel, la signature de Léonie Léon. Puis une liste de généraux en activité, avec annotations et chiffres joints, d'une longue écriture de pensionnaire que Gambetta reconnut immédiatement.
Enfin, le portrait était celui de Léonie avec dédicace, affectueuse et humble, à la Païva. Aucun doute sur l'authenticité.

"Tout d'abord, il ne comprit pas. Il tournait et retournait ces papiers, cherchant aussi, dans l'enveloppe vide, si un mot d'explication n'était pas joint.
Le cachet était celui, très reconnaissable, de Henckel. L'adresse, examinée plus attentivement, était aussi de sa main. Pourquoi diable cette communication, et que signifiait ces reçus ? La photographie portait une date : novembre 1874. C'était seulement l'année suivante que Gambetta avait présenté sa maîtresse à la Païva, en grand mystère, à l'hôtel des Champs-Elysées. Sans doute y avait-il erreur. Mais le ton était bizarre : "A Madame la comtesse Henckel, puissante et bienfaisante. Sa petite esclave qui lui doit tout : L. L."

" - Allons, allons, se dit l'amoureux inquiet, je ne vais pas me monter la tête pour si peu. Ce sont là de menues broutilles, que les deux vipères me renvoient, à la veille de notre mariage, afin de me mettre en suspicion vis-à-vis de ma mignonne. Mais à quoi rime cette liste de généraux, et comment était-elle en leur possession ?


"Levant la tête, il aperçut dans une glace, son visage décomposé, écarquillé, livide, qui lui fit peur.
Sur son front, devant ses yeux, passait et repassait comme un nuage noir. La pièce tournait autour de lui. La terrible vérité venait de lui apparaître et il essayait en vain de la chasser. Il était seul, Paul ayant achevé de mettre le couvert. La sueur coulait sur ses temps et sur son col. Il se leva pesamment, comme s'il eût des pieds et des chaussures de plomb.
L'aspect du vestibule, du petit escalier était autre.
Il frappa à la porte de la chambre de sa fiancée.

" - Entrez !

"Du premier coup d'oeil, voyant son attitude, son égarement et les papiers dans sa main tremblante, elle avait compris. Il venait d'apprendre ! Il savait ! Il ne lui restait plus, à elle, malheureuse, qu'à avouer tout. Mais l'impossibilité, la honte d'un tel aveu, en pleine confiance amoureuse, lui apparaissait, à la façon d'un coup de foudre et d'un éclair, dans un cauchemar.

" - Peux-tu me dire ?...

"La lèvre du pauvre "gros" était collée à son palais, il articulait avec peine, lui, l'orateur : "... Ce qui..., ce que..., d'où et pourquoi ces gens..., mais c'est bien ton écriture, n'est-ce pas ?... Mon Dieu, parle !"
"Elle se jeta à genoux : "Pardonne-moi!... Ce sont des misérables... J'étais contrainte par la misère... J'avais l'enfant de ma soeur, séduite comme moi, à élever..."

"Il s'était appuyé, chancelant, près d'elle, prostrée, à la table à coiffer qui tomba sur le sol. Le tiroir s'ouvrit et le revolver vint rouler à la portée de la main de Léonie, comme pour la tenter. Elle le saisit sournoisement, se releva... Elle ne pouvait plus que le quitter, lui, son ami dupé et bien-aimé... Mais, comme dans un geste rapide et sûr, elle tournait l'arme froide contre sa poitrine, il vit le mouvement, lui saisit et retourna la main. Le coup partit, une brusque détonation sèche, et le bras de Gambetta, retombant, se mit à saigner aussitôt : d'abord un filet mince, puis à bouillons :


" - Oh ! Mon Dieu ! qu'ai-je fait, tu es atteint!

"Cependant que le gros homme, secoué, bouleversé par une émotion double, pleurait et balbutiait : "Ce n'est rien, ne pensons plus à cela...N'en parlons plus jamais... Ce n'est rien !"


Tandis que les domestiques, alertés par le coup de feu, arrivaient en courant, Léonie se serait alors emparée des papiers et de la photo envoyés par les Henckel et les aurait cachés dans un tiroir.
Que seraient-ils devenus ?
C'est bien simple, explique Léon Daudet :
"Le soir, tandis que Gambetta reposait, la jeune femme brûla le tout dans la cheminée."

Ainsi, d'après le polémiste, les Henckel, furieux de voir Léonie échapper à leur emprise pour s'unir à Gambetta, auraient été à l'origine du drame des Jardies.
Cette version, nous l'avons dit, est repoussée avec force par de nombreux auteurs. Mais tous ne mettent pas pour autant la jeune femme hors de cause. Certains, même, lui font jouer un rôle plus direct encore.
D'après Henri de Rochefort - qui prétend avoir reçu les confidences d'un ami intime de Gambetta - la jalousie serait à l'origine du drame.

Le 27 novembre, Léonie Léon aurait découvert son amant en compagnie de Mme de Beaumont - la belle-soeur de Mac Mahon - allongé "au travers d'un grand lit"... Furieuse, elle se serait alors précipitée sur un revolver qui traînait dans la pièce et aurait visé sa rivale. Mais Gambetta, généreusement, se serait jeté devant la jeune femme et aurait reçu la balle dans la main...

Cette histoire, disons-le tout de suite, paraît invraisemblable. Gambetta était certes, par bien des côtés, ce "Léon Grosbêta", dont parle Clemenceau, mais il est difficile de le croire assez niais pour recevoir Mme de Beaumont aux Jardies alors que Léonie s'y trouvait !
D'ailleurs, la belle-soeur de Mac Mahon avait une maison de campagne à Bellevue, commune proche de Ville-d'Avray, où les deux amants pouvaient se rencontrer sans danger (I)


Il est, enfin, une dernière version qui, dans sa simplicité pourrait bien être la bonne. Elle est rapportée par P.-B. Gheusi, l'auteur le plus documenté sur Gambetta. La voici :

"Celle-ci était étendue dans sa chambre : fort souffrante chaque mois, elle était, par moment, d'une nervosité maladive extrême. Envahie d'une révolte subite devant le congédiement de son domestique, elle descendit blême d'indignation auprès de Gambetta ; elle fit une violent scène, lui reprochant de détester tout ce qui venait de "son passé", et , ayant perdu tout contrôle d'elle-même, saisit un revolver qui traînait sur la table et fit le geste de se tuer.
"Gambetta bondit. Sa grosse main ramassa ensemble la petite main fiévreuse et l'arme... La brusquerie du geste fit partir le coup..."


Cette version, Gheusi la tenait d'Alexandre Léris, beau-frère de Gambetta (Alexandre Léris était le second mari de Benedetta Gambetta, soeur cadette du politicien), qui l'avait reçue du tribun lui-même au cours d'une visite aux Jardies.
Serait-ce donc à cause d'un domestique négligent, d'un chien mal élevé et d'une hystérique trop impressionnable que Gambetta fut blessé ?
On ne le saura, hélas ! jamais.
Aussi, - et bien que la source en soit indiscutable - nous contenterons-nous d'ajouter cette version aux autres.

"Le drame des Jardies, écrivait Louis Barthou, posera éternellement une énigme aux historiens."
Sans doute. Toutefois, il est permis de faire deux remarques :

I° Le nombre des versions proposées par les journalistes et les historiens prouve indiscutablement que la thèse officielle de l'accident, telle que la publia la République Française ne fut pas acceptée par les contemporains du drame.
2° Toutes les versions mettent en cause Léonie Léon.

Nous nous garderons cependant d'en tirer des conclusions...


(I) EMILE PILLIAS cite cette lettre d'une dame malicieuse dont, par discrétion, il ne donne pas le nom :

"25 août 1878
Malgré le soin que j'avais pris pour éviter les cancans de mariage avec Gambetta, je reviens pour retrouver bien pis que cela puisqu'on me fait passer six semaines à Ville-d'Avray dans les beaux bras de notre illustre chef, d'ailleurs fort joliment occupés par Mme de Beaumont qui est à Bellevue, et pour laquelle il est allé là-bas, dit-on, tontaine, tonton..."
(Cette mystérieuse épistolière pourrait être Mme Arnaud de l'Ariège dont on annonça, un moment, le prochain mariage avec Gambetta...)
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MessageSujet: AU TEMPS DE L'AIGLON   AU TEMPS DE L'AIGLON - Page 5 EmptySam 8 Juin - 12:35

La blessure de Gambetta guérit rapidement. Le 8 décembre, le docteur Fieuzal écrivit à Léris : "Les ouvertures se sont cicatrisées sans donner lieu à aucune suppuration... Les doigts sont parfaitement mobiles, et c'est grâce à toutes les précautions qui ont été prises que ce résultat inespéré a été obtenu.
Aussi le laisserons-nous encore une dizaine de jours sans recevoir personne, et sans lui permettre de se lever autrement que pour faire son lit..."


Cette prescription ridicule pour un homme complètement guéri allait conduire Gambetta à la mort. En effet, au bout de quelques semaines d'alitement, le gros député souffrait d'une inflammation des intestins. Le 16 décembre, une pérityphlite se déclarait. De graves complications devaient surgir, auxquelles cet homme, miné par la syphilis et ruiné par le surmenage, ne pur résister. Le 31 décembre, à I0 heures 45 du soir, Gambetta mourut après avoir prononcé le nom de Léonie.
La pauvre, effondrée au pied du lit, sanglotait, hébétée. Tout était désormais fini pour elle. La famille allait venir, pleurer, recevoir les condoléances, s'occuper des obsèques. Elle n'avait plus rien à faire dans cette maison qui, le matin encore, était la sienne.

Toute la nuit, elle mit ses affaires en ordre, et, à l'aube, quand on annonça l'arrivée de Léris et de Benedetta, elle regarda une dernière fois le visage de l'homme dont elle aurait dû - sans ses tergiversations ridicules - depuis longtemps porter le nom, et quitta discrètement les Jardies.
Elle se retira à Paris, rue Soufflot. C'est là que, deux mois plus tard, Léris vint un soir la trouver :

- Madame, certains bruits attribuent la paternité de votre fils à Gambetta. Si la chose est exacte, nous sommes disposés à abandonner la totalité de l'héritage à cet enfant.

Léonie secoua la tête :

- Je vous remercie de votre démarche; mais M. Gambetta n'était pas le père de mon fils...

Dès lors commença pour Léonie une vie douloureuse faite de regrets, de remords, d'amertume et de désespérance. Le I0 mai 1883, elle écrivait à son amie, Mme Marcellin Pellet :

"Mes pauvres nerfs trépident si douloureusement dans l'étreinte du souvenir et de l'éternelle solitude..."

Le I9 juillet 1884, à la même amie, elle écrivait encore :

"L'amour vrai est très exclusif et, en dehors de l'objet aimé, le reste de l'humanité semble dépourvu de charme, presque même de sexe."


En 1885, elle se rendit à Cahors pour y voir la maison natale de Gambetta, le lycée où il avait fait ses études, l'épicerie de son père, et revint en pleurant à Paris, où elle reprit sa correspondance quasi quotidienne avec Mme Pellet. Quelques extraits en montreront l'amertume infinie. Le 4 décembre 1885, elle écrivait :

"Ma santé est à souhait, c'est-à-dire mauvaise, et ma décrépitude au-delà de mes souhaits ; mes cheveux blanchissent à l'envi. Quel réveil après tant de beaux rêves!"


En 1892, dix ans après la mort de Gambetta, sa douleur était intacte :

"L'amie à laquelle vous écrivez est devenue diaphane, la fièvre ne la quitte pas et le sommeil ne lui vient plus.
Que sont devenus les serments quotidiens du pauvre Gambetta de faire de moi la femme la plus heureuse qui fût jamais, la plus enviée de la postérité, mais où sont les neiges d'antan ?
"


Parfois, le désespoir était trop grand. A la fin de 1893, elle écrivait :

"Je souffre, je pleure et appelle la mort de tous mes voeux."blue]

Léonie Léon ne devait mourir pourtant qu'en 1906, d'un cancer au sein.
Vécut-elle ses dernières années dans la misère, comme certains l'ont écrit ? Non. On devait apprendre en 1907 que Mlle Léon avait touché jusqu'à sa mort une pension annuelle de douze mille francs prise sur les [i]fonds spéciaux
du Ministère de l'Intérieur.
Etait-ce en récompense d'anciens services rendus à la police ?
La question reste, bien entendu, sans réponse.

Ainsi, jusqu'au bout, Léonie aura mérité cette phrase de Marcel Bouchez : "Gambetta, sans le savoir, avait mis dans son lit l'un des personnages les plus étranges et les plus mystérieux du XIXe siècle !..."
Pauvre gros Léon !

Avec la mort de Gambetta, une période se terminait. La IIIe République qu'il s'était donné tant de mal à réclamer de sa voix tonitruante avait, suivant l'expression de Kléber Haedens, "posé une fesse sur le trône de France". La position, certes, était instable et bien des Français l'estimaient provisoire. Mais, grâce à des dames légères, ambitieuses et intrigantes oeuvrant dans les coulisses du nouveau régime, l'autre fesse n'allait pas tarder à rejoindre la première pour le plus grand confort du Corps Législatif. Dès lors, une Marianne agréable à contempler dans sa longue robe moulante allait symboliser ce pays qui,depuis mille ans, devait tout - le meilleur et le pire - aux Femmes et à l'Amour...

FIN.
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